Voyage au bout du monde

1.

     Des coups impérieux furent frappés contre la porte.
     Puis une autre série de coups.
     Naatan Vaeras ouvrit les yeux en sursautant et regarda le réveil.
     Il était seulement six heures et quart. Et de surcroît, c’était un dimanche.
     « Bon sang ! Qui ose venir me réveiller un dimanche matin ? » se demanda-t-il, furieux, puis il remonta la couverture sur sa tête.
     Mais on frappa à nouveau, et même plus fort qu’avant.
     « Va donc voir qui c’est ! » marmonna sa femme à travers son sommeil.
     Il écarta la couverture en grognant, enfila sa robe de chambre et se traîna jusqu’à la porte.
     « Qui est là ? » demanda-t-il.
     Pas de réponse.
     « Nom d’une pipe ! Qui est là ? » répéta Naatan. Derrière la porte, le silence régnait toujours.
     Il regarda par le judas, mais ne vit personne. Pourtant, il n’osait pas ouvrir. Il y avait eu des cas où des gens, après avoir ouvert leur porte par curiosité, s’étaient fait assommer d’un coup de marteau par un voyou caché derrière le coin, qui s’était ensuite introduit dans l’appartement et avait volé tous les objets de valeur.
     Naatan écouta encore attentivement en collant l’oreille contre le battant, puis il abandonna et retourna se coucher. Mais il ne parvint pas à se rendormir. Des pensées inquiètes l’envahirent. Qui avait bien pu sonner à sa porte de si bon matin ? Que lui voulait-on ? Quelqu’un avait-il une nouvelle urgente à lui annoncer ? Ne ferait-il pas mieux d’appeler la police ?
     Au bout d’un moment, il se releva et retourna lentement près de la porte. La curiosité le tenaillait. Prudemment, il tourna la clé dans la serrure, enleva la chaîne et jeta un coup d’œil à l’extérieur. Comme on pouvait s’y attendre, il n’y avait plus personne. Naatan s’apprêtait à rentrer lorsqu’il aperçut soudain une enveloppe blanche posée sur le paillasson. Il regarda à droite et à gauche dans la rue, saisit l’enveloppe et verrouilla rapidement la porte derrière lui.
     Un peu excité, il se rendit tout droit dans la cuisine et ouvrit l’enveloppe. À l’intérieur se trouvait une brève lettre écrite à l’encre noire :
     
     Cher Naatan Vaeras,
     Nous avons le plaisir de t’informer qu’après avoir longtemps réfléchi et débattu, nous avons décidé de te léguer notre navire. Il s’agit d’un navire construit spécialement pour voyager au bout du monde. Si tu te mets en route avec lui, tu peux être assuré qu’il te conduira un jour à destination. Certes, le voyage sera long, semé d’embûches et de dangers, et nul n’est protégé contre la malchance, mais l’essentiel dépend de toi.
     Le navire t’attend au sommet d’une dune à Piirumi, entre Tahkuranna et Häädemeeste.
     Bon voyage !
     « ( O ) »
     
     
L’étonnement de Naatan fut grand. Le texte était écrit dans une belle calligraphie ancienne. Mais quel étrange message et quelle curieuse signature ! Un navire qui devait le conduire au bout du monde et qui l’attendait sur une dune à Piirumi… Il éclata soudain de rire.
     « C’est sûrement un de mes collègues qui me fait une mauvaise blague », songea-t-il, rassuré, et il fourra la lettre dans la poche de sa robe de chambre.
     Un peu plus tard, lorsque sa femme et sa fille se furent réveillées à leur tour et vinrent boire leur café dans la cuisine, elles lui demandèrent qui était venu les déranger de si bon matin. Il haussa les épaules et répondit qu’il devait s’agir de quelque vagabond. Sans savoir lui-même pourquoi, il ne parla pas de la lettre.
     Le soir de ce même jour, en fumant sur le balcon, Naatan Vaeras se rappela soudain qu’autrefois — quinze ans auparavant, ou même plus —, il avait effectivement rêvé d’un tel navire : un bateau construit de telle sorte que l’on pourrait entreprendre avec lui, au mépris de toutes les lois de la nature, un voyage au bout du monde. Ce rêve l’avait hanté à l’époque pendant assez longtemps, et il était d’autant plus étrange qu’il ne s’en soit pas souvenu immédiatement en recevant cette lettre.
     En fumant sa cigarette et en observant le disque rougeoyant du soleil, Naatan revécut avec une acuité à la fois douce et douloureuse ses sentiments et ses pensées de jadis. Aussi lentement que les nuages d’un matin d’été, ses anciens rêves remontèrent des profondeurs de sa mémoire et, presque malgré lui, il laissa ces émotions l’envahir de nouveau. Tout comme autrefois, ces rêves lui murmuraient que, bien que l’on sache depuis longtemps que la Terre est ronde, bien que tous les océans soient déjà cartographiés, que les îles les plus lointaines et toutes les plantes et tous les animaux marins aient déjà reçu un nom, l’âme humaine restait habitée par cet étrange désir de construire un navire qui s’affranchirait des lois de la nature et conduirait son bâtisseur, par-delà les mers et les océans, jusqu’au bout du monde, à l’endroit où le ciel et la terre se rencontrent, où toutes les routes et tous les désirs aboutissent et où le temps n’a plus de prise sur l’homme, là où la mer se déverse à grand fracas par-dessus la margelle du monde, où sur les îles embrumées poussent des prêles immenses et des arbres-fougères, où vivent des géantes à la voix d’oiseau, des centaures lubriques et des demi-dieux sauvages… Pourquoi l’homme n’a-t-il pu arracher ce désir de son esprit, alors qu’il serait pourtant grand temps ?
     Naatan se souvint encore qu’il avait vu en rêve différents voyages au bout du monde : certains étaient redoutables, pleins de tempêtes destructrices et de monstres marins ; dans d’autres au contraire, une brume irisée flottait sur la mer lisse comme un miroir, des nymphes aquatiques sortaient des flots et grimpaient sur le navire, où elles recouvraient son corps de jeune homme de leur peau, de leurs cheveux et de leurs murmures, après quoi, en se réveillant, il trouvait ses draps tout humides et collants.
     Naatan Vaeras écrasa son mégot dans le cendrier et se frotta les tempes. Il ne voulait plus retomber dans ces obsessions enfantines. 
     Il retourna dans l’appartement, déposa un baiser sur la joue de sa femme qui s’affairait dans la cuisine, regarda par la porte ouverte sa fille qui faisait ses devoirs et alluma la télé, un peu rasséréné. Les informations et les films qui passaient sur différentes chaînes recouvrirent pour un moment les souvenirs qui avaient surgi des profondeurs de son âme.
     Mais plus tard, dans la chambre obscure et silencieuse, essayant de trouver le sommeil à côté de sa femme qui dormait déjà paisiblement, il fut de nouveau tourmenté par cette lettre qu’il avait reçue le matin. Qui avait bien pu l’écrire ? Qui pouvait être au courant de ses rêveries de jeunesse et de ses visions nocturnes, alors qu’il n’en avait jamais parlé à personne ? Ce n’étaient certainement pas ses collègues ni ses amis. 
     Cette question sans réponse mettait Naatan mal à l’aise. Il comprit finalement que son âme ne trouverait jamais le repos tant qu’il ne serait pas allé à Piirumi et n’aurait pas constaté de ses propres yeux qu’il n’y avait là-bas aucun navire.
     Il s’endormit sur cette pensée.
     Dès le week-end suivant, il entreprit de se rendre à l’endroit indiqué par la lettre, au bord du golfe de Riga. Dans le car qui le conduisit de Tartu à Pärnu, puis dans le second car pour Ikla, en regardant par la vitre les paysages de septembre, il se convainquit peu à peu que tout cela n’était que délire et folie. En même temps, cette lettre et sa curiosité enfantine, qui n’avait fait que grandir pendant la semaine, lui donnaient des raisons de penser qu’il ne retrouverait pas le calme tant qu’il ne serait pas allé voir sur place.
