Les mangeurs d’hommes

      Trois lacs alignés scintillaient comme des miroirs allongés. Leurs surfaces formaient des paliers successifs. Les nuages qui filaient à travers le ciel froid d’automne s’y reflétaient comme sur des marches de verre.
      Sur la rive du lac supérieur, on apercevait au milieu des grands arbres les toits rouges d’un domaine. Sur la maison de maître, des colonnes s’élevaient à la verticale entre les buissons, tels des bras blancs comme la neige, soutenant des encorbellements pourvus de hautes fenêtres.
      Les lacs étaient bordés de part et d’autre par des collines aux teintes rousses et grises. Ces buttes d’où suintaient des sources froides s’étiraient vers le haut et vers le bas, dissimulant l’horizon. Puis elles s’écartaient et dévoilaient au nord les lointains bleutés de cette fin d’automne.
      Sur la rive du lac inférieur avançaient les mangeurs d’hommes.
      Cela faisait déjà longtemps qu’ils marchaient dans ce paysage automnal. Leurs jambes étaient fatiguées de progresser sur ce sol inégal et leurs yeux étaient las des arbres dénudés et des nuages d’un gris de plomb. Mais malgré tout, leur imagination s’enflammait encore de temps à autre comme du bois de genévrier.
      Ils se frayaient un chemin dans les joncs en se hélant les uns les autres, pataugeaient dans l’argile collante du rivage et maudissaient le dur métier de mangeur d’homme. Dans les buissons, ils découpaient la chair humaine avec de longs couteaux, rongeaient les os des pauvres chrétiens, jusqu’à ce que d’une oreille à l’autre leurs visages soient jaunes du tanin d’aulne, et ils juraient :
      « Tout ce sang ! Nom de dieu, tout ce sang ! »
      En tête marchait le rouquin Jürna, fils d’un journalier. Il tenait dans sa main un gourdin de sauvage hérissé de petites pointes, les jambes de ses bottes jaunes en cuir de veau s’étaient affaissées en entonnoir et on y apercevait la lame d’un couteau.
      Il jurait, crachait, sifflait sans interruption en fourrant ses mains terreuses dans sa bouche. Il roulait des yeux et remuait ses oreilles décollées, à la façon d’un cheval qui entend un craquement dans les roseaux.
      À sa suite, Jaan, le fils du forgeron, un garçon silencieux aux cheveux de lin, jetait des regards furtifs autour de lui. Ses yeux gris se figeaient parfois comme s’il s’endormait, une ombre dissimulait son visage pâle, jusqu’à ce qu’il se réveille au sifflement mystérieux de Jürna. 
      Après eux venait Miili, la fille du charpentier, qui avait la tête ronde comme un bouton, des yeux étroits et portait une jupe jaune. Elle poussait des cris d’effroi mêlés d’éclats de rire, en tenant par la main son petit frère Jass.
      Celui-ci avait un ventre rond, un cou mince et une grosse tête. Il trébuchait dans les herbes drues, qui lui paraissaient infranchissables. Il ne savait rien faire d’autre que pleurer.
      Le basset Sami se traînait en dernier, cahin-caha, les pattes arquées et les griffes serrées. Son poil était d’un jaune tirant sur le brun, couleur de feuille morte, et sous son ventre s’alignaient deux rangées de mamelles.
      En se frayant un passage à travers les iris, les mangeurs d’hommes atteignirent le barrage et descendirent par une trappe. Le lieu était sombre, l’humidité pénétrait les narines, les parois de planches étaient couvertes de mousse, mais une partie du sol restait sèche.
      Comme tout paraissait loin ici ! 
      Au-dessus d’eux, le déversoir laissait couler un filet d’eau qui luisait d’un éclat jaune, mais de l’autre côté du pont s’ouvrait l’immensité pâle du ciel, coupée en deux par une branche dénudée.
      Jaan s’arrêta et écouta le bruit de l’eau. Il lui semblait entendre à l’autre bout du pont une voix familière qui l’appelait et, manquant de perdre l’équilibre, il se mit à courir vers elle. 
      À la surface noire de l’eau tourbillonnaient des bulles jaunes. Les pierres étaient couvertes de taches semblables à des yeux de lézard, et des herbes enchevêtrées dissimulaient les berges. En contrebas commençait une vaste prairie parcourue par les ramifications d’un ruisseau qui serpentaient autour des bouquets d’arbres.  
      Sautant de pierre en pierre, les mangeurs d’hommes atteignirent au milieu du ruisseau une île recouverte de grands aulnes noirs. Entre les massifs luxuriants de cassissiers, de l’herbe pourrissait. De gros campagnols gambadaient dans les feuilles mouillées.
      Les branches dénudées des arbres s’étendaient au-dessus d’eux comme des bras entrelacés. Des lambeaux de ciel froid luisaient à travers les doigts gris de la forêt. Des tourbillons d’eau portaient des feuilles mortes, telles de petites barques noires.
      Puis les mangeurs d’hommes se mirent à marcher à travers la tourbière en direction de la berge. Le sol tanguait sous leurs pieds, ils poussaient des hurlements de peur, Jass pleurait et Sami faillit tomber dans un trou d’eau, mais ils arrivèrent enfin. 
      Une lande de genévriers surgit soudain du marais. Les enfants couraient d’arbre en arbre, le chien aboyait sur les pierres, et tout d’un coup ils se retrouvèrent sur une vaste colline.
      En son milieu, comme sur un crâne, se dressaient deux mâts calcinés par les feux de la Saint-Jean. Ceux-ci avaient laissé sur l’herbe des cicatrices noires. Du verre fondu brillait dans la cendre, comme l’œil de la terre. 
      De là, on voyait à perte de vue. D’un côté, le bleu lointain des forêts, de l’autre, les toits rouges du manoir au milieu des arbres, et en contrebas, la surface du lac, d’un gris de plomb.
      Juste devant les enfants commençaient des collines dont les ondulations rousses s’étendaient jusqu’à l’horizon. De l’autre côté de la vallée se dressait, à flanc de colline, la haute silhouette sombre du vieux four à chaux, avec son toit de tuiles reposant sur des murs bas, semblable à une pyramide.
      Par-dessus ce paysage gris s’étendait un ciel de fin d’automne chargé de nuages cendrés. Ils arrivaient du ponant par petits groupes, filant à vive allure à travers le ciel calme. Leurs contours se brouillaient comme une brume dans la lumière froide et voilée du soir.
      Jaan s’allongea sur le dos dans les herbes sèches, les mains derrière la nuque. Un nuage passa, jetant une ombre pâle sur son visage. Le vent se reposa un instant sur l’échelle des mâts, et il lui sembla entendre à nouveau l’appel de sa sœur dans le lointain.
      « On n’a pas retrouvé Juuli, dit-il tristement, en fermant les yeux. Cela fait trois jours qu’elle a disparu, et personne ne sait où elle est.
      — Moi, je sais, répondit Jürna en enfonçant un clou dans son gourdin. Le distillateur l’a enfermée dans son local.
      — Pourquoi elle serait là-bas ? dit Jaan en redressant la tête.
      — Va savoir ! » répondit Jürna, et à cet instant précis il se blessa au doigt. « En tout cas, je les ai vus de mes yeux, assis sur le coffre à malt, ajouta-t-il en suçant son doigt. À cause de la vapeur, je ne savais plus où j’étais, et je les ai vus en train de rire sur le coffre, les jambes pendantes.
      — Mais personne ne l’a vue depuis trois jours, répéta Jaan d’une voix triste. On l’a cherchée partout, mais on ne l’a trouvée nulle part.
      — Ton père l’a cherchée aussi à la distillerie, enchaîna Jürna en commençant à tracer sur sa botte les contours d’une main. Mais il ne l’a pas trouvée. Je l’ai entendu moi-même discuter avec le distillateur. “Où est ma fille ?” Et l’autre lui a répondu : “Est-ce que je suis chargée de veiller sur ta fille ?” Le vieux s’est mis à crier : “Qu’est-ce que tu as fait avec elle ?” Mais le distillateur a rempli la pièce de vapeur et a sauté par la fenêtre. »
      Jaan restait allongé sans un mot. Ah, qu’il était triste ! Que son cœur était triste !
