Le Christ aux yeux de verre

    De biais, à travers la nef, une lumière dorée tombait du vitrail. Le peintre regarda son bras et eut un mouvement d’effroi, comme si un inconnu l’eût saisi d’une main jaunâtre. Les manches de sa veste étaient bleu outremer, des flammèches rouges et vertes léchaient les murs de l’église. Le soleil de l’après-midi était venu se moquer de lui.
    Comment pouvait-on manier les couleurs avec tant de désinvolture? Lui qui était condamné à rester là debout: réfléchir, le sourcil froncé, faire ses mélanges, essayer, hocher la tête encore, et l’autre qui jouait avec les taches de couleur comme ça lui venait. Et là, c’était un vrai croche-pied qu’il lui faisait. Une tache d’un mauve incandescent s’approchait du Christ avec la lenteur obstinée du destin, elle s’était déjà emparée d’une oreille qu’il avait eu tant de mal à peindre. À sa suite, une strie vert bouteille venait briser le fond soigneusement préparé.
    Le modèle piétinait sur place, salivant d’envie d’une bonne pipe.
    « Ça suffit! » dit le peintre en sortant de la douche de faisceaux lumineux. « Revenez encore une fois demain matin! »
    Sur ce, les traits de couleur se mirent à vaciller et toute la nef s’emplit d’un tintement si vif qu’aucun des deux hommes n’osa faire un pas, comme si, en bougeant, ils eussent risqué de se heurter aux sons en cohue. Le corps gris et massif de l’église était saisi d’une agitation solennelle. L’artiste et son modèle restèrent immobiles jusqu’à ce que l’heure eût fini de sonner.
    « Eh oui », dit alors le modèle — encore sous le coup de la frayeur et de la stupéfaction, il ne pouvait se décider à s’en aller. « Eh oui… Personne réussit à tous les coups… Qu’est-ce que j’y connais à l’art, moi, mais enfin les tableaux des peintres, c’est jamais la figure de quelqu’un de vivant. »
    « Ce n’est pas vous que cela représente, c’est le Christ », répondit le peintre avec une infinie patience. Il n’était plus dans cette première jeunesse où parfois l’ignorance de la populace fait bouillonner de colère le véritable artiste.
    Le modèle — un charretier dont tout, dans le visage et la barbe, évoquait l’Antéchrist —, eut un petit sourire où se lisait la même patience. Il poursuivit en se frottant pour se réchauffer:
    « Ici, même l’été, il fait un peu humide, alors… et puis ce rhumatisme dans le dos, il y a longtemps que je l’ai, voilà encore que je le sens dans mes os. Tiens, ça me rend tout raide.… »
    L’artiste regardait le tableau sans prêter attention à ces bavardages. La face du Christ était désormais toute entière d’un mauve incandescent, et cela semblait lui donner un petit peu plus de vie. Déjà le charretier pensait que le peintre ne l’écoutait plus, comme d’habitude; pourtant ce dernier reprit:
    « Demain nous ferons les comptes. Pour l’instant, prenez cela en plus — pour vos rhumatismes ».
    D’un coup le visage de l’Antéchrist s’inonda de joie et d’affabilité; même les poils de sa barbe, sans parler de ses yeux, se mirent à briller davantage. Il prit l’argent sans le compter, magnanime, jeta encore un regard sur le tableau et dit:
    « Sûr que ça peut pas me ressembler mieux — le petit Jésus et ma binette, ça va pas du tout ensemble! Je pourrais plus venir communier ».
    Il prit congé et s’en fut.
 
    Le peintre négligea de répondre à son salut amical. Il renifla comme s’il avait le nez bouché. Une partie de sa mauvaise humeur retombait sur le malheureux modèle. Comment était-ce possible de peindre un Christ d’après un quelconque ivrogne de charretier, même un qui aurait ressemblé à l’un de ces Jésus standard des chromos? Déjà l’haleine forte de l’homme le dérangeait, ainsi que sa toux sèche de fumeur de pipe. Et puis ces yeux — des yeux éteints et stupides de vieillard ordinaire, des yeux dont la seule mission était de regarder si le nez n’allait pas se cogner quelque part. Si le travail ne marchait pas tout à fait comme il fallait, une grande part de la faute en incombait à l’Antéchrist, et il était vraiment stupide de laisser autant traîner les choses.
