L’argenterie se nettoie avec du dentifrice. La mélisse est efficace contre l’herpès. Mets du plantain sur les blessures. La valériane apaise. Ne siffle pas dans une maison en bois, sinon elle brûlera. Ne pose pas du verre sur une cuisinière chaude. Fais un mariage d’amour, pas un mariage d’argent. Si tu as mal à la tête, masse-toi les tempes. Fais fondre la glace. Apprends des langues étrangères. Un verre d’eau pour deux verres d’alcool. Reviens, Lumumba.
Pour être honnête, c’était mon ultime recours. J’ai téléphoné à ma grand-mère et j’ai d’abord parlé d’autre chose, comme d’habitude. Comment va ta santé ? Quelles émissions de télé as-tu regardées ? Est-ce que tu veux que je te fasse des courses la prochaine fois que je viendrai ? Puis j’en suis venue au fait, car cela ne pouvait plus attendre.
« Mamie, j’ai quelque chose à te demander.
— Ah, de quoi s’agit-il ? »
Elle respirait difficilement, plus que d’habitude.
« Je veux acheter un appartement ici. Un petit. Pour être vraiment chez moi. Mais le problème, c’est que je n’ai pas suffisamment d’argent en ce moment.
— Je n’ai pas d’argent à te donner.
— Je ne pensais pas à de l’argent.
— À quoi donc ?
— Tu as un appartement.
— Oui.
— Alors j’ai pensé que si tu m’en faisais don, je pourrais l’utiliser comme garantie et cela conviendrait à la banque. »
Ma grand-mère est restée silencieuse. D’habitude elle parle sans arrêt, mais là elle ne disait plus rien. Rien du tout. Elle ne respirait même plus. Ni facilement ni difficilement. Moi non plus je ne savais pas quoi ajouter, parce que j’avais déjà dit tout ce que je voulais dire. La banque attendait une réponse pour le lendemain. Si je n’avais pas de solution d’ici là, la transaction serait annulée.
« Je dois réfléchir, répondit-elle enfin après un long silence.
— Bien sûr. Je comprends tout à fait, c’est une lourde décision. Réfléchis-y, mais peut-être que tu pourrais me rappeler ce soir ou demain matin tôt. Pour tout dire, c’est un peu urgent. La banque veut savoir d’ici demain si j’ai une garantie. Ensuite ils décideront s’ils m’accordent ou non le prêt pour acheter l’appartement.
— Oui, oui, je dois réfléchir.
— Évidemment. Je suis ta seule petite-fille. Je dis ça comme ça. »
Elle a reposé le combiné pour réfléchir (oui, elle a encore un téléphone fixe). Debout au milieu du salon dans mon appartement de location, je réfléchissais moi aussi. Je me demandais à quoi elle pouvait bien penser.
Il aurait été logique qu’elle pense ceci : bien sûr, ma petite fille a une occasion en or, ce sera peut-être la seule. Et si je lui donnais mon appartement ? Elle est jeune, il faut qu’elle puisse construire sa vie. Enfin bon, pas si jeune que ça, elle a la quarantaine et elle est de nouveau seule. Elle n’a pas eu d’enfant qui aurait pu faire la joie de sa grand-mère, sans parler de sa mère, elle n’a pas non plus fait carrière. Elle a seulement enchaîné les petits boulots. Elle n’a pas su mettre de l’argent de côté, elle a tout dilapidé en voyages et en frivolités, sans aucun sens des responsabilités, sans penser au lendemain.
Mais voilà que le lendemain était imminent, cette pensée me martelait la tête. La banque attendait une réponse.
J’allais nerveusement d’une pièce à l’autre. Mon appartement n’a que deux pièces. Plus exactement une cuisine et un séjour, de sorte qu’il n’était guère possible de faire autre chose que des aller-retour de l’une à l’autre. Sentant que j’étais un peu trop sur les nerfs, j’ai décidé de sortir. J’habitais à l’angle des rues Timuti et Ristiku, un charmant petit logement chauffé au bois, mais le loyer était assez élevé et la corvée de bois était fastidieuse.
Pour couronner le tout, le propriétaire venait de m’apprendre qu’il voulait vendre l’appartement et que je devais déménager dès que possible. En surfant sur des sites immobiliers, je suis tombée sur un charmant logement avec chauffage central, rue Faehlmann, juste en face de la maison de la radio. Pas très grand, là aussi un petit séjour et une minuscule cuisine, tout à fait suffisant pour une personne seule, cinquième étage, sans ascenseur, mais pas de corvée de bois. Arrivé à la quarantaine, on se soucie autant que possible de son confort. Certes, l’absence d’ascenseur était tout sauf confortable, mais monter et descendre les escaliers une fois par jour était un bon exercice, d’une pierre deux coups. Tout semblait convenir. Le prix était abordable, seulement quatre-vingt mille euros. La banque avait dit, non sans réticence, qu’elle pourrait m’accorder un prêt, mais que j’avais besoin d’une garantie, car je n’avais pas les dix mille euros d’apport demandés. Si j’avais été plus sage et plus prévoyante, j’aurais épargné depuis des années, mais ce n’était pas mon genre. Avec des si… Aussitôt arrivé, mon salaire était dépensé. Je partais en voyage, je m’achetais des vêtements, et même une guitare sur un coup de tête. Je gaspillais mon argent à des riens. Comme toujours avec les banques, il leur faut tout tout de suite. La garantie ou l’argent sur leur compte dès le lendemain, sinon la transaction est annulée. J’avais usé le tapis à force de faire des allers-retours, mon cœur battait la chamade, l’inquiétude s’accumulait. Pourquoi mamie réfléchit-elle encore, est-ce qu’elle pourrait vraiment me dire non ? À moi, son unique petite-fille ? Impossible ! Pourvu qu’elle ne téléphone pas à maman, ce serait un désastre. Je suis sortie de l’appartement et je suis partie en direction de la rue Sõle. Je ne sais plus ce que j’avais en tête. Est-ce que je voulais aller me rafraîchir les idées au bord de la mer ou faire autre chose, toujours est-il que je suis partie dans cette direction.
C’est alors que je me suis souvenue du Fantôme. Un petit bar à l’architecture étrange, situé rue Sõle. Ce n’était pas à proprement parler un café. À l’extérieur, il y avait un barbecue dont émanait parfois une odeur de brochettes. À l’intérieur : un comptoir de bar, avec un choix classique de boissons, quelques tables, des chaises au tissu usé et des tabourets près du comptoir. J’avais toujours voulu voir qui fréquentait cet endroit et de quoi on y parlait. Je suis entrée, je suis allée au comptoir, j’ai commandé à ma grande surprise un verre de liqueur Vana Tallinn et une tasse de café, puis je me suis assise à une table. La vue sur la rue et les arrêts de bus était intéressante. Il y avait beaucoup de passage. J’aurais pu rester là toute la journée, à regarder les gens et à siroter mon verre.
Dans certains endroits, il suffit de s’asseoir pour se sentir chez soi. Pas vraiment soi-même, mais comme quelqu’un d’autre. Une sorte de métamorphose s’opère, on devient autre, notre comportement change, de même que nos choix, notre façon d’être, notre mode de pensée, nos opinions, nos sentiments, tout change, silencieusement, imperceptiblement, et on se fond dans le lieu où on se trouve.
Vous avez certainement lu la nouvelle d’Urmas Vadi « Les Amoureux », dans son recueil intitulé L’âme sur le bord de la route. Le personnage principal, Tõnu, doit constamment aller chez sa dentiste, Margit. Il a aussi une femme, Karmen, qui se sent un peu délaissée parce que son mari passe trop de temps chez le dentiste, et d’ailleurs, pour couronner le tout, quand on voit les dents de Tõnu, on pourrait croire qu’il se les soigne lui-même ! L’histoire est excellente, mais ce n’est pas de cela que je voulais parler. Il y a dans cette nouvelle une page où Karmen est restée Liis. Précisément restée et non devenue. En effet, à mon avis, quand Vadi a commencé à écrire, la femme de Tõnu se prénommait Liis, mais l’auteur a ensuite décidé de l’appeler Karmen (un nom plus évocateur). Ce sont là des choses qui arrivent. Avec les écrivains. Ils choisissent des noms pour leurs personnages, puis ils les changent, parfois ils s’en lassent ou ils cherchent le nom juste. Quand ils décident de leur donner un nouveau nom, il peut leur arriver de laisser quelque part l’ancien nom. Liis. Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas l’oubli ou l’erreur de l’auteur, mais ce que devient l’histoire elle-même. Karmen est au lit à côté de Tõnu, et soudain, pour un moment, le temps d’un paragraphe, c’est Liis. Qui est Liis? Qui est cette femme? Comment Tõnu réagit-il au fait que la femme dans son lit, qui a toujours été Karmen, s’avère en fait être Liis pendant quelques instants ? En pleine étreinte, et même en plein acte sexuel ? Tõnu est-il effrayé, réjoui ou troublé ? S’est-il trouvé brièvement avec deux femmes ? Au paragraphe suivant, bien sûr, Liis est de nouveau Karmen, et tout continue comme prévu. Mais l’espace d’un instant, quelqu’un a été quelqu’un d’autre.