      Jamais il n’avait vu sa sœur telle qu’il la voyait à présent, allongé dans l’herbe. Il voyait ses yeux flotter dans l’air, ses cheveux et sa jupe bouger sous une brise à peine perceptible. L’air autour de lui était rempli de sa sœur.
      Il la revoyait le matin dans l’arrière-chambre de la forge, en train de se peigner devant un petit miroir, puis traverser l’atelier, et les gars frappaient alors le fer rougeoyant avec tant de force qu’une mer d’étincelles tourbillonnait autour de ses jambes. Elle attrapait sa jupe des deux mains et se précipitait dehors en poussant de petits cris. Les apprentis riaient dans leurs barbes noires de suie.
      Elle se rendait dans l’atelier du charpentier, où les ouvriers rabotaient spécialement pour elle les copeaux les plus fins dans le meilleur bois. Son tablier rempli de copeaux fleurant bon la résine, elle traversait en courant la route pour rentrer chez elle, pendant que les charpentiers plaisantaient dans son dos.
      Elle battait ensuite une pâte dans un bol d’argile, soufflait sur le feu, au point de faire rougir ses joues, et préparait des gâteaux qu’elle saupoudrait de sucre. Jaan lisait un livre sous la fenêtre, mais il voyait du coin de l’œil le feu flamber dans le foyer et entendait d’une oreille le gras grésiller sur la plaque.
      Quand venait le soir, Juuli jetait un fichu sur ses cheveux et s’éclipsait, tandis que le vieux forgeron la maudissait en grommelant. En bas, dans la distillerie, la vapeur sortait de la chaudière, s’élevant autour de la maison comme un nuage d’où s’échappait un sifflement.
      Les nuits d’été, les rossignols chantaient dans le parc du manoir et le parfum des roses se répandait par-delà le mur. En se réveillant, Jaan voyait au clair de lune Juuli se déshabiller en silence et, assise au bord du lit, écouter longuement le chant des oiseaux.
      Il la revoyait assise ainsi, les cheveux déliés sous la rougeur argentée de la lune, les lèvres entrouvertes vers les effluves des roses, tandis que les rossignols chantaient continuellement.
      Mais où était-elle donc passée ? Pourquoi étaient-ils tous si effrayés dès qu’on parlait d’elle ?
      Son père l’avait cherchée avec les apprentis toute la journée du dimanche, au manoir et dans la forêt. La nuit, il avait sondé le lac à la lumière d’une lanterne et, le matin, il avait interrogé sur la grand-route les gens qui se rendaient à la foire. Mais personne ne savait rien.
      Comme dans un rêve, Jaan devinait l’existence d’un secret connu de tous.
      Il revoyait le visage furieux de son père et entendait dans la cour du manoir les femmes qui, rapprochant leurs têtes, chuchotaient entre elles. À travers les nuées de vapeur qui s’échappaient de la distillerie, il eut la vision du jeu terrifiant de la vie.
      Ah, qu’il était triste, que son cœur était triste !
      Entre-temps, Jürna en avait fini avec sa main de sang et en commençait une autre. Le sang coagulait sur sa plaie, mais il la pressa très fort pour la faire saigner et constella ses bottes de motifs effrayants.
      « C’est comme ça que font les Indiens, dit-il. Un jour, je m’ouvrirai les veines et je me peindrai entièrement en rouge. Alors, on m’enterrera comme un Indien. »
      Comme personne ne répondit, il reprit :
      « Quand les Indiens n’ont pas de sel, ils s’ouvrent une veine du bras et boivent du sang salé. Ils peuvent vivre comme ça de leur propre sang dans la prairie pendant des semaines. »
      Mais sa blessure était maintenant complètement sèche et il n’en tira plus la moindre goutte. Il contempla ses œuvres sur les tiges de ses bottes et poursuivit :
      « Quand les Indiens se déplacent, ils portent des sacs de sang sur le dos. Assis autour du feu de camp, ils le versent dans des coupes faites avec des crânes et le boivent. Puis ils remontent leurs manteaux de plumes rouges jusqu’aux oreilles et ils ronflent. »
      Jaan leva la tête vers Jürna et Miili le regarda avec effroi, la bouche ouverte.