    Il fallait dire aussi que l’éclairage avait sa part de responsabilité. Avant, dans l’atelier, le tableau était bien meilleur. Mais ce cadre l’écrasait, le faisait paraître maladroit, il partait en morceaux, on finissait par le plus rien y voir du tout.
    « Le châtiment était sur lui ». Oui, le châtiment avait vraiment été sur lui pendant toute la durée de ce travail. Bien entendu, le pasteur n’était pas content non plus, sans parler du chef du conseil de paroisse, qui n’avait pas arrêté de trouver le tableau trop pâle, et n’avait jamais voulu en démordre. Des amis qui étaient passés le voir avaient hoché la tête, l’un d’eux lui avait franchement jeté son opinion au visage: « Il paraît qu’il y a des gens que la boisson fait déprimer, et toi, qu’est-ce qui t’arrive? ». Et pour finir sa fille était venue, et du haut de ses huit ans elle avait dit: « Papa, pourquoi cet homme a des yeux de verre? ».
    Des yeux de verre! Ici, on aurait dit que l’image n’avait pas d’yeux du tout. « Trop pâle! », disait le chef du conseil de paroisse.
    Le visage du Christ tirait sur le vert, la couronne d’épines sur le violet. Cela l’irritait, il n’avait jamais supporté ces courants modernes, encore heureux qu’à la fin ils s’avéraient éphémères comme une gueule de bois, un lundi matin de bohême. Franchement, c’était de l’art dégénéré. Il l’avait toujours dit, cela ne le gênait pas qu’on le traitât de peintre du dimanche. On pouvait être conservateur et pourtant créer de véritables œuvres, nul ne pouvait le nier, ses tableaux parlaient pour lui. Lui-même causait peu, avec ses mots à lui, un petit sourire aux lèvres. Oui, mais maintenant ce sont les autres qui sourient — lorsqu’ils se contentent de sourire, mais ils hennissent tant et si bien qu’on les entend par-delà le cabaret. Un Christ avec des yeux de verre! Et pourquoi ne pas se mettre à faire des scènes bibliques? Ou alors des anges avec des colombes, et puis des biches dans la campagne enneigée, ce genre de produit marche bien.
    Il jura dans sa barbe; il l’aurait fait même s’il s’était rendu compte que le pasteur était entré dans l’église. À ce moment, ce n’était pas pour lui un sanctuaire, c’était un atelier, et puis la cloche s’était tue.
    « Est-ce que c’est en bonne voie? » demanda le pasteur.
    On ne traite pas les bavards à coups de poing sur la bouche, aussi furieux qu’on soit. « Ça ne sera jamais fini », répondit l’artiste, « mais je suis fatigué de ce travail de dernière main ».
    « Oui, vous avez fait du bon travail, on voit le changement ».
    « Tout dépend de l’éclairage, vous savez. Ce tableau n’est pas vraiment fait pour cette lumière. Vous voyez comme tout a l’air de s’évaporer, de se confondre avec le mur. À vrai dire, je n’en suis pas content du tout. Et vous, qu’est-ce que vous en pensez? »
    « Eh bien, puisque vous le reconnaissez vous-même, je dois dire que cela faisait bien meilleur effet avant ».
    « Vous voulez dire qu’il est encore pire ici que là-bas?
    « Oh non, loin de là. Je n’ai guère de compétence en cette matière, c’est-à-dire, ce n’est qu’un avis tout à fait personnel. Mais enfin, il donne un peu l’impression d’être mort ».
    « Eh bien alors, fermons-lui les yeux, et ça nous fera un Christ mort ».
    « Je ne sais pas… Le conseil de paroisse a toujours voulu un Christ vivant ».
    «  Un Christ qui vive et qui souffre — bien sûr. Il ne suffit pas que l’homme sache quelle infinité de souffrances il y a au monde, il faut encore qu’il la voie de ses propres yeux. ».
    Le pasteur haussa faiblement les épaules. Honnêtement, ce tableau ne pouvait transmettre d’émotion religieuse à qui que ce fût. Trop moderne et trop séculier pour les vieilles personnes, pas assez sensible et trop maniéré pour les jeunes — ce n’était qu’un compromis exsangue, comme les sermons de ces jeunes théologiens. Mais en matière de foi, le compromis mène à la mort, et il faut croire qu’il en est de même en art, en tout cas, c’est ce qu’il avait entendu dire.
    Il n’avait rien dit de tout cela. Il se contentait de réfléchir, appuyé à un banc terni par l’usure. Des rayons de soleil fourvoyés jouaient sur l’or écaillé du plafond, du côté de l’autel la nef resplendissait comme si des drapeaux y étaient déployés. Au milieu de tout cela, le tableau était grisâtre comme une plaque de plâtre frais. Mais bon! Il y avait déjà de l’argent dans la fière tignasse du peintre, et son ironie ne parvenait pas à cacher qu’il était malheureux comme une pierre. Vaincu par la compassion, le pasteur sentait même sa sympathie se porter du créateur vivant à la créature sans vie dont les yeux de verre éteints contemplaient avec indifférence le salut du soleil couchant et le désespoir de leur créateur.
    Il se trouvait juste à côté du peintre lorsqu’il lui demanda, si brusquement qu’il le fit sursauter: « Vous-même, est-ce que vous êtes croyant? ».
    « Qu’est-ce que ça vient faire ici? », dit-il l’air toujours moqueur. « Est-ce que vous croyez que ma foi peut faire redescendre le Fils de Dieu sur Terre, pour qu’il se tienne ici en lieu et place de ce soûlard de charretier? ». Mais, assez soudainement, son indignation s’évanouit. « J’avais la foi lorsque j’étais enfant, et je pensais que cela suffisait ».
    « Non, ça ne suffit pas, en tout cas pas pour faire son salut ».
    Et voilà. Comme ils n’avaient rien d’autre à se dire, le prêtre quitta l’église d’un pas rapide, mais indécis.
 
    Une lumière rouge avait complètement recouvert le visage du Christ, on n’y voyait plus rien. C’était le moment de prendre un peu de repos.
    Le peintre s’assit sur un banc et contempla l’espace qui le séparait de l’autel. C’est là que les gens s’installent pour écouter la parole de Dieu. C’est-à-dire qu’il y a longtemps qu’ils ne l’écoutent plus comme avant. Ils viennent à l’église pour prendre des leçons — et encore, quand ils viennent prendre quelque chose. Ce qu’ils aimeraient avant tout, ce sont des directives pour leur vie quotidienne. Déjà des voix s’étaient fait entendre, certains voulaient une Église qui ressemblât à une espèce d’université populaire.
    Oui, la foi toute simple de l’enfance ne suffisait plus. Ni pour faire son salut, ni pour créer une œuvre d’art. Peut-être était-ce là le problème, cette foi disparue, toutes ces vieilleries, ces futilités qu’en arrivant à l’âge adulte il avait fallu expédier par-dessus bord en toute hâte… Peut-être son impuissance venait-elle du fait qu’il n’était plus assez enfant. Nous sommes un peuple raisonnable et raisonneur, fort adulte en vérité, nous entonnons un chant nouveau dès que cela nous paraît judicieux.
    Non, cette discussion avec le pasteur ne pouvait mener à rien, nulle discussion ne mène jamais à rien, il n’y a de salut que dans la foi. À quoi bon connaître en permanence la somme qu’on allait lui payer pour son tableau, cette connaissance ne pouvait remplacer aucune foi, même celle, si menue, de l’enfance. Il savait bien qui il était, le sentiment de sa responsabilité l’écrasait, il avait toutes les connaissances théoriques nécessaires à un artiste, sinon il n’aurait pas pu enseigner aux jeunes. Mais rien de tout cela ne lui venait en aide à présent, son seul salut, c’était cette lumière rouge qui s’étendait sur le visage du Christ et sur ses yeux vitreux.
    Il pouvait bien revenir, ce jeune tentateur qui était passé lui rendre visite hier, il pouvait bien se remettre à prêcher en pleine église:
    « Eh oui! On ne peut pas inverser la roue du temps. C’est le point de départ qui est foncièrement erroné. L’homme d’aujourd’hui est devenu trop grand pour la religion, comme un écolier pour ses vêtements. Il est ridicule de l’obliger à les remettre, ridicule et surtout inesthétique. Personne de nos jours ne crée plus rien de valable sur le thème de la foi, ce serait de la marchandise frelatée, un ersatz bon marché. Il y a encore des gens pour peindre des tableaux d’autel, mais dans ces conditions il n’y a plus de Fra Angelico ».
    Bien sûr, le jeune visiteur avait de tout autres convictions artistiques, plus exactement des opinions, car il était encore trop jeune pour qu’il pût être question chez lui de quelque chose de ferme. Sûr qu’on ne pouvait pas lui reprocher de peindre des yeux de verre, encore que ses nus avaient l’air de cadavres gonflés, verdâtres et moisis, tout juste tirés du rouissoir. C’était de l’art, au moins dans la mesure où l’auteur en était convaincu. Mais lui-même, le peintre, n’arrivait pas à croire que son pauvre Christ à mille couronnes en était une, d’œuvre d’art, et c’est pourquoi il avait honte, même devant son regard vitreux.
    « Donc, pour toi, c’est impossible que je sois croyant? » avait-il dit pour se défendre, sans conviction.
    « Non, c’est psychologiquement impossible », affirma le tentateur. « Et la meilleure preuve en est ce tableau. Il est artificiel, cent pour cent artificiel, et c’est la croix et la bannière lorsqu’un type qui s’est fait apprécier comme artiste pendant la moitié de sa vie se met en tête de créer. N’importe quoi, des portraits, des fresques, des bustes, des monuments. Comment, par exemple, portraiturer un grand homme, lorsque soi-même on ne croit pas à la grandeur? C’est la croix et la bannière quand toute notre intelligence se met à galoper de bâbord à tribord, comme un troupeau de moutons sur un bateau qui tangue ».
    « Pardon, mais vous sortez du sujet! », coupa le peintre, ironique. Alors ils firent la paix pour la journée. Mais ce qu’il dirait maintenant… — arrière, Satan! — mais voilà, il ne recule pas. Elle germe, la graine semée par l’Adversaire, elle devient un grand arbre, et on finit par s’y pendre. La foi de l’enfance ne semble être d’aucun secours. Bon, ce serait déjà ça…
    Détruis-la donc, ton œuvre ratée: il est mauvais, le créateur qui laisse son monde à moitié créé, sa création avortée, persister dans l’espoir d’une amélioration. Non, même le sang de son fils n’arrangera pas les choses. « Le Châtiment était sur lui ». Mais le Châtiment nous accompagne jusqu’à la fin du monde, tout comme celui sur qui pèse le Châtiment.
 
    Le peintre tressaillit soudain, comme s’il venait de s’assoupir brièvement. C’était le silence qui l’avait réveillé, un silence effrayant, vide, insondable, comme l’éternité. Il eut soudain la sensation que c’était un tout autre jour. Il avait déjà éprouvé cette impression, c’était comme de se débarrasser d’un ancien fardeau et de se lancer dans un nouveau projet, d’ouvrir les portes pour que celui qui devait venir entrât.
    Ah, si au moins c’était du passé, toutes ces vieilles histoires! Mais non, ça lui pendait aux basques, ça le tirait en arrière. Il regarda l’image, il fut obligé de la regarder à nouveau. À travers la nef, un rayon de lumière dorée avait atteint le visage du Christ et le réchauffait.
    Soudain il eut un choc. Son sang se mit à couler plus vite, il commença à avoir étrangement chaud.
    Un instant, quelque chose de familier avait lui dans ce visage; le tableau avait pris un air tout à fait particulier. Ainsi l’œil découvre parfois, dans le motif d’un tapis, une combinaison tout à fait nouvelle; mais avant que l’on puisse l’enregistrer, elle a déjà disparu. À l’instant, dans la lumière dorée, une autre figure était apparue pour s’évanouir aussitôt.
    Pourtant cela l’avait secoué comme une décharge électrique. C’était comme de jeter les yeux sur un monde étranger, avec du désir et un peu de crainte.
    Et voilà que cela revenait. Oui, en regardant d’ici, une ombre tombait sur le visage du Christ, et d’un coup ça le rendait différent, beaucoup, beaucoup plus vivant. Soudain, comme s’il renonçait à tout son travail et au résultat, le peintre ressentit un désir enfantin d’immortaliser ces traits sur la toile. Qu’ils viennent donc tous, tant pis pour la tête que le pasteur fera demain, sûr que le chef du conseil de paroisse va en être estomaqué.
    Il s’approcha du tableau; celui-ci le regardait fixement, d’ici il était difficile de retrouver cette expression particulière. La lumière dorée rampait paresseusement sur le portrait, le laissant encore plus grisâtre qu’auparavant. Mais l’artiste savait maintenant que le problème ne résidait pas dans la couleur — le problème était ailleurs.
    C’était déjà la fin de l’après-midi, ce qui le contraignait à travailler vite. Mais ses pensées allaient aussi vite que sa main. Il cherchait un lien perdu, une explication. Qu’était-ce donc qui lui rendait soudain ce visage si familier? Et pourquoi ces traits étaient-ils si essentiels? Car maintenant c’était leur expression qui lui importait, non que le tableau en fût réussi ou raté. Il y avait un secret là-dessous, et il se doutait bien que ce secret se cachait quelque part sous les couleurs; en ajoutant une couche, il lui semblait plutôt être en train de gratter l’ancienne pour dégager un autre visage, un qu’il connaissait déjà.
    Oui, c’était peut-être moins ce visage qui lui était familier que cet état d’âme, ce bref et douloureux vacillement issu de la tache de lumière jaune. C’était alors peut-être que s’était produite la première fissure, lorsque la tache dorée lui était tombée sur les mains.
    Bien sûr les pensées vagabondent, de temps en temps elles prennent des chemins de traverse, comme des chevaux emballés, mais tout cela ne mène à rien. Et il est vain de perdre son temps à divaguer — il savait qu’il devait résoudre ce problème, et qu’il devait le résoudre aujourd’hui même. Il dut à nouveau s’éloigner à la hâte pour regarder, mais il lui fallut bien constater que ce visage n’était pas celui qui se tenait quelque part au plus profond de lui, qu’il n’en avait pas saisi le dessin véritable. Il manquait toujours quelque chose. Et le soleil n’allait pas tarder à se coucher.
    Il remonta sur l’échelle et continua à travailler, comme ça, presque visage contre visage. La face peinte était horrible vue de si près, et cela ne faisait que s’aggraver. Une idée bizarre vint le tourmenter — est-ce que son visage à lui était aussi effrayant aux yeux de la créature peinte? Est-ce que c’est seulement la créature qui est affreuse aux yeux de son créateur, ou bien, comme il est écrit, celui qui Le voit est-il condamné à mourir?
    C’est vrai, au début il avait éprouvé de l’amour pour ce nouveau visage, mais à présent plus il travaillait à ce tableau, plus il lui semblait qu’il s’y mêlait de la peur, et même qu’il aurait bien pu le prendre en horreur. Si cela continuait ainsi, il serait bientôt au seuil du secret, quoiqu’il en fût encore pour l’instant aussi éloigné qu’au début, et qu’il eût entassé sur cette face toutes les couleurs possibles et imaginables.
    Il y avait toujours quelque chose qui le dérangeait, et il ne parvenait pas deviner quoi — jusqu’à ce que, un peu par mégarde, il eût recouvert un œil. Bien sûr, c’étaient les yeux qui le perturbaient, qui l’empêchaient de retrouver l’expression perdue. Mais maintenant qu’il avait commencé à gâcher le tableau, il n’eut plus de scrupule à les lui fermer. Allez… à l’autre!
    Et voilà qu’il était là sur ce visage, ce dessin disparu, ce dessin d’un visage inconnu et pourtant familier.
 
    C’étaient de ces petits détails qui demeurent identiques par-delà les années, tandis que le visage lui-même change du tout au tout. Le petit garçon les a déjà sur sa figure, au cours de l’enfance ils se développent en prenant la douceur caractéristique de cet âge, puis ils se déchirent lorsque la face de l’homme éclôt en un visage adulte, mais il en subsiste encore des débris sous les rides de la vieillesse. Il y avait quelque chose d’un visage d’enfant disparu sur la vieille face tourmentée recouverte d’une couche grossière de peinture et cernée d’une barbe rouge, quelque chose d’un petit garçon assoupi sur la poitrine de sa mère ou peut-être sur sa propre épaule, un jour qu’il faisait chaud et que la route était longue.
    Soudain, une image illumina sa mémoire — une courte chemise de nuit blanche, des jambes nues, un petit corps qui s’agenouille sur un lit et, pour la première fois, s’efforce de prier tout seul, sans doute pour demander quelque chose de tout à fait interdit et de très vilain, d’où ce voyage secret chez Dieu. Il ne se rappelait plus comment cela s’était terminé. Mais c’était la foi candide de l’enfance, et maintenant cela ne suffit plus, même si, bon, ce serait déjà ça.
    Et il travaillait toujours, la main tremblante d’excitation, avec, comme un nœud dans la gorge, la crainte de l’obscurité qui s’approchait, le souci que le fil de la Vierge qu’il était soudain parvenu à saisir ne se rompît, que le manche ne lui glissât des mains.
