Par Antoine CHALVIN
Les ancêtres linguistiques des Estoniens, arrivés sur les bords de la Baltique vers 2500 av. J.-C., ont dabord connu une longue période dindépendance, avant de subir, à partir du XIIIe siècle, une succession presque ininterrompue de dominations étrangères. Cette absence dÉtat national a retardé la naissance de la langue écrite. Celle-ci ne commence à se former quau XVIe siècle, dabord grâce à lÉglise catholique, mais surtout sous limpulsion de la Réforme. Jusquà la fin du XVIIe siècle, elle est utilisée presque exclusivement par des pasteurs dorigine allemande pour véhiculer une littérature religieuse.
Avec le XVIIIe siècle commence la période de transition entre la littérature religieuse et une véritable littérature nationale. Cest probablement de 1708 que date le premier texte littéraire écrit par un Estonien : une lamentation en vers, due au sacristain KÄSU HANS, sur la destruction de Tartu pendant la guerre du Nord. Lusage de la langue écrite sétend progressivement à de nouveaux domaines, notamment grâce aux almanachs et au premiers journaux en estonien, qui contiennent surtout des conseils pratiques à lintention des paysans. Dans les dernière décennies du siècle apparaissent des recueils de récits édifiants adaptés duvres allemandes. Le plus populaire est celui de Friedrich Wilhelm WILLMANN (1746-1819) paru en 1782. Plus tard, les récits du comte Peter MANNTEUFFEL (1768-1842), publiés dans les années 1830 et 1840, connaissent également un grand succès.
Dès les années 1820, un jeune homme exceptionnellement doué, Kristjan Jaak PETERSON (1801-1822), invente à linsu de tous la poésie estonienne moderne. Mais, trop en avance sur son temps, il demeure un génie isolé, méconnu de ses contemporains.
La littérature nationale ne prend véritablement son essor que vers le milieu du XIXe siècle. Le rôle décisif est joué par la redécouverte du folklore, que lon entreprend de collecter et qui inspire des uvres importantes, notamment lépopée nationale Kalevipoeg (1857-1861), projet conçu par Friedrich Robert FAEHLMANN (1798-1850) et mené à bien par Friedrich Reinhold KREUTZWALD (1803-1882) .
Le chef duvre de Kreutzwald, acte fondateur de la littérature nationale, ouvre une période de développement culturel exceptionnel, connue sous le nom d« Ère du Réveil » (1860-1885). En lespace dune vingtaine dannées se constitue une nation estonienne consciente delle-même et de sa culture et aspirant à prendre en charge sa destinée. Sur le plan socio-culturel, lère du Réveil se caractérise dabord par lamélioration du statut et de la condition des paysans, libérés du servage en 1819, des corvées en 1868, et qui sont de plus en plus nombreux à acheter leur ferme aux propriétaires allemands. On assiste par ailleurs au développement dune intense activité associative : chorales, théâtres, unions professionnelles donnent aux Estoniens loccasion daffirmer leur identité et de développer leurs facultés dorganisation. Enfin, élément essentiel pour léducation du peuple, une presse estonienne moderne se constitue, à la suite du journal fondé en 1857 par Johann Voldemar JANNSEN (1819-1890).
La littérature sort enfin de sa période de gestation et connaît un développement rapide dans tous les genres : les auteurs se multiplient et renoncent peu à peu aux adaptations de lallemand pour composer des uvres plus personnelles et plus mûres. Linfluence du romantisme est très nette, particulièrement en poésie où elle sassocie à lexaltation du sentiment national et de lamour de la patrie. La principale représentante de ce « Romantisme national » est Lydia KOIDULA (1843-1886). En prose, le romantisme sexprime surtout dans des récits historiques, dont les plus célèbres sont ceux dEduard BORNHÖHE (1862-1923).
La décennie 1890 est marquée par lémergence du réalisme. Le principal artisan en est le romancier Eduard VILDE (1865-1933). Les autres grands représentants du réalisme sont le nouvelliste et romancier Ernst PETERSON-SÄRGAVA (1868-1958) et le dramaturge August KITZBERG (1856-1927). Des accents réalistes se font également entendre dans la poésie essentiellement romantique de Karl-Eduard SÖÖT (1862-1950) et de Anna HAAVA (1864-1957).
Réaliste dans ses uvres en prose, Juhan LIIV (1864-1913) est surtout un poète de génie, dont luvre, marquée par la maladie mentale, se dresse au-dessus de la poésie estonienne comme un monument solitaire et inégalable.
