Veronika Hilfseele était psychologue de formation. Conseiller les autres, éclairer les recoins les plus secrets de leur vie intérieure était sa grande passion. Après l’université, elle travailla dans plusieurs lycées, puis quelques années dans un centre de conseil familial, mais c’est à l’hôpital psychiatrique de la rue Wismari, à Tallinn, qu’elle trouva sa véritable vocation. Là, elle soigna et accompagna pendant près de dix ans des alcooliques, des psychopathes, des schizophrènes et autres personnes bloquées dans une impasse de l’existence. Elle était capable d’écouter avec une patience maternelle infinie les épaves humaines les plus pitoyables.
Son mari, en revanche, Veronika Hilfseele le choisit parmi les gens qui n’avaient pas besoin d’aide : un homme fort, équilibré, sain d’esprit, haut fonctionnaire dans l’inspection technique des bâtiments, dont le salaire leur permit d’obtenir rapidement tout ce dont ils avaient besoin pour mener une vie confortable. Après leur mariage naquirent à quelques années d’intervalle trois adorables enfants aux joues roses, et Veronika fut contrainte de renoncer pour longtemps au travail qu’elle aimait afin de se consacrer à sa vie de famille.
Les années passèrent. Les enfants grandirent, devinrent plus autonomes, et les tâches domestiques quotidiennes commencèrent à l’ennuyer. Il était temps de penser de nouveau à elle. Comme Veronika Hilfseele était une femme entreprenante et pleine d’initiative, elle réussit un jour à ouvrir dans la vieille ville un petit cabinet libéral de psychologie.
Elle pouvait désormais recevoir à nouveau, quatre à cinq heures par jour, des personnes en détresse psychique, écouter leurs problèmes et leur prodiguer les conseils nécessaires pour affronter la vie. Elle voyait environ trois à quatre patients par jour et demandait des honoraires relativement élevés, mais les gens étaient disposés à payer très cher pour pouvoir se délester de tout ce qu’ils avaient sur le cœur. Ce travail qu’elle aimait tant permit surtout à Véronika de redevenir joyeuse et satisfaite de sa vie.
Après ses consultations, Madame Hilfseele avait coutume de s’arrêter dans une petite pâtisserie de la rue Pikk. Elle s’installait à une table près de la fenêtre, commandait un bon café accompagné d’un petit gâteau et observait l’agitation de la rue. Elle aimait regarder les gens qui rentraient du travail, fatigués, le visage morne, portant de lourds sacs de courses. Elle éprouvait pour eux une compassion silencieuse, car la nature l’avait dotée d’un cœur vaste et compréhensif.
Un jour, attablée devant son café et son gâteau habituels, alors qu’elle observait comment le vent de cette fin d’été enveloppait les passants de tourbillons de poussière et de sable, son regard distrait fut littéralement capté par un homme. Il se détacha du flot de la foule, entra dans la pâtisserie et se trouva soudain devant elle. Ce passant parmi d’autres, un grand homme chauve, n’avait pas de sac pesant à la main et son visage n’était pas celui de quelqu’un qui revient du travail. Ses grands yeux attentifs luisaient d’un éclat étrange. Il resta un moment debout sans rien dire, fixant Veronika d’un air un peu hésitant. Puis il hocha la tête et se dirigea vers le comptoir. Lorsqu’il revint avec deux cafés et cinq petits gâteaux au rhum, il s’inclina vers elle avec un sourire et s’assit à sa table sans lui demander la permission.
« Oui, c’est bien ça, c’est exactement cela ! s’exclama-t-il en se frottant les mains de contentement.
— Hé là ! hé là ! Qu’est-ce qui vous permet… ? s’indigna Veronika face à une telle audace.
— Ne vous inquiétez pas, je vais tout vous expliquer. Dès que je vous ai vue par la vitrine, j’ai su tout de suite que vous — et vous seule — pouviez m’aider à résoudre mon problème. Je le vois à votre visage et à votre attitude. Vous êtes quelqu’un qui aide les autres. Je me trompe ? »
Même si ce comportement intrusif la dérangeait, Veronika se radoucit quelque peu, car le destin l’avait effectivement dotée d’un don pour comprendre et aider les âmes en souffrance. Mais comment ce curieux individu pouvait-il le savoir ? Avait-il entendu parler d’elle par un de ses patients ?