     Descendu du car à Tahkuranna, il n’osa pas demander à quelqu’un où il pourrait trouver un navire sur les dunes. Cela lui semblait trop ridicule. Il commença donc par faire un tour dans le village, puis, grimpant sur un rocher assez haut, scruta intensément la prairie côtière, mais comme il ne vit nulle part de bateau tiré sur la terre ferme, il retourna au village, un peu déçu.
     Il acheta à l’épicerie une bière blonde et commença à la boire, ruisselant de sueur, assis sur le banc devant le magasin. Il fut alors abordé par une vieille femme qui l’avait probablement déjà remarqué un peu plus tôt. Elle lui dit de but en blanc :
     « Toi, mon bonhomme, on dirait que tu cherches le bateau que tout le monde vient reluquer par ici depuis quelque temps. Est-ce que je me trompe ? »
     Comme mordu par un serpent, Naatan se leva d’un bond, puis se rassit. Se levant à nouveau et se penchant vers l’oreille de la vieille, il lui demanda d’une voix tremblante :
     « C’est donc vrai ? »
     « Et ben, ça ! Pourquoi que ça pourrait pas être vrai ? répondit-elle. Tu crois qu’à mon âge je m’amuserais à raconter des bobards ? Je sais tout ce qui se passe ici. Je peux te conduire là-bas si tu me donnes vingt-cinq couronnes. C’est le minimum pour que j’accepte de parler à un étranger. »
     Naatan lui donna évidemment l’argent. Il lui aurait même donné cinquante ou cent couronnes si elle le lui avait demandé, tant son désir de voir le navire était grand. Après avoir pris les billets, la femme fit un geste de la main et une vieille voiture vert foncé s’arrêta bientôt devant eux. Par la vitre du conducteur, un visage un peu triste de vieillard les regarda, une casquette rabattue sur les yeux. Naatan comprit que ces deux-là s’adonnaient sans doute à cette activité lucrative depuis déjà longtemps. Mais cela lui était égal. L’essentiel était qu’il puisse voir de ses propres yeux cet étrange navire. Car il ne parvenait toujours pas à croire qu’une telle chose puisse exister.
     Il monta dans la voiture à côté du vieil homme et celui-ci, sans dire un mot, appuya sur l’accélérateur. Ils roulèrent pendant une quinzaine de kilomètres sur la route de Riga, en direction de Häädemeeste, tournèrent ensuite dans un petit chemin à gauche. Ils parcoururent encore un bon kilomètre sur l’étroit chemin sinueux et sablonneux qui s’enfonçait vers l’intérieur des terres. De part et d’autre poussaient des pins, du lichen et de la bruyère. Comment un navire avait-il pu se retrouver en un pareil endroit ?
     La voiture s’arrêta au pied d’une haute muraille de dunes. D’un geste de la tête, le vieil homme fit comprendre à son passager qu’il devait sortir. Un peu déconcerté, Naatan s’exécuta. En regardant la voiture repartir en direction de la grand-route, il se demanda s’il ne venait pas de se faire avoir lamentablement. Puis, examinant plus attentivement les environs, il aperçut bel et bien, à quelque distance de là, au sommet d’une dune assez plate, un navire ancien à un mât, pas très gros, mais pas petit non plus !
     Il le regarda, bouche bée, comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Il avala sa salive, une fois, puis une deuxième. Oui, c’était incontestablement un bateau, et pourtant on aurait dit que ce n’en était pas tout à fait un. Il avait en effet un aspect assez étrange. Toutefois, il ne pouvait s’agir d’une illusion, car il n’était pas le seul à examiner ce navire fantomatique. Il y avait là aussi des garçons qui étaient venus en vélo, et quelques hommes qui devaient être en voiture. L’un d’eux prenait des photos méthodiquement, un autre étudiait l’intérieur du navire avec un petit appareil.