En 1905, de jeunes écrivains néo-romantiques apparaissent sur le devant de la scène avec un volumineux recueil collectif intitulé Jeune-Estonie (Noor-Eesti). Lanimateur du groupe, le poète Gustav SUITS (1883-1956), y lance le mot dordre fameux : « Soyons estoniens, mais devenons aussi européens », qui résume les aspirations des « Jeunes-Estoniens » à souvrir aux influences occidentales (en particulier françaises et scandinaves) pour combler le retard de la littérature estonienne. Cet objectif sera atteint grâce à un énorme travail de traduction et de publication (après cinq recueils bien remplis, Noor-Eesti deviendra une revue et une maison dédition), ainsi que par luvre personnelle des deux principaux auteurs du groupe, Gustav Suits et Friedebert TUGLAS (1886-1971).
À linitiative de ce dernier est fondé, en 1917, le groupe Siuru, rassemblant principalement de jeunes poètes qui commencent leur uvre dans la ligne néo-romantique ouverte par Noor-Eesti. Le groupe organise des soirées littéraires, fonde une maison dédition et publie trois albums collectifs. Malgré leur opposition affichée à la morale et à la société bourgeoises, les écrivains de Siuru traversent la révolution russe et la guerre dindépendance estonienne avec une relative indifférence. Certains dentre eux se retrouveront pourtant, toujours en compagnie de F. Tuglas, dans le groupe Tarapita (1921-1922), plus engagé politiquement et souvent comparé au groupe français Clarté.
Cest de Siuru et Tarapita que devaient venir quelques-uns des plus grands poètes de lEstonie indépendante : Marie UNDER (1883-1980), Henrik VISNAPUU (1890-1951), expérimentateur virtuose de la rime ; Johannes SEMPER (1892-1970), également prosateur, traducteur et propagateur de l« esprit français », Johannes BARBARUS (1890-1946), poète « cubiste » et communiste engagé.
Une autre grande poétesse, Betti ALVER (née en 1906), fait ses débuts dans les années trente, avec les auteurs publiés dans lanthologie Arbujad (1938) et qui, à linstar de Bernard KANGRO (1910-1994), Kersti MERILAAS (1913-1986) et August SANG (1914-1969), devaient accomplir lessentiel de leur uvre après la guerre.
Dans le domaine de la prose, le réalisme revient en force dès les années vingt, notamment dans luvre dA. H. TAMMSAARE (1878-1940), incontestablement le plus grand romancier estonien de son temps. De nombreux autres écrivains de talent contribuent à faire des années vingt et trente une période de vitalité exceptionnelle pour la prose estonienne. Le plus talentueux après Tammsaare est probablement Mait METSANURK (1879-1957). Oskar LUTS (1887-1953) représente un réalisme sentimental et bon enfant. Il doit son immense popularité à une série de livres pour la jeunesse fondés sur ses souvenirs décolier : Le printemps (1912), Lété (1918), etc. August MÄLK (né en 1900), natif de lîle de Saaremaa, décrit dans ses nouvelles et ses romans la vie des pêcheurs estoniens. Peet VALLAK (1893-1959), lun des meilleurs nouvellistes de lentre-deux-guerres, déploie tout son talent dans de brèves et magistrales études de personnages. Lun des rares auteurs à ne pas sinscrire parfaitement dans le courant réaliste est August GAILIT (1891-1960), parfois caractérisé, daprès le titre dune de ses nouvelles, comme « le dernier romantique ».
En 1944, alors que le destin de lEstonie semble scellé, la plupart des écrivains et intellectuels estoniens prennent le chemin de lexil. De nombreux autres, moins prudents, seront déportés et ne reviendront pas de Sibérie, tels Heiti TALVIK (1904-1947), poète du groupe des Arbujad, ou Hugo RAUDSEPP (1883-1952), le principal dramaturge des années trente.
Après la guerre, on assiste au développement de deux littératures distinctes, lune florissant dès 1945 à létranger, sous limpulsion des écrivains exilés, lautre surgissant tardivement dun quasi-néant, dans une Estonie devenue « soviétique » et se réveillant du cauchemar stalinien.
La vie littéraire de lémigration sorganise très vite. Les premiers livres sont publiés dès 1945 en Suède, où se concentre bientôt lessentiel des activités dédition. Le rôle dominant est assuré, à partir de 1950, par la Coopérative des écrivains estoniens, animée par Bernard KANGRO. Les ouvrages, vendus par souscription partout où sont installées des colonies estoniennes (Suède, Etats-Unis, Canada, etc.) atteignent des tirages de plusieurs milliers dexemplaires. De nombreuses revues voient le jour, parmi lesquelles deux jouent un rôle littéraire et culturel considérable : Tulimuld (« Terre brûlée »), fondée en 1950 par Bernard Kangro, et Mana, créée en 1958. Au total, de 1945 à nos jours, ce sont plus de 2600 volumes en estonien qui paraissent hors dEstonie, les uvres littéraires originales représentant environ le tiers de ce chiffre.
