Juhan Liiv
La vie et luvre de JUHAN LIIV (1864-1913), marquées du sceau du mal de vivre et de la folie, font de lui le premier poète maudit estonien.
Septième enfant dune famille paysanne pauvre, garçon solitaire et renfermé, de santé fragile, il fréquente lécole par intermittence, puis commence en 1885 une carrière de journaliste. En 1892, il abandonne son emploi pour se consacrer entièrement à son uvre. Commence alors une période de création intense, occupée principalement par lécriture de longues nouvelles. Ses premiers livres lui valent une certaine notoriété en tant que prosateur. Mais les troubles mentaux qui se déclarent vers cette époque lempêchent de poursuivre dans cette voie. Sujet à des hallucinations visuelles et auditives, atteint du délire de la persécution, il est interné en 1894 dans un établissement psychiatrique, doù il ressort sans avoir été véritablement guéri. Il mène dès lors une vie errante et chaotique dans sa région dorigine, perdant tout contact avec les milieux littéraires. On le croit mort ; il continue pourtant à écrire des poèmes. Redécouvert en 1902, il se retrouve propulsé sur le devant de la scène littéraire. Ses nouvelles sont rééditées, ses poèmes récents publiés. Il suscite ladmiration du groupe de jeunes écrivains néo-romantiques qui se fait connaître en 1905 sous le nom de Noor-Eesti (« Jeune-Estonie »). Malgré le soutien moral et matériel dont il bénéficie alors, sa santé mentale se dégrade (persuadé dêtre lhéritier du trône de Pologne, il tente un jour de se rendre en train à Varsovie, mais comme il voyage sans billet, les contrôleurs lobligent à descendre). Il meurt de la tuberculose le 1er décembre 1913.
Dans ses uvres en prose écrites avant son internement, Juhan Liiv apparaît comme un représentant du courant réaliste qui se développe en Estonie dans la dernière décennie du XIXe siècle. Dès son premier recueil, Dix histoires, publié en 1893, il manifeste son intérêt pour le petit peuple des campagnes, quil décrit avec chaleur dans une langue sobre et poétique. Lombre, longue nouvelle publiée lannée suivante, est incontestablement luvre la plus aboutie de cette première période. Elle retrace lévolution spirituelle dun jeune paysan estonien avant labolition du servage dans les provinces baltiques. Bénéficiant, grâce aux idéaux humanistes du fils du baron allemand, de la possibilité de se cultiver et de sélever peu à peu au-dessus de sa condition, il se heurte à lintransigeance et au conservatisme social de son maître, qui lui inflige une punition cruelle à la suite de laquelle il perd la raison. Le réalisme pessimiste de Liiv est tempéré ici par la présence déléments poétiques traités sur un mode quasi-symboliste, comme la rumeur obsédante du lac Peipsi et ses eaux bleues qui scintillent au-delà de la forêt, symbole de lIdéal inaccessible.
Les poèmes de Juhan Liiv écrits après son internement dont une partie seulement a été publiée de son vivant (Poésies, 1909) font de lui le génie le plus singulier de la poésie estonienne. Le premier, il coupe les ponts avec la poésie post-romantique pour se forger un style personnel dune nouveauté radicale, caractérisé par la musicalité, la brièveté et la simplicité des formes, en quoi lon peut voir linfluence de la maladie mentale qui lempêche de se concentrer durablement. Issus dune pulsion créatrice pure, non destinés à la publication, ses poèmes touchent aussi par leur sincérité absolue dans lexpression de la tragédie personnelle de lauteur. La nature y occupe une place importante : si elle apparaît parfois comme une source de beauté et despoir, elle est le plus souvent décrite comme un monde en décadence, miroir de la fatigue et de la douleur du poète. À travers le prisme dune conscience malade et angoissée, la thématique patriotique, également très présente, acquiert des accents tragiques et une force sans précédent dans la poésie estonienne.
Le rayonnement de Juhan Liiv en Estonie a été immense et durable. Il a marqué de son empreinte la poésie ultérieure et nombre de ses textes ont été mis en musique.
A.C.