     Naatan, saisi par la jalousie, eut soudain l’envie puérile de leur crier : « Écartez-vous! Écartez-vous! C’est mon bateau! » Mais il parvint à s’en empêcher.
     Il songea en effet avec inquiétude que les autres curieux avaient peut-être reçu la même lettre que lui et que, par conséquent, ce navire leur appartenait à tous ! Heureusement, l’existence du bateau l’enthousiasmait davantage que ces petites pensées mesquines. Le cœur palpitant d’excitation, il monta au sommet de la dune pour examiner de plus près ce curieux bâtiment.
     L’antique vaisseau était impressionnant et suscitait le respect, mais il faisait tout de même une impression étrange. Il avait certes la forme d’un bateau : avec son corps étroit et allongé et sa proue effilée, il ressemblait à un drakkar mythique. Il mesurait environ trente mètres de long et quatre de large. Son mât était constitué d’un pin majestueux qui dépassait de très loin en hauteur les arbres environnants. Naatan était presque sûr de n’avoir jamais vu de pin aussi grand. Les racines de l’arbre s’étaient ramifiées dans toute la coque du navire et sortaient même par endroits entre les planches. Mais peut-être étaient-ce justement ces racines qui faisaient tenir cette vieille épave. Bien que la coque fût doublée de planches et la charpente assemblée par des rivets de fer, le bateau commençait par endroits à être sérieusement dégradé. Entre certaines planches, on apercevait de la mousse, des pierres et de la terre. Sur le pont, de part et d’autre de l’arbre-mât, poussaient quatre ou cinq genévriers de la taille d’un homme. Pire encore : lorsque Naatan monta à bord, il remarqua que tout l’intérieur du navire était couvert d’herbe basse et de mousse, d’où émergeaient çà et là des russules et des bolets. De chaque côté, une vingtaine de rames solides s’appuyaient contre le sol. Mais qui aurait eu la force de quitter cet endroit à la rame ? L’étrave se terminait par une figure de proue représentant une femme nue. Le corps aux formes généreuses était surmonté d’une tête qui regardait au loin d’un air étonné, la chevelure flottant dans le vent. Le visage et le corps de la femme étaient traversés par une étroite et profonde fissure. 
     « Eh ! C’est avec ce navire qu’ils veulent m’envoyer au bout du monde ! pensa Naatan. Il coulera à pic avant d’avoir fait un mille. »
     L’état du bateau lui rappelait ses propres rêves de jeunesse : eux aussi, au fil des années, s’étaient peu à peu délabrés au fond de son âme. En ce sens, le bateau correspondait à ses rêves.
     Naatan s’étonnait néanmoins de sa présence en ce lieu, même s’il n’était plus en état de naviguer. Comment avait-il pu arriver jusque-là ? Était-il tombé du ciel ou avait-il surgi des profondeurs de la terre ? Était-il sorti d’un rêve ? du néant ? Avait-il été construit sur place peu à peu ? Ou se trouvait-il là depuis des siècles et n’avait-il été découvert que tout récemment ?
     Il alluma une cigarette et observa avec une certaine inquiétude les garçons qui admiraient le bateau avec plus d’enthousiasme encore que lui, ainsi qu’un individu — peut-être un archéologue — qui prélevait un échantillon de terre. Puis il prit le chemin du retour.
     « Au moins, je peux maintenant venir voir de temps en temps cet étrange bateau, se dit-il. Personne ne peut m’interdire ce plaisir. »
     
     

2.

     Naatan Vaeras était professeur de géographie au lycée de Karlova, à Tartu. Ses journées étaient longues et chargées : le matin il faisait ses cours à l’école, l’après-midi il corrigeait des copies dans son bureau ou chez lui. Jour après jour, il apprenait à ses élèves de nouveaux noms de pays, de mers et de villes, leur parlait des explorateurs, leur racontait leurs expéditions, leur décrivait des peuples, des langues, des espèces animales ou végétales. Le soir seulement, après le travail, il avait un peu le temps de souffler : il dînait avec sa famille dans la cuisine, buvait un petit verre de vin et parlait avec sa femme et sa fille des événements de la journée.
