Karl Ristikivi
KARL RISTIKIVI (1912-1977) est né près de Varbla, dans le hameau de Kadaka, province de Läänemaa. Sur cette partie de la côte ouest de lEstonie qui fait face à lîle de Saaremaa, nulle ville importante, nulle prospérité. La pauvreté ambiante est encore plus absolue dans ce foyer composé dune mère célibataire et de son fils unique ; au gré des places où Liisu Ristikivi accepte les travaux les plus humbles pour subvenir à leurs besoins, mère et enfant vont connaître une incessante errance, que Karl Ristikivi évoquera encore dans une lettre écrite quelques mois avant sa mort : « Dans ma plus tendre enfance, jétais très attaché à ma demeure. Mais lorsque je dus, trois fois de suite et à peu dannées dintervalle, quitter le lieu que je métais habitué à considérer comme tel, je perdis finalement tout sentiment de foyer. » Ce nest quà lâge de dix ans, lorsquil commencera à fréquenter lécole primaire de Varbla (où il demeurera comme pensionnaire cinq jours par semaine) quil connaîtra une certaine stabilité (son statut denfant sans père et son extrême dénuement feront toutefois de cette expérience une épreuve dun autre genre). Là, le garçon, qui a appris tout seul à lire, dévore tout imprimé passant à sa portée, de Croc-Blanc à Tarzan en passant par une Histoire de la Chrétienté. il y restera jusquà quatorze ans, assez vite remarqué par ses maîtres tant il tranche sur ses condisciples. Cest pendant cette période quil découvre dans un grenier recelant de vieux livres en allemand, quil apprend tant bien que mal à déchiffrer, lhistoire dun autre garçon de quatorze ans, habité par le souvenir de son père et partant à la reconquête de son royaume perdu : Konradin von Hohenstaufen.
Grâce à une aide philanthropique, il pourra poursuivre ses études et échapper au sort médiocre où il semble devoir enterrer ses talents : par prudence ou modestie on choisit une école de commerce. Il sagit là dapprendre des rudiments de comptabilité et le maniement des langues les plus utiles. Pour le jeune Ristikivi, il sagira surtout de la découverte émerveillée de Tallinn. Puis il lui faudra travailler dans une boutique pour payer la suite de sa scolarité, avant de gagner Tartu où il étudiera la géographie, de 1936 à 1942.
Mais, entre temps, il aura commencé à écrire des feuilletons à partir de 1934, des livres pour enfants, puis, tandis que le fracas de la guerre le rattrape, une série de trois romans : Le feu et le fer (1938), La maison du juste (1940) cest alors lépoque de la première occupation soviétique, et louvrage devra sortir sous un titre moins « biblique », Dans une maison étrangère et Le jardin (1942). Le premier de ces trois romans lui vaudra lhonneur sensible dun article dA. H. Tammsaare dans Rahvaleht, où la statue du Commandeur des lettres estoniennes transmet très officiellement le flambeau à celui quon juge après un premier roman ! son digne successeur. Les trois romans dépeignent des individus qui tentent déchapper à la destinée qui paraît toute tracée pour eux, et leur échec, soit quils ny parviennent pas, soit quils soient obligés pour cela de sacrifier une part essentielle deux-mêmes.
Enrôlé dans larmée allemande, Ristikivi déserte en 1943, gagne la Finlande, puis la Suède en 1944. Il y vivra le reste de ses jours, travaillant dabord comme archiviste à luniversité dUppsala, puis dans une caisse dassurance à Stockholm. Sa carrière littéraire semble tout dabord devoir suivre le mouvement qui était le sien en Estonie : deux romans, Tout ce qui fut jamais (1946) et Il ne sest rien passé (1947) suivent les mêmes personnages entre Tallinn et Tartu, de juin 1939 à juin 1940, dans la dernière année avant loccupation. Il est difficile de savoir exactement quels motifs (insatisfaction vis-à-vis de la valeur de ces romans, crise due à lexil) le poussent au silence. Toujours est-il quil faut attendre 1953 pour voir paraître son livre suivant, La nuit des esprits, considéré unanimement comme son chef duvre et lun des textes les plus importants de la littérature estonienne. Par sa singularité, il est toutefois clair que La nuit des esprits constitue une impasse, et le silence qui la suit sera encore plus long que celui qui la précédée, puisquil durera jusquà 1961 (si lon excepte une Histoire de la littérature estonienne, parue en 1954, qui ne fait pas appel aux mêmes ressources de créativité).
En 1961, Ristikivi a quarante-neuf ans ; il lui en reste seize à vivre. Dans la décennie qui vient (ou à peu près : 1961-1972) vont paraître pas moins de dix romans, un recueil de nouvelles et un recueil de poèmes, à la cadence quasi métronomique dun volume chaque année. Il sagira (à lexception des poèmes) douvrages historiques, cest-à-dire évoquant des événements réels du passé, avec une dose plus ou moins importante de fiction. Une caractéristique remarquable de cette série de romans est sa présentation sous forme de trilogies : la « trilogie des chroniques » (Létendard en flammes, 1961 ; La dernière forteresse, 1962 ; Les cavaliers de la mort, 1963), la « trilogie des biographies » (Le voile de la fiancée, 1965 ; Le chant de joie, 1966 ; Lapprenti sorcier, 1967) et la « trilogie des entrelacs temporels » (Les curs nobles, 1970 ; Les dents du dragon, 1970 ; Double jeu, 1972). Les personnages et les événements sont empruntés aux Croisades (Chroniques), à lEurope intellectuelle et spirituelle de la fin du moyen âge (Biographies), à la Renaissance et à lépoque classique, ainsi quau XXe siècle (Entrelacs). De nombreux personnages apparaissent dans plusieurs livres. Les relations formelles et thématiques entre ces différents romans forment un réseau fascinant, une structure quil ne saurait être question, hélas, de décrire ici. Entre la première et la deuxième de ces trilogies vient se placer LÎle aux merveilles (1964), un roman isolé où résonnent toutefois les lieux, les thèmes et les personnages que lon retrouve dans le reste de luvre ; entre la deuxième et la troisième, cest un recueil de courts récits, intitulé Les Portes de Sigtuna (1968).
Par-delà ladmiration que suscite la richesse de la construction, mise en valeur par la simplicité absolue du style et du vocabulaire, on ne peut échapper à linterrogation sur le mystère de ces années de silence où sest formé, pour parler du père absent et de la patrie perdue, le dessein décrire sur une Europe que le sort de lEstonie na jamais beaucoup tracassé. Alors que les écrivains estoniens en exil ont généralement écrit sur leur pays, Ristikivi ne le nommera pratiquement plus jamais dans ses uvres (hormis quelques allusions rapides dans Double jeu). Quant au père, véritable objet de la quête de Konradin dans LÉtendard en flammes, cest aussi absent, une fois encore la figure tutélaire qui plane sur Les Dents du dragon. Si lon ny trouve pas le relevé fidèle du cheminement intellectuel, ni lexposé dun « programme » de toute façon hypothétique , il y a peut-être cependant une amorce de réponse dans le Journal romain (1976), dont on ne sait pas sil était conçu comme lamorce dune nouvelle trilogie. Interrogé sur ce point précis par Eesti Päevaleht quelques mois avant la parution, Ristikivi ne donnera pas de réponse. Lannée suivante, il meurt.
Jean Pascal Ollivry