La dame rococo

    Elle passa encore une fois devant notre fenêtre, vêtue d’un ensemble marron à taille marquée dont la veste s’évasait sur les hanches en volants bouillonnants. Elle avait des cheveux d’une teinte étonnante : entre le blanc et le gris, partagés au-dessus du front par une raie, ils retombaient en boucles bondissantes le long des joues et sur les épaules. Elle portait un minuscule sac à main marron et des souliers à hauts talons de la même couleur.
    « Une dame rococo », dit maman, remarquant mon regard fasciné. Le mot rococo m’était inconnu, mais il convenait d’autant mieux pour caractériser une femme mystérieuse, si différente de toutes les autres. Une « dame rococo », répétais-je, sans pouvoir croire qu’il existât un mot aussi étrange et que c’était justement ce mot qui désignait cette belle créature en ensemble marron. Je ne demandai pourtant pas à maman ce que signifiait rococo, car il y avait eu, me semblait-il, dans le ton de sa voix, une certaine ironie.
    La belle dame habitait, à deux immeubles de chez nous, un appartement situé au premier étage. À ses fenêtres, on voyait de mystérieux rideaux, tout différents de ceux que j’avais vus jusque là, et à leur sujet, maman avait prononcé un mot inconnu et étrange : jugend. C’est ainsi qu’à la dame de mes admirations était attaché encore un vocable qui la concernait exclusivement.
    J’allai sonner chez les voisins pour inviter leur fille à jouer avec moi. Les voisins étaient arrivés dans notre immeuble après la guerre, et pour les désigner, on avait inventé un mot spécial : petchora. Eux aussi méritaient pleinement cette désignation particulière, parce qu’ils étaient différents des autres habitants de notre immeuble. Entre eux, ils parlaient russe, mais avec moi ils usaient d’un estonien assez curieux, qui n’était pas tout à fait celui qu’on parlait chez nous. Bien sûr, je comprenais tout de même ce qu’ils disaient. Les Petchora avaient deux filles, Anna et Evguenia, mais on n’utilisait jamais ces noms. Anna, pour je ne sais quelle raison, était appelée Nioura, et Evguenia, Genia. Leur père, un homme toujours sombre, au visage écarlate et aux cheveux blonds clairsemés, était capitaine. Il portait un uniforme d’officier, buvait de l’alcool, et quand il avait trop bu, il allait tirer au revolver dans le jardin. C’était excitant, mais sa femme Maroussia nous empêchait toujours d’assister au spectacle. Au premier coup de feu, on entendait ses cris dans l’immeuble. Elle se précipitait dans le jardin et nous emportait dans ses bras tout en invectivant son mari. Alors le capitaine tournait son revolver dans notre direction, hurlant, le visage cramoisi, mais il ne tirait plus.
    Maroussia avait dans la cour un petit appentis que le capitaine avait construit avec ses soldats. Il abritait la chèvre Katia, une bête intelligente et sociable qui comprenait tout. Quand Genia et Nioura n’étaient pas dehors, j’allais voir Katia. Je renversais le seau dans lequel on lui donnait à boire et grimpais dessus de façon à surplomber son enclos, je lui tendais du pain pour l’amadouer, je l’attrapais par les cornes et lui faisais la conversation. Katia hochait la tête et roulait des yeux. Ce qui lui plaisait le plus, c’était quand je frottais mon nez contre son menton barbu tout en chantonnant doucement.
    Nina et Genia avaient eu une autre sœur, Lioussia, mais celle-ci était morte. Nous allions parfois sur sa tombe, au cimetière. Elle avait été enterrée dans un endroit qu’on appelait la rangée des enfants et qui était rempli de petites tombes. La sienne était entourée d’une bordure en ciment recouverte de tout petits cailloux. Il y avait une plaque avec un nom dont je pouvais lire quelques lettres : maok. Genia disait qu’en réalité il y avait écrit : Lioudmilla Popkina, car le véritable nom de Lioussia était Lioudmilla.
    Quand nous étions toutes les trois sur la tombe de Lioudmilla et qu’il n’y avait aucun étranger en vue, Nioura aimait à danser pour Lioussia. Elle virevoltait entre les tombes, les bras étendus, levant ses jambes fines, tout en chantonnant. Genia et moi nous restions assises sur la bordure de ciment à ramasser des cailloux. Puis nous allions ensemble voir la fiancée. La fiancée était morte devant l’autel, avant même d’avoir pu prononcer le oui. Le promis avait ensuite fait faire sa statue. Celle-ci était placée dans un petit mausolée qui avait des fenêtres grillagées ; elle se dressait sur une tombe qui devait être celle de la fiancée. Il y avait deux autres tombes sur le sol de pierre. Toutes trois étaient si petites que je me demandais comment on avait pu y descendre les cercueils, mais Genia disait qu’on avait d’abord creusé les fosses et qu’on avait édifié le mausolée par-dessus.
    La fiancée me plaisait beaucoup. Je la regardais sans me lasser à travers la grille et j’aurais voulu qu’elle fût vivante. Sa peau vivante était sans doute très claire, presque blanche, comme cette statue de marbre, mais son nez et ses bras devaient être parsemés de petites taches de rousseur brun-jaune. La fiancée avait des cheveux blanc-gris, à peu près comme ceux de la dame rococo, mais courts, et piqués d’une fleur blanche. Les plis de sa robe claire flottaient autour de ses jambes et ses petites chaussures blanches étaient ornées de roses d’argent. La voici qui vient vers moi, me tend les mains à travers la grille ; elle me caresse, et moi, avec une clef que j’ai trouvée je ne sais où, j’ouvre la porte de fer du mausolée et je la fais sortir. Nous partons ensemble, main dans la main ; derrière nous viennent les autres, fascinées par la lumineuse beauté de la fiancée.
    Je sonnai donc. Maroussia, la mère des petites voisines, m’ouvrit et me fit entrer. L’appartement était rempli d’une odeur de poisson frit : Maroussia faisait cuire des flets, mais comme c’était une petchora, elle ne les préparait pas à la graisse, mais à l’huile, celle qu’on appelle poslamaslo et qui a une bien meilleure odeur que la graisse, la margarine ou même le beurre. Mon visage devait clairement laisser voir comme la poslamaslo sentait bon, car Maroussia prit dans une grande assiette quelques poissons, les posa devant moi dans une assiette plus petite et m’invita à manger. Nioura entra dans la cuisine. Genia n’était plus là, mais Nioura, c’était mieux parce qu’elle était plus jeune que Genia, du même âge que moi, et n’était pas taquine comme sa sœur aînée. Nous mangeâmes du flet et des beignets de pomme de terre. Chez moi, on ne faisait jamais de beignets de pomme de terre et un jour que je demandais pourquoi, maman me répondit que c’étaient les Russes qui en mangeaient. Je ne tentai pas d’expliquer que Maroussia en faisait aussi.
    Nous sortîmes, Nioura et moi. Je lui proposai d’aller jouer dans la cour de l’immeuble où habitait la dame rococo. Elle hésitait. On pouvait toujours se faire attraper quand on jouait dans une autre cour. Mais je lui promis, si elle venait, de lui dire un mot qu’elle n’avait jamais entendu auparavant. Elle pensa sûrement que j’allais lui apprendre encore un gros mot et elle vint donc avec moi. Je voulais jouer devant l’escalier, et pas derrière l’immeuble sur la pelouse ou dans le jardin, où ç’aurait été mieux, mais d’où nous n’aurions pas pu voir quand la dame rococo rentrerait chez elle. Ainsi jouions-nous devant l’escalier, où il n’y avait rien d’autre que de la terre grisâtre, si bien que très vite nos vêtements, nos mains, notre visage furent tout sales.
    Nioura se rappela ma promesse : « Dis le mot maintenant. » Je renversai la tête, fis une moue hautaine et distinguée et proférai : « Rococo. »
    « C’est tout ? » demanda Nioura déçue. « Qu’est-ce que cela veut dire ? »
    « Je ne sais pas. »
    « Où l’as-tu entendu ? »
    « C’est maman qui l’a dit. »
    « Et à propos de quoi ? »
    Mais cela, je ne voulais pas le lui révéler.
    « Comme ça. Elle l’a dit un jour, comme ça. »
    « Curieux » jugea Nioura, et elle répéta : « Rococo. »
    Au même moment, la dame rococo poussa le portillon et entra dans la cour de l’immeuble. J’eus peur, car elle pouvait avoir entendu Nioura et devait penser que nous parlions d’elle. Mais d’après son expression il était clair qu’elle n’avait pas saisi, et d’ailleurs elle ne nous remarqua même pas. Sur l’escalier pourtant elle se retourna, me regarda et dit : « Pourquoi joues-tu ici ? Rentre chez toi, lave-toi et change de vêtements. Tu ferais mieux de lire quelque chose. » Sa voix était douce, un peu plaintive.
J’eus tellement honte, je me sentis si mal à l’aise que les larmes me vinrent aux yeux. Nioura, quant à elle, fut vexée : « Elle ne m’a rien dit à moi. Qu’est-ce que j’en ai à faire de son rococo. »
    « Je rentre » dis-je. Mais je n’étais pas encore partie qu’un monsieur poussa le portail et entra dans la cour. Nioura et moi le connaissions, car nous l’avions vu souvent suivre la dame rococo et même parfois lui parler. C’était un homme de haute taille, avec un complet gris ; il était plutôt beau, malgré un menton trop long et anguleux.
    Le monsieur entra dans l’immeuble. « Suivons-le » murmura Nioura. Nous ouvrîmes tout doucement la porte et je jetai un coup d’œil dans le corridor. Nous le vîmes grimper l’escalier et sonner à la porte de la dame rococo. Nous nous glissâmes dans l’escalier pour épier à travers les barreaux de la rampe. La porte fut ouverte par la vieille femme à l’air méchant qui vivait chez la dame rococo. On disait que c’était sa domestique, mais sans doute qu’on ne savait pas exactement, parce que personne dans notre pays n’avait plus de domestique.
    « Ella est-elle là ? » demanda l’homme.
    « Non, elle n’est pas chez elle. »
    « Menteuse » souffla Nioura
    « Chut » fis-je.
    « Quand rentrera-t-elle ? » demanda l’homme, et il murmura encore quelque chose que nous ne pûmes entendre.
    « Je n’en sais vraiment rien » dit la vieille femme, puis elle claqua la porte.
    Nous partîmes en courant, Nioura et moi, et d’une seule traite nous filâmes jusqu’à notre cour. Puis Maroussia dit à Nioura de rentrer et j’allai voir Katia dans son appentis. Je lui expliquai tout ce que je savais sur la dame rococo. Qu’elle était rococo. Et que c’était une dame. Et que sa peau était presque aussi blanche, tendre et fine que celle de la fiancée du cimetière, mais qu’elle n’avait pas de taches de rousseur. Et aussi qu’elle avait des cheveux gris clair ou blond argenté, mais que son visage n’était pas ridé. Je n’arrivais pas à décider si elle était jeune ou non, elle était trop spéciale.
    Une fois, j’avais entendu mon père et ma mère parler entre eux de la dame rococo ; ma mère avait alors dit à son propos des mots étranges : « C’était la maîtresse d’un député. » Cela devait signifier quelque chose qui avait rapport avec des hommes. Mais maman avait soudain remarqué ma présence et m’avait demandé ce que je voulais, alors j’étais sortie. Dehors, il y avait des meubles : quelqu’un emménageait. Une table basse et ronde se trouvait sur la pelouse et nous courions autour, Nioura, Genia et moi, tout en chantant une rengaine entendue je ne sais où : « Nous n’avons pas besoin de montre, c’est Moscou qui nous donne l’heure. »
    Ce déménagement influença notre vie. Dans notre immeuble arriva Vello, un garçon de l’âge de Genia. Très vite, il témoigna beaucoup d’intérêt pour la dame rococo et plus encore pour la méchante vieille qui logeait chez elle. « C’est une sorcière », dit-il avec assurance en avalant bruyamment sa salive.
    « Idiot », dit Genia avec humeur.
    « Idiote toi-même, espèce de petchora », lui lança Vello furieux. « Tu es une idiote et une menteuse. Qui a menti volera et le diable le brûlera. »
    Bien sûr, aucun de nous ne croyait, et Vello pas plus que les autres, que la vieille femme était une sorcière, mais nous faisions comme si, et cela devint un jeu excitant. Nous la suivions en criant : « Sorcière ! Sorcière ! », et nous faisions le signe de croix quand elle venait vers nous.
    Un jour, Vello dit : « Il faut pénétrer dans l’antre de la sorcière. Il faut voir ce qu’elle mange et si elle a des chaudrons. » Des frissons délicieux me parcoururent l’échine. « Vas-y, toi », dit Vello en me désignant du doigt. « Va voir comment est son trou. »
    Nous étions tous les quatre dans le corridor de notre immeuble. Je voulus protester, ne fût-ce que pour la forme, quand nous entendîmes la porte extérieure. Nous descendîmes quatre à quatre l’escalier pour voir qui c’était. En bas, il y avait une femme inconnue, un foulard sur la tête, un rouleau de papiers sous le bras. Elle tira du rouleau une feuille, prit dans sa poche une boîte de punaises et fixa le papier sur la porte. « Eh bien, les enfants ! » dit-elle gaiement. « Tous aux urnes ! » Et elle partit en claquant la porte. Sur celle-ci, il y avait maintenant une grande affiche avec la photo d’un homme. Il avait les cheveux frisés, le visage large, le regard sombre et perçant.
    « Élisez votre député », ânonna Vello.
    « Impossible », dis-je. Je connaissais le mot député.
    Vello sourit avec condescendance. Je m’approchai de l’affiche et déchiffrai moi-même aussitôt :     « Élisez votre député. »
    « C’est quoi, un député ? » demandai-je à Vello.
    « Cela n’a pas de sens précis, c’est simplement quelqu’un comme ça », dit-il de façon évasive.
    « Est-ce que c’est le monsieur qui est sur l’affiche, le député ? » demandai-je tout bas.
    « Tout à fait », affirma Vello avec suffisance. « C’est le député. »
    Et la dame rococo avait été la maîtresse du député. Ce qui signifiait que le député lui plaisait, que c’était là l’homme qu’elle aimait. À mon avis, cet homme était encore plus effrayant que l’autre avec son menton anguleux, celui dont elle n’avait manifestement pas voulu. Que pouvait-elle bien ressentir en voyant que la photo de son député avait été affichée partout ? Car le rouleau de papier sous le bras de la dame au foulard était bien épais. Je songeai alors que je devais aller dans l’antre de la sorcière. Eh bien, j’irais. Je verrais comment cela se passait là-bas. La vieille femme ne me faisait pas tellement peur, et j’avais une terrible envie de voir comment c’était chez la dame rococo, où elle vivait, cette maîtresse du sombre député aux cheveux frisés. De plus, il n’était pas mauvais de montrer son audace devant les autres.
    « Bien sûr que je peux y aller », dis-je à Vello.
    « Où ? » Vello ne comprenait pas.
    « Dans l’antre de la sorcière », annonçai-je fièrement. Nioura et Genia s’exclamèrent.
    « J’y vais dès ce soir »
    Je rentrai à la maison, me lavai les oreilles et le cou, mis une robe de soie grège que maman m’avait confectionnée avec une robe de ma tante datant de l’époque estonienne. Elle avait une fort belle ceinture brodée et un col à l’avenant. Je mis des chaussettes blanches à pompons — comme cela je n’avais pas besoin de me laver les jambes — et des gants en peau de poisson. Ma tante, qui s’était mariée à un Allemand de la Baltique et était partie depuis longtemps (« Elle est partie à l’appel de Hitler », avait dit un jour maman, et j’avais été étonnée que Hitler connût ma tante ; cela devait être terrible), cette tante, donc, avait laissé en partant un collier de perles bigarrées que je passai à mon cou. Et au doigt la bague de ma mère avec une pierre verte. La bague était un peu grande, pour plus de sûreté, je la mis au pouce. J’arrosai copieusement le devant de ma robe de parfum Moscou Rouge. La soie beige clair prit aussitôt une couleur mauve, c’était fascinant à voir, mais bientôt la tache sécha et la robe retrouva sa couleur originelle. Puis je pris un livre sur l’étagère. Ces livres, il y en avait tout un rayonnage. Ils s’appelaient « Roman des pays nordiques » et étaient effectivement tous pareils. Je serrai le roman contre ma poitrine et me mis en route.
    Nioura, Genia et Vello attendaient dans le corridor. Quand je sortis, les filles se répandirent en bavardages enthousiastes sur moi et mes fanfreluches, mais Vello leur enjoignit de se taire et nous partîmes. Je marchais en tête, tenant sous mon bras le roman des pays nordiques, environnée d’un suave nuage de parfum ; à distance respectueuse venaient Nioura, Genia et Vello.
    « Vous, n’entrez pas dans l’immeuble », leur dis-je quand nous fûmes arrivés.
    « Bien sûr que si, nous allons entrer », dit Vello. « Autrement, comment saurions-nous si tu ne bluffes pas ? »
    Je ne saisissais pas exactement ce que cela voulait dire, mais j’avais la vague idée que Vello avait des doutes sur la fermeté de ma décision.
    « Je ne bluffe pas », rétorquai-je avec hauteur. « Tenez-vous sous la fenêtre, là-bas, où il y a les Jugend, je me montrerai à cette fenêtre. »
    « Sous quelle fenêtre ? » demanda Genia.
    « La grande » dis-je, et je pénétrai dans l’immeuble. Sur cette porte aussi avait été posée l’affiche avec la photo du député. Un instant, son regard sombre me fit hésiter, mais je n’avais plus le choix. Je montai l’escalier.
    Arrivée devant l’appartement, je serrai bien fort contre moi le roman des pays nordiques et sonnai. La vieille entrebâilla la porte. Comme elle ne me vit pas tout de suite, elle ôta la chaîne de sûreté et ouvrit grand le battant.
    Je demandai : « Est-ce qu’Ella est chez elle ? » et me faufilai à l’intérieur en passant sous son bras.
    « Oui, mais qu’est-ce que tu veux ? » me demanda-t-elle avec étonnement.
    « J’ai apporté un livre », répondis-je, et je lui fourrai sous le nez le roman des pays nordiques.
    « C’est maman qui m’envoie. »
    « Eh bien, viens », dit la vieille, et elle me fit entrer dans la pièce aux rideaux Jugend. Il y avait aussi une grande table ovale de teinte sombre, de belles chaises, un buffet et une petite bibliothèque. Peut-être y avait-il encore autre chose, mais je ne pus tout voir, car je me dirigeai aussitôt vers la fenêtre et jetai un coup d’œil au dehors. En bas se trouvaient Vello, Genia et Nioura qui me regardaient d’un air effrayé.
    « Qui est là ? » demanda la voix de la dame rococo.
    « Une petite fille », répondit la vieille femme.
    « Qu’est-ce qu’elle veut ? Fais-la entrer. » La vieille me conduisit dans une autre pièce où, sur un immense lit étincelant recouvert d’une courtepointe de satin blanc avec deux oreillers, était assise la dame rococo. Autour d’elle brillaient des armoires blanches, des miroirs et des vases remplis de fleurs. La dame rococo était elle-même en blanc, dans un pyjama de soie luisante à pantalons courts. Ses épaules étaient couvertes d’une cape de plumes de cygne qui ondoyaient, tandis que sur sa tête était noué un turban de soie blanche sur lequel se balançait une plume de paon merveilleuse. Elle tenait à la main un grand pot de verre givré et enduisait de crème des jambes aussi blanches que la neige. Je me souviens de ses ongles longs, brillants, mais dépourvus de vernis, quand elle faisait à petits coups pénétrer la crème dans sa peau. Nous nous observâmes un instant en silence, et je compris que la dame rococo n’était plus très jeune. Elle souriait ; son menton et la ligne de sa bouche me semblèrent fatigués. Incapable de tenir plus longtemps, je courus vers l’entrée, me cognai contre une armoire et renversai un objet. Je vis que la porte était à la chaîne, j’ôtai la chaîne et courus dans le corridor. En bas, à la porte extérieure, j’entrai en collision avec quelqu’un. C’était, dans son complet gris, l’homme au menton anguleux. Il m’attrapa par les épaules, me secoua et me demanda d’où je venais. « De chez Ella », criai-je, et comme l’affiche était juste là, en face de moi, je montrai du doigt le député et ajoutai : « C’est sa maîtresse. » L’homme poussa un gémissement et se rua dans l’escalier. Je le vis ouvrir la porte d’Ella. Apparemment, la vieille n’avait pas eu le temps de mettre la chaîne. Je pris mes jambes à mon cou. Je retrouvai quelque part Nioura, Genia et Vello. Ils me demandèrent quelque chose, mais je continuai à courir. Tout à coup, je sentis mes mains étrangement vides. Le roman des pays nordiques était resté chez la dame rococo. J’avais peur d’y retourner, mais j’avais encore plus peur de me faire gronder pour la perte du livre.
    « Attendez », criai-je à mes compagnons. « Je dois y retourner. » J’atteignis à nouveau l’immeuble de la dame rococo. À la porte, je rencontrai l’homme au menton anguleux, mais il ne fit pas attention à moi. Je montai quatre à quatre l’escalier et touchai légèrement la porte. Elle était ouverte. J’avançai dans l’entrée, il y avait de la lumière, on entendait quelqu’un qui pleurait et gémissait un peu plus loin. Je pris peur. J’avançai prudemment du côté où l’on entendait pleurer. La grande pièce était vide, mais dans la chambre à coucher je vis, allongée sur le lit, la dame rococo. Le devant de son pyjama blanc, la courtepointe de satin et les oreillers étaient couverts de sang. Elle était couchée dans une position étrange, la tête renversée, le regard fixé sur un coin de la pièce. Devant elle, sur le plancher, la vieille femme caressait ses mains aux ongles brillants en pleurant bruyamment. À terre gisaient le pot de crème en verre givré et mon roman des pays nordiques.
    J’ai de longues années rêvé d’être aimée d’une passion aussi violente que celle qu’éprouvait l’homme au menton anguleux pour la dame rococo. Ce n’est que bien plus tard, en parlant avec des gens de cette vieille histoire de meurtre, que j’appris que l’homme au complet gris était un dangereux malade mental.

Traduit de l’estonien par Yves Avril