     Mais après la découverte du navire, son rythme quotidien changea. Il cessa soudain d’éprouver le besoin de dîner et de bavarder avec sa famille. Quand il avait fini son travail, il se préparait un thé bien fort, sortait avec sa tasse sur le balcon et réfléchissait intensément à quelque chose en regardant le coucher de soleil. Une excitation silencieuse et une agréable tension au fond de son âme faisaient de ce moment du crépuscule l’heure la plus heureuse de la journée. Il songeait alors en souriant que si certains  hommes ont des maisons, des voitures, des résidences secondaires, il avait quant à lui ce navire, cet étrange et antique vaisseau, impropre à la navigation, qui l’attendait au sommet d’une dune à proximité de la mer. Et un jour, oui, un jour il le ferait réparer et prendrait la mer avec lui.
     « Je vais mettre de l’argent de côté pendant quelques années encore, rêvait-il. Je vais aimer ma femme encore quelques temps, envoyer ma fille à l’université. Puis, un soir d’automne, j’écrirai une lettre d’adieu et je me mettrai en route. Je partirai, cela ne fait aucun doute. »
     Et il fermait les yeux, imaginait les mers et les pays inexplorés qui l’attendaient quelque part, dans un avenir lointain.
     Par une nuit venteuse d’octobre, il rêva de façon particulièrement nette de ce départ. Il se vit monter à bord avec deux valises, puis s’incliner successivement en direction de chacun des quatre points cardinaux, et enfin, les joues gonflées, souffler d’abord vers l’ouest, puis vers l’est, le sud et enfin le nord, après quoi une force invisible fit s’ébranler la coque, aller et venir les rames dans le sable et commença à pousser le navire depuis le haut de la dune, à travers le sable et la forêt, en direction de la mer. Naatan se tenait à la proue, une valise dans chaque main, et riait, riait sans discontinuer. Le navire se frayait un chemin à travers la pinède et les taillis, traversait la route de Riga en grinçant et en faisant jaillir des étincelles sous sa quille, puis poursuivait son trajet vers la mer par de petits sentiers. Les chiens aboyaient autour de lui, les gens aux fenêtres des maisons frappaient dans leurs mains. Quant à Naatan, toujours debout à la proue avec ses valises, il riait de son rire sauvage et fou d’homme libre. Quand le bateau atteignit la mer après avoir traversé la prairie côtière, une grande voile carrée se déploya et, avec une vitesse stupéfiante, il s’éloigna sur les flots…
     Le front couvert d’une sueur froide, Naatan se réveilla et constata à la fois avec soulagement et déception que ce n’était qu’un rêve.
     
     Le mystérieux changement d’humeur de Naatan Vaeras parut suspect à sa famille.
     « Peut-être qu’il a une maîtresse ? » supposa sa femme, inquiète.
     « Moi, je pense qu’il travaille trop et qu’il aurait besoin de repos », estima sa fille.
     Même le vendredi soir — jour où il sortait autrefois boire un verre avec des collègues ou des amis —, il préférait désormais aller s’asseoir dans un café tranquille de la périphérie, où il pouvait profiter pleinement de la solitude. Ses amis commencèrent à se demander s’il n’était pas entré dans une phase de dépression hivernale ou s’il n’était pas frappé par la crise du milieu de vie.
     Mais ils se trompaient. L’âme de Naatan était en réalité remplie d’un bonheur singulier. Alors qu’il était parfois, jadis, envahi par une sorte d’angoisse à l’idée que tout le reste de sa vie se déroulerait dans la même sécurité et la même monotonie, entre le travail, la famille et les vieux amis, aujourd’hui, à la place de cette inquiétude sourde et pernicieuse, s’était installée l’attente de son voyage au bout du monde. Et cette rêverie emplissait son âme d’une force et d’une énergie vivifiantes, de sorte que dans ses yeux était apparue une flamme nouvelle et que ses joues avaient pris des couleurs juvéniles.
     Par un frais matin de novembre où les arbres et les jardins étaient couverts de givre et où le soleil levant emplissait le paysage d’un scintillement froid, Naatan éprouva de nouveau le besoin d’aller voir cet étrange navire.
     Il fourra dans sa sacoche un thermos de thé, un pull et quelques sandwiches, puis courut à la gare routière. Arrivé à Pärnu, il prit place aussitôt dans le car pour Ikla, puis descendit à Piirumi. Ensuite, il n’avait plus que deux ou trois kilomètres à faire. Mais pendant ce trajet à pied, son cœur battait à tout rompre. Son navire serait-il encore là ? L’attendait-il encore ? Ou quelqu’un l’avait-il déjà démoli, voire était parti naviguer en mer avec lui ?
     Mais non. Lorsque Naatan arriva au pied du tertre, il poussa un soupir de soulagement : le bateau était toujours là. Aussi étrange et majestueux que la fois précédente, il se dressait au sommet de la dune. Il était certes un peu plus délabré que la dernière fois. Des gamins ou des curieux avaient arraché des morceaux de sa coque et ouvert des trous dans ses flancs avec un outil tranchant. Ce spectacle transperça l’âme de Naatan d’une douleur aiguë : qui donc avait osé s’attaquer à son rêve avec une telle violence ?
     Il caressa le navire, en fit deux ou trois fois le tour et regarda d’un air songeur le grand pin qui lui tenait lieu de mât. Son sommet ramifié disparaissait dans un nuage blanc. Naatan monta à bord et regarda les environs. Les genévriers poussaient toujours sur le pont, quelques rames avaient été volées, le fond était toujours couvert d’herbes sèches, de branches de pin, de fougères et de mousse. Mais il y avait là aussi des emballages de glace, de vieilles bouteilles en verre et autres déchets qu’il ramassa en jurant intérieurement.
     En s’affairant ainsi autour du navire, il se souvint soudain du rêve qu’il avait fait un mois plus tôt. À moitié par jeu, à moitié par curiosité, il se pencha sur le pont en direction des quatre points cardinaux, gonfla ses joues et souffla d’abord à l’est, puis au sud, puis à l’ouest… Au moment où il s’apprêtait à souffler en direction du nord, il eut soudain l’impression que le navire était parcouru par une brusque secousse. Peut-être était-ce seulement une rafale de vent qui avait fait grincer les planches du bastingage, ou une pomme de pin qui avait heurté une rame. Toujours est-il que Naatan n’osa plus souffler en direction du nord. Il fut envahi par une peur enfantine, la peur de quelque chose de grand et d’inconnu qui risquait de bouleverser sa vie. Son cœur se mit à battre la chamade et son corps se couvrit d’une sueur glacée : il éprouva soudain le besoin de redescendre très vite du navire et de regagner la route sans attendre.
     Là, en gesticulant avec les bras, il parvint à se faire prendre en stop par un camion qui allait à Pärnu. Il ne retrouva sa tranquillité qu’après avoir bu deux ou trois verres de cognac et mangé un rôti de porc bien gras dans un pub du centre-ville. Alors il retourna chez lui. 
     
     

3.

     L’hiver arriva, apportant avec lui des temps froids et monotones. Les jours étaient courts et les gens n’avaient plus guère envie de sortir de leurs maisons bien chaudes. Naatan apprenait toujours à ses élèves, depuis des années, les noms des mêmes pays et des mêmes mers, et il constatait avec tristesse que depuis deux siècles on n’avait plus découvert de nouvelles mers ni de nouvelles îles, alors que le nombre d’êtres humains sur la Terre ne cessait de croître et que le nombre d’espèces végétales et animales se réduisait au contraire à un rythme de plus en plus rapide.
     Comme l’hiver rigoureux nuisait à sa santé et érodait son énergie et que ses journées de travail étaient longues, Naatan recommença à chercher un peu de chaleur auprès de sa famille et de ses amis, tandis que ses rêves de voyage au bout du monde devenaient peu à peu plus flous et imprécis. Certes, il ne cessa pas complètement d’y penser, mais avec le temps il finit par se dire que ce rêve paisible d’un départ lui procurait peut-être davantage de plaisir que le départ lui-même.
     Certains week-ends, il était pourtant saisi d’une étrange agitation, et quand il avait un peu bu, il imaginait soudain très clairement ce navire mythique qui l’attendait toujours au sommet de la dune de Piirumi, le vent d’hiver qui sifflait autour du mât géant et de l’étrave, et quelques empreintes d’animaux sur la neige qui le recouvrait. Dans ces moments-là, il arrivait que Naatan, sous l’effet d’une pulsion irrésistible, prenne un taxi et se fasse conduire à Viljandi ou à Kilingi-Nõmme, après quoi il se calmait peu à peu, payait le prix exorbitant de la course, buvait quelques bières dans un bar local, puis retournait à Tartu.
     Mais plus le temps passait, plus ces escapades se faisaient rares, et moins Naatan pensait à son navire.
     Jusqu’au moment où l’hiver céda la place au printemps.
     
     Un dimanche d’avril, au petit matin, on frappa à la porte de Naatan. Il se demanda rageusement, à travers son sommeil, qui osait venir réveiller les honnêtes gens à une heure pareille. Comme les coups se répétèrent, Naatan, poussé par sa femme, finit par se lever, enfila sa robe de chambre et se traîna jusqu’à la porte en maudissant ce visiteur matinal. Il regarda par le judas mais ne vit personne.
     « Bizarre », pensa-t-il.
     Il n’osa pas ouvrir. Il alla dans la cuisine et se prépara une tasse de café bien fort. Après avoir bu la moitié de sa tasse, poussé par la curiosité, il retourna devant la porte, écouta un instant, tourna la clé dans la serrure et regarda dehors. Il n’y avait plus personne, mais sur le paillasson se trouvait une enveloppe blanche. Il s’en saisit, ferma la porte à clé, alla dans la cuisine et ouvrit l’enveloppe. Il en sortit une feuille blanche sur laquelle était écrit le message suivant à l’encre noire :
     
     Nous avons le regret de vous informer que le délai qui vous était imparti pour vous mettre en route expire aujourd’hui. Nous avons donc décidé de léguer le navire à une personne qui saura l’apprécier plus que vous.
     Avec nos meilleures salutations,
     « ( O ) »
     

     Naatan sentit en lui une brusque secousse. Cette lettre mit tous ses sens en éveil, comme s’il sortait d’une longue torpeur éthylique, et il comprit qu’avec ce navire on lui enlevait aussi son espoir de se mettre un jour en route, ses rêves… Il n’y avait plus un instant à perdre.
     Sans réveiller sa femme ni sa fille, il les observa un moment en silence, avec tendresse, puis il fourra fiévreusement dans deux valises les affaires indispensables, laissa sur la table un bref mot d’adieu et courut à la gare routière. L’esprit embrouillé, il demanda à la grosse caissière un billet pour le premier bateau en partance pour le bout du monde, mais en voyant le visage interloqué de la vendeuse, il se corrigea et demanda un billet pour Pärnu.
     Il arriva vers midi à Piirumi.
     Le cœur battant à tout rompre, tourmenté par la culpabilité et la jalousie, Naatan courut sur le chemin forestier sablonneux en direction de la dune familière, mais lorsqu’il arriva et qu’il leva les yeux, il vit que le navire avait disparu.
     Il jeta à terre ses valises et escalada la dune, le visage crispé.
     Il ne vit là-haut qu’un large et profond sillon, qui se prolongeait vers le bas sur le flanc de la colline. Il s’agissait manifestement de la trace laissée par le navire. Celui-ci, tout récemment, peut-être même une ou deux heures auparavant, se trouvait encore au sommet du tertre et l’attendait. Naatan courut le long du sillon jusqu’au pied de la dune et suivit entre les arbres son trajet sinueux en direction de la mer. Parvenu à la route goudronnée, il vit en travers de celle-ci une bande blanche craquelée : le navire était passé de l’autre côté…
     Naatan courut ensuite à travers les taillis, les fourrés, les roseaux, jusqu’au village de Piirumi, puis vers la mer. Arrivé à la prairie côtière, il vit de loin que, sur le rivage, à l’endroit où aboutissait le long et étroit sillon, s’étaient attroupés un grand nombre de gens. Il y avait là des habitants du village, de simples curieux, des photographes qui mitraillaient la scène, des journalistes et des policiers qui mesuraient le sol et prélevaient des échantillons de terre dans des sacs en plastique. Une partie de ces gens scrutaient la mer, certains faisaient des gestes de la main, d’autres poussaient simplement des soupirs. Une femme au milieu des autres pleurait et se lamentait d’une voix particulièrement forte.
     « On me l’a enlevé ! On m’a enlevé mon fils unique ! gémissait-elle. Pourquoi est-il allé traîner sur ce vieux bateau ? Mon fils unique sur ce stupide bateau ! J’ai eu à peine le temps de le voir. Il m’a fait des gestes de la main de loin, en me souriant, et puis rien d’autre. Il était tout seul sur cet horrible bateau ! Tout seul ! Mon fils de quinze ans… Faites quelque chose ! Qu’attendez-vous ? Ramenez-le-moi ! »
     En pleurant, la femme se jeta dans l’eau et plongea ses bras dans la boue du rivage. Quelques personnes essayèrent de la consoler, mais les autres, les mains en visière au-dessus de leurs yeux, regardaient les flots, et en effet, très loin, là où la mer et le ciel se rejoignaient, on pouvait voir un petit point noir qui ne cessait de se réduire, jusqu’au moment où il disparut complètement aux yeux des spectateurs.
     Naatan perdit lui aussi de vue ce navire qui, jusqu’à aujourd’hui, lui avait appartenu. Il sentit à cet instant qu’un gros morceau s’était soudain détaché de son âme et faisait route avec le bateau. Son visage fut parcouru par une contraction douloureuse, un élancement lui transperça le cœur, mais, à sa propre surprise, il ne tarda pas à se calmer et sentit que sa tristesse, sa rage et son indignation puériles s’effaçaient lentement.
     « Peut-être que ce garçon méritait plus que moi ce navire, se dit-il pour se réconforter. Et peut-être que mon lot à moi devait être simplement la joie de le voir partir. »
     Naatan, qui se sentait complice de ce qui venait de se passer, éprouva soudain le besoin de s’approcher de la femme. Il posa sa main sur son épaule et lui dit :
     « Vous ne devriez pas pleurer, car ce navire avec lequel votre fils s’est mis en route, c’est une occasion qui n’est offerte qu’à de très rares élus. En outre, s’il n’était pas parti aujourd’hui, il n’aurait pas réussi à le faire plus tard. Cela exige un grand courage. Son voyage va durer probablement des années, peut-être même toute sa vie, mais un jour il arrivera à destination, croyez-moi. Il arrivera à l’endroit où le temps s’arrête, où la lune et le soleil brillent ensemble dans le ciel, où vivent les dieux qui se sont retirés de ce monde aveugle. Oui, votre fils sera parmi eux comme un égal. Vous devriez être fière de lui ! »
     Après avoir écouté cet étrange discours, la mère du garçon parut se calmer un instant, mais elle secoua bien vite la tête et se mit à hurler de plus belle. Les autres reprochèrent à Naatan de tourmenter une malheureuse femme, et il jugea préférable de s’en aller.
     Il refit le chemin en sens inverse, récupéra ses valises jetées au sol et entreprit de retourner à Tartu. Malgré sa tristesse, il était heureux que ce vieux bateau ait trouvé un nouveau capitaine.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin