August Gailit

Né dans une famille bilingue letto-estonienne, AUGUST GAILIT (1891-1960) fréquente d’abord l’école primaire lettone de Valga, puis poursuit quelque temps à Tartu une scolarité qu'il ne terminera pas. Il travaille ensuite comme journaliste à Riga, dans un journal de langue lettone, puis comme correspondant de guerre. À partir de 1916, il poursuit sa carrière de journaliste en Estonie, à Tallinn et à Tartu. Il participe à la guerre d’indépendance estonienne (1918-1920). De 1920 à 1922, il est attaché de presse à la légation d’Estonie à Riga. Il réside par la suite en Allemagne, en France et en Italie. Revenu en Estonie en 1924, il vivra désormais de sa plume. À l'automne 1944, il choisit l'exil et s'installe en Suède, où il poursuit jusqu'à la fin de sa vie son activité d’écrivain.

Les six recueils de nouvelles qu'il publie de 1917 à 1927 sont de facture néo-romantique. Ses textes penchent vers le fantastique, comme ceux de Friedebert Tuglas, mais dans un genre beaucoup plus débridé : Gailit décrit des êtres et des événements complètement irréels, proches de l'univers des contes de fées. La tonalité générale est toutefois très sombre et pessimiste : il aime décrire des catastrophes ou des accidents, contre lesquels l’homme est impuissant. Dans les deux derniers recueils de cette période, parus en 1926 et 1927, les personnages acquièrent des contours plus réels et Gailit essaye de peindre de façon réaliste le milieu dans lequel se déroulent les événements.

Toomas Nipernaadi (1928) est l'ouvrage le plus célèbre de Gailit et l’un des plus traduits de la littérature estonienne (il a été publié en neuf langues, dont le français). Il s’agit, comme l’indique le sous-titre, d’un « roman en nouvelles » (voir le résumé). Les sept chapitres se succèdent chronologiquement, mettent en scène un même personnage, mais pourraient être lus indépendamment les uns des autres ou dans un ordre différent. Le personnage éponyme est l’archétype du vagabond romantique : il voyage du printemps à l’automne en Estonie du sud, sans but précis, avec pour tout bagage son « kannel » (cithare estonienne). Dans chaque village où il s’arrête, il se retrouve mêlé à des événements extraordinaires, qu’il a généralement contribué à faire advenir, ce qui l’oblige à s’enfuir pour sauver sa peau lorsque la situation devient trop critique. Nipernaadi est également un séducteur, mais un séducteur platonique et un peu lâche : il charme les jeunes filles avec ses beaux discours, mais il ne concrétise pas et s’éclipse dès que les choses commencent à devenir trop sérieuses. Les mystères du personnage trouvent une explication dans le dernier chapitre, où l’on apprend que Nipernaadi est en réalité un petit-bourgeois vieillissant venu de la ville, qui s’accorde chaque annnée, avec l’autorisation de son épouse, quelques mois de vagabondage qui lui permettent de donner libre cours à son goût pour la mystification. Bien que son véritable métier ne soit pas explicitement mentionné, on a supposé qu’il s’agissait d’un écrivain et interprété le personnage comme une personnification de la littérature, qui incite les hommes à sortir de leur routine et à vivre leur vie de façon plus inventive.

Gailit publie par la suite La terre des ancêtres (1935), roman sur la guerre d’indépendance estonienne, puis La mer austère (1938), qui décrit la vie d’une communauté de chasseurs de phoques et de pêcheurs, sur une île isolée dans laquelle on reconnaît l’île de Ruhnu.

Son roman Ekke Moor (1941) se situe dans la même ligne que Toomas Nipernaadi, mais avec une tonalité et une signification différentes. Le personnage principal est un jeune homme qui part sur les chemins en quête d’aventures, « à la recherche des sources libres », mais aussi en quête de lui-même. Héros picaresque, il fait des rencontres étranges et traverse des milieux très divers. Mais sa quête n’aboutit pas : il ne parvient pas à savoir qui il est, ou plutôt il se découvre comme un être multiple, « à plusieurs visages, un homme assemblé à la hâte à partir de morceaux différents ». Il comprend finalement que l’on n’est nulle part ailleurs aussi bien que chez soi. À la fin du livre, il retourne dans son village, où l’attendent sa mère et la jeune fille dont il était amoureux avant de partir. La différence principale avec Nipernaadi réside dans le fait que Ekke Moor engage sa vie dans son errance : il part sans savoir quand il reviendra, ni même s’il reviendra, alors que Nipernaadi voyage pour se distraire, dans un espace de temps connu à l’avance et bien délimité. De même, Ekke Moor vit réellement les différents rôles et les différents métiers qu’il exerce, alors que Nipernaadi se contente de les inventer. Ekke Moor est un personnage à vérités multiples, tandis que Nipernaadi se définit par la multiplicité de ses mensonges.

Le cœur en flammes (1945) est un roman sur les ressorts de la création et les rapports entre le créateur et son milieu. Le personnage principal, Joosep Maarva, est un violoniste et compositeur, très estimé par un petit cercle de spécialistes, mais qui ne se satisfait pas de cette reconnaissance et voudrait donner à ses œuvres un contenu national plus profond, exprimer dans sa musique l’âme estonienne pour être reconnu par son peuple. Ce livre s’inscrit dans la problématique de l’art « national », abondamment discutée sous le régime autoritaire de Konstantin Päts. Gailit a en effet commencé à écrire ce livre au début des années 30, mais la première version, terminée en 1937, ne le satisfaisait pas totalement. Le livre paraîtra finalement en Suède.

Sur les eaux agitées (1951) évoque la fuite des Estoniens qui, en 1944, tentent de gagner la Suède en bateau. Te souviens-tu, mon amour ? (3 vol. : 1951, 1955, 1959) est constitué essentiellement de nouvelles enchâssées dans un récit-cadre, selon un schéma classique emprunté au Décaméron de Boccace : des hommes qui travaillent ensemble dans la forêt se racontent des épisodes de leur vie amoureuse passée.

L’œuvre romancée de Gailit, en dépit d’une écriture plutôt réaliste, est d’essence romantique. En premier lieu, ses romans ne présentent pas la continuité et la relative homogénéité narrative qui caractérise les romans réalistes. Ils ont au contraire souvent un caractère fragmenté : bon nombre de ses romans sont en réalité des recueils de nouvelles déguisés, une succession d'épisodes relativement autonomes. Par ailleurs, alors que, dans l’invention des récits et des personnages, le réalisme recherche plutôt le trait typique, caractéristique d’un type humain ou d’un milieu, Gailit, lui, s'intéresse presque systématiquement à l’atypique, à l’exceptionnel, à tout ce qui sort de la vie ordinaire. Enfin, il ne se conforme pas aux modèles de vraisemblance qui sont ceux des écrivains réalistes : son écriture crée sa propre réalité fictionnelle, qui se suffit à elle-même, obéit à ses propres lois et, bien qu’elle ait évidemment des points de contact avec la réalité véritable, ne vise pas à la refléter de manière fidèle : s'il y a dans ses romans de nombreuses scènes et descriptions réalistes, le tableau d’ensemble ne l’est pas. Cela est dû au fait que Gailit ne se soucie pas de vraisemblance narrative, psychologique ou sociale : ainsi, le comportement de ses personnages n’est pas psychologiquement motivé et leur rapport avec leur milieu est arbitraire.

A.C.

Compléments:

Résumé du roman Toomas Nipernaadi