« Très bien, répondit-elle après un moment de réflexion. Je veux bien vous écouter, et peut-être même vous aider, mais sur ce point je ne peux évidemment rien vous garantir. Expliquez-moi ce qui vous tracasse.
— Voilà. Ces derniers temps, ma vie est perturbée par un rêve très intéressant, mais aussi assez dérangeant, et je ne sais plus comment m’en débarrasser. Dès que je m’endors le soir, ce rêve resurgit, avec son petit orchestre et son administrateur officiel.
— Son administrateur ?
— Oui, monsieur Skalpman, l’administrateur officiel de mes territoires oniriques. Du moins c’est ainsi qu’il se présente habituellement. Bref, à peine endormi après une longue et épuisante journée, je me réveille aussitôt dans une sorte de nouveau jour où ce fonctionnaire apparaît pour me presser d’agir et de faire vite, car, me dit-il, le Maître m’attend déjà depuis longtemps, sa patience est à bout et il est assez énervé. Sans me laisser le temps de répondre, il me pousse dans une minuscule voiture où sont déjà installés deux passagers corpulents. Skalpman, qui est encore plus gros qu’eux, s’y introduit également, ce qui rend ma position très inconfortable.
— Hum, très intéressant, fit Veronika en sirotant son café. Vous avez mentionné un “Maître”. Décrivez-le-moi, s’il vous plaît. À quoi ressemble-t-il ?
— Patience, Madame, j’y viens. La voiture dans laquelle nous partons est si vieille qu’elle crache une épaisse fumée noire à l’avant comme à l’arrière et que nous avançons à peine plus vite que les piétons. Le bon côté de la chose, c’est que le petit orchestre qui nous suit — trois violonistes, un trompettiste et un tambour — ne reste jamais trop loin derrière nous. À vrai dire, je ne comprends pas pourquoi ils doivent nous suivre, car je ne les ai jamais entendu jouer le moindre morceau… Mais prenez donc un gâteau, Madame, je les ai achetés pour vous !
— Merci, j’ai déjà dépassé ma dose de sucreries pour aujourd’hui. Continuez votre récit, c’est très intéressant.
— Je les mangerai alors. Donc, en nous rendant chez le Maître, nous traversons plusieurs villes médiévales à l’architecture fascinante et des paysages extraordinaires aux reliefs toujours variés. Il arrive que nous devions descendre de la voiture et la pousser pour lui faire franchir une butte ou un sommet trop escarpé. Dans ces cas-là, Skalpman réquisitionne aussi les musiciens. En chemin, il me signale avec enthousiasme diverses curiosités locales, qui ne sont souvent qu’une banale plateforme à lait ou une borne kilométrique, mais, étrangement, quand mon attention est attirée par un merle noir gros comme une dinde ou une maison montée sur des jambes de cigogne et que je lui demande l’explication de ces phénomènes, il éclate de rire et me répond qu’il n’a pas de temps à perdre avec des choses aussi triviales.
« Pendant tout le trajet, il houspille le chauffeur, le pique de temps à autre avec son parapluie pour qu’il aille plus vite — sinon, dit-il, nous risquons vraiment d’arriver en retard chez le Maître, et là, ce ne serait pas drôle du tout. Il devient particulièrement nerveux quand nous traversons une antique cité d’une grande valeur culturelle, où les gens tiennent à la main des livres ou des fleurs et où personne ne semble pressé. Dans ce genre d’endroit, Skalpman rentre la tête dans les épaules, se met à transpirer à grosses gouttes et pince le chauffeur comme si celui-ci était coupable de quelque chose. Il fait de même quand nous traversons de magnifiques paysages où il serait très agréable de s’allonger parmi les fleurs et de regarder passer dans le ciel les nuages immaculés. Mais quand j’en exprime le souhait, Skalpman ne me le permet jamais. « Ce genre d’oubli de soi est très dangereux ! » me chuchote-t-il à l’oreille, sans m’expliquer en quoi consiste précisément le danger.
« Quand nous avons parcouru ainsi d’immenses distances à travers des paysages enchanteurs, sans jamais pouvoir descendre, Skalpman finit toujours par trouver une bourgade poussiéreuse et ennuyeuse où une courte halte est prévue. Dans ces villages gris et mornes, il disparaît aussitôt avec ses deux acolytes et les musiciens pour aller se soûler dans quelque taverne locale, me donnant l’ordre de les attendre près de la voiture. Bien entendu, je profite de l’occasion pour m’éclipser discrètement et me réfugier dans une grange sombre ou un appartement, en demandant à de braves gens de me cacher pour me permettre d’échapper à cette odieuse compagnie. À contrecœur, les habitants m’aident, me dissimulent dans une vieille armoire, entre des peaux de renard rongées par les mites, ou dans une arrière-chambre à l’odeur de renfermé où se trouve parfois, assise sur le bord du lit, une servante aux formes bibliques ou une orpheline maigre et mélancolique. Il arrive alors que je tombe amoureux de la jeune fille et que je lui présente sur-le-champ une demande en mariage, qu’elle accepte généralement, à ma grande joie. Mais mon bonheur ne dure jamais longtemps : au bout de dix jours tout au plus, la bande de Skalpman me retrouve. L’ivresse, les nuits sans sommeil et la débauche avec les serveuses ont laissé leur marque sur leurs visages fatigués, mais ils me traînent hors du lit nuptial et m’obligent à les suivre. Je soupçonne qu’il existe dans le territoire des rêves un système d’espionnage particulièrement perfectionné. Comment expliquer autrement qu’ils me retrouvent toujours, même dans mes cachettes les plus parfaites ?
« Ces petites tentatives de révolte et de fuite entraînent invariablement un long et pénible processus punitif. Pour commencer, monsieur Skalpman me sermonne longuement, sur un ton paternel, me pressant de me repentir, tout en me pinçant douloureusement la joue à plusieurs reprises. Ensuite, il me force à exécuter quarante-quatre flexions, bras tendus vers l’avant, suivies de la phase la plus désagréable du châtiment : tandis que ses deux compagnons me tiennent solidement par les bras, Skalpman sort de sa poche une grenouille vivante, m’ordonne de rejeter la tête en arrière et d’ouvrir la bouche, puis laisse tomber l’animal dans ma gorge. Vous imaginez à quel point c’est répugnant. La pauvre bête continue à se débattre en moi un bon moment, en cherchant la sortie, jusqu’à ce que mes sucs gastriques finissent par avoir raison d’elle. C’est seulement alors que la punition prend fin et que le voyage reprend.
« Mais plus nous approchons de notre destination, plus j’ai l’impression qu’on me mène en bateau, que cette histoire de rendez-vous avec le Maître n’est qu’un leurre destiné à endormir ma vigilance, et que je vais bientôt être assassiné dans un endroit isolé comme un moins que rien. Ce pressentiment devient soudain une certitude, et cette révélation me donne une force incroyable. Je n’ai plus l’intention de me laisser faire. J’attends l’instant propice, et dès qu’il se présente, je me jette sur monsieur Skalpman avec la force d’un tigre et je l’étrangle, si vite que le reste de la bande n’a même pas le temps de pousser un cri. Voyant ma force sauvage et ma détermination à lutter jusqu’à la dernière goutte de sang, les autres échangent un regard puis détalent chacun dans une direction différente. Quant à moi, j’ai eu le temps de me calmer, je descends de la voiture, m’étire avec volupté et me dis que c’est donc cela, la liberté.
« Je continue à marcher d’un pas tranquille, l’esprit léger et serein, sur la route de gravier encadrée de vieux bosquets d’aulnes. Entre les troncs, j’aperçois un ancien parc de manoir. Et Madame — notez bien ce détail étrange —, je le vois toujours pour la première fois ! Je me dirige alors dans cette direction. Le parc est envahi par la végétation. On voit qu’il n’a pas été entretenu depuis plusieurs décennies. Et pourtant, tout annonce qu’une prairie merveilleuse va bientôt s’ouvrir devant moi, avec en son centre un château de mille pièces. Des oiseaux inconnus et audacieux emplissent mes oreilles de leurs trilles enivrantes. Je continue à marcher sans but, admirant la lumière tremblante du soleil à travers le feuillage des grands arbres centenaires. J’arrive enfin au bord d’une clairière étincelante de fleurs et de papillons, pleine de parfums sucrés et du bourdonnement des abeilles sauvages. Mais le château que j’espérais n’y est pas. À la place, je vois au centre de la prairie un homme assis sur un tabouret bleu, en train de lire un journal. Un manteau d’automne sur les épaules, un bonnet jaune à pompon sur la tête, il détonne dans le paysage. J’erre un moment dans la prairie parfumée, les mains dans le dos, les yeux levés vers les nuages, essayant de maintenir l’homme hors de mon champ de vision, mais c’est impossible. Comme il est au centre de la clairière, je le vois toujours du coin de l’œil, assis sur son ridicule tabouret à lire son journal. Finalement, je cède, je m’approche de lui à pas feutrés, par-derrière, et je lui touche doucement l’épaule. Mais il ne sursaute pas, ne se retourne même pas. Il se contente de tourner une page de son journal et me demande, sans avoir l’air d’y attacher de l’importance : “Où étais-tu si longtemps, Jakob ?”
« Après cela, pour quelque raison, je me réveille aussitôt et, les yeux grands ouverts, je m’entends répéter cette même question : “Où étais-tu si longtemps, Jakob ?” »
L’homme interrompit là son récit. Il vida d’un trait sa tasse de café et regarda en silence Veronika Hilfseele.
Elle aussi resta longtemps silencieuse. Elle toussota, mordit distraitement dans son gâteau, ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, mais se ravisa. Il semblait que, même pour elle, ce cas était particulièrement complexe.
« Est-ce que vous pouvez m’aider ? demanda l’homme au bout d’un moment.
— Hum… Je pense que oui, répondit Veronika. Je dois toutefois vous prévenir : il s’agit d’un cas extrêmement compliqué et il ne faut pas s’attendre à des solutions simples. Mais d’après mon expérience, j’ose dire que je sais où est le nœud de l’affaire.
— Quelle chance ! s’écria le chauve en applaudissant de joie.
— Ne vous réjouissez pas trop vite. J’ai encore quelques questions importantes à vous poser. Donc, Jakob — c’est bien votre nom, n’est-ce pas ? Revenons très loin en arrière, à l’époque où vous étiez enfant. Avez-vous de bons souvenirs de votre enfance ?
— Pour être franc, pas tellement. Mais que voulez-vous savoir, exactement ?
— Étiez-vous heureux ? Vos parents s’entendaient-ils bien ? »
L’homme devint pensif.
« Mon père buvait assez souvent, dit-il après un long silence. Et quand il était ivre, il se comportait parfois bizarrement : il accusait ma mère de choses qu’elle n’avait jamais faites, comme de coucher avec le premier venu… Il lui arrivait même de la frapper. Mais quand il était sobre, ils s’entendaient plutôt bien.
— Voilà, fit Veronika en hochant la tête. Nous approchons de votre secret. Je crois que vous avez subi un traumatisme psychique sérieux durant votre enfance. Et l’enfance, vous savez, c’est le fondement de toute notre vie. Voir son père frapper sa mère, ça ne s’oublie jamais. Cela s’imprime dans les recoins de l’inconscient et se manifeste plus tard sous forme de névrose, si l’on n’est pas aidé à temps. Bien. Passons à la question suivante : à quel âge et dans quelles circonstances avez-vous eu vos premiers contacts avec le sexe opposé ?
— Mes premiers contacts… ? Vous voulez dire… au sens érotique ?
— On peut dire ça, oui. Je veux savoir si cela s’est passé normalement ou s’il y a eu là aussi quelque chose de traumatisant. Essayez de vous souvenir. »
L’homme baissa les yeux. Il semblait mal à l’aise.
« Je comprends que le sujet soit délicat, mais si vous voulez vraiment que je vous aide, vous devez me dire la vérité.
— Si vous permettez, je vais nous chercher encore deux cafés et deux gâteaux. J’ai besoin de prendre un peu de courage.
— Pas de gâteau pour moi ! déclina Veronika. Mais un autre café, pourquoi pas.
— Je reviens tout de suite », fit l’homme en se levant vivement pour aller au comptoir.
Veronika Hilfseele regarda par la fenêtre d’un air enthousiaste. Elle se sentait fraîche, joyeuse et pleine de force. Elle était sans doute en présence du cas le plus intéressant de toute sa carrière. La solution à la curieuse névrose de cet homme ne serait certainement pas facile à trouver, mais en professionnelle expérimentée, elle entrevoyait déjà la direction à prendre, les questions à poser pour aider son patient à se libérer peu à peu de ses troubles. Pour la première fois depuis longtemps, elle avait l’impression d’être en pleine possession de ses moyens créatifs.
Pendant ce temps, trois hommes étaient apparus de l’autre côté de la vitrine. Les mains en visière au-dessus des yeux, ils scrutaient l’intérieur du café. Ce comportement parut à Veronika quelque peu inconvenant, mais elle n’y accorda pas davantage d’attention, absorbée qu’elle était par le cas de son nouveau patient. Ce n’est que lorsque l’homme chauve revint à la table avec les cafés et se mit soudain à trembler de tout son corps qu’elle regarda de nouveau à l’extérieur.
Les trois petits hommes trapus, les visages hilares, discutaient entre eux avec animation, jusqu’à ce que celui du milieu se remette à scruter l’intérieur du café et fasse un signe de l’index pour inviter le chauve à sortir.
En les observant plus attentivement, Veronika trouva ces hommes étrangement familiers. Mais comment était-ce possible, alors qu’elle ne les avait jamais vus de sa vie ? Ils continuaient à papoter devant la vitrine, adressant à Jakob des signes de plus en plus expressifs pour l’inciter à les rejoindre.
Veronika fronça les sourcils. Déconcertée, elle se tourna vers son patient et aperçut sur ses lèvres un sourire triste.
« Vous voyez, dit-il d’un ton résigné, ils finissent toujours par me retrouver. Peu importe la taille de la ville où nous passons, peu importe l’endroit où je me cache, ils y parviennent toujours. Même ici, dans cette ville aux rues sombres, il ne leur a pas fallu plus de cinq jours pour retrouver ma trace. »
Quand il prononça ces dernières paroles, il était déjà en train de boutonner son manteau. Il vida sa tasse en quelques gorgées et, s’inclinant légèrement, déclara :
« Adieu, Madame. Ce fut un plaisir de passer ce moment en votre compagnie. »
Lorsqu’il sortit du café pour rejoindre les trois compères, celui du milieu lui pinça immédiatement la joue, puis leva l’index et lui parla longuement. Ensuite, il lui fit comprendre d’un geste qu’il devait faire des flexions. Jakob tendit docilement les bras en avant et exécuta précisément quarante-quatre flexions. Quand il eut fini, les deux autres hommes lui prirent chacun un bras, tandis que le chef du groupe sortait de la poche intérieure de sa veste une grenouille gigotante, qu’il souleva en l’air en la tenant par les pattes. Sous les yeux médusés de Veronika Hilfseele, son patient pencha lentement la tête en arrière, ouvrit la bouche aussi grand qu’il le pouvait, et le petit gros laissa tomber la grenouille dans la gorge de Jakob, en lui pinçant le nez de l’autre main jusqu’à ce que la bête soit entièrement avalée.
Lorsque ce rituel étrange fut terminé, les trois hommes donnèrent quelques tapes dans le dos de Jakob, comme pour se réconcilier. L’un d’eux lui offrit même une cigarette. Puis ils se remirent en route, se hâtant dans la lumière rougeoyante du soir en direction des portes de la ville.
Veronika Hilfseele, qui avait assisté en silence à toute la scène, resta un moment assise, incapable de remuer le moindre muscle. Elle avait l’impression qu’un engin très lourd venait de lui rouler dessus. Reprenant peu à peu ses esprits, elle se tâta le visage, les bras, la poitrine. Tout semblait intact, et pourtant elle avait le sentiment que quelque chose en elle s’était brisé. Elle se leva enfin très lentement et sortit du café en chancelant sous l’effet d’un vertige.
En arrivant chez elle, de légers frissons la saisirent. Elle prit sa température et constata qu’elle avait plus de trente-huit de fièvre. Elle jugea plus prudent de se mettre au lit. Heureusement, ses filles et son mari étaient à la maison et prêts à prendre soin d’elle. Veronika se laissa couvrir de couvertures chaudes. Un faible sourire aux lèvres, elle se disait qu’il n’y avait pas de mal sans bien. Oui, il y avait même quelque chose d’agréable à être malade, pour la première fois depuis très longtemps, à sentir qu’elle avait des proches qui s’inquiétaient pour elle, qui lui apportaient au lit une tisane de tilleul et… qui l’aimaient. Les joues en feu, Veronika Hilfseele s’enfonça alors dans un sommeil très doux, comme une enfant.
Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin