Tombeaux sans croix

Le village sommeillait dans la paix dorée d’un après-midi d’automne. La mousse, recouvrant presque entièrement les toits de chaume, verdoyait après les récentes pluies. Les bouleaux, dans les enclos, perdaient leurs feuilles jaunies, et les érables, de place en place, découpaient leurs flammes rouges sur le fond sombre de la forêt de pins. C’était au début d’octobre 1944. À cette époque de l’année, jadis, dans les temps heureux, les batteuses tournaient du matin au soir ; on engrangeait le blé, et les chariots de pommes de terre se succédaient aux portes des celliers.

L’étendard en flammes

La maison des Staufen avait trois blasons. L’un d’entre eux, celui qui ornait l’anneau des empereurs, portait trois lions de gueules. Sur l’origine de ces armes, voici ce que l’on raconte. Quand l’empereur Frédéric Ier, déjà âgé, se croisa pour aller libérer la Terre sainte du joug des infidèles, le roi d’Angleterre et le roi de France s’associèrent à lui. Le jeune souverain anglais Richard Plantagenêt – que les troubadours honorent du surnom de Cœur de Lion – était, par ses vertus chevaleresques sinon par sa sagesse dans l’art de gouverner, digne de l’empereur de Rome, et leur considération réciproque se mua bientôt en une étroite amitié …

Les souffrances et la foi d’O-gen

Un jour O-gen sentit que l’issue était proche, qu’il n’allait pas tarder à savoir sous quelle forme le secours allait arriver. Sa rencontre avec l’univers pouvait-elle se concevoir entre ces quatre murs de glaise, ou dans les rues empoussiérées au bord desquelles, dans un fossé peu profond, coulait une eau trouble et paresseuse, et où les attelages de chameaux passaient en grinçant, et où d’infatigables enfants vociféraient? …

Le monument

J’allumai une cigarette, me collai béatement la nuque au dossier du fauteuil et fermai les yeux. Je me souviens d’avoir articulé à mi-voix :
– Et Jéhovah, ayant élu Jacob, l’éleva au-dessus des autres. Gloire au Puissant Jéhovah ! Amen.
La cigarette avait un goût exquis, voire un peu enivrant : pendant les deux heures que les frotteurs de parquet occupaient les lieux, je m’étais entêté comme un gosse à refréner mon envie de fumer …

La beauté de l’Histoire

Vers le soir, le ciel monte plus haut et prend sa véritable forme. Se change en voûte et en coupole. Recouvre de son étrange et menaçante évidence les bureaux de conscription, les postes de la milice et les services des passeports. Pour qui demeure sous cette voûte, il n’y a point d’issue. Elle recouvre le monument du Roussalka à Tallinn comme les quais de gare et les viaducs de chemin de fer à Riga. Les champs de pommes de terre et les vergers de pommiers comme les casernes et les postes-frontière …

Le septième printemps de la paix

Dans les grandes maisons grises, au bord du chemin, avaient habité les koulaks. Ils avaient caché leur or dans les pieds des lits de fer. La patronne d’une de ces fermes s’était même pendue à un pied de lit. Et l’on voyait encore traîner, dans les orties, quelques sommiers démantibulés.
Le seau cliquetait dans les mains de ma mère. Nous allions cueillir des sorbes. Elle voulait en remplir un plein seau et en faire de la confiture pour l’hiver. Même Mann, la femme d’Orri-Ants, faisait de la confiture de sorbes …

Lisa et Robert

Lisa, debout près des lourds voilages du rideau, fit un mouvement imperceptible et regarda dans la cour. Toujours rien en vue, rien que les graviers de l’allée — qui ne révélaient aucun passage — et les buissons qui, battus par la pluie, penchaient tristement la tête.

Une énième fois‚ pour s’assurer de sa beauté et vérifier la correction de sa mise, elle alla se contempler dans un miroir richement encadré. Elle avait l’impression que cette attente, qui se prolongeait indéfiniment, nuisait à son apparence et qu’elle devait sans cesse veiller à se rajuster.

La maison était silencieuse. La famille était partie en voyage sans elle …

Pays frontière

Comment as-tu dit, déjà ? « Tu as des yeux étranges. On dirait que tu observes le monde. Tu n’es pas d’ici, n’est-ce pas ? » Oui, je crois que ce sont là les premiers mots que tu as prononcés, Angelo, en émergeant de la lumière vide et blanche du soleil, comme une image photographique qui apparaît sur le papier dans un bain de révélateur. J’ai assisté à cela dans la pénombre d’un laboratoire, dans une lumière rouge infernale : je regardais par-dessus une épaule des mains qui accomplissaient des gestes mystérieux au-dessus de l’eau noire. Ce qui me fascinait, plus encore que cette épaule et que ces mains, c’était l’instant où les contours commençaient à se dessiner… Il y a si longtemps de cela. C’était au siècle dernier, dans un pays aujourd’hui disparu …