A. H. Tammsaare : La Terre-du-voleur

Adaptation française d’Elisabeth Desmarest (Titaÿna), éd. Pierre Trémois, Paris, 1944.


Par Julien GUESLIN


   La Terre-du-voleur, premier volume de la saga d’A. H. Tammsaare Vérité et Justice (Tõde ja õigus), est inspiré par l’enfance de l’auteur à Albu, dans le Järvamaa. Le roman renvoie également à certains thèmes emblématiques des premières œuvres de Tammsaare, en particulier la lutte pour l’amélioration des cultures et des sols et le conflit entre les jeunes et les anciennes générations.
   Le livre s’ouvre sur l’arrivée d’Andrès et de sa jeune épouse, Kreet, dans la ferme qu’ils viennent d’acheter, une pauvre terre marécageuse. Andrès nous est décrit comme un héros positif qui semble paré de toutes les qualités : détermination, courage, optimisme. Nul ne semble pouvoir l’arrêter dans ses projets. Le jeune paysan s’attelle donc à mettre en valeur son bien, à bâtir un domaine prospère où s’établira sa descendance. Pourtant, dès le début, par petites touches puis de plus en plus nettement, l’auteur souligne l’hostilité de la nature à ce travail. Malgré les efforts acharnés d’Andrès pour construire, planter et drainer, la Terre l’use et surtout épuise littéralement femmes, garçons de fermes et servantes qui ont peine à suivre le bouillant et énergique paysan dans sa lutte (Kreet se plaint d’être moins bien traitée que les cochons).
   Face à Andrès, son voisin Pearu fait figure de faire-valoir, de paysan madré cherchant la querelle pour la querelle, de pilier de taverne, soucieux d’en faire le moins possible en profitant d’un terrain de meilleure qualité. Tout le roman sera émaillé, surtout dans sa première partie, des querelles multiples liées aux différentes étapes des travaux des champs où Andrès perd souvent sa patience et est souvent victime des tours de Pearu ou de sa bonne foi face aux juges réunis pour départager les deux protagonistes.
   Mais le véritable protagoniste reste cette Terre-du-Voleur qui se refuse à être domestiquée et détruit implacablement, sans souci des années, les fragiles travaux des humains.
   La mort de Kreet constitue un premier tournant dans le récit. Andrès s’éprend de sa servante Mari et accule quasiment au suicide le mari de celle-ci, Juss, en monopolisant l’activité de Mari à son seul profit. Le personnage d’Andrès perd peu à peu de sa positivité. En fait, par cet acte, Tammsaare achève de nous montrer ce qu’est Andrès : un homme finalement comme les autres, un fermier avec ses qualités et ses faiblesses. Le réalisme le plus cru caractérise d’ailleurs la majeure partie du récit : l’accouchement de Kreet, seule à la maison, ses efforts pour ramper le long du sol pour aller chercher les ustensiles nécessaires sont un bon exemple de ce naturalisme.

   La deuxième partie du roman voit Andrès en prise au doute face à son travail comme dans ses relations avec Mari (dont la gaieté, qui lui plaisait tant, s’est tarie depuis qu’elle est devenue fermière). Seule l’insouciance des enfants vient quelque peu éclairer la morne vie d’Andrès. Or l’épidémie qui va décimer une partie de ceux-ci et inciter les parents à surprotéger les jeunes survivants contribue à noircir les perspectives.

   La troisième partie est centrée justement sur les enfants qui grandissent et sur les conflits qui les opposent aux vieux. Les amours de la fille d’Andrès avec le fils de Pearu constituent pour le paysan une véritable transgression. Mais c’est surtout la volonté des enfants de quitter les uns après les autres une terre qu’ils ne peuvent supporter qui désespère Andrès, car cela rend absurdes ses efforts et son sacrifice. Andrès, le fils aîné, fier de sa force physique, choisit de partir découvrir le monde. Indrek quant à lui, fragile et rêveur, choisit la voie de l’instruction. D’abord hésitants, ses parents vont finalement faire les sacrifices nécessaires pour l’envoyer chez le sacristain, puis à la ville dans un pensionnat. L’enfant, puis l’adolescent, prend une place de plus en plus importante dans le récit : il deviendra le personnage principal des volumes suivants. À travers le désespoir et l’abattement d’Andrès, en contradiction avec les sentiments du début du livre, l’auteur expose en fait la philosophie sous-jacente à l’œuvre. Celle-ci donne rétrospectivement tout son sens à cette première partie et fait d’une simple chronique rurale ancrée dans la vie estonienne une œuvre universelle.

   La vision tammsaarienne de la nature est loin d’être idyllique. La Terre est vue au contraire comme quelque chose de maléfique. L’homme doit lutter contre elle en rendant œil pour œil et dent pour dent, mais il finit toujours par être vaincu, comme le serpent, vainqueur facile des fourmis qu’il avale par milliers mais qui, à la fin, se fait dévorer complètement. La fin du roman est en cela poignante. Devenu vieux et usé, Andrès contemple les pins se trouvant près de la ferme : à part quelques branches, il a l’impression que ceux-ci n’ont absolument pas changé depuis le premier jour où, jeune et dispos, il les observait d’un œil de conquérant. Cet épisode symbolise finalement l’incapacité de l’homme à changer le cours du destin.
   Tammsaare est donc très loin d’une certaine idéologie ruraliste et de certains écrivains exaltant la vie paysanne : son réalisme le rapproche davantage de certaines nouvelles de Maupassant ou encore de La Terre de Zola. À la différence de ces derniers toutefois, Tammsaare ne place pas les problèmes sociaux et économiques au centre de son livre, il en fait simplement une toile de fond. Son livre n’est pas non plus un roman historique : les événements extérieurs au village, voire à la ferme, sont peu ou pas évoqués. Certes, le lecteur connaissant déjà quelque peu l’histoire du pays reconnaît sans mal l’Estonie des années 1880-1890. Le livre peut alors offrir une bonne illustration du développement économique des campagnes, avec la formation d’une élite paysanne symbolisée par le personnage de Joska. Celui-ci cherche à se distinguer du reste du peuple par des pratiques (faire apporter ses chaussettes sur une assiette) qui donnent l’occasion à l’auteur d’exercer son humour et son ironie au détriment de ces riches paysans. Mais on trouvera peu de discussions explicites entre les personnages au sujet des événements.
   Tammsaare veut en fait analyser les problèmes fondamentaux de l’humanité à travers le destin de quelques individus, en disséquant méticuleusement chaque étape de leur vie, en allant, comme il le dit, fouiller dans les plus sombres recoins de l’âme humaine : sans cela, il serait impossible de montrer toute la complexité de la nature humaine, celle d’un Andrès qui se plonge de plus en plus dans la Bible et veut y chercher des réponses à ses questions ou celle d’un Pearu sortant de sa loufoquerie et de ses calculs habituels pour aller aplanir le chemin qu’empruntera le cercueil de Kreet. On voit donc que ce serait un contresens de faire de Tammsaare un misanthrope, un homme amer désespéré par la noirceur de la vie humaine.
   À aucun moment la voix de l’auteur ne se muera en celle d’un censeur, d’un moraliste distribuant bons et mauvais points. Véritable humaniste dans le sens premier du terme, Tammsaare cherche simplement à décrire l’homme tel qu’il est et la difficulté de sa condition.
   En cela, l’écrivain tel que le conçoit Tammsaare est engagé ou plutôt écrit parce qu’il a une mission. Il est « un voyant » qui croit avoir compris la philosophie profonde de la vie. Pour l’écrivain estonien, la vie est sacrifice, suite de travaux acharnés engageant l’homme dans une lutte implacable qui bénéficiera très rarement aux intéressés, mais plus probablement aux prochaines générations.
   Ces thèmes prendront de plus en plus de force au cours des volumes suivants, mais ce qui frappe dans le cadre de ce premier volume uniquement, c’est la capacité de l’auteur à ciseler parfaitement son œuvre du début à la fin en sachant parfaitement où il va. En ce sens, le lecteur qui peut parfois se perdre au début dans le ruralisme marqué du livre et peut-être se décourager (même si l’amoureux de la vie rurale ou l’historien y trouveront leur compte) ne prend véritablement conscience qu’à la fin de l’ouvrage de la qualité et du sens de ce qu’il vient de lire.