Une source anonyme

      « Je t’ai encore apporté un peu de lecture ! » gazouille joyeusement Piia.
      Un sac en plastique débordant de vieux papiers atterrit à côté de moi sur la banquette, aussitôt suivi par son corps de sportive. Je ne sais pas si Piia est belle, elle ne m’intéresse pas de cette façon. Si je devais la décrire, j’aurais même du mal à dire de quelle couleur sont ses cheveux. J’ai posé le sac en plastique par terre. Je sais déjà ce qu’il contient : des vieux journaux, des cochonneries sans valeur. Piia, ma camarade de classe, et probablement mon admiratrice de longue date, travaille désormais à la rédaction d’un grand quotidien et prend son travail très au sérieux. Son nom est partout dans le journal. Il y a même chaque jour une petite photo à côté de son nom. Elle se croit déjà extrêmement célèbre. 
      « Ca ne me pose aucun problème de te les apporter, je t’assure. »
      Piia n’est pas quelqu’un de très sensible. Elle ne comprend pas mes allusions quand j’essaye de lui suggérer qu’elle n’est pas la bienvenue ici avec ses vieux papiers qui puent l’encre. Ce genre de caractère est idéal pour une journaliste : dans ce métier, il faut être capable de forcer les portes. J’aimerais bien me débarrasser de Piia, car je n’ai pas envie d’écouter son bavardage, mais je n’ai pas l’énergie de le faire. 
      Les disputes m’épuisent terriblement. Pour ma part, je passe l’essentiel de ma vie sur cette banquette. Je suis gros, neurasthénique et paresseux. Au cours de mes vingt-trois années de vie, je n’ai rien su faire de sensé.
      « Tu sais, partout où je vais, les gens me regardent. » Piia recommence son assommante litanie pour me montrer à quel point elle est célèbre maintenant. 
      « Dans le bus. Au magasin. Partout. Ils me fixent. Je ne peux même pas acheter tranquillement des cornichons ou des chaussettes. Tu t’imagines ? Si quelqu’un te dévisageait comme ça tout le temps ? »
      Je mastique un morceau de pomme avec indifférence. Je regarde Piia et je me demande s’il y a seulement quelque chose à regarder chez elle. Je ne comprends sans doute pas vraiment la beauté ou la laideur des femmes. De toute façon, pour moi, elle ne ressemble pas à une star, elle est plutôt tout à fait ordinaire.
      J’admets finalement :
      « J’ai un peu la flemme de l’imaginer.
      — Ah, oui, c’est vrai. Tu es Asperger. Veinard !
      — Mmhm.
      — Qu’est-ce que tu peux bien faire ici à longueur de journée ? Tu n’as jamais pensé à te mettre au sport ? » 
      Piia me caresse la joue de son doigt froid et osseux comme si j’étais son hamster. Je n’aime pas ça du tout, mais je n’ai pas envie de le montrer.
      « Non », dis-je honnêtement. Cela ne sert à rien d’essayer de lui expliquer ce que je fais ou ne fais pas. Les gens ont beaucoup de mal à comprendre quand on leur dit qu’on ne fait rien. Littéralement. Qu’on existe, tout simplement, et qu’on regarde. 
      « Mais enfin. Tu dois tout de même faire quelque chose. On ne peut pas rester toute la journée sans rien faire à observer la rue », dit Piia pour m’encourager, mais je me tais. Avec un petit sourire satisfait, elle essaye de regarder tout droit dans le trou noir de ma pupille. Elle doit trouver mon silence intéressant et mystérieux.
      « J’aimerais être aussi indifférente que toi. Pour que toute cette célébrité ne me pèse pas autant », pépie-elle avec affectation. On voit bien que son nouveau poste lui procure beaucoup de plaisir.
      « J’aurais aimé avoir la peau plus dure. J’aimerais ne pas attacher autant d’importance à toutes ces choses stupides que font les gens et dont nous devons rendre compte chaque jour que Dieu fait. »
      Je n’ai pas le syndrome d’Asperger, mais cela ne sert à rien de le dire à Piia. Elle a inventé ça pour expliquer pourquoi je suis distant avec elle et peu réceptif à ses efforts, et peut-être aussi pour se consoler. Elle a cherché sur Google pendant une heure mes soi-disant symptômes et a trouvé qu’Asperger expliquait tout.
      Je ne peux pas imaginer ce que je devrais faire, ou plutôt ne pas faire, pour qu’elle renonce enfin à moi. Je réponds toujours à ses longs mails soit par « ok », soit par « d’accord » si je suis d’humeur un peu plus magnanime.
      N’importe quelle autre femme aurait déjà lâché l’affaire depuis longtemps, mais selon Piia, ma situation m’empêche de percevoir les sentiments des autres.
      « Alors, qu’est-ce que tu as entendu dernièrement ? me demande Piia avec enthousiasme, en s’installant à côté de moi, retirant l’oreiller de sous ma tête et enfonçant ses dents dans ma dernière pomme.
      — Rien de spécial.
      — Ben voyons ! Tu as forcément entendu quelque chose. Tu vis au cœur des événements ici.
      — Non, je t’assure, je n’ai vraiment rien entendu. Il ne se passe rien de très intéressant.
      — Arrête de mentir. »
      Effectivement, j’habite au croisement le plus animé de ce quartier. Sous ma fenêtre défilent les derniers fêtards mis à la porte du restaurant branché de Noblessner, les gens qui vont au parc de Kalamaja pour faire du sport ou promener leur chien, et ceux qui vont tout simplement faire leurs courses.
      Au centre de la rue, à l’ombre des arbres centenaires, il y a un endroit agréable où l’on peut fumer et téléphoner en attendant sa commande à la pizzeria. Quand mes fenêtres sont ouvertes, comme toujours pendant les mois d’été, j’entends toutes sortes de choses, en plus du croassement des corneilles et du grondement sourd de la circulation. Les gens ne remarquent pas les fenêtres ouvertes, ils ne se méfient pas.
      « Je ne partirai pas tant que tu ne m’auras rien dit, déclare Piia d’un ton menaçant. Tu dois me donner quelque chose en échange. Regarde, je t’ai apporté une quiche ! Tu sais, c’est devenu difficile pour nous au journal. On doit faire du clic. Quand on génère beaucoup de clics, on a une prime. »
      J’aimerais bien regarder ma série préférée sur Netflix, les nouveaux épisodes que j’attendais avec impatience sont sortis justement aujourd’hui. Je finis par céder pour que Piia s’en aille enfin.
      « Bon, d’accord. J’ai peut-être bien entendu quelque chose un jour. »
      Ses yeux se mettent soudain à briller de triomphe. Je lui parle alors de deux acteurs célèbres dont la maison se trouve non loin d’ici, en allant vers Kalamaja. Ils promènent leur petit chien sous ma fenêtre et se disputent sans cesse à grand bruit. Elle, généralement ivre et grossière, et lui, déçu ou en colère. Je répète à Piia mot pour mot leurs paroles en lui assurant avoir entendu qu’il avait demandé le divorce. 
      Le lendemain, elle m’appelle joyeusement pour m’annoncer que l’article a généré beaucoup de clics. Elle les a harcelés si longtemps que le couple a fini par tout avouer. L’épouse a, paraît-il, une liaison avec un réalisateur. 
      « Qu’est-ce que tu as entendu d’autre ? insiste-elle ensuite. À la rédaction, ils sont maintenant habitués à ce que j’apporte la nouvelle la plus cool de la journée. La concurrence est rude. Je dois maintenir mon niveau.
      — Je n’ai rien entendu d’autre.
      — Ne dis pas n’importe quoi, tu as sûrement entendu quelque chose ! Si ça ne te revient pas maintenant, je repasserai ce soir. »
      Oh, par tous les saints ! Je passe désespérément mon cerveau au crible en m’efforçant de rassembler tous les petits fragments que j’ai entendus et dont je me souviens un tant soit peu.
      Je choisis le meilleur, celui qui pourra éloigner Piia de moi un moment :
      « Il paraît qu’on a vu un mamba sur la plage des nudistes. Ce sont des Anglais qui en parlaient. Ou en tout cas ils parlaient en anglais. Ils disaient avoir vu le serpent de leurs propres yeux. Il a dû s’échapper.
      — Un mamba ? Tu es sûr que tu as bien entendu ? Insiste Piia, un peu méfiante. Comment vérifier ça ?
      — Aucune idée, c’étaient probablement des touristes de passage.
      — Bon, puisque tu n’as pas de nom à me donner… Fais-moi savoir si tu en apprends davantage. »
      Décidément, impossible de regarder ma série en paix ! Deux heures plus tard, le téléphone sonne à nouveau.
      « On est dans la mouise ! On aurait vraiment besoin de cet article. Le rédac’ chef a dit que l’anecdote du mamba était un super sujet, ça ferait un sacré paquet de clics, mais il nous faudrait une source. Quelqu’un doit raconter ça en personne. Est-ce que je peux te citer ? Genre : Monsieur N. a entendu ceci et cela, ou quelque chose comme ça ?
      — Dans quelle sorte de torchon tu travailles ? dis-je en m’énervant. Je ne serai pas ta source ! Arrête de m’embêter avec tes histoires de boulot, Piia. Je ne veux pas que mon nom soit cité, je n’ai pas envie de devenir célèbre. C’est toi qui travaille dans ce journal, pas moi.
      — Bon, bon, ne t’énerve pas. Je formulerai ça de façon anonyme. Je te le promets. Je dois juste convaincre mon rédacteur en chef que j’ai bien une source, implore Pia.
      — De toute façon tu feras comme tu veux. En fait je m’en fiche. »
      Je regarde une série pendant un moment, mais elle m’ennuie, alors je ferme Netflix et, pour m’amuser — je n’ai rien mieux à faire —, je lis ce que Piia a écrit sur cette histoire de mamba.

    Horreur !!! Un serpent venimeux sur la plage des nudistes ! « Je l’ai vu de mes propres yeux », confirme une source anonyme, dont le nom est connu de la rédaction. Nous avons également vérifié auprès des services de secours, un porte-parole a confirmé qu’une enquête était en cours et que des démarches étaient effectuées pour contacter les propriétaires de serpents venimeux. « C’est un coup monté ! La persécution des nudistes a atteint un nouveau stade », a commenté Piret P., présidente de l’Association culturelle bénévole des nudistes de Kalamaja. La rédaction vous tiendra informés dès que possible de l’évolution de cette situation préoccupante.

      Furieux, je m’empare du téléphone.
      « Qu’est-ce que c’est que cette merde que tu as pondu là ? » dis-je en hurlant à Piia, qui a décroché aussitôt avec enthousiasme, en espérant sans doute un nouveau scoop. « Qu’est-ce que tu entends par “vu de ses propres yeux” ? Je t’avais pourtant dit clairement que…
      — Du calme, Peeter ! me coupe Piia. Personne ne sait que c’est toi. Je devais juste convaincre le rédacteur en chef que ce n’était pas une invention de ma part. »
      Bon, tant pis après tout, elle n’a pas tort. Qui saura que cette histoire stupide venait de moi ? À moins bien sûr que Piia ne le révèle elle-même, mais pourquoi le ferait-elle ? Elle espère toujours obtenir de moi de nouvelles information. Je me calme, je choisis une nouvelle série et je passe le reste de la soirée dans une tranquillité bienheureuse.
      
      Piia m’appelle maintenant plusieurs fois par jour, sans comprendre que sous mes fenêtres ne passent pas tous les jours et à toute heure des célébrités en train de raconter des choses passionnantes. Je ne la supporte plus. J’envisage même de bloquer son numéro, mais l’histoire du mamba a commencé à m’obséder. Personne ne sait que la source anonyme c’est moi. Waouh, c’est ça ! C’est la clé, ma super solution pour me débarrasser des appels ennuyeux de Piia.
      Je lui déballe mon mensonge :
      « La vendeuse de la pizzeria a vu un extra-terrestre. Elle fumait sous ma fenêtre et expliquait en long et en large à quel point la créature était visqueuse. Je pense qu’on vend de la drogue dans le coin. »
      Pourquoi n’ai-je pas pensé plus tôt que je pouvais inventer les discussions que j’avais « entendues » ?
      « Tu penses que la vendeuse avait pris quelque chose ? demande Piia, toute excitée. Qu’elle était droguée pendant ses heures de travail ? »
      Je parie que c’était bien le cas. Mais qu’est-ce que j’en sais après tout ? Piia n’a qu’à se renseigner elle-même. L’essentiel, c’est que je reste une source anonyme. À ma grande stupeur, Piia écrit un papier grandiose : la police se rend sur les lieux pour faire un contrôle, la vendeuse est soumise à un test de dépistage et elle se fait prendre : elle a juste un peu fumé, mais c’est suffisant pour qu’elle soit renvoyée.
      Par ma fenêtre, je peux observer la suite des événements : un véhicule de police avec ses gyrophares allumés est arrêté devant la pizzeria ; un homme, manifestement le propriétaire, crie sur une jeune fille en larmes en faisant de grands gestes, c’est certainement la vendeuse licenciée. J’ai un tout petit peu pitié d’elle, mais ça me fait toujours plaisir quand il se passe quelque chose sous ma fenêtre. Netflix, ce n’est plus ce que c’était.
      « Dis donc, tu m’as encore donné une super info ! C’était l’article le plus populaire de la journée : un point de deal dans une pizzeria ! J’ai mentionné aussi l’ovni, c’est sans doute ça qui a généré tous ces clics. Je pense que je vais toucher une prime record ce mois-ci. Oh, comme je t’aime, mon petit Peeter ! » dit-elle en me couvrant d’éloges.
      Piia a beau être ce qu’elle est, c’est toujours agréable de recevoir des compliments.
      Quand je lis les articles suivants, révélant que la police a découvert tout près d’ici un autre point de deal, où le fils du metteur en scène dont il était question dans un de mes scoops précédents vendait de l’herbe, je me sens étonnamment bien !
      J’ai inventé cette information pour Piia et tout s’est passé exactement comme je l’avais prédit ! Qu’est-ce que cela signifie donc ? Serais-je devin ? Je n’ai sans doute pas tout inventé. J’ai dû quand même, à un moment donné, entendre parler de ce point de deal, puis, sous la pression de Piia, mon cerveau, sans que j’en ai conscience, a pêché cette information dans les recoins de ma mémoire pour la ramener à la surface et j’ai eu simplement l’impression de l’inventer.
      Je me souviens que Piia m’a dit un jour à quel point elle veut écrire des articles choc : elle imagine de façon si vivante les choses excitantes et folles que les gens pourraient lui raconter qu’après avoir réellement parlé avec les gens et transcrit leurs propos, elle vérifie à tout hasard sur son téléphone si elle les a vraiment appelés ou si elle l’a seulement imaginé.
      « Un collègue m’a dit que c’était tout à fait habituel, qu’il s’agissait d’une vieille peur de journaliste. Un peu comme un acteur qui monte sur scène et se fige soudain, effrayé, en se demandant si les répliques qu’il vient de prononcer sont vraiment dans le texte ou s’il les a inventées. »
      Cette idée que je serais le devin de Kalamaja me donne des ailes. Je suis même étonné de voir à quel point tout cela est facile et jouissif. J’invente pour Piia toutes sortes de bêtises. Mes histoires finissent par devenir des prophéties autoréalisatrices. Je lui révèle que tel chanteur et telle présentatrice de télé vont probablement rompre et que la femme a déjà un nouveau partenaire. Je n’ai pas la moindre idée de leur vie intime. Je peux les voir depuis ma fenêtre, mais ils ne disent pas grand choses quand ils passent devant chez moi. Ils sont plutôt silencieux, comme le sont souvent en privé les gens qui doivent beaucoup parler au travail.
      Piia s’enflamme immédiatement. Elle aime vraiment son travail et apprécie tous ces ragots de caniveau.
      « J’ai entendu dire que vous avez un amant, annonce-t-elle de but en blanc à l’animatrice vedette, comme elle me l’explique un peu plus tard.
      — D’où est-ce que vous sortez ça ? Laissez-moi tranquille et ne m’appelez plus », hurle l’autre en réponse. Mais Piia n’en démord pas, car après tout, elle a entendu cela de source sûre, c’est-à-dire de son meilleur ami, en l’occurrence moi.
      « Je le sais, ce n’est pas la peine de nier », explose-t-elle comme un obus. La star de la télé se met à trembler et avoue en bégayant. Pas besoin d’être devin pour prévoir ce genre de choses. Je suppose que, dans les couples, la probabilité que l’un ou l’autre ait une relation extraconjugale est d’environ soixante-quinze pour cent et que si Piia faisait un effort, en visant n’importe qui au hasard avec suffisamment d’assurance, elle pourrait produire chaque jour dix histoires de rupture de ce genre.
      Et puis vient cette semaine de septembre où tout se met à déraper.
      « Tu inventes la moitié la moitié des trucs, pas vrai ? »
      Piia me pose cette question sur un ton amical, sans paraître fâchée. Elle vient juste de toucher sa prime et m’a acheté tout un sac de ces petits chaussons au lard que j’aime tant.
      Je lui avoue la vérité. Je commence à être fatigué de ce jeu, et puis Netflix a amélioré son choix de séries. C’était amusant de taquiner Piia pendant un moment, mais ça suffit maintenant. Je suis un adulte après tout.
      « C’est ce que j’ai tout de suite pensé. Enfin pas tout de suite, mais assez rapidement. Ne fais pas cette tête. Ce n’est pas grave. Personne ne le saura. » 
      Nous grignotons des chaussons et parlons de la pluie et du beau temps. Enfin, pour ma part, principalement de séries télé. Je suis surpris que Piia ne me demande pas ce qui s’est passé récemment sous ma fenêtre.
      Ce matin, les réseaux sociaux sont en ébullition. Tout le monde partage cette info explosive : à Kalamaja, dans la cave d’un immeuble, se réunit une société secrète issue d’un ancien ordre de chevalerie.
      L’article contient des descriptions de rituels à glacer le sang : des coqs morts, des voix terrifiantes, de la sorcellerie la nuit au bord de la mer, des messages mystérieux dans les boîtes aux lettres de personnes sélectionnées.
      Sur Facebook, on se moque d’une vieille dame naïve, Aada, qui croit que le journal municipal des quartiers nord de Tallinn, trouvé dans sa boîte aux lettres, est un manifeste codé envoyé par un prêtre de cette société.
      J’explose de rire. Ça alors, l’élève a dépassé le maître ! Mais je perds l’envie de rire en voyant les photos qui illustrent l’article : bon sang, mais c’est mon immeuble ! Cette horrible cave serait ici-même, dans mon bâtiment ! Que les femmes sont sournoises ! Je n’avais pas du tout compris que Piia était en colère contre moi, mais pendant tout ce temps elle préparait sa vengeance. 
      J’arrive à la description du prêtre de la société secrète, celui qui envoie des messages codés par le journal municipal et qui est la principale source de cet article. Il est présenté comme un homme relativement jeune, plutôt grand, en léger surpoids, les cheveux foncés, peut-être un peu trop longs. Il vit seul, et pour une raison quelconque Piia précise qu’il habite au deuxième étage. On ne lui connaît pas de petite amie et il n’a pas d’enfants. Il ne travaille pas, il reste chez lui, et tous ses amis se demandent d’où peut bien venir son argent. Ce genre d’individu a forcément une vie secrète. 
      J’appelle Piia. Ça sonne deux ou trois fois, puis ça coupe, ce qui veut dire que mon numéro est bloqué.
      Pris d’une envie pressante, je me dirige vers les toilettes. Je m’arrête un moment dans l’entrée car j’entends des voix dans le couloir. Des gens rient et se moquent de quelqu’un. Je me vois déjà sortir dans la cour avec mes sacs poubelles, pendant que les petits jeunes qui font du skate derrière l’immeuble me crient : « Bâtard ! Débile ! Gros tas ! Attardé ! Pédé ! »
      Quand le soir vient, je n’allume aucune lumière. J’éteins même les appareils domestiques pour éviter qu’ils me trahissent. Personne ne doit savoir que je suis chez moi. J’ai peur qu’on lance des cailloux dans mes fenêtres. Seule la lueur d’un lampadaire filtre dans la pièce par l’interstice entre les rideaux. 
      J’épie ainsi pendant quatre jours et trois nuits, jusqu’à ce qu’une nouvelle info sensationnelle fasse tomber dans l’oubli la société secrète de Kalamaja : en sortant de sept jours de coma, une petite fille s’est mise tout à coup à parler français !
      « Ouvre ! Pardonne-moi, c’était une mauvaise blague ! Tu veux un chausson bien chaud ? »
      Piia frappe à ma porte. Elle a débloqué mon numéro, je vois qu’elle m’a appelé plusieurs fois. Elle s’inquiète, menace de prévenir ma famille et d’appeler les secours et la police si je n’ouvre pas la porte immédiatement. Elle prétend qu’elle regrette terriblement. 
      
      R. N. O. N. A. 16. E. A. Ä.
      
      Je déchiffre un article du journal municipal sur une foire quelconque, en relevant une lettre sur six. Cela signifie forcément quelque chose, c’est sûrement un code qui n’est destiné qu’à moi, c’est évident.

Traduit de l’estonien par Marie-Anne Garot, Anastasia Servan-Schreiber, Léa Debrie et Antoine Chalvin