L’appartement numéro 43 se situait dans un grand immeuble en pierre calcaire de la période tsariste, qui avait été manifestement conçu par un architecte fou. On n’y trouvait pas deux appartements avec un plan identique, et il était plein d’entresols, de couloirs, d’impasses sombres. On pouvait y entrer de deux côtés. La porte principale, très dégradée, était toujours entrouverte. Dans un coin du couloir au sol couvert d’une mosaïque de pierre, un tas de feuilles d’érable mélangées à d’autres déchets de la rue prenait la poussière. Une deuxième porte, petite et insignifiante, s’ouvrait sur le côté de l’immeuble. En réalité, il y en avait aussi une troisième, derrière le bâtiment, par laquelle on accédait aux caves. La façade était tellement proche de la route que l’étroit passage pour les piétons n’était utilisable qu’en été. En hiver, il fallait se tordre les jambes pour se faufiler entre les voitures. Jadis, il y avait eu des tapis posés sur les escaliers. Le temps et les hommes n’étaient pas venus à bout de la magnifique rampe en fer forgé, mais avaient seulement plié quelques barreaux à certains endroits. Au bout de chaque palier se trouvaient deux hautes portes doubles à panneaux, d’une couleur indéterminée entre le brun et le jaune. Les numéros d’appartement étaient anciens. Sur certaines portes, on voyait encore une vieille plaque portant le nom de celui qui avait jadis vécu là.
Ce superbe édifice avait été construit par un Estonien venu de la campagne, qui avait l’esprit d’entreprise et avait fait fortune en tenant un magasin de prêt sur gage. Il avait donné une bonne éducation à ses enfants. L’un d’eux était devenu professeur d’université et s’était installé avec sa famille dans l’appartement quarante-trois. Ce professeur avait une femme d’origine germano-polonaise qui avait un grand nez, et quatre beaux enfants : trois filles et un fils. Ils possédaient aussi l’une des rares voitures de la ville, ainsi qu’un bouledogue français du nom de Lonni.
L’une des filles avait perdu la vue à cause d’une mauvaise coqueluche survenue dans sa jeunesse, qui l’avait fait tousser au point d’endommager ses nerfs optiques. La deuxième était devenue architecte et était restée vieille fille. La troisième était comptable et mère d’un garçon. Leur petit frère, Carolus, avait fini épileptique et alcoolique.
Accéder à l’appartement en passant par la porte principale n’était pas bien difficile : il fallait monter par l’escalier jusqu’au deuxième étage, franchir une haute porte à panneaux à double battant, puis traverser un long couloir sombre qui se terminait par une autre immense porte à double battant. De l’autre côté, c’est-à-dire par derrière, ne pouvaient entrer que les initiés, les autres se perdaient dans le labyrinthe. Il y avait un escalier, un tournant, un autre escalier, puis un bout d’escalier qui montait, mais le chemin se ramifiait dans la maison, il fallait entrer dans un petit vestibule obscur, trouver en tâtonnant un autre escalier (de là également, une porte ouvrait sur un appendice de couloir sans issue, où se trouvaient les fusibles de l’appartement numéro 43 et où vivait un sourd : quand les plombs sautaient et que le sourd avait fermé la petite porte, on ne pouvait pas rétablir la lumière avant très longtemps), puis venaient un tournant, un escalier et encore un petit vestibule obscur où se trouvaient trois portes d’appartement et trois portes de cagibi, et là, à tâtons, il fallait ouvrir la bonne.
Dans l’entre-deux-guerres, l’appartement occupait tout l’étage, mais bien sûr une partie avait été saisie et attribuée à des pauvres. Dans le même couloir vivait à mon époque, et semble-t-il depuis des décennies et bien des années encore après moi, une centenaire malveillante. L’électricité du couloir et des cabinets venait sans doute de son compteur, c’est pourquoi il n’y avait au plafond qu’une ampoule de dix watts, comme un éclairage de frigo. Jamais il n’y avait eu de lumière là-dedans. Les toilettes se trouvaient au début du couloir, sombres, froides, avec un antique réservoir de chasse d’eau près du plafond, auquel était reliée une longue chaîne pourvue d’une poignée blanche pour tirer la chasse, mais elle ne fonctionnait pas, on devait apporter de l’eau depuis la cuisine dans un petit récipient. Le couloir lui-même était complètement obstrué par de grandes armoires anciennes, qui étaient au nombre de trois ou quatre. Il y avait là aussi un grand portemanteau avec une pile de vieux manteaux. Quand on le déplaçait, on découvrait au-dessous un coffre de marin avec des séparateurs en calicot et des tiroirs pleins de lingerie ancienne brodée et de toutes sortes d’autres vêtements antédiluviens : des queues-de-pie mitées, des robes de mariée perlées avec un corset à baleines, des robes de baptême en dentelle, des tissus imprimés, des volants, des napperons. Sur le coffre étaient posés aussi plusieurs paniers tressés et un certain nombre de valises en contreplaqué de la fabrique Luther, des cartons à chapeaux et autre bric-à-brac. Derrière tout ce trésor était cachée une porte à deux battants, qui menait à la partie de l’appartement attribuée aux pauvres, mais où personne autrefois ne vivait : l’une des pièces servait par exemple à cacher les cadeaux de Noël. Dans le couloir se trouvaient aussi de vieux porte-parapluies, des cannes, des cintres en cuivre, des rallonges de table et toutes sortes de vieilles chaussures. Les armoires étaient elles aussi pleines à craquer.
La grande pièce, qui était la première que l’on rencontrait, mesurait près de cinquante mètres carrés. La hauteur sous plafond était d’au moins quatre mètres. De là, on accédait à un balcon en très mauvais état, carrelé de blanc et de rouge, dont les balustrades métalliques avaient été rongées par la rouille et où poussaient de magnifiques bouleaux : les graines s’étaient glissées là d’elles-mêmes et avaient germé. Un grand mur de la pièce était recouvert du sol au plafond par une bibliothèque. Elle laissait encore assez de place pour un immense bureau en chêne, une grande table ronde avec des pieds épais semblables à des poutres, qui était généralement décorée d’une nappe brodée ancienne un peu sale et trop petite pour elle, un piano à queue Becker, un vieux divan turc, une table ovale, une grande horloge de parquet, des fauteuils et quelques armoires plus petites. La pièce avait un plancher extrêmement laid et usé, qui ne permettait pas d’imaginer qu’un vieux plancher puisse être joli. Celui-ci laissait des échardes dans les pieds. Dans un coin se dressait un poêle en faïence. Très grand.
La bibliothèque contenait surtout de vieux livres en allemand sur la philosophie, le droit pénal et autres sciences. Sur le bord des étagères trônaient des vases de la manufacture royale de porcelaine de Copenhague, ornés de mouettes et de voiliers, des bouchons de carafe en cristal, des chandeliers en bronze et d’autres objets décoratifs plus ou moins imposants, recouverts de poussière par les années. Les tiroirs du bureau renfermaient de vieux tampons buvards, des loupes, un microscope ancien, des boîtes avec des échantillons de minéraux, soigneusement rangés dans différents compartiments, enveloppés d’une douce et soyeuse ouate jaunâtre, et dont émanait une curieuse odeur de pierre, et beaucoup d’autres choses intéressantes. Tout avait été conservé, le moindre talon de facture ou résultat d’analyse d’urine. Sur la table trônait un vieux et lourd téléphone en bakélite, dont le combiné, quand on le tenait en main, laissait une impression de robustesse et de fiabilité.
La pièce du milieu était longue et étroite. De là on pouvait chauffer le poêle. À différentes époques avaient été entreposées à cet endroit diverses vieilleries. Principalement de grandes armoires marron en bois, très laides. Le pied des murs était couvert de crottes de chat séchées. On pouvait récurer autant qu’on voulait, impossible de s’en débarrasser. On arrivait ensuite à un tout petit vestibule, qui donnait accès à une minuscule chambre de bonne et, de l’autre côté, à une horrible salle de bain, un endroit effrayant, avec une table de toilette en marbre, une baignoire en fonte, un sol en béton et de l’eau glacée. Autrefois, il y avait eu de l’eau chaude qui sortait du robinet. Mais elle était électrisée, de sorte que prendre un bain pouvait être un piège mortel. Dans une niche, une antique armoire à linge aux portes entrebâillées laissait déborder un tas de vieux draps déchirés et jaunis.
La cuisine était grande. Un quart de sa surface était occupé par une énorme cuisinière en faïence blanche avec un chauffe-plat, mais il ne chauffa jamais assez pour qu’on puisse y réchauffer quoi que ce soit. Nous l’appelions l’antre du chat, le lieu où on enferme les méchants chats. Sur la plaque de la cuisinière était écrit à la craie : MORT AUX CAFARDS. Quand le vent soufflait du sud-ouest, la cheminée ne tirait pas du tout, la fumée se répandait dans la pièce : certaines cheminées étaient mal construites ou se gênaient. Pour une raison quelconque, en hiver, le vent venait généralement du sud-ouest. À mon époque, quand il n’y avait plus de femme de chambre, on chauffait seulement avec des briquettes de tourbe, il n’y avait pas de bois. Bien sûr, les vieux livres en allemand faisaient aussi l’affaire, faute de mieux, mais les livres ne brûlent pas très bien. Pour démarrer le feu, on utilisait une méthode particulière : on empilait les briquettes en formant deux tours, on plaçait en travers d’autres briquettes, puis on remplissait le trou créé entre elles par quelque chose d’inflammable. D’habitude nous commandions pour l’hiver deux tonnes de briquettes et il fallait les porter sur le dos jusqu’au deuxième étage, parce qu’à cette époque-là, les caves avaient déjà été converties en bureau de change. Une fois, on s’était bien amusé avec le transport : j’avais demandé de l’aide à deux ou trois de mes amis, mais après quelques allers-retours au deuxième étage qui les avaient mis hors d’haleine, ils étaient partis recruter des assistants à la porte d’un magasin d’alcool, en échange d’un demi-litre de vodka. Des magasins d’alcool, il n’en manquait pas dans le quartier : dans un rayon de cinquante mètres, on en comptait cinq. Quant à nous, assis dans la cuisine, nous mangions de la soupe en jouant aux cartes, lorsqu’un enquêteur de l’institut de sondage Emor nous trouva je ne sais comment. Je ne me souviens plus du sujet de ses questions, mais il est sûr qu’il ne reçut pas de vraies réponses. Il était resté assis patiemment à la table, avait refusé le verre de vodka qu’on lui proposait et avait rempli son questionnaire en rougissant terriblement. Emor était une vraie calamité. Ma mère y a travaillé autrefois, quand il était difficile de gagner sa vie et que tous les moyens étaient bons pour compléter ses revenus. Que ne fallait-il pas faire pour cela ! Aller de maison en maison, d’appartement en appartement, discuter avec toutes sortes de types en maillot de corps, tout cela pour gagner cinquante centimes par questionnaire rempli !
Derrière la porte de la cuisine, un autre couloir conduisait à une sortie, et là se trouvait un réduit plein de vieux journaux, depuis la période tsariste jusqu’aux derniers Sirp. C’est là qu’on stockait le bois de chauffage. En face, un placard contenait de la vieille vaisselle, des outils, des clous, tout un bric-à-brac. Dans le couloir il y avait aussi d’autres toilettes, dont la cuvette se balançait sur son socle et l’évacuation ne fonctionnait pas bien. Une autre porte donnait sur un séjour-cuisine misérable, où vivait la concierge de l’école voisine, une femme d’âge moyen avancé, avec une petite fille et un grand nombre d’animaux infestés de puces. Des chiens, des chats et autres bestioles. Nous jouions aux cartes à la table de la cuisine avec sa fille et de façon générale nous nous entendions bien.
La vie dans cet appartement reposait sur les habitudes et la tradition. Les vieilles coutumes n’avaient pas été oubliées, au contraire, on s’y accrochait fermement, et même encore plus fermement qu’aux objets. À Noël, on extrayait d’entre les pages des livres de cuisine en allemand de vieilles recettes de pain d’épice écrites à la main. Dans la liste des ingrédients figuraient le sel de corne de cerf et le carbonate de potassium. La dame architecte venait toujours nous aider à faire les pains d’épice, que le vent souffle du sud-ouest ou non. On sortait les vieux emporte-pièce en tôle : il y avait un kangourou, une comète et un agneau pascal. On s’affairait et on cuisinait pendant des journées entières. Ces pains d’épices traînaient partout jusqu’au Noël suivant et encore celui d’après, même si on en offrait à tout le monde. Ils étaient durs comme pierre et très jolis, d’un beau brun foncé. Nous préparions bien sûr le sirop nous-mêmes, comme dans une vraie cuisine de sorcière. Même le plat de Noël était différent du rôti habituel, il était à base de viande salée, que l’on faisait bouillir avec des rutabagas, des carottes et des pommes de terre. Avant cela, la viande devait faisander dans de l’eau salée pendant deux semaines. Du grand buffet, qui était dangereusement rempli de restes de vieux services de table, de soupières, de plats et de brûloirs à café, on sortait les tasses et les assiettes Langebraun, et aussi les couteaux et les fourchettes en argent. Plus tard, je vis comment, d’année en année, ces objets disparaissaient les uns après les autres dans les griffes des antiquaires : on revenait à la maison et il n’y avait plus de cuillères en argent, la fois suivante la porcelaine de Meissen était partie, et les verres à champagne en cristal, et le casque de pompier dans la boîte triangulaire en bois, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les assiettes fissurées et les tasses sans anse, qu’il n’avait pas été possible d’échanger pour de l’argent.
Pâques aussi venait avec ses coutumes immuables : on plaçait des œufs colorés dans un panier sous une poule en faïence. On préparait, en suivant comme d’habitude ces vieilles recettes allemandes, un dessert sublime dans un très ancien moule pyramidal en bois orné de motifs. La liste des ingrédients comprenait des amandes effilées, des fruits confits, des raisins secs, du beurre et de la crème, et le mélange suintait sur la gaze pendant vingt-quatre heures. Avec les œufs, il fallait manger du jambon et du poisson. Les ingrédients les plus raffinés, amandes, fruits confits et d’autres encore, étaient envoyés à la dame depuis l’étranger par ses parentes allemandes, celles qui avaient réussi à quitter l’Estonie à temps. Elles envoyaient aussi des images à coller sur les œufs et du vrai café Jacobs. Plus tard, on jouait à la chasse aux œufs, avec des œufs en marbre ou en malachite, et ceux qui n’étaient pas découverts tout de suite pouvaient resurgir des années plus tard entre les cordes du piano à queue ou dans quelque autre endroit extravagant et imprévisible.
Je ne sais pas exactement comment ils avaient réussi à s’entasser dans l’appartement quand leurs huit ou neuf pièces avaient été réduites à trois. L’étroite pièce du milieu avait été divisée en deux par des armoires. Du côté le plus sombre et dépourvu de fenêtre vivait la fille avec son enfant. En face d’elle, sans doute, leur mère à tous, c’est-à-dire Mamma, comme on l’appelait. Et d’une manière ou d’une autre, la fille aveugle avait dû elle aussi trouver place quelque part. Jusqu’à la fin, Mamma avait parlé principalement allemand avec sa famille. Sa dignité était restée intacte : été comme hiver, elle se promenait avec un vieux manteau et un boa en renard autour du cou. Les enfants en étaient toujours un peu effrayés, parce qu’il était épouvantable, tout ébouriffé et complètement mort. Avec ce boa, elle allait au magasin d’alcool et de pain du quartier et exigeait du vendeur un homard. Du homard, il n’y en avait bien sûr pas. « Mais moi j’aime ça ! » s’offusquait-elle d’un ton raffiné.
La dame architecte dormait dans la grande pièce sur un lit de camp, qu’elle repliait toujours pendant la journée. Elle avait vécu ainsi jusqu’à sa soixantième année, jusqu’au jour où la ville lui avait enfin attribué un appartement d’une pièce à Lasnamäe. Elle y avait apporté les objets les plus précieux de la vieille maison, les bibliothèques vitrées et une armoire à linge à fenêtres, à l’intérieur de laquelle pendaient des rideaux à petites fleurs, ainsi que les plus beaux bibelots et articles de vaisselle. D’une manière complètement inexplicable, toutes ses affaires disparurent de son appartement en même temps qu’elle.
Dans la petite pièce, l’ancienne chambre de bonne, vivait Monsieur Carolus, qui était un homme étrange. Grand et maigre, il ne parvenait pas à conserver un emploi : il y allait jusqu’au premier jour de paye, puis il dilapidait son salaire en alcool, reprenait un peu ses esprits et commençait à chercher un nouveau poste. Il portait toujours une écharpe en soie immaculée, qu’il lavait lui-même, alors que ses autres vêtements étaient tout élimés.
Il tenait la porte de sa chambre fermée à clef, de sorte que personne ne puisse y entrer. Une fois il mit le feu à son logement, et longtemps après on voyait encore surgir de temps à autre des cartes à jouer aux bords calcinés et des livres aux coins brûlés, qui donnaient l’occasion de reparler de l’incendie de Monsieur Carolus. Son alcoolisme évolua en épilepsie, et il en mourut, âgé d’un peu plus de trente ans. C’est à cet endroit même, dans sa chambre, qu’il tomba au sol et rendit l’âme.
On dit qu’il y revient encore de temps en temps. On l’a vu en plein jour, se tenant dans l’embrasure de la porte entre la grande pièce et celle du milieu, en plein soleil, son écharpe blanche autour du cou. Il ne fait rien de mal. Il reste là un moment, regarde autour de lui, puis s’en va de nouveau.
Dans la pièce du milieu est morte aussi la dame aveugle, qui travaillait à l’usine de brosses et était de tous la plus riche : elle avait toujours dans son armoire du cognac et des chocolats, et se rendait au travail en taxi. Elle avait aussi une affection étrange pour les beaux sous-vêtements : on disait qu’après sa mort on avait trouvé dans son armoire beaucoup de lingerie en dentelle jamais portée, qui à cette époque était très difficile à se procurer. Malheureusement ces dessous n’allaient à personne d’autre qu’elle. Avec la peinture rouge destinée aux manches de brosse qu’elle avait chapardée à l’usine, ils avaient peint dans leur maison d’été des chaises de brasserie et diverses autres choses, et ces meubles tachaient encore les pantalons blancs trente ans plus tard.
Après elle étaient décédées Mamma et la fille comptable, morte d’un cancer assez jeune, autour de la cinquantaine.
Leur grand-père, celui qui avait fait construire la maison, avait son appartement à l’étage au-dessous, encore plus grand, plus luxueux, avec encore plus de meubles en chêne. Il était mort après s’être énervé parce qu’il y avait treize convives à une table d’anniversaire.
Quand finalement la majorité des habitants eurent quitté la maison bondée, l’appartement était resté à la jeune génération pour des fêtes joyeuses et moins joyeuses. Avec sa grande table ronde, cet appartement dans le centre-ville était le siège de beuveries continuelles. L’époque de l’alcool Royal à 96 degrés et des jus concentrés Mehukatti fit de terribles ravages parmi les alcooliques. Certains ne s’en sont jamais remis. Je me souviens comme au ralenti, ou même comme un arrêt sur image, des mêmes personnes, derrière les mêmes verres, racontant les mêmes histoires… pendant des années. À la fin, les participants furent de moins en moins nombreux, le propriétaire commença à être soûl plus vite, à chanter plus tôt des chansons joyeuses, jusqu’à ce qu’enfin il ne reconnaisse même plus ses proches, n’arrive plus à allumer une cigarette, ni à tenir la nourriture sur sa fourchette et à l’enfourner dans sa bouche. Sa femme s’en alla, ses amis découvrirent que des cuillères en argent disparaissaient parfois de chez eux aussi.
Pour finir, il faut parler de la réforme de la propriété. Cette réforme a surtout donné aux bandits de tout acabit la possibilité légale de commettre diverses sortes de délits. Les trois maisons dans le centre-ville furent restituées au dernier rejeton de la famille, leur propriétaire légitime, mais qui, comme on l’a dit, aimait surtout boire de l’alcool et lire des livres. Il en devint un peu arrogant, soupçonnant que ses amis convoitaient son argent, alors qu’il n’en avait pas et ne pourrait jamais en avoir. Les maisons avaient des locataires étranges, des hommes suspects d’origine finlandaise qui s’appelaient Kari, des femmes d’âge mûr, revêches et fatiguées, aux cheveux peroxydés, des types en tous genres, sous la main desquels tout se dégradait de plus en plus, mais nul doute qu’ils en ont tout de même profité un peu.
Finalement l’héritier confia l’administration de ses biens à une avocate, une de ses camarades de classe. Celle-ci était une femme très chaleureuse et intelligente, elle saluait toujours les gens affectueusement, en les embrassant et en les appelant « mes chéris » ou « mes trésors ». Dynamique et attentionnée, elle a vidé les appartements, a relogé les locataires, a rénové la maison et a vendu les appartements à ses proches. L’appartement de la dame de Lasnamäe et au moins trois autres logements magnifiques avaient été achetés argent comptant par le mari de l’avocate, qui portait toujours des vêtements de cuir noir. Mais ils subventionnaient généreusement les achats de vodka : il suffisait d’aller une fois par mois chercher l’argent à leur bureau. Je pense que toutes les parties prenantes étaient en fait assez satisfaites.
Pendant des années, j’ai pris un bus qui passait devant l’immeuble, et chaque fois je regardais la porte de ma maison, cette porte latérale qui fourvoyait les gens comme Soussanine, je la regardais et je me demandais si j’étais vraiment entrée et sorti par là pendant trois mille jours, si j’avais vraiment traversé ce terrain vague poussiéreux et envahi par les mauvaises herbes, pour aller acheter de la vodka, de la nourriture, une bouteille pour soigner la gueule de bois… Il n’y a pas d’autres endroits dans ce monde qui disparaissent aussi irrémédiablement et deviennent aussi inaccessibles que les lieux où l’on a vécu.
Traduit de l’estonien par Emeline Bon et Antoine Chalvin