La prose émigrée prolonge dabord le réalisme des années trente, en y ajoutant une dimension tragique liée au destin de lEstonie et à lexil douloureusement ressenti par la quasi-totalité des auteurs. De nombreux romans sont consacrés aux événements des années 1939-45, depuis les prodromes de linvasion soviétique jusquaux difficultés immédiates de lexil (vie dans les camps de réfugiés, adaptation au pays daccueil). Le plus célèbre de ces romans de guerre est probablement Tombeaux sans croix, dArved VIIRLAID (né en 1922). Publié en 1952 en Suède, il fait revivre le combat désespéré des « Frères de la Forêt » contre le nouvel ordre totalitaire. Traduit assez rapidement en plusieurs langues, il a pu un temps attirer lattention des Occidentaux sur le martyre dune Estonie dont ils devaient bientôt oublier jusquà lexistence.
Le premier écrivain à sécarter résolument du réalisme est Karl RISTIKIVI (1912-1977), avec son roman onirique La nuit des esprits (1953). À sa suite, dautres romanciers sattachent à renouveler et à complexifier les techniques narratives. La représentante la plus conséquente de ce « Nouveau Roman » estonien est probablement Helga NÕU (née en 1934). Dans Un vilain garçon (1973), roman sur le hasard, elle entremêle de façon magistrale, non seulement plusieurs fils narratifs, mais aussi plusieurs niveaux de réalité, plusieurs mondes possibles concurrents dont la communication stupéfiante constitue le nud dramatique du récit. Dans le domaine des formes brèves, lauteur le plus original est probablement Ilmar JAKS (né en 1923).
La poésie, toujours dominée par la figure tutélaire de Marie UNDER, fait preuve, jusquaux années soixante, dune vitalité supérieure à celle de la poésie de lEstonie soviétique. Elle se distingue de cette dernière par sa thématique, centrée sur les problèmes de lexil et la nostalgie de la patrie perdue, et surtout par son lien étroit avec les courants et les évolutions de la poésie occidentale. Les principaux poètes sont le surréaliste Ilmar LAABAN (1921-2000), Kalju LEPIK (1920-1996), Ivar GRÜNTHAL (né en 1924), Ivar IVASK (1927-1992).
Alors que la littérature en exil offre limage dun développement continu vers la modernité, en Estonie même, lhistoire littéraire est marquée par deux ruptures majeures. La première est liée à lexode des écrivains et à lannexion soviétique, ainsi quà linstauration dun contrôle idéologique et esthétique sur la littérature. À partir de 1948 se déchaîne une véritable terreur culturelle. Les livres et revues publiés à lépoque de lEstonie « bourgeoise » sont brûlés en masse. Les exemplaires que lon conserve dans quelques grandes bibliothèques ne peuvent être consultés quavec une autorisation spéciale. La censure empêche la parution des uvres non conformes aux canons édictés par le Parti. Les quelques auteurs de talent qui ont choisi de rester ou qui nont pas réussi à fuir en 1944 (Friedebert Tuglas, Johannes Semper, Mait Metsanurk, Betti Alver, etc.) sont exclus de lUnion des écrivains et cessent décrire ou de publier. Les autres, appliquant fidèlement les principes du réalisme socialiste, produisent des démonstrations pesantes et didactiques qui nont plus aujourdhui quun intérêt anecdotique pour quelques historiens de la littérature. La seule uvre de quelque valeur émergeant de cette collection de platitudes est le roman dAadu HINT (1910-1990), Les côtes venteuses (1951), qui décrit la vie des pêcheurs de lîle de Saaremaa pendant les événements révolutionnaires de 1905.
Après la mort de Staline sépanouissent quelques tempéraments littéraires plus originaux. Juhan SMUUL (1922-1971), qui devient lécrivain officiel du régime, est lauteur de récits au style populaire et coloré, inspirés par son île natale de Muhu. Son journal de voyage en Antarctique, Le livre de glace (1959), connaît un certain succès en URSS et en Europe de lEst. En 1958 paraissent les premiers poèmes de Jaan KROSS (né en 1920), qui, par leur liberté formelle et leur vigueur intellectuelle, annoncent le renouveau littéraire de la décennie suivante.