      « Et à minuit, un Indien vêtu d’un manteau noir arrive à la lisière de la forêt sur son cheval blanc, il met ses doigts dans sa bouche et il siffle, comme ça ! »
      Jürna fourra ses doigts entre ses lèvres et émit un sifflement si strident que leurs cheveux à tous se dressèrent.
      Les mangeurs d’hommes se levèrent d’un bond et regardèrent autour d’eux, effrayés. Entre-temps, le soir était venu. Au-dessus du paysage gris, les nuages couleur de cendre volaient de plus en plus vite. Ils se hâtaient comme d’effrayants animaux, changeant brusquement de forme. On y voyait des chevaux aux crinières ondulantes, les capes des cavaliers flottaient derrière eux, les étendards claquaient, et un vent froid soufflait dans les nuages.
      Sur les pentes de la colline se dessinaient les formes noires des genévriers, le manoir était loin à l’horizon, les collines filaient comme des vagues vers le lointain, et au milieu, collé au sol, se trouvait le four à chaux.
      Les visages des enfants pâlirent : tout était si effrayant.
      Soudain, Jürna tendit la main vers le four à chaux et cria d’une voix rauque : « Là-bas ! Là-bas ! » Il fourra alors ses pouces dans sa bouche, émit un sifflement strident et commença à dévaler la colline, suivi par les autres.
      Ils zigzaguèrent entre les genévriers. Dans le vallon, l’eau susurra sous leurs pas, puis les buissons disparurent et une butte sèche apparut devant eux.
      À quatre pattes dans les herbes dressées comme des piquants de hérisson, ils gravirent la colline les uns derrières les autres, Jürna en tête, son couteau nu coincé entre ses dents, Sami fermant la marche, rampant comme une chenille.
      De temps à autre, Jürna se plaquait à terre en faisant entendre un sifflement d’alerte, s’appuyait sur ses mains pour se relever et reprenait sa progression. Il ne cessait de jurer intérieurement, de la salive gouttait de son couteau et les chaumes craquetaient sous ses bottes ornées de sang.
      Ils voyaient à présent la masse noire du four à une cinquantaine de pas. Le sol était blanc de chaux, des buissons poussaient à travers des sacs en liber pourris. Une brouette cassée gisait, renversée, ses brancards en l’air ; dans les hautes herbes, des feuillards en bois enchevêtrés comme des serpents formaient une boule sombre. Un sentiment d’abandon planait sur les lieux.
      Jürna siffla de nouveau et fit un signe de ses mains ensanglantées, le couteau entre les dents. Ils se divisèrent en deux groupes : Jürna se glissa sans bruit d’un côté de l’édifice, et le reste de la troupe de l’autre.
      C’était une construction carrée dont les murs dépassaient de terre d’à peine un pied. Sur les quatre côtés s’élevaient abruptement les triangles du toit de tuiles.
      Au ras du sol, le couteau à la main et les yeux écarquillés de peur, Jürna réapparut au coin. Mais il s’arrêta là, stupéfait : sur tout le côté qui n’était pas visible depuis le manoir, des voleurs avaient emporté les tuiles du toit. Les lattes dénudées de la charpente étaient comme le squelette blanc d’un animal.
      Les mangeurs d’hommes s’approchèrent prudemment du bord du mur et regardèrent dans le gouffre du four, où régnait une obscurité totale. Un courant d’air presque imperceptible passait entre les lattes.
      Il se produisit alors devant leurs yeux quelque chose de si fantomatique qu’ils ne le remarquèrent pas tout de suite. Poussé par le courant d’air, un rideau noir s’écarta devant eux d’un mouvement lent et silencieux. Et l’instant d’après, à la hauteur de leur tête, un visage les regarda, les yeux grands ouverts.
      Ils furent frappés de stupeur, mais avant qu’ils puissent comprendre quoi que ce soit, le visage disparut tout aussi silencieusement. Terrifiés, ils reculèrent, sans savoir ce qu’ils avaient vu, les yeux braqués sur l’obscurité.
      Ils virent alors le rideau noir s’écarter de nouveau comme une ombre, et un grand visage empreint de gravité apparut, encadré par de longs cheveux.
      C’était un pendu, que le vent faisait bouger !
      Le couteau tomba de la main de Jürna, il saisit les tiges sanglantes de ses bottes pour qu’il soit plus facile de courir et détala en hurlant en direction du manoir. Pendant quelques instants, on vit encore sa silhouette courbée, tandis qu’on entendait le bruit de ses bottes dans les herbes.
      Jaan et Milli tentèrent de le suivre, mais leurs genoux tremblaient tellement qu’ils étaient comme cloués sur place. Puis ils se rendirent soudain compte qu’entre-temps la nuit était tombée. La terre était enveloppée d’une obscurité impénétrable et on ne voyait plus rien du manoir. La peur enfla en eux si brusquement qu’elle faillit les étouffer.
      Alors Jaan trouva assez de force pour chuchoter d’une voix rauque : « C’était Juuli. »
      Et Miili lui répondit de façon à peine audible : « Oui. »
      Les genoux tremblants, ils retournèrent vers le four. Ils en avaient une telle peur à présent qu’ils restèrent à distance. Mais leurs yeux distinguaient nettement les cheveux flottants de Juuli et son visage qui se détachait dans l’obscurité.
      « Appelle-la, chuchota Miili, peut-être qu’elle est encore en vie. »
      Mais c’est à peine si la bouche de Jaan parvint à émettre un son, pas même un murmure. Il rassembla toutes ses forces, mais ses mots restèrent silencieux. Il chancela et dut se retenir des deux mains à l’épaule de Miili pour ne pas tomber. Ils se tenaient ainsi tous les trois devant la morte, la fillette au milieu, entre les deux garçons.
      Jaan parvint enfin à dire : « Juuli ! Juuli ! »
      En entendant sa propre voix, il reprit courage.
      Il alla se placer contre le mur, mais ses yeux faillirent sortir de leurs orbites quand il pressa son visage contre les lattes et plongea son regard dans l’obscurité.
      Le visage de la morte était tourné vers le haut, un peu penché ; une mèche raide, noire comme la suie, tombait vers le bas. Elle oscillait sans cesse, tournant vers lui tour à tour son visage et sa nuque.
      « Juuli, est-ce que tu m’entends, Juuli ? » cria Jaan. Il prononça encore plusieurs phrases, mais il savait bien que cela ne servait à rien. Puis il se retourna vers Miili : « Elle est morte. » Étrangement, les larmes ne lui montèrent pas aux yeux, il dit simplement : « Je vais la détacher. »
      « Non, non ! » supplia Miili. « Ne la touche pas, ne la touche pas ! Ça me fait peur ! »
      Mais Jaan était déjà monté sur le bord du mur et s’efforçait de passer entre les liteaux de la charpente. Il était soudain parfaitement calme et déterminé. Dans l’obscurité il paraissait grand et fort.
      Il trouva un intervalle plus large et se faufila à l’intérieur. Mais il se rendit compte aussitôt que la morte ne pendait pas à un liteau ni à un chevron mais à une poutre qui traversait la charpente. À tâtons, il trouva l’extrémité de la poutre, mais le corps était trop loin.
      Il se hissa alors à califourchon sur la poutre et commença à avancer ainsi. Il trouva bientôt la corde, mais elle était tenue par un solide nœud qu’il ne parvint pas à dénouer.
      Il s’arrêta un instant dans l’obscurité et ressentit à nouveau la peur, tandis que des étincelles semblaient danser devant ses yeux. Il tourna la tête et regarda derrière lui. Dehors il faisait déjà si sombre qu’il distinguait à peine les liteaux, et, entre eux, la tête noire de Miili.
      « Donne-moi le couteau de Jürna », cria-t-il à Miili, puis il commença à revenir à reculons en faisant glisser la corde le long de la poutre. Mais le balancement du cadavre et le contact de sa main avec les cheveux lui donnèrent la nausée.
      Il arriva enfin près des liteaux et tendit la main, mais ne parvint pas à atteindre le couteau. Il descendit alors de la poutre et fit quelques pas le long du bord intérieur du four, la main toujours tendue
      Soudain, Miili vit la main disparaître dans l’obscurité. Puis un cri retentit et après cela on n’entendit plus rien d’autre dans l’obscurité du four que le bruit d’un corps qui rebondissait sur les pierres.
      Jaan resta quelques instants immobile, étourdi par sa chute douloureuse. Puis il s’assit et tâtonna autour de lui : il se trouvait sur un tas de chaux où poussaient diverses plantes. Il se releva et tendit les bras : de tous les côtés l’entouraient des murs glissants comme du verre.
      Il entendit Miili et Jass crier et il leva la tête.
      Là-haut, le ciel du soir rougeoyait à travers les lattes et juste au-dessus lui était suspendue la forme noire du corps de sa sœur. Soudain, il ressentit à nouveau le courage viril qu’il avait éprouvé en essayant de dénouer la corde.
      « Arrêtez de pleurer ! cria-t-il. Je n’ai rien. »
      Il vit la silhouette noire de Miili apparaître entre les liteaux. Effrayée, elle lui demanda comment il allait.
      Jaan se mit à explorer à tâtons le fond du trou. Il était rond, rempli de pierres et de tas de chaux. Par endroits, la pierre fondue avait rendu les murs glissants comme de la glace, ailleurs ils étaient troués et bosselés.
      Jaan tenta d’escalader le mur en s’aidant des reliefs, mais il tomba aussitôt en arrière sur un tas de chaux. Il fit plusieurs tentatives, mais toutes échouèrent.
      Il se souvint alors qu’il devait y avoir en bas du four une porte qui débouchait du côté de la vallée. Il chercha longtemps, à quatre pattes, avant de la trouver enfin. Mais elle était cachée jusqu’à la voûte derrière un amas de pierres, de chaux et de terre et il comprit après quelques instants qu’il serait impossible de l’ouvrir à mains nues.
      « Pas moyen de sortir » dit-il avant de s’asseoir, épuisé.
      Il entendit Miili s’exclamer : « Mon dieu, qu’est-ce qu’on va devenir ! » Elle pleurait et Jass sanglotait.
      Leurs pleurs lui redonnèrent du courage.
      « Ne pleurez pas, répéta-t-il, rentrez à la maison et dites-leur que Juuli et moi sommes ici. » 
      « Non, je n’irai pas ! se lamenta Miili. Je n’ose pas. Et je ne veux pas te laisser tout seul ici. »
      « Mais je ne peux pas sortir », répondit le garçon depuis la fosse.
      « Alors je vais rester ici avec toi toute la nuit, hoqueta Miili. Si tu restes, je reste aussi, répéta-t-elle, le souffle coupé par les sanglots. Entre-temps Jürna aura prévenu tout le monde, ils seront là cette nuit. »
      En échangeant ces paroles, ils comprirent pleinement ce qui s’était passé. Ils tournèrent en silence leur regard vers le cadavre de Juuli, mais, les yeux brouillés par les larmes, ils ne voyaient plus rien.
      Ils s’écroulèrent et faillirent se dissoudre dans le flot ininterrompu de leurs larmes. Leurs cœurs étaient sur le point de se rompre sous l’effet de leur immense douleur et leurs maigres corps gémissants étaient agités de soubresauts.
      Il n’y avait plus autour d’eux de nuit terrifiante, d’endroit effrayant, ni de cadavre repoussant. Ne restait que le corps sans vie de celle qui avait été pour eux une amie, une camarade de jeux ou une sœur aînée.
      La laideur de sa mort ne signifiait rien. Seules comptaient pour eux les souffrances de la défunte et sa disparition irrémédiable. Aucune force ne pouvait défaire son acte. Le linceul noir de la mort avait recouvert toute possibilité.
      « Plus jamais ! se lamentait Jaan. Plus jamais ! »
      Quand ses yeux furent enfin secs, il se redressa en tremblant et s’assit. Sa tête bourdonnait et ses yeux ne distinguaient même plus l’obscurité sinistre. Il entendait les sanglots de Miili comme à travers un épais brouillard.
      Il regarda autour de lui, mais les ténèbres veloutées dissimulaient tout. Il sentit alors une odeur de plante et de chaux humide qu’il n’avait pas encore remarquée.
      Il leva les yeux : le ciel s’était éclairci, quelques étoiles dansaient à travers les liteaux et il sentit une fraîcheur dans l’air.
      « Miili ! cria-t-il, Miili ! »
      Il n’eut pour toute réponse qu’un faible sanglot.
      « Est-ce que Jass est avec toi ? demanda-t-il. Et Sami ?
      — Oui, répondit la fillette d’une voix à peine audible.
      — C’est bien », dit le garçon, et il se tut. Il resta assis et regarda pensivement vers le haut. Comme le temps passait lentement ! Quelle heure pouvait-il être ? Les étoiles brillaient de plus en plus nettement. Et le garçon grelottait de froid.
      « J’ai froid, dit-il en claquant des dents.
      — Froid ? demanda Miili, en cherchant autour d’elle. Attends un instant. » Elle défit prestement les rubans qui tenaient sa jupe dans son dos et fit passer l’habit entre les lattes. « Attrape ! cria-t-elle. Enveloppe tes jambes là-dedans. »
      La jupe tomba comme un sac sur la tête du garçon.
      Miili se rassit par terre, les jambes couvertes de son seul jupon fin. Jass pleurait en somnolant. Miili le prit contre elle et se mit à le bercer. Il s’endormit bientôt. Des hoquets le secouaient encore par moments dans son sommeil. Sami se roula en boule sur les jambes de la fillette et s’endormit. Miili se balançait d’avant en arrière pour lutter contre le froid, puis elle sentit que l’enfant et le chien la réchauffaient. Elle cessa de pleurer.
      Depuis la fosse lui parvint alors la voix de Jaan.
      « Je me demande pourquoi Juuli s’est tuée. Qu’est-ce qui a pu la pousser à faire ça ?
      — Tu ne sais pas ? répondit Miili en berçant l’enfant. Elle ne pouvait plus vivre. Le distillateur l’avait quittée.
      — Oui, répondit le garçon, pensif. Mais ce n’est pas une raison pour mourir.
      — Ma mère a dit qu’elle attendait un enfant.
      — Un enfant ? » s’étonna le garçon. C’était si inattendu qu’il resta un moment silencieux. « Pourquoi un enfant ? demanda-t-il.
      — À cause de son amour pour le distillateur », répondit la fillette.
      « Amour » : Jaan avait beaucoup entendu ce mot, de même que l’expression « avoir des enfants ». Mais se pouvait-il que les enfants naissent de l’amour et qu’on meure ensuite à cause d’eux ?
      « Pourquoi elle l’aimait, si ça doit se terminer si mal ? demanda-t-il.
      — On ne peut rien contre l’amour, répondit-elle. Quand il arrive, on ne peut rien y faire. » Elle berçait l’enfant. « C’est comme le sommeil, comme de dormir dans des oreillers de plume et de rêver d’une montagne de bonbons ». Elle soupira. « Et après, les enfants naissent. »
      Ils avaient tous les deux entendu et constaté cela. Même la manière dont on faisait les enfants n’était pas un secret pour eux. Et pourtant, tout semblait si étrange. Chaque petite chose était pleine de mystère ! Ils avaient l’impression de comprendre tout cela pour la première fois.
      Ils restaient assis, le visage pâle, la poitrine transpercée de douleur, comme si le malheur du monde avait pris leurs cœurs dans ses mains froides. La nuit leur soufflait sans discontinuer des pensées et des sentiments inconnus, menaçant de les engloutir — une nuit fraîche au clair des étoiles.
      Jaan leva le regard : les étoiles s’allumaient, de plus en plus nombreuses. Depuis l’obscurité de son trou, elles lui semblaient grandes et brillantes. Le monde ici-bas était froid et pur, tandis que les hauteurs semblaient brûler dans le feu d’énormes astres.
      À la lumière des étoiles, ses yeux distinguaient désormais les parois du four. Les pierres vitrifiées étincelaient d’un éclat vert et bleu, telles des fleurs de givre en train d’éclore au-dessus de lui. Les rayons se réfractaient sur les surfaces colorées, comme si Jaan se trouvait dans un puits fait de pierres à sceau.
      L’amour, pensa-t-il en observant le corps de sa sœur. C’était donc cela l’amour ? Et il se rappela tout ce qu’il avait lu et entendu à ce sujet. Il savait que c’était une douleur exquise que l’on recherchait, une folie heureuse qui contraignait à faire ce qu’on ne voulait pas et à ne pas faire ce qu’on voulait faire. Et pour finir, la flamme ardente de l’amour s’étendait jusqu’au seuil obscur de la mort.
      Il se leva et palpa ses membres endoloris. Ah, que son corps et son cœur le faisaient souffrir ! Il aurait voulu de nouveau pleurer à cause de cette douleur, pleurer longuement, en homme. Mais il sentit alors la jupe autour de ses jambes.
      « Miili ! cria-t-il. Miili !
      — Tais-toi, répondit-elle doucement, le petit s’est endormi ».
      Elle fredonna une berceuse à l’enfant sur ses genoux. Elle ressemblait à une jeune mère dans la nuit automnale, au milieu des collines désertes. Dans l’immensité de ce paysage, il n’y avait rien d’autre qu’eux trois, à côté de ce four à chaux oublié. Du noir, rien que du noir sur cet espace vide de toute présence !
      Soudain, elle vit une flamme vacillante s’allumer à l’horizon, puis une deuxième, et une troisième. Elle se leva d’un bond, effrayée, et, l’instant d’après, se mit à crier de joie :
      « Ils arrivent, ils arrivent !
      — Qui ça ? » demanda le garçon du fond de son trou.
      — Ils viennent du village pour nous chercher ! »
      Elle ne tenait plus en place, mais sautillait d’une jambe sur l’autre, tenant dans ses bras l’enfant alourdi par le sommeil.
      Les lumières se rapprochaient et grossissaient de plus en plus. Elles montaient les collines, descendaient dans les vallons, sans que l’on puisse distinguer ceux qui les portaient. On aurait dit qu’un cortège de boules de feu jaunes traversait les champs dans la nuit.
      Miili s’écriait à tout instant : « Ils descendent dans la vallée. » Puis : « Là je ne les vois plus » Puis : « Maintenant ils remontent sur la colline ».
      Des formes humaines se détachèrent dans l’obscurité. Jürna courait en tête, ses cheveux dressés paraissaient rouge sang à la lueur des lanternes. Derrière lui se hâtaient les forgerons, leurs grands tabliers de cuir claquaient, leurs galoches tapaient contre les pierres, et sous les énormes lanternes leurs visages couleur de suie paraissaient noirs comme du charbon.
      « Où sont-ils maintenant ? demanda le garçon qui sautillait d’un pied sur l’autre.
      — Ils sont en train de grimper la colline », répondit la fillette et elle ajouta soudain : « Surtout, surtout ne leur montre pas ma jupe ! »
      Sa voix était fragile comme le rougissement d’une aube virginale sur la ligne pudique de l’horizon.

Traduit de l’estonien par Armande Baret, Jules Bouton, David Martin, Françoise Sule et Antoine Chalvin