Au bout d’une demi-heure au Fantôme, j’ai senti que les traits de mon visage commençaient à changer, mes sourcils poussaient, mes joues se creusaient, ce qui était tout à fait nouveau, un pli marqué est apparu entre mes yeux, de profonds sillons sur mes paumes. En me levant pour aller chercher un autre verre de Vana Tallinn, j’ai remarqué que ma démarche était différente, que mon pas était plus lourd, mais aussi plus digne, et que mon dos n’était pas tout à fait droit.
J’avais désormais une drôle de toux, comme un fumeur invétéré. M’approchant du comptoir, je me suis encore fait servir un petit verre de Vana Tallinn, j’ai acheté un paquet de cigarettes, j’ai plongé la main dans la poche de mon manteau, des allumettes y étaient apparues. Au Fantôme, on avait le droit de fumer, comme déjà partout ailleurs en Europe, me suis-je dit. J’ai grillé cinq cigarettes d’affilée en regardant dehors. Les fenêtres de l’immeuble d’en face commençaient à s’éclairer, le soir tombait. Toujours pas de coup de fil de ma grand-mère. La porte s’est ouverte et deux vieux sont entrés, ils avaient mon âge (mais quel était donc mon âge, ici, au Fantôme ?), ils m’ont dit bonjour, je leur ai répondu d’un geste. Ils m’ont demandé une cigarette, je leur en ai donné une évidemment. Ils ont commandé des bières et se sont assis à ma table. Sans me demander la permission. Mais ce n’était pas nécessaire.
« Alors, comment ça va ? » m’a demandé l’un, le plus grand et le plus ridé des deux, en sandales, veste noire, une écharpe à rayures négligemment enroulée autour du cou.
— Comme d’habitude. Je suis assis là, j’observe les gens. Tu vois, ils attendent le bus. Je regarde les fenêtres du bâtiment d’en face. La vie suit son cours.
— Et comment va ta femme ? interrogea l’autre, plus petit et plus trapu, pull marron, les commissures des lèvres un peu sales.
— Comment ça, elle “va” ?
— Eh ben ta femme. Comment elle va, ta femme ?
— Elle ne “va” pas. Elle est partie.
— Quoi ? a-t-il demandé, à moins que ce ne soit le premier.
— Ben elle est partie. Elle ne “va” plus.
— Donc tu es un homme libre ? Sans fil à la patte, comme on dit.
— Libre, oui. Mais je me demande ce que je vais faire de cette liberté. »
Ils m’ont regardé un moment, puis nous avons tous les trois tourné la tête vers l’immeuble d’en face. Toutes les fenêtres étaient éclairées et à chacune d’elles se tenait une femme. Les femmes. Toutes celles qui étaient parties.
Soudain, mon téléphone a sonné dans ma poche. J’ai sursauté, je me suis levée d’un bond, les creux sur mes joues ont disparu, mes mains sont redevenues petites, mon dos s’est redressé, je me suis précipitée dehors et j’ai planté là les deux vieux en oubliant mon paquet de cigarettes.
« Allô ? Mamie ? Tu m’entends ?
— Oui, je t’entends.
— Tu as pu réfléchir ? lui ai-je demandé d’une voix tremblante.
— Oui, j’ai réfléchi.
— Et qu’est-ce que tu as décidé ? Est-ce que tu es d’accord ? C’est vraiment essentiel pour moi, la reste de ma vie en dépend.
— Tu sais, je ne peux pas faire ça. »
Ma vue a commencé à se brouiller. Mes oreilles bourdonnaient.
« Pourquoi ? Pourquoi tu ne peux pas ? Tu es déjà âgée, et un jour où l’autre il faudra que tu prennes tes dispositions. Que tu décides à qui léguer ton appartement. C’est le genre de chose qu’il faut anticiper.
— J’ai pensé que tu mourrais peut-être avant moi et qu’alors je me retrouverais sans rien. Je ne peux pas te faire don de mon appartement, moi aussi j’ai ma vie. »
Cela m’a coupé les jambes. Si on peut encore parler de jambes, car je ne les sentais plus vraiment. Soudain, une sensation dans l’air : tout était noir devant mes yeux, je flottais quelque part au-dessus de la rue Sõle. Je ne savais plus quoi dire ni répondre. J’ai simplement raccroché. Tout était parfaitement clair. Je me suis mise à marcher dans une direction inconnue. Toutes sortes de pensées se bousculaient dans mon esprit : peur, rage, déception. Je pleurais. Je riais. Je ne pouvais pas y croire. Vraiment ? C’était donc ça qu’elle pensait ? Ma grand-mère. Cette vieille folle, ai-je songé avant d’aussitôt le regretter. C’était quand même ma grand-mère et je l’avais toujours aimée.
Pourquoi ne peut-elle pas m’aider, c’est la chance de ma vie, tout pourrait aller beaucoup mieux. Je m’achète un appartement, je me trouve quelqu’un, l’homme de mes rêves, qui sait ? Ce n’est pas impossible. J’ai même des enfants. Nous fêtons ensemble Noël, Pâques, nous allons chaque hiver à Chypre ou en Turquie, nous passons nos étés à Viljandi, par exemple. Nos enfants vont à l’école, les cheveux grisonnants de mon mari lui donnent de la prestance, je garde la ligne et la maison en ordre. Nous avons une voiture familiale, nous faisons nos courses au Selver, nous voyons des amis, nous allons au théâtre, parfois au restaurant. Pendant les fêtes, nous dansons à en perdre le souffle, nous nous aimons, nous faisons l’amour, nous arrosons les plantes, nous faisons la poussière, nous tondons la pelouse, nous déblayons la neige. Nous fêtons les anniversaires, nous soufflons des bougies, nous trinquons, nous mettons la couette dans sa housse, nous repassons (mais pas très souvent), nous faisons des pains de viande au four, nous nous coupons les ongles, nous lavons les vitres au printemps, nous observons les étoiles en août, nous stockons des pommes et des pommes de terre à la cave pour l’hiver, nous buvons assez souvent du vin, nous allons aux champignons, nous rêvassons, nous nous embrassons, nous déchirons des vieilles lettres d’amour, nous faisons du feu avec du bois tout juste empilé, nous faisons la course, nous nageons au moins vingt longueurs.
Tout cela tombe à l’eau à présent, puisqu’apparemment c’est moi qui y passerai la première. Ces derniers temps, je me sentais étrange, il faut bien le reconnaître, mais pas beaucoup plus que toutes les années précédentes. Tous ces maux de ventre qui viennent et qui passent. Ces pensées qui viennent et qui passent. L’euphorie qui vient et qui passe. La solitude, la tristesse, le désespoir qui viennent et qui passent. Étrange sans être étrange.
Je me suis mise en route, lentement, sans savoir où j’allais. Il faisait déjà sombre. Je suis arrivée dans une forêt, du moins à ce qu’il me semblait. Elle avait remplacé la ville d’un seul coup. Ce n’était pas un sous-bois plaisant, mais des fourrés impénétrables. Comme une forêt d’autrefois. J’ai trébuché plusieurs fois. Je suis tombée dans un fossé. Je n’ai pas abandonné, je devais traverser la forêt, arriver quelque part. À force de m’échiner et de m’éreinter, je suis arrivée sur un sentier. Mes jambes et mes bras me faisaient mal. Je m’étais sans doute blessée un peu dans les branches. Je sentais que mon visage était plein d’égratignures. Et aussi couvert de boue. J’ai enfoncé avec force les mains dans les poches de mon manteau et, pour la première fois depuis longtemps, une pensée m’a traversé l’esprit : au fait, en quelle saison sommes-nous ? Sans doute en automne. Mais les arbres avaient encore leurs feuilles. C’était peut-être septembre. J’en suis restée là. Disons donc septembre. La fin de l’été.
Il ne faisait pas froid, le temps était plutôt chaud. J’étais un peu calmée, je ne pensais plus à ma grand-mère, ni à mon avenir qui était gâché, ni à la mort. Le sentier me paraissait familier. En regardant autour de moi, j’ai aperçu une passerelle, j’ai entendu le murmure d’un ruisseau, derrière les buissons, des chevaux m’observaient en mangeant des feuilles.
Poursuivant ainsi mon chemin, je suis arrivée devant une maison. Mais je ne savais pas si c’était l’avant ou l’arrière. Je ne parvenais à assembler l’image dans ma tête. La forêt me paraissait familière, comme si ce n’était pas la première fois que je m’aventurais jusqu’ici. Mais cette maison, que faisait-elle au milieu de la forêt ? Un château hanté. Entouré d’une haute palissade. Une aire de jeu qui n’avait rien de chaleureux ni d’attrayant pour les enfants. Il y avait des barreaux aux fenêtres. Qui pouvait bien vivre là ? Et quelle sorte de vie ? La maison était à la fois attirante et repoussante. De l’eau suintait sur les murs de pierre dont le bas était couvert de mousse humide. Silence total, pas un bruit, ni dans la forêt, ni dans la maison. Prenant mon courage à deux mains, j’ai décidé de faire le tour du bâtiment. J’avais l’impression d’être dans l’un de mes rêves. Je rêvais souvent de maisons, d’appartements, de niches à chiens, d’arbres creux ou d’abris pour les oiseaux, dans lesquels j’entrais et dont je ne pouvais plus sortir. Ils m’attiraient par leur apparence familière, jouaient avec mes souvenirs, me donnaient une impression de déjà-vu, puis ils me piégeaient et c’était fini. Je restais coincée. Aucune porte, aucune fenêtre, et si je trouvais une issue, elle menait dans la même pièce ou la même maison, dans la niche, sous le lit, dans la machine à laver, dans une cage, dans un bocal ou à l’intérieur d’un piano. (Oui, un piano !)
« J’ai pensé que tu mourrais peut-être avant moi et qu’alors je me retrouverais sans rien. Je ne peux pas te faire don de mon appartement, moi aussi j’ai ma vie. »
C’est vrai. Elle a sa vie. Grand-mère a entièrement raison. Moi aussi, je voudrais cela, une vie à moi. Pourquoi ne peut-on pas en hériter ? Pourquoi ne m’a-t-elle pas été transmise dans mes gênes ? Hein ? Pourquoi ? Le monde est vraiment injuste. Et toutes ces phrases qu’on dit.
J’arrive devant la maison. J’ai la tête qui tourne. Je connais cet endroit. Quel est-il ? Soudain je me sens très mal et je me mets à vomir. C’est la cigarette et la liqueur. Ou peut-être pas. Je lève les yeux : les étoiles. On n’est pas en septembre. Mais en août. Fichu mois d’août !
Un énorme escalier. Il y a bien vingt marches à monter. Est-ce que j’y vais ? Je gravis l’escalier et à chaque pas quelque chose change en moi. À chaque pas… change… en moi…
J’ouvre la porte, je dois utiliser mes deux mains, car elle est lourde et je me sens faible. J’entre. Un long couloir et une lumière aveuglante. Tout au fond, je vois un homme et un enfant assis sur un banc contre le mur. Je dirais que l’enfant a neuf ans, l’homme a l’air accablé, brisé par les soucis, il frotte nerveusement ses mains contre ses genoux, se ronge les ongles. L’enfant agite une sorte de peluche en chantonnant. L’homme s’aperçoit de ma présence, se lève d’un bond et court vers moi. Il me secoue, je ne comprends rien. Puis il m’étreint, puis me secoue à nouveau. L’enfant s’approche aussi, il se serre contre moi et pleure. Ils pleurent tous les deux. Les égratignures disparaissent de mon visage. Je porte à présent une robe à bretelles (j’ai déjà dit qu’on était en août), je sens que mon manteau disparaît, la terre sous mes ongles se retire, mes cheveux se peignent, des chaussures s’enfilent à mes pieds, j’ai soudain un sac à main, du rouge aux lèvres, du mascara sur les cils et des bas à motifs. Mais dans mon ventre persiste une étrange sensation. C’est toujours la même. C’est moi. Cette étrange sensation dans le ventre. Peu importe ce que je suis ou qui je suis, c’est mon lot. C’est exactement cela. Ma vie. Il faudrait que je rende visite à ma grand-mère. On ne sait jamais.
« On rentre à la maison, mamie, s’il te plaît », dit l’enfant, qui a encore des larmes dans les yeux.
« Le médecin a dit que tu étais juste partie te promener un instant, on t’attend ici depuis ce matin. Je ne comprends pas pourquoi ils laissent sortir les gens dans ton état, ils devraient pourtant savoir. S’il te plaît, rentrons maintenant. Ils ont dit que tu pouvais. Si tu te conduis bien », dit l’homme en m’entraînant avec lui. L’enfant nous accompagne.
Traduit de l’estonien par Armande Baret, Jules Bouton, David Martin, Françoise Sule et Antoine Chalvin