Cest en effet au début des années soixante que se produit la seconde rupture, conséquence directe de la libéralisation du régime et de lémergence dune génération décrivains. Les traits dominants de cette nouvelle littérature sont liés au contexte esthétique et politique dans lequel elle apparaît et se développe de 1960 à 1988. Après plus de dix ans de réalisme socialiste, la liberté retrouvée sexerce naturellement dans le sens dune réaction anti-réaliste : les auteurs cultivent différents procédés de distanciation, allant de lironie (caractéristique centrale de la période) à labsurde le plus échevelé, en passant par le surréalisme, lérudition parodique, le jeu avec la langue, etc., mais ils ne se désintéressent pas pour autant des problèmes sociaux ou politiques, bien au contraire. À partir du tour de vis brejnévien de 1968, la prise de distance apparente par rapport aux réalités du moment devient même une condition nécessaire pour pouvoir en parler en évitant les entraves. La critique du régime et lexaltation du sentiment national, face à la russification forcée qui menace lexistence du peuple estonien, se donnent libre cours sous de multiples masques. Cest lépoque de la littérature codée : les lecteurs déchiffrent entre les lignes ce que les auteurs y dissimulent à grand renfort dimagination. La censure stimule paradoxalement linventivité et favorise lélaboration duvres complexes à multiples niveaux de lecture.
Le renouveau se fait dabord sentir en poésie, notamment avec les auteurs révélés de 1962 à 1967 par la collection « Jeunes auteurs », plus connue sous le nom de « Kassett » : Paul-Eerik RUMMO (né en 1942), Mats TRAAT (né en 1936), Jaan KAPLINSKI (né en 1941), Viivi LUIK (née en 1946). Les autres poètes importants de cette génération sont Hando RUNNEL (né en 1938), Andres EHIN (né en 1940), Artur ALLIKSAAR (1923-1966) dont la poésie idéaliste, publiée de façon posthume, a exercé une influence considérable sur les jeunes poètes, et Ain KAALEP (né en 1926), virtuose des formes classiques et brillant traducteur.
À la fin des années soixante et dans les années soixante-dix, alors que quelques nouveaux poètes font encore leur apparition, comme Ene MIHKELSON (née en 1944), Juhan VIIDING (né en 1948) ou Doris KAREVA (née en 1958), cest au tour de la prose de séveiller de son long sommeil. Une place importante est occupée par la nouvelle, cultivée par de nombreux auteurs de talent. Le nouvelliste le plus original est probablement Arvo VALTON (né en 1935). Les autres nouvellistes importants sont Rein SALURI (né en 1939), également auteur de théâtre, Jaan KRUUSVALL (né en 1940), au style précis et laconique, le psychanalyste Vaino VAHING (né en 1940) et le peintre Toomas VINT (né en 1940).
Le roman est également bien représenté et prend de multiples formes, depuis les romans historiques de Jaan KROSS jusquaux expérimentations modernistes de Mati UNT (né en 1944), en passant par les sagas paysannes de Mats TRAAT, lhumour et la fantaisie de Enn VETEMAA (né en 1936), etc.
À partir de 1988, la « Révolution chantante » et la marche vers lindépendance saccompagnent dune nouvelle fermentation littéraire. La poésie sengage dans la lutte, devenant ouvertement patriotique et revendicatrice. En prose, un nouveau genre se développe : la littérature de la déportation. Plusieurs auteurs, tels Arvo VALTON, Jaan KROSS, Heino KIIK (né en 1927) ou Raimond KAUGVER (né en 1926), donnent leur roman ou leur témoignage sur le destin de ces Estoniens envoyés par dizaine de milliers en Sibérie, en 1941 et 1949. Le contact est renoué avec les écrivains en exil, dont les lecteurs estoniens découvrent enfin les uvres grâce à de nombreuses rééditions.
Après une brève période de dépression, liée aux changements sociaux et aux difficultés économiques du début des années 90, la littérature estonienne a aujourdhui retrouvé une belle vitalité, notamment grâce aux subvention généreusement distribuées par la Fondation pour la culture (créée en 1994). Parmi les poètes, outre ceux déjà cités, on peut mentionner Indrek HIRV, Hasso KRULL, Karl Martin SINIJÄRV, Sven KIVISILDNIK, et François SERPENT. Les principaux prosateurs de la « jeune » génération sont Jüri EHLVEST, Tõnu ÕNNEPALU, Andrus KIVIRÄHK, Ervin ÕUNAPUU, Kaur KENDER, Kerttu RAKKE, Mehis HEINSAAR et de nombreux autres.