    Non, cela ne s’en allait pas. Un nouveau visage apparaissait, c’était comme s’il se dégageait d’une mue. Les rides de souffrance et de douleur cédaient de plus en plus de terrain. Et voilà que le soleil se remit à briller à travers les vitraux. Il faisait si clair et si chaud que des mèches de cheveux collaient au front de l’artiste. Il lui semblait que même son propre visage avait rajeuni maintenant, au moins autant que celui du tableau. L’image aussi semblait en sueur, comme un jeune garçon endormi au soleil, fatigué d’un long voyage. Mais avant même que le peintre eût retrouvé la piste de ses souvenirs, l’expression du tableau s’était faite plus douloureuse, plus sauvage, l’innocence enfantine s’était retirée aux alentours des yeux clos. Lui-même, qui venait de s’efforcer de retrouver ce visage dans l’arrière-pays de ses souvenirs, fut soudain saisi de crainte. La connaissance absolue avait précédé l’éveil, et maintenant la peur montait. Et pendant ce temps, sa main se mouvait presque indépendamment, choisissait les couleurs, les mélangeait, retouchait la toile — tout cela était devenu aussi automatique que de mettre un pied devant l’autre.
    La face dormait, terriblement proche, jeune, sauvage et pourtant belle; dans la lumière du soir elle semblait se dissimuler sous une pénombre brunâtre, comme les visages d’un lointain passé. Une face vivante, humaine, trop humaine pour laisser encore en paix son artisan. Quelqu’un a dit: « Regarde, voici l’agneau qui porte les péchés du monde ». À dire vrai, ce n’était pas une face exempte de péché, plus maintenant.
 
    Et soudain il sut. C’était la même lumière dorée qui avait rayonné sur lui depuis les carreaux de la véranda d’un manoir. Il sut qui c’était, il le sut d’un coup, sans effort, sans nul doute possible, et désormais il ne pourrait plus s’en défaire.
    Est-ce qu’en réalité il n’en avait pas été conscient depuis le début? C’était ce qu’il lui semblait à présent. Et pourquoi ne détruisait-il pas le visage sur la toile, maintenant, si celui-ci lui faisait mal? Chaque coup de pinceau effleurait une ancienne blessure qui s’était soudain rouverte et remise à saigner. Mais la face surgissait devant lui, de plus en plus proche, et il n’y avait plus moyen de se libérer.
    Il y avait si longtemps de cela, il aurait pu l’envisager comme une tragédie vue au théâtre. Même la fin tragique n’avait plus de raison d’être douloureuse — depuis longtemps, sa raison l’avait délié de sa culpabilité. À chaque touche, désormais, le visage s’éclaircissait, comme s’il y avait eu de plus en plus de lumière dans la nef. Comme c’était étrange: lui, dans une église, en train de peindre la face d’un homme qu’il s’était représenté, en ce temps-là, comme le plus féroce adversaire de Dieu; et le voilà devenu assez conciliant, dirait-on, pour prendre sur lui tous les péchés du monde et rester là à pendre au-dessus de l’autel. De là, il verrait tout le monde, même ceux qui passent le dernier seuil, et les désemparés se tourneraient vers lui. Ses parents, bien sûr, il y avait longtemps qu’ils étaient partis, peut-être qu’ils n’avaient pas tout su.
    Ainsi passa ce bref moment de paix. Pourtant il y avait autre chose, quelque chose qu’on ne pouvait que souhaiter. Si seulement il n’y avait plus eu aucun trait à rajouter, s’il n’y avait pas eu cette couronne d’épines, s’il n’y avait pas eu les plaies, les blessures.
    Il allait falloir le frapper de nouveau, lui enfoncer la couronne d’épines sur la tête, il le pouvait, sa main ne se dessècherait pas. Est-ce qu’alors le Châtiment serait seulement sur lui, est-ce qu’il ne reviendrait pas peser sur l’artiste, comme en ces nuits de veille interminables où les cris de douleur des hommes l’empêchaient de trouver la paix? Bien sûr, ils étaient amis, enfin ils l’avaient été, mais même si ç’avait été un étranger, il allait falloir le crucifier de nouveau, pour que le monde et les hommes, enfin, pussent avoir une chance raisonnable d’accéder à la félicité. Est-ce qu’il lui faudrait encore serrer les poings et dire: « Ceci est consommé! »?
    C’était déjà consommé alors qu’ils allaient tous deux leur chemin, chacun dans sa loi. Le peintre ne regrettait pas la part qui lui était échue, maintenant encore il referait ce chemin, il se comporterait en tous points comme il l’avait fait alors, tout comme à présent il travaillait à peindre des bosses et des blessures sur le visage de son ami. Et cela était d’autant plus difficile que c’était inéluctable et qu’il n’y avait pas de repentir possible. Tu avais beau avoir ta loi, ta haine, ton amour — la Passion était venue leur tenir compagnie. Tu avais eu beau te bâtir un nouveau foyer, avant que tu ne fusses parvenu à y emménager la Passion était là, plus proche de toi que ton ombre.
    Maintenant l’image était sinistre et nette. La main du peintre avait jeté une tache de sang sur le front jaunâtre et pur, et le sang coulait tout droit sur ce visage enfantin, sur ce visage brisé qu’il recherchait tout à l’heure.
    En ce temps-là la mort était chose ordinaire, le meurtre aussi. S’il n’avait fait que tuer un homme — il y avait des tas de gens qu’il ne connaissait pas, qu’il ne ressentait pas. Par quel autre biais aurait-il pu obtenir les informations nécessaires? Il était là, il faisait son devoir. Et le soleil brillait à travers les vitres colorées de la véranda. Il était en colère, et tant que cette colère avait duré, tout était allé bien. Un seul cri l’avait interrompu, un cri de douleur assez humain, assez banal — il ne savait pas ce qu’ils lui avaient fait, lui-même n’avait pas assisté aux tortures.
    Plus tard étaient venues les nuits blanches; mais rares sont ceux dont les nerfs ne craquent pas durant les guerres! Le temps avait passé. Et voilà qu’il venait de le tirer lui-même de la tombe — il entendait encore quelqu’un dire: « faites vite, la mort mettra fin à ses tourments ». Le châtiment était sur lui.
 
    Il commençait à faire nuit.
    Le peintre travaillait. Il travaillait comme un noyé se débat dans l’eau glaciale, jusqu’à ce que ses membres se raidissent. Il n’avait regardé qu’une seule fois le visage du mort, ensuite il avait essayé de l’oublier, même en rêve il ne l’avait pas revu. Maintenant seulement il se rendait compte qu’il ne l’avait jamais oublié.
    Mais les yeux — est-ce que des yeux clos pour l’éternité pouvaient s’ouvrir? Est-ce qu’il aurait à affronter ce regard? Non, il n’en était plus capable. Il perdit l’équilibre un instant, agrippa le cadre du tableau et faillit le renverser sur lui. Rien qu’une odeur de peinture fraîche, rien d’autre. « Que ta volonté soit faite! ».
    D’une main tremblante, il mélangeait les couleurs dans la nef déjà sombre. Il régnait un silence digne du lieu le plus retiré de la Terre, un silence engourdissant, inanimé. Alors, le Christ de Douleur ouvrit les yeux.
    L’artiste chancela de nouveau. Il n’y avait rien de plus terrible que ces yeux. Ils s’ouvrirent, grandirent, maudirent. Et dans ces yeux, le peintre vit son propre reflet, il se vit levant la main pour donner la mort.
    Il s’enfuit. Mais les yeux, ses yeux le suivaient toujours, et bien qu’il courût si vite que les passants hochèrent la tête, il savait qu’il n’y aurait pas de salut. Il les avait ouverts, ces yeux, et maintenant ils le suivraient toute sa vie.
 
    Lorsque, le lendemain matin, le prêtre, accompagné du chef du conseil de paroisse, pénétra dans l’église, en proie à toutes sortes de pensées indécises, tous deux furent saisis de stupeur. Que cela vînt de l’éclairage ou de quoi que ce fût d’autre, durant la nuit le visage du Christ s’était modifié. C’était une face terriblement vivante et douloureuse, elle ne laissait en paix quiconque avait posé les yeux sur elle. Elle eût été effrayante si elle n’avait pas eu d’yeux. Mais ses yeux resplendissaient d’une pitié infinie.
    Ils étaient encore immobiles, ni l’un ni l’autre n’osant prendre la parole, lorsque le charretier, l’Antéchrist, arriva dans leur dos.
    « L’artiste m’a demandé de revenir ce matin », dit-il sur un ton d’excuse. Soudain, son visage s’éclaira. « Mais c’est tout à fait moi! ».

Traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier