Lisa et Robert

Roman traduit de l’estonien par Eva Vingiano de Pina Martins

I

Lisa, debout près des lourds voilages du rideau, fit un mouvement imperceptible et regarda dans la cour. Toujours rien en vue, rien que les graviers de l’allée — qui ne révélaient aucun passage — et les buissons qui, battus par la pluie, penchaient tristement la tête.

Une énième fois‚ pour s’assurer de sa beauté et vérifier la correction de sa mise, elle alla se contempler dans le miroir richement encadré. Elle avait l’impression que cette attente, qui se prolongeait indéfiniment, nuisait à son apparence et qu’elle devait sans cesse veiller à se rajuster.

La maison était silencieuse. La famille était partie en voyage sans elle. Pour plusieurs jours, dans une autre région. L’oncle de Lisa avait convié toute sa parentèle à l’occasion de sa fête, mais la jeune fille, sous prétexte de maux de tête, avait échappé à l’expédition.

Le personnel de service n’avait pas l’habitude de quitter sa demeure et ne se mêlait pas de la vie des maîtres. Lisa avait demandé aux cuisiniers de lui laisser un petit déjeuner léger et leur avait accordé le restant de leur journée. Même la femme de chambre, qui connaissait tous ses secrets, avait eu congé ; elle était partie avec joie dans son village, où, disait-on, elle avait un petit ami.

La vie des simples gens était tellement plus facile, pensait Lisa. En matière d’amour, ils pouvaient être plus spontanés, ils n’étaient pas tenus de se conformer aux contraintes de l’étiquette. Peut-être se conformaient-ils eux aussi à des règles et à des coutumes — dont certaines très amusantes — mais, Lisa avait pu le constater, ils étaient incontestablement plus libres qu’une demoiselle de bonne famille. On racontait des choses étonnantes : dès les beaux jours, les garçons allaient rejoindre les filles dans leurs quartiers d’été et ils avaient toutes sortes de fêtes pour se retrouver. À la balançoire du village, par exemple. Garçons et filles pouvaient, au vu et au su de tous, disparaître dans la forêt. Que Lisa ou ses cousins essayent de faire pareil! Et puis il y avait la nuit de la Saint-Jean: les couples partaient à la recherche de la fleur de la fougère, et ce court instant était, disait-on, réservé aux ébats amoureux…

Oui, c’est la loi de la nature, qu’on vive dans une cahute ou dans un palais royal. Le moment venu, il faut se rencontrer… Mais Lisa n’était pas intéressée par les rencontres fugaces, elle envisageait en fait quelque chose pour la… Qu’il était doux de s’abandonner à ce genre de pensées…!

Robert avait ses entrées au manoir, elle n’avait pas à le cacher. Mais le regard vigilant de ses parents ne leur avait guère permis d’échanger plus d’un ou deux soupirs, un ou deux serrements de mains, en cachette, sous la table. Il n’en fallait pas plus d’ailleurs pour mettre la jeune fille en émoi : rien que d’y penser, son cœur se mettait à battre la chamade.

À présent, c’était elle qui avait pris l’initiative. Elle lui avait écrit et avait fait passer la lettre par l’intermédiaire de sa femme de chambre et à l’aide du cocher. Bien sûr, rien ne l’aurait empêchée de passer ouvertement par la poste – ce que personne n’aurait trouvé extraordinaire. Mais le mystère était bien plus savoureux…

C’est que Lisa se sentait sans cesse surveillée, il lui semblait que la moindre de ses pensées, même la plus secrète, pouvait d’un moment à l’autre transparaître au grand jour. On pourrait alors la soupçonner de choses qu’elle-même n’était guère en mesure de soupçonner…

Cette épître clandestine était ainsi rédigée :

« Cher Robert! Cela fait si longtemps que vous ne nous avez rendu visite! Papa et Maman trouvent eux aussi que vous leur manquez, mais dans les prochains jours ils seront absents. Triste saison que l’automne… qui n’empêche pourtant pas les fleurs de serre d’éclore, ne serait-ce que pour compenser le dépérissement de la nature… Je suis en train de lire un roman français, un roman léger et agréable, je me mets à la place de l’héroïne. Mais je m’ennuie. J’espère bientôt vous voir chez nous. Pardonnez l’audace dont je fais preuve en vous écrivant. En guise de réponse, je vous attends en chair et en os… Votre amie sincère… Élise ».

On ne pouvait exprimer ses sentiments de manière plus directe. Avec l’éloquence des points de suspension… Et peut-être aussi de l’émotion qui se dégageait de la lettre. Jamais une jeune fille respectueuse des conventions n’aurait écrit ni envoyé pareille missive à un jeune homme. Mais Lisa avait effectivement lu des romans français, et elle avait été effleurée par un certain souffle de liberté caractéristique de son siècle. Elle n’entendait pas se plier à l’étroitesse des usages courants et voulait servir de modèle aux demoiselles de son entourage.

D’après les dires de sa femme de chambre, Robert avait reçu la lettre en main propre par l’intermédiaire de son cocher. Il était à la maison, il ne pouvait rien avoir à faire de si important qui l’obligeât à différer la réponse à cette invitation. Le cœur de Lisa lui disait qu’il allait venir le jour même. Cette certitude l’avait poussée à prendre ses dispositions pour que rien ne vînt troubler leur intimité.

Cependant la brume automnale ne révélait ni cavalier ni carrosse. Lisa avait beau se cacher derrière les rideaux, cela ne rapprochait pas Robert pour autant.

Son cœur ne supportait pas l’attente. En soi, il y avait une certaine douceur à savoir que quelque chose allait se produire qui n’avait pas encore eu lieu. Mais l’impatience était difficile à réprimer, et l’expectative fatiguait plus encore que l’excitation. Si elle avait été tout à fait sûre de sa venue, elle aurait sans doute pu attendre encore longtemps. Mais si jamais…?

Non, c’était impossible. Les regards, les soupirs et les serrements de mains avaient parlé clair. Et son miroir lui révélait qu’elle était fort bien de sa personne, ce que certains amis de la famille n’avaient pas manqué de lui faire comprendre. Malheureusement, il s’agissait toujours de messieurs chauves ou affligés d’autres imperfections.

Et puis, Lisa était loin d’être bête. Quoi qu’on en dise, les romans français font évoluer les jeunes personnes… Bien sûr, ils vous font rêver de toutes sortes de choses mais ils ne manquent pas d’aiguiser la lucidité ; grâce à eux, Lisa ne vit pas uniquement dans un monde de chimères. Les rêveries sont indispensables, mais à s’y fier on peut parfois faire fausse route. On se met en tête qu’un monsieur qui est terriblement épris de vous, alors qu’il ne fait que compter les taches de rousseur à la racine de votre petit nez…

C’était dans les romans que Lisa avait appris à quoi une jeune fille ne devait pas passer son temps — à tripoter les rubans de son tablier et à rougir au moindre mot ; une jeune fille pouvait faire appel à son libre arbitre et choisir, quand elle estimait le moment venu. D’où cette lettre.

Une lettre qui aurait fait bondir un damné hors des marmites de l’enfer…

Or Robert était tout sauf indolent. Il était estimé en haut lieu pour ses services, et le père de Lisa avait dit un jour qu’il saurait monter jusqu’à la cour.

Un différend avait jadis opposé leurs grands-pères, mais Robert, qui ne manquait pas de bon sens, voulait en finir avec ces querelles insensées. Ce qui montrait entre autres sa grandeur d’esprit.

Et s’il devait un jour…

Non, Lisa ne devait pas penser à cela, de peur de rompre le charme. Mais elle ne pouvait s’en empêcher, même si elle ne voulait pas se l’avouer. Sans parler du reste… Il fallait laisser le temps faire son œuvre. C’est à cela qu’on reconnaît la véritable intelligence: savoir observer, agir, mais bien se garder de brusquer les événements, de peur que le temps ne vous joue de mauvais tours…

Elle était plongée dans ces pensées, quand soudain elle entendit du bruit dans le vestibule. Comme il n’y avait pas de domestiques dans la maison, la jeune fille dut s’y rendre en personne. À toutes fins utiles, elle commença par se précipiter à la fenêtre, ce qui lui permit de se convaincre que le véhicule stationné devant la maison était bien le carrosse noir aux armes de Robert.

Elle ralentit le pas afin de ne pas s’abandonner au tumulte de son cœur. Elle ouvrit la porte donnant sur le vestibule et poussa un cri de surprise:

— Vous, Robert! Mon Dieu! Je n’attendais pas d’invités, j’ai donné congé à tous mes domestiques… Comme c’est ennuyeux!

— Dois-je m’en aller, Mademoiselle Élise, ou bien daignerez-vous me recevoir vous-même? demanda Robert, avec ce sourire quelque peu narquois qui avait toujours plu à Lisa.

— Vraiment, je suis seule à la maison… Eh bien, je vous laisse faire: accrochez votre veston et votre chapeau au portemanteau; donnez-vous la peine d’entrer.

— En vérité, je ne sais pas, poursuivit Robert, entrant dans le jeu de la jeune fille. — Est-ce bien convenable, du moment que vous êtes seule à la maison? Vous avez peut-être peur de moi?

Lisa s’esclaffa.

— Enfin Robert, vous savez bien que je ne suis pas une demoiselle du siècle dernier. Je n’ai pas peur de vous!

Elle se mit à l’asticoter:

— Et que pourriez vous bien me faire, que je doive vous craindre?

— Peut-être vous mordre! suggéra Robert, tout en suspendant son manteau au crochet.

— Oh, si vous avez faim, enchaîna Lisa, je crois qu’à la cuisine je vous pourrai vous trouver quelque chose de meilleur qu’une jeune fille toute crue.

Elle avait grand-peine à dissimuler sa joie. Une joie qui pointait dans presque tous ses mots, une joie révélée par de petites notes aiguës qui, malgré tous ses efforts pour les étouffer, n’en filtraient pas moins subrepticement.

— Je ne vois pas ce que je pourrais trouver au monde de plus appétissant que cette jeune fille toute crue, dit Robert ; en même temps il lui tendit la main, question de demander si, une fois défait de ses surtouts, il était véritablement convié à pénétrer au salon.

Lisa s’éloigna de la porte et fit signe au jeune aristocrate d’entrer. Ce dernier compliment, il valait mieux ne pas y répondre, de peur de laisser ses sentiments s’emballer, filer au galop…

Elle invita son visiteur à s’asseoir dans le fauteuil placé devant la cheminée et dit :

— Il y a du bois dans la cheminée. Si vous avez pris froid en route vous pouvez faire du feu. Moi je ne sais pas faire, et, comme je vous l’ai dit, il n’y a personne d’autre dans la maison.

— Un seul regard de vous me suffit à me réchauffer, rétorqua Robert. — Mon sang se met à circuler plus vite, tout mon corps est envahi par une onde de chaleur.

Lisa fit semblant de ne pas remarquer ce petit cours d’anatomie, et elle choisit un autre sujet de plaisanterie :

— À moins que vous aussi, vous ne soyez incapable de faire du feu dans la cheminée?

Mais aussitôt le jeune homme répliqua avec fierté :

— Moi? Le feu n’a pas de secrets pour moi! Une ou deux fois, à la chasse, j’ai passé la nuit dans un abri et j’ai allumé moi-même le feu dans l’âtre.

— Mais où étaient vos gens, vos maîtres-chiens?

— Oh, ils avaient à faire ailleurs. Ils dépeçaient ou écorchaient le gibier par exemple…

Un frisson d’horreur passa dans les épaules de la jeune fille. Joli sujet de conversation avec une demoiselle! Elle fit :

— Moi, j’ai toujours eu pitié des animaux. Ils n’ont rien fait à ces horribles chasseurs! Si au moins ils avaient des fusils pour combattre à égalité…

— Je vois, Mademoiselle Élise, qu’à force de lire des romans d’amour français, vous avez également appris la liberté de pensée qui les caractérise. Il fallait les voir, ces Français, proclamer « liberté, égalité, fraternité ». Et puis tout ce qu’ils ont fait, c’est de tuer leurs propres frères. Une manière d’être véritablement égaux!

Lisa devint sérieuse.

— Non seulement vous me parlez d’animaux écorchés, mais vous voulez peut-être à présent que je me mette à discuter politique!

Robert battit en retraite :

— Je vous en prie, pardonnez-moi!

Ce disant, il porta la main à sa poitrine, comme si à un endroit précis il y avait une pièce à conviction qui excuserait le choix indélicat de ses sujets de conversation. Lisa supposa que là, tout près de son cœur, se trouvait sa lettre. Mais ce n’était sans doute pas un geste d’auto-justification. Une allusion à la lettre, ou encore un lien un peu rapide entre elle et la Révolution française auraient été un manquement encore plus grave envers elle, qui n’aurait jamais osé imaginer pareille balourdise de la part d’un si charmant jeune homme.

Robert sortit de sa poche une feuille de papier; mais elle n’était pas bleu ciel, comme celle sur laquelle la main tremblante de Lisa avait griffonné ses pensées provocatrices. Lui montrant le papier, le jeune homme lui demanda:

— Savez-vous ce que c’est?

Voulait-il par sa question effacer l’impression déplaisante qu’il venait de produire? Ou bien la posait-il justement parce que lui n’avait rien éprouvé de pareil?

— Je suppose que c’est une lettre, dit Lisa. Peut-être était-ce une réponse à sa propre lettre, et contenait-elle des mots que le jeune homme n’osait guère prononcer à haute voix… ?

— Dans un certain sens oui, vous avez deviné. C’est en quelque sorte ma réponse à une lettre très hardie et très gentille, une lettre dont bien sûr vous ignorez tout. En fait‚ c’est un poème…

— Vous écrivez des poèmes! s’écria Lisa.

La surprise que révélait cette exclamation était en partie sincère; mais avant tout Lisa jouait : son jeu consistait à présupposer que les vers du jeune homme étaient excellents, à suggérer que faire des vers était l’une des occupations les plus délectables que l’homme eût trouvée pour entretenir son esprit.

— J’entends ainsi vous montrer que je ne suis pas seulement un abominable chasseur ou un homme politique ennuyeux, observa Robert, modestement.

À dire vrai, la modestie lui allait moins bien que cette délicate effronterie ou cette impudence déférente qui avaient toujours fasciné mademoiselle Lisa. Oui, il entendait donc bien par son geste s’excuser ou se justifier, comme si un acte généreux pouvait compenser deux infamies…

Non que Lisa fût sévère au point de tenir la chasse ou la politique pour des activités véritablement infâmes. N’avait-elle pas été entourée depuis toujours par des aristocrates qui appréciaient hautement l’une comme l’autre? Et puis elle aimait beaucoup les plats de gibier mijotés par sa vieille cuisinière, de sorte qu’elle était, elle aussi, indirectement coupable des atteintes à la vie des animaux. Si elle, et avec elle toutes les dames et demoiselles des manoirs, avait refusé de manger le gibier, les hommes seraient-ils partis à la chasse avec le même enthousiasme?

Il en allait de même avec la politique. Pour les hommes, c’était une occupation importante, et les femmes, sous leur vigilance attentive, devaient bien se garder de s’en mêler. Ou, pire encore, d’avoir des vues politiques différentes des leurs. Il valait encore mieux qu’elles n’en aient point. Même si les hommes avaient sans doute en partie raison d’affirmer que tout au monde est politique et que personne ne peut jamais y échapper.

— Enfin Robert! fit Lisa. N’allez pas croire que j’ai de vous une si mauvaise opinion! Si votre poème n’est pas dangereux pour mes oreilles, j’aimerais bien l’entendre. À moins que vous ne préfériez que je le lise moi-même en silence?

Robert hésita un moment. Puis il dit :

— Bien que comme poète je ne sois qu’un débutant, je n’ai pas peur de vous soumettre mes pauvres vers. Ils sont, comme je vous l’ai fait comprendre, ma réponse à une lettre.

C’était au tour de Lisa de rougir, et elle ne s’en priva pas.

Les vers disaient:

« Je tiens dans ma main une lettre

Une lettre qui touche mon cœur.

De ce cœur, de mon amour en germe

jaillissent de vives étincelles.

Dans la lettre on parle d’automne,

de lendemains qui dépérissent;

or jamais dans le brume ne sombrent

les espérances du printemps.

Les fleurs de mes sentiments

en sont l’éloquent témoignage:

les riches dons de la jeunesse

recouvrent les prés de l’esprit…

Nul ne saurait résister à l’émoi —

Mon émoi, car je suis amoureux.

Ma poitrine se gonfle, s’épand,

Soudain je me sens à l’étroit…

Jamais ne s’efface à mes yeux,

L’image Élise ma belle;

Les prairies du bonheur m’appellent…

En toi, petite goutte unique —

Mon monde et mon univers ».

Lisa attendait une suite, mais le jeune homme resta silencieux. Manifestement il n’avait plus rien à dire.

Les vers étaient raboteux, le rythme peu conséquent et les rimes curieuses, mais l’essentiel était qu’il lui avait fait un poème.

Ceci dit, elle avait quand même intérêt à réfléchir aussi au sens des paroles. Bien des choses lui échappaient. Que Robert fût quelque peu impudent, ce n’était pas une nouveauté. Cela lui allait bien, sans quoi il n’aurait pas été Robert.

Si elle n’avait pas été tellement libre d’esprit, elle aurait pu se sentir embarrassée. Était-ce la faute de cette versification maladroite et de ces rimes tirées par les cheveux, ou bien devait-elle vraiment comprendre à cette lecture que c’était sa lettre et rien d’autre qui avait agi sur le jeune homme, et qu’il n’était pas épris d’elle avant de la recevoir? Et que signifiait cette goutte en qui était son univers? Lisa était-elle une goutte? C’était peut-être chercher la petite bête… Et puis après tout, pourquoi pas? Elle pouvait bien être une goutte, si celle-ci contenait son univers tout entier…

Lisa aussi avait écrit des poèmes dans son journal. Peut-être encore plus maladroits que ceux de Robert. Des vers qu’elle ne montrerait jamais à personne, à lui encore moins qu’à tout autre. Ils ne parlaient que de lui, même si son nom n’y figurait guère, ni en rime ni sans rime. Mais ce Robert non cité y était l’univers tout entier — pas seulement une goutte unique…

Un jour, dans la forêt, Lisa avait vu une toile d’araignée sur laquelle perlait toute une rangée de gouttes de rosée. Elle-même avait porté un collier de perles. Robert n’était pas une simple perle de ce collier. Non, la vie n’est pas ainsi faite, même quand on lit des romans français. Quand deux personnes vivent ensemble pendant un temps, comment leur amour pourrait-il changer? En chacun, suivant les circonstances, il y a une multitude d’êtres différents. Lisa aurait pu dire à Robert et au monde quelque chose de confus dans ce registre; mais elle s’abstint. Elle était trop maligne pour dire tout ce qui lui passait par la tête. Au lieu de cela, elle fit part de son appréciation au poète, qui attendait :

— Je suis vraiment très contente que vous ayez pensé à moi. Moi aussi…

Elle n’en dit pas plus. Même à l’oral les points de suspension sont plus explicites que tout un flot de paroles.

Robert se leva, prit la main de Lisa dans le creux de la sienne. Une vague de chaleur traversa le corps de la jeune fille; combien de temps était-il convenable de laisser sa main? Elle l’ignorait. En tout cas elle prolongea cet instant savoureux.

Robert lui tendit la feuille.

— Prenez ce poème, il est pour vous.

— Je le cacherai entre les feuilles de mon journal. Je ne vais quand même pas le proposer à une revue, n’est-ce pas?

La légèreté de ton l’aida à surmonter cet instant délicat. Robert répondit sur le même ton.

— Vous avez raison. Il n’y a qu’une Élise au monde.

— Vous le regrettez? fit la jeune fille, non sans coquetterie.

Robert fit semblant de ne pas comprendre.

— Pourquoi devrais-je le regretter? Je suis un, une seule Élise me suffit.

Il s’assit près d’elle sur le sofa et lui reprit la main. À présent elle pouvait se permettre de la laisser un peu plus longtemps.

Lisa éprouvait dans son corps une merveilleuse anxiété. Que devait-elle faire? C’était elle qui avait invité Robert, qui avait voulu être avec lui. Il aurait été bête de tergiverser.

Mais n’allons pas avoir d’elle et des romans français si mauvaise opinion. Que peut la raison, quand l’instinct se fourvoie?

Soudain Robert la serra très fort et l’embrassa sur les lèvres. C’était la première fois de sa vie, les baisers fraternels échangés dans la famille ne comptaient pas.

Il ne l’étouffait pas et pourtant elle avait une impression d’étouffement. Ce n’était pas le baiser, c’était autre chose. Le flot de ses sentiments…

Comment Robert avait-il appris? Avec qui s’était-il entraîné?

— Mais Robert! Comment pouvez-vous… s’écria-t-elle.

— Cela fait si longtemps que j’en ai envie, Élise! C’est si bon. Vous ne trouvez pas?

Bien sûr que c’était bon, mais à un garçon, il ne faut surtout pas le dire!

— Pour cela… pour cela… il faut être prête, bégaya la jeune fille. En vérité, ces mots ne voulaient rien dire, elle aurait mieux fait de se taire.

— Si j’ai été trop brusque, pardonnez-moi. Je suis sans doute maladroit, dit Robert. Avait-il prononcé ces mots avec légèreté ou sérieusement? Va savoir…

— Mais on peut ainsi abîmer une bonne relation, insista Lisa, par caprice, pour ne pas céder tout de suite.

— Une fois de plus je vous demande pardon. Mais pour être tout à fait sincère, je dois reconnaître que cela a été si bon, que je le ferais toute ma vie.

Pour Lisa aussi c’était bon, et qu’il veuille passer sa vie à l’embrasser, c’était exactement ce qu’elle avait désiré en secret.

Mais que répondre? Elle n’en savait rien. Elle approcha sa petite main de Robert pour qu’il pût s’en saisir.

Robert n’était pas obtus. Il commença à jouer avec cette main, séparant le petit doigt des autres et le regardant fixement.

— Comment une chose aussi petite peut-elle tout simplement exister? dit-il, jouant les étonnés.

Bien sûr que cela pouvait exister, la preuve! Il y avait certainement des demoiselles qui avaient des doigts encore plus petits. Lisa était de taille moyenne, ou peut-être juste au-dessous.

Mais elle se garda soigneusement de rappeler au jeune homme l’existence des autres demoiselles, elle n’était pas si bête. Elle se contenta de lui demander en souriant:

— Est-ce que sa taille augmente sa valeur?

— Les choses étonnantes de la nature sont toujours précieuses. Et ne me dites pas que tout le monde a des doigts. Les doigts que j’aime n’appartiennent qu’à un seul être.

Indiscutablement, pour ce qui est de parler, il était maître! Les bouffées de chaleur qui traversaient puissamment Lisa pouvaient être dues aussi bien au serrement de main qu’à ces belles paroles. Si tant est que le ton de Robert ne fût pas empreint de légèreté — mais Lisa avait perdu toute sa sensibilité: ces paroles lui étaient adressées, elle n’avait pas de raison d’en douter, et ce discours voulait dire que Robert l’avait choisie, pour la vie. Ce qu’il venait de lui faire comprendre était bien ce à quoi elle aspirait.

Peut-être leur tête-à-tête d’aujourd’hui avait-il été organisé afin d’entendre des promesses? Est-ce qu’il en avait été dit assez, ou bien Lisa avait-elle bien voulu entendre juste les nuances qu’elle attendait?

Et que répondre aux flatteries du jeune homme? Fallait-il d’ailleurs y répondre? Peut-être est-il écrit qu’une jeune fille doit attendre, attendre, toujours attendre? Est-ce qu’ailleurs dans la nature il en va de même? La femelle ne montre-t-elle pas, par des odeurs ou par Dieu sait quel signe, quand elle a envie d’un mâle? Ils se reconnaissent à des verstes de distance, ils accourent l’un vers l’autre…

Les humains ne sont pas des animaux, mais est-ce que leur humanité tiendrait avant tout aux limitations qu’ils s’imposent? À moins que celles-ci ne soient indispensables pour compenser les autres libertés?

Lisa avait beaucoup de questions, mais elle ne pouvait les poser à Robert. Sous peine qu’il ne la croie abêtie par la lecture des romans.

Elle préféra dire:

— Vous êtes si vigoureux que je dois vraiment commencer à avoir peur, si vous commencez à me serrer…

Lisa ne précisa ni pourquoi ni comment, si tant est qu’elle le sût.

— Un homme vigoureux doit aussi être tendre, c’est le devoir que la nature lui a confié, dit le jeune homme. J’espère vraiment que je ne vous ai pas fait mal.

— Pas encore, murmura Lisa. Que voulait-elle dire par là? Était-ce un appel à aller encore plus loin?

— J’espère que cela n’arrivera pas non plus dans l’avenir. Je voudrais que tout toucher de ma part vous soit agréable, fit le jeune homme.

Il était de plus en plus sérieux. Il respirait même plus rapidement qu’auparavant.

Lisa ne retira plus sa main. Le jeune homme fit glisser ses doigts le long de son poignet, à l’intérieur de la manche, aussi loin que possible. C’était tout à fait troublant, elle n’aurait sans doute pas dû le permettre.

De manière générale, elle avait la tête entièrement bouleversée par ces attouchements, au point qu’elle ne savait plus ce qu’elle devait permettre ou non. Dans les romans, il était dit: « jusqu’où lui permettrai-je d’aller? » Ce que cela voulait dire au juste, Lisa le savait-elle clairement? Aller loin, c’est peut-être laisser l’autre toucher des parties du corps qui doivent être couvertes. Les bras aussi sont la plupart du temps couverts; en conséquence, le jeune homme avait franchi les bornes. Mais c’était si agréable. Tout juste aussi agréable qu’il venait de le promettre.

Et puis dernièrement, des dames se sont présentées aux bals les bras nus. Peut-être Lisa devait-elle tenir compte du dernier cri? Ou peut-être de rien du tout? Devait-elle laisser s’approcher cette chose interdite, peut-être était-ce aussi bon qu’on le disait? Cela devait vraiment être très bon, pour qu’on l’interdise si catégoriquement!

Non non! Elle ne voulait pas perdre la tête. Seulement savourer encore un tout petit moment les caresses du jeune homme. Elle saurait bien reconnaître jusqu’où elle avait le droit le laisser aller.

Quand la main de Robert eut presque atteint l’épaule, de telle sorte que les deux manches étaient devenues toutes étroites, Lisa fit:

— Avez-vous perdu quelque chose?

Aussitôt elle regretta ses paroles, qui avaient une saveur d’autorisation plus que d’interdiction.

— Oui, j’ai perdu mon cœur à proximité du vôtre, répondit le jeune homme du tac au tac.

Le cœur n’était pourtant pas un muscle de la main… À moins que Robert n’ait voulu dire par là qu’il avait l’intention d’aller encore plus loin?

Mais c’était vrai: elle l’avait déjà laissé s’approcher de son cœur, il l’avait même pénétré; devait-elle pour autant lui permettre d’aller y chercher de sa main son cœur à lui, qui serait allé s’y égarer?! Car à cet endroit, il y a ses deux petits seins dressés, de petits seins qu’elle a en cachette contemplés dans la glace — et si le jeune homme avait l’intention de passer par eux pour arriver jusqu’au cœur? Là alors, il ne fallait vraiment pas, Lisa le savait, elle n’avait pas besoin d’aller vérifier dans des aide-mémoires ou dans des manuels de bonne tenue. Elle dit:

— Dans ce cas laissez-les donc ensemble, n’intervenez pas d’une main énergique, ne les séparez pas!

Cela avait tout d’une réponse spirituelle. Le jeune homme trouverait-il un argument pour contre-attaquer?

Il réfléchit un instant et reconnut:

— Vous avez raison.

Il retira sa main.

C’était un peu dommage… mais les regrets faisaient partie de ces choses qu’on ne pouvait pas montrer. Des choses qui ne manquaient pas dans la vie d’une demoiselle de manoir!

Bien sûr, la reculade du jeune homme n’était pas dépourvue d’arrière-pensées. D’autant que vraiment ces manches étroites ne lui permettaient pas d’aller plus loin. Il allait sans doute bientôt attaquer d’un autre côté: Lisa devait rester sur ses gardes.

Mais il était plus habile qu’elle ne le supposait. Il laissa ses mains immobiles et lui présenta un intermède d’une tout autre nature:

— Vous lisez des romans français, et je ne veux rien dire de mal à leur sujet. Moi aussi j’ai essayé d’en lire un, mais c’était terriblement ennuyeux. Il parlait d’une femme qui vivait en province et qui n’avait rien à faire dans la vie; c’est pourquoi pour passer le temps elle tombait amoureuse d’hommes dépourvus de mérites particuliers.

— Oh, je crois que je sais de quoi vous parlez, s’écria Lisa. N’était-ce pas « Madame Bovary »? On tient son auteur, Flaubert, pour un grand styliste. Moi j’ai bien aimé.

— Pourquoi pas, je comprends parfaitement. Mais moi j’en suis venu à lire Schopenhauer. C’est un célèbre philosophe allemand. Que de sagesse dans quelques modestes paroles! Après pareille lecture, comment prêter grande attention aux soupirs d’un provinciale…

— Mais vous aussi, vous écrivez des poèmes d’amour! fit Lisa, pour le piquer au vif.

Robert prit son courage à deux mains et dit:

— Peut-être y a-t-il un temps pour tout. On est amoureux quand on est jeune…

— Seulement? l’interrompit promptement Lisa.

— Ah si seulement… répondit Robert, sans qu’il fût clair à quoi il faisait référence.

— Moi, je crois que ne voudrais pas, dans mon âge avancé, tomber tout le temps de nouveau amoureuse. Je voudrais toujours, toujours, sans interruption peut-être, être amoureuse de celui dont je suis amoureuse à présent…

Lisa n’avait même pas remarqué qu’elle venait de se trahir; mais Robert, impitoyablement, la prit sur le fait:

— Mademoiselle est donc à présent amoureuse?! J’envie l’heureux élu!

À ces mots Lisa rougit véritablement, profondément. Mais aussitôt sa vive intelligence se mit en quête d’une issue. Elle balbutia:

— Non, voyez-vous, vous comprenez, j’ai dit cela, c’est à cause de notre discussion…

— Mais enfin, Mademoiselle est-elle amoureuse ou non?

Robert exigeait une réponse et cette impertinence dépassait sans doute les bornes.

— Robert, on ne pose pas des questions pareilles. Si en étudiant les gens vous êtes incapable de le remarquer, il ne vous serait peut-être pas inutile de lire certains romans français en plus de vos raisonneurs et de vos philosophes.

Robert avait sur la langue — on pouvait le deviner — différentes réponses; mais, ayant su tirer les conclusions de ses précédentes bévues, il les abandonna pour le coup à leur sort. Montrant par là qu’elles ne devaient pas valoir grand-chose.

Après quelques hésitations, il choisit un autre moyen d’approche:

— Moi, Mademoiselle Élise, je ne sais pas ce qu’il en est de vous; mais pour ma part, c’est sûr, je suis amoureux!

Là-dessus il se laissa glisser à genoux par terre; il s’inclina à même le plancher, comme s’il avait l’intention de se mettre à prier; il baisa le pied de Lisa, à ce minuscule endroit découvert entre la pantoufle et la robe.

— Robert! Que faites-vous enfin! s’écria Lisa, prise de frayeur. C’était un véritable effroi, même si elle aurait pu éprouver du plaisir de ce baiser offert en signe d’humiliation.

— Je vous baise les pieds, Elisa! C’est de vous que je suis amoureux!

Cela sonnait faux. Il devait être lui-même troublé, pour avoir laissé tomber ces mots si gauchement. Pour un moment, elle eut même pitié de lui.

Elle ne lui en demanda pas moins, sur un ton plus dur qu’elle ne l’aurait souhaité:

— Est-ce que Schopenhauer recommande aux jeunes gens amoureux de se comporter ainsi?

Et elle retira son pied.

Robert posa la tête sur les genoux de la jeune fille, mais seulement une fois, puis se leva; il resta un instant debout, puis se rassit sur le sofa.

— Schopenhauer n’est guère intéressé par ce genre de choses. Chaque amoureux trouve ses propres gestes, expliqua-t-il aimablement. Sa maladresse ne semblait pas le troubler outre mesure.

— Vraiment? fit-elle, moqueuse.

Pourquoi, puisqu’elle aimait ce garçon, s’obstinait-elle à le rudoyer? peut-être était-il tout aussi inexpérimenté qu’elle… Elle l’avait lu dans un livre: dans les choses de l’amour les deux parties doivent avoir en permanence l’esprit particulièrement tendu et en même temps ne rien remarquer de ce qui fait obstacle au progrès des choses…

— Élise, pourquoi êtes-vous si dure avec moi? Je suis peut-être un peu trop fougueux, mais je suis franc… Et je veux encore vous dire une chose; il ne faudrait pas se moquer des sentiments humains.

Cette dernière phrase fit son effet: Lisa se hasarda à passer une main tremblante sur les cheveux du jeune homme, et s’abstint de formuler les méchancetés qu’elle avait sur le bout de la langue.

Ils restèrent silencieux. Robert s’empara à nouveau de la main de Lisa; ses gestes étaient empreints d’une reconnaissance et d’une tendresse particulières. Puis il prit la jeune fille par les épaules et chercha sa bouche. À présent, Lisa lui rendit son baiser. Pour autant qu’elle en fût capable.

Cela fit sur Robert un effet tel qu’il se mit à la pétrir fougueusement. Tout cela fut si rapide! Lisa n’avait pas le temps d’enregistrer une pression que déjà un nouvel endroit était en feu. Elle ne comprenait plus du tout quel étaient les endroits permis, les endroits plus ou moins interdits et ceux qui étaient tout à fait interdits.

Elle sentait seulement que son corps était bizarre, qu’il était envahi par une curieuse brûlure. Elle n’avait ressenti quelque chose de semblable que lorsqu’elle faisait marcher trop fortement son imagination. Elle avait cru qu’une telle émotion était dans la réalité tout à fait impossible. Et pourtant les mains de Robert lui faisaient à présent le même effet, c’était sans doute là ce qu’on appelle l’amour physique…

Lisa n’était à plus en état d’analyser ce qui se passait en elle, pourquoi son corps était en feu, pourquoi il était imprégné d’une curieuse lourdeur, pourquoi elle était saisie d’une attente inintelligible. Par moments des impulsions venues on ne sait d’où lui enjoignaient de se lever et de fuir Robert. Mais elle s’était dit qu’elle n’écouterait plus la voix de la raison. Elle voulait l’aimer, lui, ce grand, cet impertinent Robert, pourquoi donc se serait-elle enfuie?

L’esprit et le corps à ce point bouleversés, Lisa se trouva tout simplement hors d’état de se souvenir avec précision de tous ce qui suivit. Elle se vit soudain couchée sur le sofa; Robert était sur elle, et quelque chose de grand, de dur poussait à l’endroit le plus secret, celui qu’il aurait fallu défendre au prix même de sa vie.

Lisa savait qu’on ne donnait cela qu’à son époux, après être passée par l’autel et avoir dit « oui ». Mais voilà que Robert, son bien-aimé, était sur elle, et elle ne se souvenait plus s’ils étaient ou non passés par l’église.

Il n’était plus temps de s’interroger: déjà cette chose terrible liée à Robert la pénétrait, douloureusement, et quelque chose sembla se déchirer. Lisa eut peur: est-ce que ce corps étranger allait continuer à s’enfoncer, toujours plus loin, à la déchirer, à la fendre, peut-être jusqu’aux épaules…

Ensuite cette chose terrible qui en même temps ne faisait qu’accroître son excitation se retira; puis de nouveau elle lui infligea de la douleur. Et ainsi plusieurs fois de suite, comme se elle ne savait si rester ou s’en aller. Chaque mouvement la faisait souffrir, elle serrait les dents, les lèvres pour ne pas hurler… Enfin quelque chose se passa — le corps de Robert, menaçant, fit encore deux ou trois mouvements rapides — puis se calma. Avec cela la partie la plus terrible de la chose était peut-être achevée, la douleur demeurait, bien qu’elle s’atténuât rapidement, et sa tête fut pénétrée de l’idée qu’il devait en être ainsi, et que cela arrivait à toute jeune fille, quand elle devient femme.

Pour le coup, elle éprouvait même du bonheur: enfin elle était femme… Mais soudain une question, terrifiante, émergea: la femme de qui, alors qu’elle n’avait pas porté de voile blanc? La question émergea et recula. La réponse ne pouvait être qu’une: la femme de Robert. La femme de ce Robert qu’elle avait invité, pour la venue de qui elle avait renvoyé tous les gens de la maison; elle avait préparé elle-même son passage à l’état de femme. Elle pouvait se dire qu’elle n’y avait guère pensé, qu’elle ne comptait que sur des serrements de mains qu’il ne faudrait pas dissimuler sous la table pour que les parents ne se rendent compte de rien… Mais Robert pouvait bien voir la chose autrement, et c’était manifestement le cas, puisqu’il l’avait prise à moitié de force…

Que pouvait-elle faire ou dire à présent, a posteriori? S’écrier: « Mais enfin, Robert, comment as-tu pu? » Ce serait idiot. Toute protestation a posteriori était inutile. Peut-être le plus sage était-ce de s’accommoder de la chose — puisqu’on ne pouvait revenir en arrière — et d’attendre les promesses à venir. Qui ne devraient pas manquer. Quand tout se passe si rapidement, il faut consacrer d’autant plus de temps aux promesses.

Mais Robert semblait satisfait, et une certaine paresse transparaissait même dans son comportement. Prononcer des paroles, cela aurait été un effort superflu — maintenant que les choses étaient consommées. Relâché, son esprit semblait résister à de nouveaux efforts. Si Lisa avait été plus expérimentée, elle aurait pu deviner que, pour le beau Robert, déflorer une jeune fille était affaire quotidienne. Peut-être même quelque chose de semblable lui passa-t-il par la tête, mais d’autres sentiments étouffèrent aussitôt cette pensée. Ne restait qu’un événement, unique dans sa vie, et qui dès lors devait être pour lui tout aussi exceptionnel.

Et pourtant — involontairement ou peut-être de manière jusqu’à un certain point préméditée — Lisa laissa échapper:

— Ignorez-vous donc que cela n’aurait dû avoir lieu que la nuit de nos noces?

Robert fit mine de s’étirer — réellement ou dans son imagination? — et répondit d’une voix traînante:

— Oui, bien sûr… Mais ce n’est pas si simple. Vous savez bien que mes parents sont contre notre mariage. À cause de cette vieille querelle.

C’est maintenant que Lisa aurait dû sentir mille pensées inquiétantes lui parcourir le cerveau, mais il n’y en avait qu’une, une seule, et encore fragmentaire et infinie: est-ce que vraiment…? Est-ce que vraiment…?

S’il n’était pas sûr de ses intentions de mariage, s’il n’avait même pas fait de proposition, comment avait-il osé s’en prendre à son hymen?! Lisa était une demoiselle, non pas une fille des rues, pour qu’un garçon puisse s’en emparer pour passer le temps! Elle était mignonne, orgueilleuse; mais si un malheur devait se produire, si elle ne devenait pas la femme de Robert mais celle de quelqu’un d’autre, que lui dirait-elle, à cet autre, la nuit de leurs noces, quand il apparaîtrait que la fiancée n’était plus vierge?

Elle n’a pas l’intention de supplier; elle enfouit en son cœur tous ses reproches, elle cherche la faute aussi en elle. Mais enfin, il serait temps qu’il dise quelque chose! Encore heureux qu’il ne se mette pas à bâiller… Nulle trace de culpabilité. Est-ce qu’elle devrait fondre en larmes? Ce serait humiliant. Mais les larmes viennent d’elles-mêmes, ce n’est pas toujours possible de les retenir. Quelque chose doit sans doute perler au coin de son œil, pour que Robert arrête sur elle son regard…

Le jeune homme passa en effet une main à moitié distraite sur ses les cheveux et dit:

— Vous n’êtes pas malheureuse que ce soit arrivé, j’espère?

À cela, une seule réponse: la condition pour que je ne sois pas malheureuse, c’est que je devienne votre femme. Mais tout son être répugnait à dire cela.

Elle essaya convulsivement de se remémorer des passages de romans français qui la consoleraient; mais dans sa mémoire, le vide — comme si elle n’en avait jamais lu.

Ses lèvres tremblaient quand elle dit:

— Vous ne croyez pas que vous exagérez?

Robert la regarda droit dans les yeux avec une perplexité sincère. C’était comme s’il avait offert à la jeune fille quelque chose de divin et voilà qu’elle l’accusait d’agissements diaboliques. Il ne comprend donc vraiment rien? Est-ce qu’il ne se met pas le moins du monde à la place de l’autre? N’a-t-il jamais entendu dire que, pour une jeune fille, la perte de la virginité est un événement de toute première importance? Seule une moins que rien pourrait se laisser déflorer avec autant d’indifférence que si elle buvait un verre d’eau!

D’autre part, oui, bien sûr, Lisa avait parlé sur un ton sévère. Ses sentiments et ses paroles devaient perpétuellement se trouver en contradiction. Il s’était bien passé entre eux quelque chose de solennellement intime, et peut-être Robert n’était-il pas aussi indifférent qu’elle en avait l’impression — cela ne faisait pas si longtemps qu’il lui avait parlé de son amour…

Il avait commencé à parler:

— Bien sûr, vous pouvez aussi penser… Mais ce n’est pas vraiment le cas… Ce qui s’est passé entre nous, c’est naturel quand on s’aime… Vraiment, je ne voulais pas vous faire du mal… Et je ne savais pas que… C’était tellement gentil de m’inviter… Ou plus précisément de me faire comprendre… J’ai pensé que… Et… Est-ce que c’était si terrible, pour que vous me parliez si durement?

C’est donc elle qui devrait se sentir coupable..? Elle l’avait fait venir, attiré sur elle… C’est bien cela, Robert — ce Robert depuis si longtemps désiré? Un Robert qui bredouillait:

— Quant à l’avenir, ce que je peux vous dire … Nous avons la vie devant nous, chère Élise… Tout peut arriver, les avis peuvent changer…. Vous avez lu ces romans, non?… N’y est-il pas dit qu’il n’y a rien de plus beau que l’attente…

Oui, c’était juste. Mais seulement quand on sait ce qu’on attend. Lisa ne changera pas d’avis. Comment pourrait-elle en changer, elle ne le souhaite pas! Le jeune homme ne serait-il pas en train de se ménager une porte de sortie? Lisa demanda:

— Sur quoi me permettez-vous de compter?

À nouveau, le ton de sa question était caustique, bien que dans sa voix, un filet de voix, tremblât l’espoir d’une réponse positive.

— Mon Dieu, sur tout ce que vous voudrez… Les rêves sont ce que nous avons de plus beau… La réalité ne tarde pas à les gâcher… Les philosophes aussi ont dit que l’avenir n’est pas connaissable…

C’est un don des Dieux, que de ne pas tout savoir à l’avance…

Chacun de ses paroles le révèle. Quand il ne lui reste aucune autre issue, il lui suffit d’aller se mettre à l’abri derrière Schopenhauer ou n’importe qui d’autre. Alors que les verbiages des philosophes se meuvent dans un univers d’inexistence…

— Et maintenant? demanda Lisa, d’un ton qui pour le moins n’était pas caustique. Plaintif plutôt, ce qui lui plaisait moins encore.

— Maintenant quoi? demanda Robert, faisant semblant de ne pas comprendre. Ne comprenait-il vraiment rien, dans son flot de paroles creuses, de ce qui travaillait cette jeune fille qu’il avait naguère dit aimer?

Comment expliquer sa question? Quoi dire de plus? Lui demander peut-être s’il n’a rien à ajouter? Mais comme il continuait à parler, la question n’avait donc aucun sens. Ou peut-être lui demander s’il voulait bien lui promettre quelque chose tout de suite? Ah non! Ce serait mendier, ce serait ignoble! De plus, une promesse ainsi extorquée ne pourrait être que fallacieuse. Autant ne pas expliciter davantage sa question. Elle ne l’en tourmentera que plus longtemps. Si tant est qu’elle lui reste en tête. S’il ne traverse pas l’existence en flottant, indifférent à cela et à tout, avec une haute idée de soi, sans rien comprendre.

— Rien, fit Lisa.

Ce qui n’était pas plus malin. Elle lui offrait ainsi la possibilité d’en finir aussi vite que possible avec leur discussion. Bien que la conversation ne lui eût point réservé de grandes joies, elle lui était nécessaire. Il s’y glisserait peut-être quelque chose qui la rassurerait — ou qui confirmerait définitivement ses soupçons…

— Nous ne nous quittons pas en ennemis? demanda Robert.

Ah ces hommes! Ils ne comprennent absolument rien à l’âme féminine. Comment peut-il seulement lui passer par la tête qu’ils pourraient se quitter en ennemis? Et non pas se dire qu’à présent, les voilà amis pour l’éternité… Ce n’était quand même pas pareil: il y avait un hymen, il n’y en a plus — et où, comment, à cause de qui, peu importe…

Mais sa fierté ne lui permettait pas d’expliciter ces pensées. Elle se força à dire:

— Pourquoi devrions-nous nous quitter? Et de plus en ennemis?

Robert chercha quoi répondre. Quand il parla, ce fut pour dire tout autre chose:

— Non, je pensais seulement que nous avons aujourd’hui des invités, des chasseurs, et que mon père m’a demandé d’être à la maison sans faute. Je suis venu pour ainsi dire à la va-vite…

Les hommes sont-ils vraiment à ce point dépourvus de la moindre délicatesse? À moins que ce Robert, avec son sourire impudent, ne fût un exemplaire unique?

Ainsi, Lisa avait été déflorée pour ainsi dire à la va-vite. Un jour un jeune homme sort de chez lui, tombe sur une demoiselle un peu niaise, s’empare de son honneur et se dépêche de rentrer pour s’adonner à de plus intéressantes occupations…

Que restait-il à ajouter… Elle était prête à oublier toutes ses pensées désobligeantes, toutes ses offenses, à glisser sa tête sur la poitrine du jeune homme, silencieuse comme une petite souris — pour s’abandonner à la sensation que cela durerait toute la vie…

C’est ennuyeux, la fierté. Mais se transformer en chiffon, ça non!

Si Robert avait la moindre petite idée de ses sentiments, il resterait la consoler, il lui dirait des paroles gentilles et la caresserait tendrement, faisant ainsi de cet instant si important — dans la mémoire et dans l’esprit — un véritable chant de bonheur, un hymne fervent, une grisante mélodie. Mais ce qui venait de se passer montrait bien que pareille attente était vaine, et qu’il n’était guère pensable de lui dicter dans les moindres détails ses paroles ou son comportement. C’est que Robert n’avait pas en lui l’instrument qui lui permettrait — sur le moment ou plus tard — de jouer à Lisa la musique qu’elle aspirait à entendre.

Toute cette lucidité signifiait-elle à présent qu’elle aussi était arrivée à un résultat contraire à toutes les attentes: en perdant sa virginité, avait-elle également perdu son amour pour Robert?

Il se leva. Lisa se recroquevilla sur le sofa en dissimulant le bas de sa robe, qui portait les traces de sa défloration. Vraisemblablement, Robert ne les avait pas vues. Ne se rendait-il pas compte de ce qu’il avait fait? Lisa avait serré les dents quand elle avait eu mal; elle avait aussitôt caché le pan de robe taché de sang. Tout cela d’instinct: elle ne se disait pas, même à la réflexion, qu’elle aurait dû agir autrement. Robert, cela allait de soi, ne pouvait pas voir les choses que comme elle: elle n’était pas de ces paysannes qui reçoivent

les garçons au grenier, et qui sont fières d’une abondance de prétendants qui les valorise autant qu’elle ravit leurs parents…!

Pourtant, ce serait vraiment très dur s’il devait partir maintenant, sans savoir ce qu’il avait signifié pour Lisa avant et ce qu’il signifie maintenant, après cet événement. S’il restait, s’ils se parlaient, s’ils se confiaient, il en sortirait peut-être quelque chose; peut-être, dans une autre conversation, se diraient-ils quelque chose de très important. Lisa fit l’effort de parler avec humilité:

— Robert, ne partez pas encore… Après une chose pareille vous ne pouvez pas partir si vite…

Robert hésita. Apparemment, la phrase avait porté.

— C’est que j’ai promis à mon père…

Il se rassit sur le sofa, mais seulement, dans son indécision, tout à fait au bord. Lisa se dit: « qu’il s’en aille, plutôt que se forcer! ». Mais il y avait encore quand même un espoir que les choses prennent meilleure tournure. D’une voix neutre, bien que cette manière de mendier lui répugnât profondément, elle demanda:

— Robert, n’avez-vous pas autre chose à me dire?

— Je… Je vous ai déjà dit… Je vous ai déjà dit que je suis véritablement épris de vous, mais que ma famille vient compliquer les choses… Ne pas en tenir compte, ce n’est pas possible… Vous savez bien, je suis seul héritier, j’ai aussi des devoirs envers ceux de ma lignée qui ne sont plus de ce monde… Vous me comprenez, j’espère…

— Et que voulez-vous que je fasse de cette compréhension?

— Attendons, on verra bien… Laissons faire la vie… Peut-être quelque chose changera, s’améliorera…

Robert avait employé les paroles que Lisa avait en tête. Mais elles avaient une tout autre signification. Un homme véritable n’est-il pas capable d’imposer à aux choses le tour qui lui convient, pour peu qu’il le désire? Oui, pour peu qu’il le désire…? Voilà sans doute la question des questions.

À la place de Lisa, toute autre jeune fille aurait fondu en larmes au lieu de chercher ses mots. C’est ce qu’aurait fait toute jeune fille intelligente. Mais Lisa était bête et orgueilleuse. Elle se dit: je ne pleurerai pas tant qu’il ne sera pas parti.

Tout ce qui manquait, c’était qu’il lui dise: eh bien voilà, un hymen en moins, une bonne chose de faite, pourquoi en faire tout un plat , toutes les femmes passent par là.

Robert s’était conduit en homme, il n’y avait en cela rien de réjouissant. Voilà donc comment ils étaient faits. Et les femmes étaient quand même capables de les aimer…

Lisa aurait dû s’en vouloir d’avoir des pensées générales alors que le moment présent aurait dû la mettre au désespoir.

Et si elle le mettait à la porte, pour lui donner une leçon! Après quoi, bien sûr, elle le regretterait, elle en souffrirait…!

De manière même pour elle inattendue, elle dit:

— Vos amis chasseurs vous attendent. Une chasse achevée, vous pouvez en commencer une autre…

Alors Robert lui prit la main et dit, d’un ton implorant:

— Ne m’en voulez pas!

Elle ne répondit pas. Elle détourna la tête.

Il s’enfuit. Lisa ne daigna pas se lever du sofa, mais elle imagina le jeune homme monter dans son carrosse et ordonner au cocher de rentrer au galop.

Pleurer ou ne pas pleurer? Quand on se pose pareille question, on ne pleure pas. Ou bien on ne pleure que sur sa propre bêtise.

Au lieu de pleurer, Lisa se leva et examina sa robe, sa robe toute pleine de volants et de dentelles. Devrait-elle la nettoyer des traces de l’acte d’aujourd’hui?

Dans plusieurs pays, on expose les draps de la nuit de noces au public. Si cela avait été la coutume, Lisa ne l’aurait pas respectée.

Robert avait dit qu’il avait des devoirs envers ses ancêtres morts et que pour cette raison il ne pouvait pas l’épouser. Lisa pour sa part avait des devoirs à l’égard de ses parents — qui pour le coup étaient bien en vie; ils ne doivent surtout pas apprendre ce qui vient de se produire. Ils ne doivent pas voir cette robe. Va-t-elle la cacher au fond de son coffre à vêtements, pour un jour, quand elle serait vieille, la ressortir et la contempler?

Robert était parti. Reviendrait-t-il jamais? Peut-être la vie prendrait-elle maintenant un autre cours? À quoi bon désespérer? Cela n’a aucun sens de s’accrocher convulsivement à des idées fixes.

Lisa n’était pas franchement un être de raison, mais elle n’était quand même pas totalement dépourvue de bon sens. Si la fierté cause bien des complications, elle aide aussi, du même coup, à les surmonter.

Pour la première fois de sa vie, elle entreprit de faire du feu dans la cheminée. Tout était en place, l’écorce de bouleau et les brindilles de sapin dessous, les morceaux de bois croisés par-dessus.

Et voilà, le feu ne manqua pas de prendre.

Lisa alla vers le miroir. Elle approcha son visage et s’examina de près. La voilà donc femme. Ce n’est peut-être pas arrivé de la manière la plus heureuse, mais qu’y faire? La Lisa d’aujourd’hui n’est plus tout à fait la même que celle d’hier.

Chasser Robert de sa tête? Non point en raison de son indifférence, mais parce que plusieurs heures durant il avait révélé son inanité et ses défauts. Ou bien quand même ne pas le rejeter? Se cramponner à lui mentalement et spirituellement, pour la vie?

Elle retira sa robe et s’attarda en jupon devant le miroir. Une femme presque parfaite.

À l’aide de grands ciseaux, elle découpa le morceau qui portait les traces de son ancienne virginité. Elle jeta la robe, coupée en petits morceaux, dans le feu de cheminée. Dans sa main, la pièce de tissu tachée de sang. Qu’elle la contempla, méditative.

Puis elle la jeta également au feu, et regarda fixement les flammes la dévorer.


II

Lisa entra dans son pitoyable logement, laissa tomber à terre deux lourds cabas et s’affala, tout habillée qu’elle était, sur son lit en fer défait. Elle avait le sentiment qu’elle ne voudrait plus jamais se relever. Ah! si cet instant de bonheur pouvait durer éternellement…

Mais toujours, même en pareille circonstance, la réalité finit par s’imposer, au début sous forme d’images, puis de pensées. Elle voyait miroiter devant ses yeux les petites pièces que toute la journée elle avait soulevées, assemblées en quelques gestes mécaniques, puis délicatement reposées sur la chaîne. Quelques années que cela durait. Mais il n’était pas possible de s’y habituer vraiment: dès qu’on fermait les yeux, c’étaient toujours les mêmes petits objets diaboliques qui remontaient à la surface depuis les profondeurs du cerveau.

Ces choses étrangères à l’homme, pourtant, Lisa se les était peut-être, d’une manière ou d’une autre, appropriées — pourquoi autrement n’aurait-elle pas changé de travail, ne serait-elle pas partie sur une autre chaîne travailler avec d’autres pièces? Mais le mot « autre » ne révélait-il pas qu’il s’agissait toujours de la même chose, à la seule différence que les pièces qui viendraient se fixer au fond de ses yeux auraient des formes différentes… Si elle s’en allait travailler aux champs, au rythme de la nature, peut-être les images seraient-elle plus variées… mais elles ne cesseraient jamais d’incarner effort et monotonie. Lisa n’avait ni les forces ni la santé pour accomplir les lourds travaux des champs, elle n’avait pas fait assez d’études pour aller se caler derrière un bureau. Ces pièces étaient certes nées dans des machines, mais elles avaient été quelque peu choyées par une main humaine. Les chiffres sur les gros cahiers étaient certes passés par un cerveau, un cerveau répétitif, mais ils contenaient encore bien moins de vie…

Elle devait bien être quelque part, la vraie vie. Mais où? Lisa était venue au monde en un temps et en un lieu donnés, elle ne connaîtrait de toute évidence rien de mieux: elle accomplirait son temps et mourrait au même endroit. Jeune encore, moins de trente ans, elle n’attendait plus rien de la vie, tous ses espoirs s’étaient évaporés, évanouis…

Pouvait-elle seulement dire, tout au long de sa morne journée, quelle vie elle aurait souhaitée? Voici sa table, son miroir usé par les regards, une étagère d’angle fixée de travers. C’est de cela qu’elle a pris soin tout au long de sa courte vie, c’est à cela qu’elle doit s’accrocher. Elle n’était même pas sujette à des crises de fureur, au cours desquelles elle briserait le miroir, jetterait au feu les pieds de la table, arracherait définitivement du mur les étagères. Où en trouver de nouvelles? Avec un salaire de misère et les magasins vides?

Et puis, voilà, un homme s’était incrusté, qui entrait et sortait, deux ans déjà, et les choses ne s’étaient guère améliorées. Certes, Lisa avait régulièrement droit à sa part de gymnastique au lit, mais la plupart du temps c’était ennuyeux, mécanique, et elle avait même perdu souvenance de l’excitation des premières nuits. Par ailleurs la vie ne faisait que lui causer de plus en plus de tracas, avec ce Robert qui traînait là.

Lisa était une femme normale: elle aurait bien voulu tapisser son petit nid, arranger une maison, mais encore eût-il fallu que son homme y mît du sien, qu’il fût capable d’apprécier les efforts de sa compagne. Il venait, mais sans pour autant considérer ce trou qu’était la chambre de Lisa comme son véritable foyer. Elle, d’ailleurs, n’avait ni le désir ni l’envie d’attacher cet homme à l’appartement. Ils vivaient en étrangers, côte à côte, d’humeur sombre, enfermés et chagrins dans leurs pensées; ils ne se rencontraient que rarement, et encore plutôt pour se tourmenter que pour se donner mutuellement de la joie.

L’union libre, dans les derniers temps, était à la mode, les gens n’avaient plus de comptes à rendre sur leurs allées et venues. Lisa d’ailleurs n’aurait guère voulu institutionnaliser sa vie commune avec Robert, surtout pas! Une fois mariés, va t’en débarrasser!

La journée était longue et difficile, mais c’était plus facile au boulot qu’à la maison. Tous les mois, il y avait des produits qui disparaissaient des rayons, les prix augmentaient, on prenait des cheveux gris rien qu’à se demander quoi mettre sur la table. Avec des enfants par-dessus le marché, elle n’aurait guère pu s’en sortir. Ses collègues lui disaient bien que la vie finit par s’imposer: Lisa, n’ayant pas fait l’expérience personnellement, se méfiait des racontars.

Elle avait un homme, un seul, qui aimait son petit confort, et qui arrivait à se mettre tellement de graisse sur les vêtements qu’elle passait son temps à laver, encore et toujours. Pour aller dans son trou à essence il changeait tous les jours de bleu, et à force de les frotter, ces bleus, Lisa avait perdu goût à la vie. Il aurait bien pu remettre ses vêtements pleins d’huile, comme les autres prolos, non? Mais non, monsieur en voulait tous les jours des propres, c’est bien pour cela qu’il avait besoin de Lisa. Et pour le reste aussi, c’est tout. Il aurait quand même pu, à l’occasion, lancer un petit mot gentil. Quand il rentrait du boulot, il jetait son bleu dans un coin du vestibule et s’affalait devant le poste de télévision. Elle aurait pu crever la bouche ouverte à l’autre bout de la pièce, il aurait continué à fixer tout droit l’œil bleu de la télé, les yeux écarquillés.

Qu’y avait-il à regarder? Rien d’autre que le gris du quotidien renvoyé par l’appareil, mais tous les jours il fallait qu’il avale sa dose, comme un stupéfiant. Lisa ne la regardait que rarement, elle n’avait pas de temps à perdre en futilités.

Et si elle l’envoyait au diable… Si elle lui disait: débarrasse le plancher, va bailler aux corneilles ailleurs. Assez traîné à côté de moi. Ras-le-bol. Même les caresses — quel nom donner à cela? — n’ont pas la saveur qu’elles devraient avoir, comme si c’était un boulot: à peine expédié, ça s’endort en ronflant. Pour sa part, elle l’enverrait bien au diable, sans se demander où en trouver un nouveau. S’il s’en présente un, tant mieux, sinon, on s’en passera. Toute seule on s’en sort mieux, et à tout prendre, c’est peut-être aussi plus agréable.

Hier, sur la chaîne, une femme lui avait dit: «Dis donc, il court la gueuse, ton bonhomme, tous des chauds lapins!» Elle lui avait répondu: «Eh bien qu’il coure, s’il est en manque». «Ça ils peuvent toujours, avait vociféré l’autre, bien informée, avec la sienne ça ne fournit pas, mais avec les autres…»

C’est la nature qui veut ça, se disait Lisa. D’ailleurs, il n’irait pas courir s’il n’y avait personne pour lui ouvrir la porte. De sorte que l’un dans l’autre, les femmes sont tout aussi coupables. Ça marche toujours deux par deux, ce genre d’affaire.

Elle était fatiguée. Dans tous les sens du terme. Si jeune et déjà fatiguée de vivre. Si résistante, et harassée par sa journée. Si simple, et épuisée par ses pensées.

Ah oui! le mieux serait d’être seule. Qu’ils s’en aillent chercher leurs bordels jusque sur la lune, les hommes, mais qu’on lui fiche la paix!

Mais à quoi bon… Il fallait faire à manger, bientôt monsieur ferait son entrée, mettrait les pieds sous la table et la regarderait tout droit avec une expression d’attente. Si elle ne lui tendait pas son auge, il se mettrait à grogner. Et s’il n’y avait rien à mettre sur la table, il menacerait de la manger elle, Lisa.

Bonne idée, fini les soucis!

Lisa s’assit. Elle regarda autour d’elle. Lui était là comme chez lui, mais tout partait à vau-l’eau. Cette étagère, là, dans le coin: elle ne demandait peut-être que deux clous, mais même cela n’était pas fait. Dans son usine à suie, il bricolait sans doute tout le temps quelque chose de ses mains, mais ici c’était lui le patron, il se comportait en véritable petit prince. Se payer une bonne? Au temps du socialisme triomphant, ce n’était guère envisageable…

Il ne donnait à Lisa que très peu d’argent, mais il voulait manger. Demander, c’était humiliant. Sur sa chaîne, Lisa gagnait assez, elle s’en sortait d’une manière ou d’une autre. Mais qu’est-ce qui l’obligeait à nourrir ce bœuf avec son argent? Ces malheureux moments au lit? Elle aurait préféré s’en passer… Elle, une jeune femme, payer pour ce bélier? D’autres, avec son physique, gagnaient des mille et des cents. Elle aurait peut-être pu offrir ses services comme mannequin ou photomodèle, mais elle ne voulait pas offrir ses fesses nues en pâture au peuple. La fierté, ça ne mène à rien, c’est bien son malheur — la fierté et l’indépendance.

Robert, elle ignore même combien il gagne. Elle ne tient pas à le savoir. Mais puisque parfois il lui en donne au compte-gouttes, ce ne serait pas plus mal si elle avait une idée de la manière dont on paye pour le couvert… Pour le gîte, Lisa ne lui demande rien, mais elle pourrait. Si elle se laissait faire, il serait tout le temps sur elle. N’a-t-elle pas au moins mérité la liberté minimum de ne pas devoir céder à tous les coups, la femme socialiste qu’elle était…?

Dans le coin du vestibule, elle aperçut un amoncellement. Elle s’approcha, souleva l’une après l’autre les frusques crasseuses de Robert. À quoi bon se mettre en colère… De mal en pis. Il en est déjà à lui donner son maillot de corps pour en avoir un propre le matin à se mettre sur le dos. Va savoir ce qu’il fait au travail pour s’encrasser de la sorte. Il est incapable de s’occuper correctement de ses vêtements. Sa peau, il la dorlote, mais alors ses vêtements… Le vêtement, ça gâte le bonhomme: tout l’honneur et toute la honte sont pour la femme.

D’ailleurs Lisa n’est pas sa femme. Tout au plus — pourrait-on dire — elle est sa maîtresse. Non, même pas. La fonction d’amante est propre, elle se contente de la personne, alors que l’épouse a droit au linge sale. Lisa récure comme la dernière des imbéciles, quel plaisir, pour ce qu’elle en tire…

Les mâles pensent vous rendre service en vous apportant leur saloperie de linge à laver. Encore heureux qu’il ne menace pas de l’apporter à une autre femme. On trouve toujours plus bête que soi.

Lisa remplit d’eau la grande cuvette, saupoudra de lessive, essangea le linge de l’homme. Puis elle renversa le contenu des sacs à provisions sur la table et regarda ce qui lui permettrait de préparer quelque chose rapidement. Elle plaça une casserole d’eau sur le gaz. Il fallait mettre quelque chose dedans. D’ici à ce que monsieur rentre, la viande n’aurait pas le temps de cuire. Et puis elle serait encore privée de caresses. Quand en a-t-elle reçu pour la dernière fois? D’ailleurs elle n’en a guère envie.

Lisa prit sur l’étagère un livre de cuisine et le considéra d’un œil perplexe, puis elle le remit en place avec un soupir. Mille plats faits à base d’eau du robinet.

Font-elles autre chose, ces femmes du socialisme, que geindre qu’il n’y a rien? Mais voilà, on finit toujours par trouver quelque chose, cela peut toujours aller plus mal.

Lisa se dépêcha d’éplucher quelques pommes de terre et quelques carottes, mit la main sur une demi-boîte de petits pois; elle regarda, non, ils n’étaient pas moisis à la surface, elle goûta. Elle coupa les carottes en petits cubes, les fit tomber de la planche dans l’eau. Une soupe au lait et aux légumes, c’était ce qu’il y avait de plus rapide à préparer. On n’était pas en système capitaliste, ce régime pourrissant où il suffit d’ouvrir des paquets et voilà en quatre minutes un repas à trois plats tout prêt. Il y en a qui sont allés voir cette vie de château. La nourriture n’a pas vraiment de goût, mais on peut très vite la fourrer sous le nez de la famille. Dans le temps qui reste, on peut toujours se moquer des hommes ou lutter pour l’égalité des droits.

Ce serait vraiment à mourir de rire si tout cela devait être vrai. Qu’elles viennent vivre quelque temps sous le socialisme pour apprendre ce que signifie la triple charge de travail de la femme égale qui a un ivrogne pour mari. Il boit, parce qu’il ne trouve rien de plus intelligent à faire.

Peut-être les grands voyageurs exagèrent-ils, peut-être les hommes sont-ils partout pareils, seules les conditions changent. Lisa, elle, n’aura pas l’occasion d’aller voir. D’accord, la classe ouvrière au pouvoir et sa dictature, et tout et tout, mais quant à sortir, pas question. Au pays ils comptent tellement que, pour peu qu’on les laisse sortir, ils disparaissent. Comme si les capitalistes avaient besoin d’OS abrutis! Ils ont bien assez de chômeurs comme ça… Seulement là-bas, paraît-il, les chômeurs touchent une allocation trois fois supérieure à ce que tu touches ici après avoir trimé tes huit heures…

Lisa ne fait pas de politique, non, elle n’est pas si maligne, mais c’est sûr qu’on aimerait bien vivre d’une manière digne d’un être humain. Mais est-ce seulement possible, dès lors qu’on n’est pas vraiment un être humain, mais une simple unité productive de travail à la chaîne?

Et qu’est-ce qui lui prend de ressasser ces histoires de pays étrangers… Dieu a voulu, pour son malheur, qu’elle naisse ici, et ce n’est pas elle, insignifiante petite fourmi, qui s’en ira foncer dans le vaste monde! La soupe commençait à bouillir, Lisa ajouta le lait, c’était prêt. Elle mit les assiettes sur la table, coupa le pain, sortit le beurre du réfrigérateur.

Monsieur arrivait. Aujourd’hui, il était poli, il dit même bonsoir. Et ajouta, voluptueusement:

— Hmm, ça sent la soupe…

Quand donc est-il rentré sans qu’il y ait un fumet de nourriture? Un jour Lisa se sentait très mal, elle était malade, et le dîner n’était pas prêt. Robert fit tout plein de bruit avec le frigo et avec les fourneaux, se mit à grogner, à gargouiller, à jurer; il finit par tout envoyer balader et fonça à l’extérieur. Sans doute à une cantine. Plus tard, à son retour, il avait dit pour s’excuser: «Malade comme tu es, tu n’as certainement pas envie de manger.»

Robert se comporta comme à l’accoutumée. Il jeta ses vêtements sales dans le coin du vestibule, se lava les mains au robinet. Au boulot, il procédait à un premier décrassage avec un savon vert, mais monsieur, voyez-vous, avait touché des poignées de portes et de tramways, il avait traversé la saleté citadine, il se débarrassait à présent des scories à l’eau du robinet.

Puis il s’assit à table, avec la tête de qui veut son dû, en attendant que Lisa lui verse la soupe fumante dans l’assiette. Il grogna quelque chose la bouche pleine. Lisa n’essaya même pas d’écouter.

D’ailleurs la soupe était brûlante, il fallait l’avaler à grand bruit. Heureusement qu’à la place des chevaux il y avait des voitures dans la rue, elles ne risquaient pas de prendre peur.

Lisa se servit aussi de la soupe, qu’elle laissa refroidir.

— Pourquoi tu ne manges pas? dit Robert en mordant dans une tartine.

Qu’est-ce que ça peut lui faire? depuis quand ça le regarde qu’elle ait ou non à manger?

Quand il eut sifflé ses trois assiettes de soupe avec quelques grognements de plaisir, il n’alla pas s’installer devant son poste; il considéra Lisa. Il alla se poster derrière elle, et pendant qu’elle mettait la vaisselle dans l’évier il l’empoigna par derrière.

— N’importe quoi, fit Lisa d’un ton maussade, mais pas trop méchant.

Elle était habituée: aussitôt le ventre plein, il te saute dessus.

Mais comme les autres jours, Lisa ne lui permit pas de réaliser ses intentions; elle lui glissa entre les mains et le repoussa. Elle était fatiguée, elle n’avait envie de rien.

Diables d’hommes, ils ne feraient que vous sauter dessus. Si seulement il y avait aussi un peu de jeu, un peu de câlins. L’oreille aimerait bien entendre un ou deux mots gentils. Lisa avait beau n’être qu’une simple ouvrière, elle avait un joli minois, elle était joliment tournée, pourquoi ne pas la traiter comme une femme, comme une personne, au lieu de lui sauter dessus comme sur un billot de bois…

— Qu’est-ce que tu as encore à tout prendre mal? lui renvoya monsieur, vexé.

Ça le regarde. Pourquoi devrait-elle être toujours au doigt et à l’œil, dès qu’il la touche, les cuisses écartées! Pas folichon, de vivre comme des bêtes.

Et encore, pourquoi comme des bêtes, les bêtes sont bien plus regardantes, est-ce que la femelle se laisse approcher, quand elle n’est pas en chaleur…! Mais les femmes, elles devraient toujours être en rut, quand leur bonhomme s’approche le tuyau dressé.

Vexé, n’ayant pu se soulager, Robert avait désormais pris sa place habituelle devant la télévision, mais il n’avait pas branché l’appareil. Il se tourna à moitié et déclara:

— Écoute, Lisou… je vais te quitter.

Lisa n’y prêta pas garde, il en avait déjà été question, mais jamais la chance ne lui avait souri. Pour toute réponse, elle grogna:

— Voilà, on lui dit non, et lui il s’en va!

Robert prit une voix solennelle:

— Je parle sérieusement, fit-il, de telle sorte qu’elle éclata de rire.

Eh bien, qu’il arrête de menacer, qu’il s’en aille! Qu’il rassemble ses trois malheureux baluchons — y en avait-il trois en tout? — et qu’il prenne la porte. Lisa ne lui lança pas ses pensées directement à la figure, mais son indifférence était transparente.

— Tu as donc un endroit où aller? demanda-t-elle avec peut-être dans la voix une lueur d’espoir.

— Je vais bien trouver, ne va pas croire que les femmes ont disparu de la face du monde! répondit Robert sans beaucoup d’assurance.

Lisa prit un ton didactique:

— Ah oui! toujours sur le dos des femmes! À te voir, on se dit : Ah! un homme, un vrai! et tout et tout, qui pourrait même fonder un foyer et prendre plusieurs faibles femmes pour épouses!

Robert farfouillait du doigt dans le capitonnage du fauteuil; il observa:

— Va savoir si de nos jours il reste la moindre faible femme. Toutes des lionnes. Essaye d’en défendre une, elle te plante ses dents dans la jambe.

Lisa en conclut qu’il n’avait pas encore tout à fait perdu sa mâle vigueur. Elle dit:

— Et pourquoi pas? puisque de nos jours on ne trouve plus de vrais hommes. Ils doivent tous tirer leur épingle du jeu, faire marcher de grandes usines, jouer les pionniers et partir dans le cosmos. S’il se trouvait quelques vrais hommes, il se trouverait sans doute aussi des femmes qui seraient prêtes à s’appuyer sur eux.

— Bien au contraire, rectifia Robert. Les femmes veulent à tout prix devenir des hommes. Des hommes d’après l’ancien modèle — fusil en main et cicatrices aux joues —, il n’y en a plus besoin; c’est pourquoi il n’y en a plus.

Discuter de questions qu’on a déjà abordées cent fois, cela n’avait aucun sens. Lisa termina sa vaisselle, s’assit sur le bord du lit et dit:

— Tu ne m’as pas répondu. Chez qui vas-tu?

— Pourquoi veux-tu le savoir? demanda Robert, d’un ton relativement indifférent.

— Eh bien, peut-être que je la connais et que je saurai te dire ce qui t’y attend, combien de temps elle voudra bien de toi, expliqua Lisa, tout en se demandant si c’était là un discours bien franc, où si elle n’était guidée que par la curiosité.

— Ah, c’est une… Tu ne la connais pas… Une collègue à moi, fit Robert.

Il n’avait en tout cas pas l’air d’avoir honte.

Lisa réfléchit. Réfléchissait-elle vraiment? Peut-être restait-elle tout simplement immobile, la tête vide; mais quelque chose en tout cas fermentait en elle, quelque chose n’était pas clair, quelque chose ne tournait pas rond.

Elle venait de se dire combien ce serait bon d’être débarrassée de ce Robert — et maintenant elle brûlait d’apprendre la raison de son départ, pourquoi elle ne lui convenait plus, en quoi cette autre était mieux qu’elle. Elle était nouvelle, donc intéressante, c’était clair. Les hommes ont la mémoire courte. Toutes les femmes, au début, sont tendres et intéressantes, mais les hommes font tout pour les épuiser, pour les abrutir, pour les rendre indifférentes. Il n’y a sans doute plus d’hommes qui prennent soin — chaque jour, à toute heure — des relations avec leurs femmes? C’est probablement toujours réciproque: comment savoir lequel renonce le premier et laisse la relation partir à la dérive — qui pourra jamais, a posteriori, le deviner? Là aussi, vraisemblablement, tout commence par un pas minuscule, presque imperceptible, auquel l’autre répond par un pas très légèrement plus grand, et ainsi de suite, les pas s’allongent, de sorte qu’on commence à bien les distinguer juste au moment où tout s’écroule à grand fracas — et encore une vie commune de fichue!

Lentement, Lisa dit:

— Écoute, Robert, si tu penses que cela me fait de la peine, tu te trompes. Mais j’aimerais bien quand même savoir en quoi je n’ai pas été pour toi une femme convenable.

— Je n’ai pas dit cela, répondit-il très lentement.

— Quand même. Autrement tu ne partirais pas. Ce n’est pas seulement que le temps a fait son œuvre. L’autre doit bien avoir quelques avantages. Ou au moins tu dois en avoir l’impression.

— Oui, c’est vrai, d’une manière ou d’une autre, fit Robert, hésitant. Valait-il le coup de tout étaler?

Était-il encore possible de vexer Lisa? Ou bien la lassitude de la vie avait-elle entièrement rongé toutes ses facultés?

Sans doute avait-elle appris à se débrouiller seule. Comment faire autrement?

— Eh bien, maintenant, établis donc ouvertement la liste de mes défauts, exigea Lisa tout de go.

Robert prit longuement son élan, puis lança:

— Tu ne m’aimes pas.

Lisa se mit à rire. Pas vraiment du fond du cœur, pas tout à fait sans simulation. Elle lui renvoya une question:

— Est-ce que toi tu m’as jamais aimée?

Peut-être étaient-ce là des choses dont on ne discute pas. À quoi cela mène-t-il, ce ne sont que des mots, des mots, des mots. Mais maintenant, peut-être, elle n’y échapperait pas. C’était Robert qui avait commencé.

Le tour que prenait la conversation semblait cependant le mettre, lui aussi, dans l’embarras. Il grommela:

— Qui sait? Je pense bien. Nous avons bien couché ensemble et cætera. Et au cours de ces deux années, nous avons eu aussi de bons moments.

Il arriverait vraiment toujours à la mettre en colère! Il ne répondait pas aux questions, il tournait en rond. L’évocation des bons moments, c’était plutôt l’affaire des femmes.

— Eh bien cite-m’en quelques-uns, insista-t-elle.

La réponse de Robert fut évasive:

— Tu les connais aussi bien que moi.

Lisa se demanda si elle allait lui cracher tout ce qu’elle pensait de lui et comment, dans quel ordre. Malheureusement ce genre de réflexion ne permet jamais d’y voir plus clair, la vérité ne vient jamais sur les lèvres que d’instinct.

— Pendant deux ans je t’ai nourri et blanchi; et qu’est-ce que cela m’a rapporté, à part quelques viols?

C’était là de toute évidence une exagération purement féminine, sur laquelle Robert fit la grimace et resta, lui qui avait la langue bien pendue, dans l’embarras. Il dit:

— Tu te souviens, le matin de ton anniversaire, quand je t’ai apporté le café au lit. Je l’avais fait moi-même, bon d’accord, il n’était pas particulièrement réussi, mais tu l’as bu et tu m’as félicité.

Bien sûr qu’elle se souvenait, mais cela ne l’émouvait guère. Encore moins voulait-elle se montrer émue. Elle dit:

— Ah oui! Tu m’as réveillée, je dormais, j’aurais aimé, le matin de mon anniversaire, dormir tout mon soûl. Mais j’ai dû me relever pour laper une eau de chaussettes, et de surcroît faire semblant d’être terriblement heureuse de tes attentions.

Robert ne prit pas la mouche malgré cette malveillance patente.

— Tu vois, maintenant tu essayes rétrospectivement de tout voir sous un mauvais jour. Sur le moment, tu n’avais pas la tête de quelqu’un à qui ça ne fait pas plaisir…

À dire vrai, ce petit reproche était peut-être mérité… Elle reconnut:

— C’est toi qui vois la vie sous ce jour: même les bonnes choses, tu les vois en noir.

Robert fit une nouvelle tentative:

— Ou bien tu te souviens quand nous étions en balade et que tu t’étais fait une légère entorse, je t’ai portée dans mes bras… Plus tard tu as reconnu que tu n’avais pas vraiment mal au pied, tu voulais juste voir ce que j’allais faire.

Lisa ne laissa pas passer l’occasion:

— Tu m’as portée parce que dans le bus il y avait des jeunes filles, devant qui tu voulais jouer les coqs et montrer tes biscotos.

Ce qui était d’ailleurs vrai.

— À moins que ce ne soit l’inverse, tu as fait semblant d’avoir mal au pied pour que je m’occupe de toi et que je ne fasse pas attention aux autres.

Lisa se mit à argumenter:

— Est-ce que j’étais vraiment si bête…? Au début j’aurais pu croire que c’était une manière de montrer que tu étais à moi. Mais quand j’y repense, cela ne fait aucun effet sur les filles. Quand elles voient qu’un homme peut avoir des égards pour une femme, elles se disent: pour moi il en aurait encore davantage, parce que je sais mieux l’apprécier. Elle n’a rien compris, celle qui essaye à tout prix de montrer aux autres toutes les qualités de son homme!

Une fois de plus elle s’était empressée de trop en dire. À quoi bon faire les raisonneuses? Elle ferait mieux de s’occuper de son départ — sonnez trompettes, roulez tambours! Elle lui ferait un signe d’adieu avec un grand drap…

Robert d’ailleurs l’écoutait avec un visage plutôt ennuyé sans répondre. Les deux bonnes actions qu’il avait accomplies pendant leur vie commune se trouvant ainsi réduites à néant, que restait-il à dire? Il ne restait que la série des mauvaises actions. C’était peut-être à Lisa de les énumérer. Après un silence un peu plus long elle dit:

— Donc, tu estimes avoir été plutôt un bon compagnon.

— Eh bien, qu’est-ce qui ne va pas?

Robert avait l’air surpris, il ne doutait pas de ses mérites. Comme vraisemblablement tout homme normalement constitué.

— Je ne fume pas, je ne bois pas énormément, et au lit, j’abats ma besogne.

Allons donc, de la modestie, par dessus le marché! Lui, ce chaud lapin, comme avait dit au boulot sa collègue…

La fumée, Lisa ne pouvait pas la voir en peinture. Un ivrogne, elle l’aurait mis à la porte au bout de trois jours. Pour ce qui est du lit, même sans Robert cela ne lui aurait peut-être pas manqué.

C’est ce qu’une infirmière qu’elle connaissait lui avait dit quand elle lui avait demandé pourquoi elle ne se mariait pas: quand on veut boire un verre de lait, faut-il forcément acheter la vache?

Les femmes ont leur fierté. On disait que jadis elles s’accrochaient fortement au mariage. Maintenant elles sont de plus en plus nombreuses à préférer être seules plutôt que d’entretenir un importun.

— Mais des qualités, il t’en reste plus qu’il n’en faut. Si ce n’est que cette étagère d’angle n’a toujours pas été fixée. À la maison, tu ne lèves pas le petit doigt. Tu aurais pu m’aider à faire un certain nombre de lourds travaux. Même les pommes de terre, il faut que je les trimbale du marché jusqu’ici au bout de mes bras. Tu dis que tu es un homme, mais dis-moi à quoi tu m’as servi? Toute seule, je m’en porterai mieux. Au moins, je serai débarrassée de ce dégraissage quotidien de chemises pleines d’huile.

Robert continuait à tripatouiller le fauteuil. Tu vas voir qu’il va me faire un trou dans le capitonnage, et qu’avant de partir il va m’abîmer le plus beau de mes meubles… Qui a d’ailleurs porté ses fesses: tous les soirs c’est là dedans qu’il les calait.

Il avait une réponse toute prête:

— Cette étagère par exemple, on ne peut pas l’accrocher au mur avec des clous, elle ne tiendrait pas. Il faut faire un support d’angle et le fixer au bois avec une vis. Cela, je n’ai pas pu le faire. Mais je te promets que je ferai ce travail dans quelques jours, en souvenir de notre vie commune. En ce qui concerne l’aide, tu ne m’as jamais rien demandé, tu t’es toujours occupée de tout toute seule.

Maintenant, de surcroît, il apparaît que cette terrible Lisa n’a pas permis au pauvre Robert de se sentir un homme.

— Et pour ce qui est du lavage des fringues, l’autre, eh bien celle chez qui je pars, elle m’a promis de le faire avec joie… Et de manière générale, elle est beaucoup plus tendre avec moi, elle ne me lance pas sans cesse des pointes et elle ne me rembarre pas à tout bout de champ.

Ah, enfin! On arrivait au fond des choses. Comme à l’occasion de chaque départ, Lisa aurait dû le savoir. Mais on a toujours tendance à l’oublier. Elle dit:

— On en reparlera dans un an, de sa tendresse envers toi. Elle verra bien pendant ce temps quelle sorte de pacha tu fais, tout ce que tu veux c’est recevoir, sans rien donner en échange. Une femme n’a pas de soutien à attendre de toi. À te voir, tu es un colosse, mais tu n’as jamais fait et tu ne feras jamais que passer d’une femme à l’autre. Et on va bien voir comment sera celle avec laquelle tu finiras!

Robert observa:

— Oh toi, tu sais toujours lire derrière les mots!

Bien sûr, on pouvait penser que Lisa n’était pas le genre de femme à s’attacher Robert. Elle devrait certainement être différente, celle qui serait capable de mettre ce bœuf au travail pour elle, qui le laisserait participer pleinement à la fondation d’un foyer, qui commencerait par lui faire un gosse, et lui ferait honte à l’avance de simplement penser à s’en aller…

Les enfants, Lisa ne voulait pas y penser. Elle n’osait pas se demander pourquoi elle n’en avait pas. Elle aurait bientôt trente ans. La limite pour en avoir.

Le problème en fait était le suivant: la femme choisit le père de l’enfant. Elle n’est pas obligée d’en rendre compte en paroles, mais tout son être est occupé par cette pensée. On ne va pas faire un enfant à n’importe quelle canaille. Ce paresseux de Robert, de toute évidence, n’était pas l’homme qu’elle aurait voulu s’attacher pour la vie grâce à des enfants. Même si cette pensée lui était passée plus d’une fois par la tête.

Elle avait examiné cet homme sous toutes les coutures et elle était arrivée à la conclusion que non, le moment n’était pas venu, cet homme n’avait guère les qualités qu’une femme cherche de toute la finesse de son septième sens.

Voilà comment se présentaient les choses, pour son bonheur ou son malheur. Et ce départ montrait que le choix de Lisa avait été judicieux.

Oui, il valait mieux éviter qu’on en vienne à parler des enfants afin d’échapper aux reproches, aux blessures, aux tourments réciproques.

Il y avait encore un sujet qu’il était bon de ne pas aborder. L’argent. Au cours de ces deux années, Robert n’en avait donné à Lisa que très peu pour son ménage. Ce qu’il en faisait, jamais Lisa n’avait cherché à le savoir, sa fierté le lui interdisait. Aujourd’hui encore, elle se garderait d’investiguer. Elle n’était pas mesquine, elle n’allait pas se mettre à exiger le règlement des dettes!

Elle retourna au point de départ:

— Tu m’as promis d’énumérer mes manques et mes défauts. Cela pourrait m’être utile, à l’avenir je pourrais m’amender.

Robert se tortillait.

— Et c’est moi qui devrais t’en parler?

— Et qui d’autre? Ces deux années auront bien servi à quelque chose, tu as eu un peu de temps pour m’étudier. Tu vois, toi, tu es devenu plus intelligent: au début, j’étais bien assez bonne, maintenant, je ne te conviens plus.

— Je n’ai jamais dit que tu ne me convenais plus!

Lisa renouvela son exigence:

— Allez, crache le morceau!

Robert prit son élan avant de commencer. Puis il observa une pause et s’obligea à revenir en arrière:

— Avant tout, au lit tu es comme une souche. Parfois je pense que je ferais mieux de me branler…

En soi, c’était là un reproche méchant, mais qui ne touchait aucunement Lisa. Elle le savait bien. Sans amour, où aller chercher cette flamme! Elle avait bien en tête le dicton: il n’existe pas de femmes frigides, il n’y a que des hommes incapables. Elle n’entreprit pas de le rappeler à Robert, elle le lui avait assez souvent répété.

— Alors pourquoi n’arrêtes-tu pas de m’embêter, puisque je ne te conviens pas? lui demanda-t-elle avec une curiosité indifférente.

— Et où veux-tu que j’aille? De toute façon, tu ne me donnes jamais rien…

Soudain, sa voix se remplit d’ardeur:

— Maintenant c’est différent, je n’arrive même plus à donner tout ce qu’on me demande…

Les hommes sont nés idiots et ils mourront idiots, trancha mentalement Lisa pour la je ne sais combientième fois.

— Vas-y, continue. Qu’est-ce qui ne va pas encore? — Ça ne suffit pas? Qui donc supporterait longtemps d’être tout le temps rejeté?

Robert tergiversait. C’était effectivement le plus astucieux, car les reproches n’engendrent que des reproches. Mais Lisa était bête, elle n’en démordait pas.

— Vas-y, parle, du reste aussi.

— Écoute Lisa, pourquoi tu m’embêtes…? Enfin, si tu veux… Moi aussi, je peux dire que tu n’arrêtes pas de me harceler. Je ne supporte pas. Et puis, comme on dit maintenant, je compte pour des prunes. J’ai quand même aussi quelques qualités. Chacun veut être pris en compte. Surtout dans la vie commune.

Non, il ne mentait pas. C’était vrai, Lisa ne prenait absolument pas Robert en compte. Que faire quand ça ne vient pas spontanément? Pour elle, Robert n’était pas digne d’être pris en compte. Après avoir réfléchi un moment, elle se justifia:

— Bon, d’accord. Mais devant des tiers je ne t’ai jamais traîné dans la boue. Ce qui se disait entre nous était plutôt destiné à ton éducation.

— Qui pourra jamais éduquer un adulte! observa Robert.

— Pourquoi pas, rétorqua Lisa, cinglante. Regarde comme je t’ai bien élevé, pour qu’une autre femme ne néglige pas de te ramasser comme une miette…

Il s’étira:

— Oui, il y en a qui savent m’apprécier.

Ainsi révèle-t-on sa propre bêtise. Lisa ne renonça pas:

— Eh bien, est-ce que tu as encore quelque chose à dire à mon sujet?

Robert hésitait:

— Ça, c’est peut-être bête à dire. Regarde la différence qu’il y a entre nos poids. Mais c’est toi qui fais usage de la force contre moi. Je ne t’ai jamais frappée. Bien d’autre hommes t’auraient attachée par les pieds et par les mains, moi je ne t’ai pas touchée du bout des doigts. Malgré tout, tu dis que je suis un grossier personnage…

Lisa n’avait pas souvenance d’avoir frappé Robert. Pas tout de suite. La colère aveugle n’était pas dans sa nature, pas plus que de voir rouge au point de ne plus se souvenir plus tard de ses actes.

— Tu fais peut-être référence aux fois où je t’ai rejeté quand tu voulais me pousser de force sur le lit. Je ne faisais que répondre à la violence par la violence.

— Moi je m’approchais avec amour. Tu m’as demandé si je t’ai aimée. Bien sûr, puisque je n’arrêtais pas d’avoir envie de toi…

— L’amour et l’envie sont deux choses différentes, décréta Lisa.

— Pas forcément. Quand on aime quelqu’un, on en a envie. Quand on n’a pas envie, il ne peut pas s’agir d’un véritable amour.

C’était à Robert maintenant de faire le raisonneur. Il avait raison, et plutôt deux fois qu’une. Il ajouta:

— Réfléchis au sentiment de vexation que peut éprouver un homme qui s’approche de toi avec la plus grande tendresse en vue d’un rapport intime, et qui reçoit pour toute réponse une gifle. Je n’en ai pas fait un plat, mais en réalité je les ai mises dans mon cœur en réserve. Elles se sont accumulées, accumulées, jusqu’au jour où la mesure a été comble; j’ai cédé à la tentation, je suis sorti avec une fille qui n’avait jamais arrêté de me lancer des œillades. Et vois-tu, je ne regrette pas. Au début je pensais qu’une fille qui s’offre ne pouvait pas être une fille bien, eh bien, je me suis trompé. Il faut croire que je lui plaisais, puisqu’elle a pris les choses en main. J’ai bien fait d’y aller. C’est vraiment une fille chouette, et elle n’a pas fait de l’œil à d’autres, seulement à moi.

La franchise de Robert aurait pu avoir quelque chose d’émouvant. Lisa lui souhaitait-elle dans sa vie ultérieure plutôt du bien ou du mal? Ou bien éprouvait-elle aussi un goût amer, en voyant les yeux de ce gros bonhomme étinceler pendant qu’il parlait de sa nouvelle maîtresse? Elle se força à dire:

— Eh bien, si tu es tombé sur la bonne, tiens-la bien fort. Et évite de gâcher votre relation par ta paresse et par ta négligence. Si tant est que vous ayez encore du temps pour le reste, avec tout l’appétit que vous manifestez au lit…

C’était à présent le tour de Robert de regarder longuement, et même avec une certaine stupéfaction, Lisa dans les yeux.

— Dis-moi, Lisou, ça ne te fait donc absolument rien, que je parte?

Lisa réfléchit: allait-elle éclater de rire? Mais cela aurait aussitôt senti le faux-semblant… Elle se força à rester sérieuse, voire solennelle. Pour une fois qu’on était parti sur le ton de la gentillesse et de l’honnêteté.

— Bah! On regrette toujours un peu les choses qui ont été et qui ne sont plus. Quand un objet disparaît, même un objet inutilisé au coin de la pièce, c’est bizarre pour les yeux. Ils s’habituent. Mais je ne dirai pas, comme peut-être bien des femmes qui se désoleraient, regarde, deux ans de ma vie de gaspillés, et à quoi faire…? Est-ce qu’on a eu des jours meilleurs? Moi j’ai oublié, mais il a certainement dû y en avoir au début, si j’ai voulu de toi. Cela m’a apporté en tout cas une certaine expérience. C’est peut-être pour cette raison que je t’ai tiré les vers du nez pour que tu me dises mes défauts, cela va me permettre dorénavant de me voir clairement et de m’évaluer…

La fin de son discours retombait dans les ornières précédentes. Mais va donc essayer de tenir longtemps un discours noble et généreux!

Robert avait écouté comme s’il n’en croyait pas vraiment ses oreilles. Il balbutia:

— Je… je… Sans être capable d’aller plus loin.

— Eh bien, qu’est-ce que tu attends pour t’en aller? fit Lisa. Elle doit t’attendre.

— Elle ne m’attend pas encore ce soir, intervint Robert précipitamment. Où veux-tu que j’aille en pleine nuit?

— Puisque ta décision est prise, pars tout de suite, lui renvoya Lisa, d’un ton résolu. Je vais encore te laver tes derniers bleus, tu pourras venir les chercher après demain, demain ils ne seront peut-être pas encore secs.

Lisa fit le tour de la pièce du regard. Là était toute son existence. Une existence qui, avec le départ de Robert, ne changeait guère. Même la disparition d’un meuble aurait été plus marquante. Quelque chose de troublant resterait peut-être ancré en elle, mais en même temps elle allait certainement éprouver un sentiment de libération. Des choses pareilles ne se font pas en une nuit. Quand un couple se sépare, cela prend plus longtemps. Peut-être n’en parle-t-on pas, on veut même ne pas y penser, mais tous deux comprennent qu’un processus est en route. Cette lente maturation les prépare. Une séparation ne peut pas survenir de manière totalement inattendue pour l’un des partenaires. Quelque chose a bien dû marquer un changement dans leurs relations.

Robert alluma la télé et se rassit sur le fauteuil.

Lisa alla fermer l’appareil. L’image se rétrécit, ne fut plus qu’une bande, s’évanouit.

Robert prit son élan et dit:

— Nous avons couché deux ans dans le même lit, pourquoi cette dernière nuit ne serait-elle pas pareille aux autres?

Revoilà la logique masculine. Rien que le lit! L’âme, ils n’en ont rien à faire.

Si Lisa avait profondément aimé Robert, cette dernière nuit passée ensemble aurait été pour elle un supplice infernal. Comme elle était plutôt indifférente, elle aurait pu la supporter. Mais elle en faisait une question de principe: si tu dois t’en aller, va-t-en.

À moins que Lisa ne fût pas entièrement indifférente — si elle s’en tenait à sa décision de manière aussi ferme, et insistait pour le chasser sur-le-champ?

Et ce Robert, assis là… Le mettre dehors manu militari serait encore plus humiliant pour le videur que pour le vidé.

— Tu as peut-être peur de trouver quelqu’un d’autre auprès de ta belle, que tu n’oses pas y aller sans prévenir? demanda Lisa, avec plus d’indifférence que d’irritation.

Robert ne dit pas un mot. Il se leva lourdement, s’approcha de Lisa, et l’empoigna avec toute sa force virile. Il la souleva, resta un moment immobile, comme s’il se demandait où poser la jeune femme qui se débattait, et tomba avec elle sur le lit. Pesant sur elle de tout son corps, il l’empêchait de s’échapper en se tortillant.

Cet homme l’avait violée bien des fois. Les premières fois elle avait eu peur: si elle se mettait à lui résister de toutes ses forces, est-ce qu’il n’irait pas jusqu’à la tuer? Cela n’était peut-être pas dans sa nature, mais comment Lisa aurait-elle pu le savoir? En un moment pareil un homme est aveuglé, et peut-être incapable de répondre de ses actes.

Avant, Lisa était persuadée qu’il était impossible de violer une femme si elle ne se livrait pas elle-même, par peur ou pour toute autre raison. Mais avec Robert elle avait expérimenté quelque chose de très différent. Peut-être quand même ne s’était-elle pas battue au prix de sa vie, elle aurait sans doute eu suffisamment de forces pour se dégager, même pieds et poings liés.

Où donc les hommes allaient-ils chercher toute cette force? Lisa avait cru qu’une résistance vraiment sérieuse empêcherait l’homme d’avoir une érection. Certains peut-être, mais quand on a affaire à une brute… La seule chose qui marchait avec Robert, c’était la gifle. Si on parvenait à la lui appliquer au début, avant le viol, le pauvre petit se vexait et laissait tomber. C’était à cela qu’il faisait allusion quand il l’avait accusée de le frapper. Or c’était pour elle la seule arme sûre, elle était contrainte d’y faire appel si elle voulait éviter la suite.

Finalement son corps se pliait, les portes s’ouvraient et il lui fallait subir, apathiquement, l’âme vide. C’est ainsi que cela se passait dans la plupart des cas, mais en même temps tout en elle s’y opposait, elle ne ravalait pas sa protestation — soit elle parvenait à ses fins, soit, si elle laissait passer le bon moment, il ne lui restait qu’à subir le viol. Après quoi elle se sentait intérieurement tellement souillée qu’elle ne voulait même pas se regarder en face dans le miroir. C’était le fait de savoir qui était terrible; le corps, quant à lui, ne tardait pas à oublier la violence qui lui avait été faite.

Lisa était une femme normale, elle avait ses moments, où elle avait plus ou moins envie qu’à d’autres, comme tout le monde. Des circonstances extérieures pouvaient intervenir. Par exemple la pleine lune non seulement la faisait rêver d’amour, mais lui en donnait carrément l’envie. Avec Robert pourtant, c’était toujours pareil: même si le corps vibrait et attendait, rien que la vue du vieux violeur lui coupait toute envie, et elle sortait son «non» habituel.

C’était d’ailleurs la raison fondamentale pour laquelle le départ de Robert ne lui faisait pas la moindre peine. Peut-être à sa manière l’avait-elle aimé, peut-être même en restait-il quelques lambeaux — mais ces viols, non, elle ne voulait plus les vivre.

Extérieurement Robert était grand, beau, robuste — il était agréable de se promener avec lui dans la foule, de sentir que les femmes seules en état de manque le couvaient d’un œil concupiscent et l’enviaient, elle, Lisa. Mais c’était tout. Il avait sans doute été gâté par son physique, qui lui permettait de se promener d’une femme à l’autre.

«Son dernier viol», pensa Lisa, quand Robert, de ses gestes habituels, lui arracha ses vêtements, la mit nue, et la prit de force. Lisa, comme les fois précédentes, laissa l’engourdissement tomber sur elle, une résistance intérieure violente n’aurait fait que la fatiguer. Elle se contenta de penser que, pour ce dernier viol, elle lui garderait un chien de sa chienne…

Impossible de comprendre ses motivations. Pourquoi violer Lisa, qui de toute son âme n’en voulait pas, et ne pas porter sa triste semence à sa nouvelle maîtresse, qui, paraît-il, était insatiable? On dit que les femmes sont compliquées, que les hommes sont des êtres primitifs, mais va donc expliquer ce comportement. À moins qu’il ne fût convaincu que Lisa, en dépit de toutes ses protestations, en était follement heureuse, et qu’il eût voulu la remercier des années passées en commun en lui accordant une dernière fois cet instant de félicité?

Enfin, ce fut terminé. Robert était encore jeune, il ne lui avait pas fallu longtemps. Si Lisa avait fait un effort, elle aurait pu hâter la conclusion; mais elle n’avait même pas essayé. Elle était restée immobile, comme chez le médecin qui engage un acte qui va faire mal. Chez le médecin, on subit, paraît-il, au nom de la santé. Et ici? Au nom de quoi? De la paix du foyer?

Elle repensa à l’histoire de ce renard qu’on écorchait et qui, plein d’espoir, se disait que cela n’allait pas tarder à s’achever. Elle n’ignorait pas qu’une fois l’éjaculation achevée il allait se calmer et tomber dans une torpeur hébétée; elle savait qu’il ne résisterait pas si elle le mettait à la porte.

Lisa se leva, rajusta rapidement ses vêtements et dit:

— Et maintenant, dégage. Où, c’est ton affaire. Tu ne remettras plus les pieds ici. J’avais promis de te laver une dernière fois tes vêtements, mais je ne le ferai pas. Ceux qui sont par terre, dans le coin, tu les prendras. Les autres, qui sont au lavage, ils iront à la poubelle. Avec les eaux de lessive. Si tu les regrettes, tu les trouveras demain, au petit matin, derrière la maison, à côté des bennes. Je pousserai ma générosité jusqu’à ne pas les mettre dedans, ils seraient vite enterrés sous les autres ordures.

Lisa dit ces choses très vite, d’un ton haineux. Robert se contentait de renifler, de manière relativement sereine. Il ferma les boutons de sa braguette, regarda autour de lui, pour voir s’il lui restait des affaires quelque part. Il mit dans un cartable usé ses pincettes, son rasoir électrique, quelques autres objets. Lisa ne prit pas la peine de suivre ses mouvements. Cela aurait quelque chose de gênant, donner l’impression de vérifier qu’il n’emportait rien des ses affaires à elle. Qu’il en prenne, si ça lui chante! Lisa ne tient pas aux biens matériels. À présent, une fois son homme expédié, tout ce qu’il fallait, c’était mettre un point final.

Robert bourra dans un grand sac à dos les frusques qui étaient dans le coin du vestibule, puis il se pencha sur la bassine à lessive, sortit celles qui étaient dedans, les tordit et les mit dans le sac avec les autres.

Il s’arrêta sur le pas de la porte, fit glisser son regard sur la pièce, sur Lisa qui était comme un meuble dans la pièce, et dit:

— Moi en tout cas je ne pars pas fâché contre toi. Ce qui a été a été.

Regarde comme il est généreux — cette idée resta longtemps dans la tête de Lisa. Bien après que la porte se fut refermée sur lui.

Elle finit par se secouer, par s’arracher à cette idée. Elle cherchait en son for intérieur ce sentiment de libération qu’elle avait tant désiré. Elle chercha un soutien dans les choses qui se trouvaient dans la pièce, tout particulièrement dans l’étagère d’angle, toujours de guingois.

Pour l’instant, elle était encore trop fatiguée par ce départ.


III

Lisa commença à se maquiller. Elle consacrait à cette opération un soin particulier et ne faisait appel qu’à la marque Chanel. Tous les produits de la gamme, elle en était convaincue, concordaient et ne risquaient pas d’exercer des effets pervers.

C’était son devoir d’être belle. Belle, elle l’était toujours, mais aujourd’hui, c’était encore une de ces journées où elle devait resplendir, jouer son rôle au plus haut niveau. Elle n’avait pas le choix. Pour elle, pour les invités, pour Robert aussi, voire pour son pays. Un pays qu’elle représentait aujourd’hui à égalité avec Robert.

D’une main expérimentée, elle couvrit son visage de crèmes et de couches de couleurs, avec une mesure et une précision parfaites: personne n’aurait jamais l’idée de prétendre que ce n’était pas sa peau à elle, sa vraie peau, superbe, impeccable, une peau de bébé…

Dans la matinée, elle avait discuté du menu avec les cuisiniers, de la disposition des tables et des mets avec le personnel de service et de l’ordonnancement rituel de la soirée avec le secrétaire. Cela ne faisait pas partie des obligations de ce dernier, mais il participait volontiers à l’organisation des réceptions.

Ils devaient en donner plusieurs fois par an, des ordinaires et des extraordinaires. Celle d’aujourd’hui était des plus ordinaires — mais pour Lisa jamais une réception ne pouvait, ne devait revêtir un caractère ordinaire. L’originalité de la soirée ne dépendait-elle pas d’elle? De son aptitude à saisir les choses, voire à se renouveler… Elle-même se transformait, même les plus malveillants n’auraient pu dire qu’elle vieillissait: elle mûrissait, sa beauté se parachevait.

Il y aurait certainement parmi les invités des gens intéressants: certains, qu’on connaissait, étaient intéressants parce qu’on on savait grosso modo à quoi s’attendre, sans jamais pourtant les deviner de A jusqu’à Z, car eux aussi évoluaient et essayaient de briller. Mais il y aurait aussi des gens nouveaux, pour alimenter la curiosité des vieilles connaissances.

Lisa, dans le rôle d’amphitryon, portait la responsabilité de ces soirées, qui étaient bien sûr épuisantes. Malgré la compétence des aides dont elle disposait, l’énervement aboutissait immanquablement à une dépense d’énergie: est-ce que tout allait marcher de manière impeccable, est-ce que cette fois aussi il y aurait des nouveautés destinées à alimenter les conversations? Les nouveaux détails, Lisa en faisait son affaire. Au début, le jeune secrétaire aussi avait fait des propositions; plus tard cependant il avait constaté que Lisa était jalouse de cette intrusion dans son terrain de chasse et s’était retiré.

Pour aujourd’hui, il y avait un nouveau plat dont Lisa avait lu la recette en français, dans un livre de cuisine. Elle l’avait traduite à son personnel et avait fait venir exprès deux ou trois épices méridionales. On n’avait pas mis trop de gens dans le secret afin de ne pas alimenter trop tôt les ragots. Il est vrai que de nos jours les nouveautés gastronomiques surprennent de moins en moins. Le goût a régressé, il n’y a plus de véritable intérêt, une vie trop pressée a fait oublier comment on apprécie les vraies saveurs… La mise à l’honneur d’un nouveau plat était avant tout une affaire entre Lisa et son cuisinier. Quand bien même l’expérience ne serait connue que de ses auteurs et qu’elle ne susciterait guère l’attention des convives, ils auraient fait leur devoir et auraient la conscience tranquille.

Donc, de nos jours on n’épate plus avec la gastronomie, même si par politesse certaines dames chercheraient peut-être à connaître les responsables et la recette. Il fallait autre chose. Les danses n’étaient pas de règle, mais parfois on en jouait trois ou quatre. Pour la première danse, elle et Robert étaient en général seuls sur la piste. Il avait fallu pour l’occasion apprendre à marcher au vieil ours. N’était-il pas doué en toute matière?

La fois précédente, l’invité d’honneur était un compositeur arrivé de leur pays, qui avait joué une étude écrite en l’honneur de l’ambassade — ou plutôt de Lisa, il le lui avait murmuré à l’oreille lors d’une danse… Beaucoup trouvaient la musique classique ennuyeuse, mais le compositeur avait été applaudi très poliment.

Pour surprendre ses invités Lisa avait prévu cette fois-ci un Chinois tout à fait remarquable. Elle l’avait rencontré dans une foire, où il s’exhibait. Non pas bien sûr dans une fête foraine, mais bien à la foire de l’Électronique, où l’homme présentait des jeux d’ombres avec des lanternes multicolores. Lisa ne voulait pas la même chose. Mais cela lui avait donné une idée. Quand, de toute son élégance et sa distinction, elle s’était approchée du petit Chinois — qui était peut-être après tout originaire d’un autre pays d’Asie du Sud-Est — celui-ci avait croisé les mains sur la poitrine et s’était incliné, d’un geste empreint de noblesse, d’une culture peut-être trois fois millénaire. Il ne parlait pas français, mais Lisa était parvenue à lui demander, dans son méchant anglais, s’il voulait bien présenter quelque chose de traditionnel devant une société choisie. Ils s’étaient mis d’accord: il s’était rendu chez elle dès le lendemain et lui avait montré dans les grandes lignes ce qu’il était en mesure de produire. Lisa en avait été satisfaite. Pour accroître l’effet de surprise, elle avait posé ses conditions: il entrerait dans la salle quand elle frapperait dans ses mains, et, sans un mot, il présenterait son numéro de feux d’artifice, un numéro court et précis; puis il quitterait les lieux aussi soudainement qu’il était arrivé. Il recevrait ses émoluments après le spectacle, à l’entrée, de la main de l’huissier, que Lisa ne mettrait dans la confidence que le moment venu. Après, elle se garderait de faire la moindre référence au spectacle, ce qui interdirait aux autres tout commentaire. Aux curieux elle répondrait qu’elle avait frappé dans ses mains pour une tout autre raison et qu’elle avait été tout aussi surprise qu’eux. N’importe comment tous comprendraient qu’il s’agissait là de son innovation habituelle.

Tel était son plan. Elle ne doutait pas de son effet. Mais même pareille broutille était un sujet supplémentaire d’anxiété.

Il ne faut jamais introduire trop de nouveautés d’un coup. Les gens les acceptent volontiers à petites doses quand elles sont entourées de choses connues. Dans un groupe on trouve aussi bien des innovateurs que des conservateurs. Les uns comme les autres doivent sortir de la soirée également satisfaits. Pour beaucoup de gens il est important que les choses soient comme elles ont toujours été. C’est le critère de l’élégance. Lisa, qui ne l’ignorait pas, se montrait particulièrement critique et rigoureuse à l’égard des suggestions du jeune secrétaire, qu’elle ne laissait jamais passer.

Une fois de plus, elle fit défiler devant ses yeux tout le déroulement qu’elle avait prévu, mais elle se contenta de le faire de manière relativement superficielle, afin de ne pas s’abandonner à toutes sortes de conjectures: qui viendrait, comment on la regarderait, quels compliments lui seraient murmurés…

Puis, sans l’aide de personne, elle mit sa robe, commandée à Paris pour l’occasion. Une robe de chez Chanel, comme tout le reste — un modèle terriblement cher, mais unique au monde. Aux frais de Robert, non de l’État. Ils avaient bien un budget représentation, mais Lisa n’avait guère posé de questions. Cela aurait fait mauvais genre et elle ne se le permettait pas. Elle était suffisamment jolie femme pour ne pas parler d’argent.

La maîtresse de maison ne devait pas être habillée de manière plus voyante que la plus modeste de ses invitées — c’était un bon vieux principe. Bien difficile à respecter à une époque où il se trouve toujours des bas-bleus pour introduire jusque dans les réceptions la négligence qui court les rues.

À première vue, la robe de Lisa était très simple — conformément aux instructions qu’elle avait envoyées en même temps que ses mensurations — mais en fait de la plus haute élégance. Si dans leur for intérieur certaines dames prenaient mal la chose, on lui trouverait suffisamment d’excuses.

Elle repensa à son problème permanent: était-elle véritablement une maîtresse de maison de plein droit?

Robert était un diplomate très doué, brillant, intelligent et travailleur, mais il y avait plusieurs circonstances qui ne lui permettaient pas de progresser dans sa carrière. Il était ambassadeur d’un petit État dans un autre petit État. Changer de patrie n’était bien sûr pas possible, mais quelqu’un comme Robert aurait pu être envoyé dans un pays des plus importants. Ou bien faire une carrière ministérielle. Ministre des Affaires étrangères, pourquoi pas?

Une de ces circonstances, c’était Lisa. Ils n’étaient pas officiellement mariés. La plupart des gens le croyaient, et cela suffisait. Ses plus proches collaborateurs et les hauts fonctionnaires du ministère savaient qu’ils étaient fiancés. Mais cela durait depuis près de dix ans. On ne reste pas fiancé aussi longtemps… Si elles avaient connu la vérité, ces dames de la diplomatie l’auraient impitoyablement traitée d’illégitime…

Robert était environ de vingt ans son aîné. Il n’avait jamais été marié, de sorte que rien ne s’opposait à ce qu’il la conduisît devant l’autel. Pourtant, il ne l’avait pas fait. Il expliquait sa résistance de manière extrêmement simple: il aurait dans sa jeunesse fait serment de ne jamais se marier. D’une manière ou d’une autre, cela était lié à la mauvaise entente entre ses parents, ou à quelque autre motif. Il se gardait bien de toute allusion à ce sujet.

Un bruit obscur était parvenu aux oreilles de Lisa, selon lequel le père de Robert avait tué sa mère, mais rien n’était venu l’étayer. Après de longues hésitations, Lisa s’était même résolue à charger un détective privé d’enquêter sur cette ancienne affaire, mais il n’avait rien découvert du tout. Les premières enquêtes et l’examen des jugements n’ayant rien donné, Lisa avait payé ses honoraires au juriste qu’elle avait sollicité et demandé la clôture de l’enquête. Elle s’était soudain sentie très gênée d’avoir entrepris ces recherches. En guise d’excuse, elle se disait que c’était «pour asseoir leurs relations, à Robert et à elle». Ce qui, elle ne l’ignorait pas, était une bien piètre excuse.

Donc, ils n’étaient pas officiellement mariés. Pareille chose n’est guère tolérée quand on est au service de l’État. Si Robert n’avait pas été aussi fort, ce seul élément aurait suffi à mettre fin à sa carrière de diplomate. Avant Lisa, il avait eu successivement deux compagnes, toutes deux très belles. Certes pas autant qu’elle. Leur élégance ou leur art d’organiser les réceptions, Lisa n’en avait jamais entendu le moindre écho. Elle n’avait d’ailleurs pas laissé le moindre écho parvenir jusqu’à elle. Une chose était sûre: toutes deux étaient à l’heure actuelle nettement plus âgées qu’elle. Dès lors, leur passé ne lui faisait guère ombrage.

Donc Monsieur l’Ambassadeur avait des histoires louches avec les femmes et devait se contenter d’un petit État tout à fait marginal. Et puis il y avait une autre raison qui freinait sa promotion. Et là, il ne pourrait pas rejeter la faute sur quelqu’un d’autre…

Naturellement, Lisa désirait devenir son épouse légitime. Ses précédentes compagnes l’avaient sans doute également souhaité; aucune des trois cependant n’avait réussi à briser son serment. Lisa n’avait pas l’espoir d’aboutir. Mais elle n’avait pas pour autant abandonné le combat. Peut-être les autres femmes l’avaient-elles quitté pour cette raison? Ou bien pour cette autre…?

En soi, Lisa n’aurait guère attribué au mariage une si grande signification, mais la compagne d’un ambassadeur ne pouvait se permettre une position sociale non définie. Du moins pas longtemps. Elle avait tenu près de dix ans.

Elle en avait fini avec sa toilette. Elle s’exposa à la lumière de profil, étudia une fois de plus sur son visage chacune des rides qui, hélas, commençaient traîtreusement, suivant la loi de la nature, à émerger. D’excellents produits cosmétiques français contribueraient à les dissimuler et à rehausser la perfection de son visage.

Il ne restait qu’un peu plus d’une demi-heure avant le début de la réception. Lisa traversa le salon. L’orchestre, composé de trois hommes, était en place. Ils connaissaient leur travail, ils devaient intervenir à un moment précis. Elle les salua, sans se mettre à leur expliquer ce qui allait de soi.

Le buffet avait été dressé d’un côté de la salle. Sur la table, les nappes et la décoration avaient été disposées correctement. Les serveurs connaissaient leur métier, il était rare que Lisa dût demander de changer quelque chose. La table des boissons était également impeccable.

Dans l’antichambre tout le nécessaire était en place. Peu de gens en cette saison portaient des manteaux, il y aurait assez de portemanteaux. L’hiver, cela posait bien des problèmes, les vêtements traînaient jusque sur les rebords de fenêtres et sur les chaises de l’antichambre. Cette antichambre, elle et Robert devraient y passer un long et fastidieux moment, celui de l’accueil des invités.

Il y a une coutume selon laquelle une réception est annoncée de telle heure à telle heure, et chacun se présente quand cela lui convient. Lourde charge pour les amphitryons, qui en pareil cas ne peuvent guère quitter le vestibule de la soirée! Certains invités ne venaient que pour la toute dernière heure, alors que la majorité était déjà partie. On accueillait les uns en prenant congé des autres, on serrait la main à tout le monde — le corps diplomatique n’avait vraiment rien de plus sérieux à faire!

La liberté, c’est très bien, chacun fait ce qu’il veut, mais Lisa avait insisté auprès de Robert pour qu’il indiquât une heure relativement précise, de manière à pouvoir à un certain moment en finir avec l’accueil et passer effectivement quelque temps avec les invités; non pas pour pouvoir toucher aux mets ou à la boisson, mais c’est qu’elle avait habitué ses hôtes à ce qu’il y eût dans le programme une ou deux danses et une petite surprise. Un va-et-vient perpétuel n’aurait pas offert de moment adéquat.

Une réception ordinaire et un bal — c’étaient bien sûr deux choses différentes, que Lisa avait un tantinet mélangées. Il fallait bien un peu d’originalité! Est-ce que cela ferait plaisir aux invités si tout était toujours fastidieusement précis? Peut-être dans les corps diplomatiques des grands États le respect des conventions établies s’imposait-il davantage; mais les diplomates d’un petit pays, sortis tout droit de leur brousse, pouvaient se permettre de faire comme bon leur semblait. Lisa ne connaissait pas un seul ambassadeur qui eût une femme aussi belle que Robert. Et pour ce qui est de la prestance, monsieur l’ambassadeur ne laissait guère à désirer…

Elle frappa à la porte du cabinet de Robert et entra. Il était assis à son bureau, l’air renfrogné, et nageait dans ses papiers. C’était bien le moment! À moins qu’il n’eût en vue, lors de la réception, quelques entretiens confidentiels pour lesquels il devait se préparer?

— J’espère que tu es prêt pour la réception, Robert, dit-elle.

— Ah, c’est toi, Lisbeth! fit Robert, en se retournant.

Elle avait pris une pose qui mettait en valeur sa toilette et son allure. Robert n’était pas de ces hommes bornés qui ne remarquent jamais comment une femme est habillée. Sinon que, dans son cas, on ne savait jamais — cela pouvait également jouer en sens inverse. Aujourd’hui aussi, il fronça imperceptiblement les sourcils — Lisa connaissait bien chacun de ses changements d’expression — et dit:

— Toi, en tout cas, on dirait que tu es prête…

Robert ne supportait pas les réceptions. Bien sûr, il était homme, et trop intelligent pour se laisser enflammer par les simagrées mondaines. Mais il connaissait son devoir; et il accomplissait, comme tous les autres, ce que ses fonctions diplomatiques lui prescrivaient.

Pour Lisa, rien dans la vie ne comptait plus que ces réceptions, et cela, même le plus abruti des hommes devait le comprendre. En tout cas il n’y avait pas entre elle et Robert de désaccord sur la nécessité des réceptions et sur le fait qu’elle était une hôtesse accomplie. Les mésententes étaient ailleurs — mais elles ne manquaient pas de captiver Lisa et faisaient de chaque réception un moment chargé d’excitation.

Lisa aurait aimé donner à son seigneur et maître un baiser dans le cou, mais elle avait peur d’abîmer son maquillage. Elle dit:

— Montre voir, chéri, que je te regarde. Et faisons en quelques mots le point de ce qui reste à faire. Nous n’avons en tout et pour tout qu’un quart d’heure!

Heureusement, personne n’arrivait jamais avant l’heure. Quitte à tuer le temps en faisant un tour dans le quartier. Mais en dépit de l’indication précise de l’heure, les invités pourraient continuer à arriver pendant une bonne heure, disons au moins dans une plage de trois quarts d’heure. Bien sûr, les plus consciencieux arriveraient dans le courant du premier quart d’heure.

Robert, derrière son bureau, se leva.

— Eh bien, regarde-moi. Regarde, j’ai même un mouchoir propre.

Qu’il parlât ainsi, c’était bon signe. S’il était exaspéré trop tôt à l’approche de la réception, il ne tiendrait peut-être pas jusqu’au bout…

— Allons maintenant voir les salons, tu jetteras un coup d’œil, proposa Lisa, tout en sachant qu’il n’irait jamais faire cette inspection. Il rétorqua en effet:

— Puisque tu as regardé, je n’ai plus rien à y faire.

Même un grognement appréciatif — Lisa devait le constater — est quelque chose qu’une femme a plaisir à entendre.

Ils passèrent dans l’antichambre. Lisa dit:

— Tu vois, tu vas te tenir ici et moi à côté de toi. Comme d’habitude.

Robert fit semblant de se demander s’il fallait vraiment parler de choses pareilles. Même les amphitryons ne restent jamais vraiment au même endroit, bien que la configuration de la pièce leur impose l’endroit le plus approprié.

— Merci de la leçon! fit-il.

— Tu peux bien, dans ta magnanimité, m’accorder ce plaisir, lui demanda Lisa.

— Je te trouve, comment dire… excitée, observa soudain Robert.

«Trop tôt!», se dit Lisa.

— Excitée?… Non, je suis inquiète, je me demande si tout va se passer comme il faut…

Robert essaya de lancer une plaisanterie diplomatique.

— Cela s’est toujours passé… d’une façon ou d’une autre.

Plaisanterie — ou insinuation vraiment très méchante? En tout cas, Lisa ne voulait pas se faire prématurément du souci: elle avait une belle fête en perspective, elle tenait absolument à la savourer. À y goûter son succès. À se faire plaisir, et à faire plaisir aux autres, qui prenaient du plaisir grâce à elle.

— C’est que je suis responsable, lâcha Lisa.

Robert ne devait tout de même pas être encore de si mauvaise humeur, car il répliqua:

— Ah bon. Je croyais que c’était une réception de l’Ambassadeur…

Lisa essaya de plaisanter:

— Oui, bien sûr, toi aussi tu es indispensable dans l’affaire…

Elle était effectivement d’humeur folâtre. Pourquoi aurait-elle dû essayer de le cacher?

— À chacun sa croix, marmonna Robert.

Mais peut-être l’imagination de Lisa lui jouait-elle des tours…

La pendule de l’antichambre sonna l’heure.

Le couple prit place. Les premiers visiteurs étaient ponctuels. Parmi eux, un vieux monsieur italien qui ne manquait jamais de faire des compliments à Lisa. Cette fois-ci également, à peine arrivé sur le pas de la porte, il s’écria:

— Lisa, vous êtes renversante!

Intérieurement, Lisa fut aussitôt embrasée. Comme toujours. Et comme toujours, elle ne le montra pas. Elle salua le charmant monsieur avec la plus grande amabilité, exactement comme tous les autres.

C’est que Robert était terriblement jaloux. On le soupçonnait — même si avec son intelligence et sa fierté il parvenait à le cacher — et les plus jeunes glissaient leurs compliments en évitant de se faire entendre. Mais cet Italien était un vieil ami, et Robert était habitué à ses exclamations admiratives. Peut-être se disait-il: «Bah, il exagère, c’est le tempérament méridional…» Alors que Lisa pensait: «Le tempérament méridional engage à la franchise, il conduit à dire la vérité.»

Les invités défilaient. Ils furent si nombreux dans la première vingtaine de minutes qu’il s’avéra impossible de repérer qui avait répondu à l’invitation et qui n’était pas venu. Lisa arborait un sourire charmeur; elle était l’objet des regards admiratifs des hommes. Sinon de tous, au moins d’un sur deux. Une bonne moitié redoutait les épouses et ne se hasardait guère à poser sa pensée sur la beauté de Lisa.

Un jour, un diplomate d’un grand pays s’était écrié:

— C’est un miracle que dans un si petit pays se trouve pareille beauté!

Lisa n’avait pas oublié cette phrase. Elle se disait qu’avec sa beauté, sa robe de chez Chanel et ses parfums, son excellent français et ses manières impeccables, elle était utile à son pays. Peut-être Robert lui devait-il même quelques accords avantageux. Sans doute en diplomatie les intérêts de l’État sont-ils au tout premier plan et la simulation est-elle de rigueur, mais parmi les diplomates il se trouvait aussi des «gentlemen», qui, ayant un jour admiré le charme de Lisa, n’étaient plus capables d’infliger à Robert le moindre désagrément.

Lorsque les retardataires commencèrent à arriver, comme au compte-gouttes, Lisa commença à sentir quelque peu la fatigue des serrements de main et des sourires. Elle regarda du coin de l’œil son compagnon, fier et majestueux. À tout seigneur tout honneur. Indiscutablement Robert recevait bien. Si les sourires de Lisa étaient peut-être trop identiquement aimables et princiers pour tous, ceux de l’ambassadeur variaient suivant le destinataire, l’état des rapports diplomatiques, l’ancienneté des relations, les affaires à l’ordre du jour. Il ne souriait pas beaucoup, mais son arsenal de sourires était varié: d’une arrogance suprême — que lors des réceptions il se gardait d’arborer — jusqu’à une cordialité rayonnante. Même en matière de sourire un diplomate de haute volée se devait d’être souple, rapide et de ne pas oublier les affaires en cours.

Lisa jeta un regard sur la pendule. Plus d’une demi-heure était écoulée. Tous n’étaient pas arrivés, mais il fallait commencer. Les retardataires ne lui en voudraient pas.

Les présents, debout dans la salle, s’étaient regroupés et devisaient. C’était la raison principale de leur présence. C’était l’occasion de se rencontrer dans des circonstances décontractées, de pouvoir parler sans être obligé de peser le moindre mot. Avec leur prudence innée, les diplomates se garderaient sans doute de laisser échapper un mot de trop. Mais les conversations révélaient les personnalités et chacun montrait ses intérêts, ses domaines de prédilection et dans une certaine mesure aussi son caractère. En cela les femmes jouaient un rôle essentiel, car elles servaient de révélateur des potentialités de ces messieurs.

Autant Lisa était la cible des regards admiratifs des hommes, autant elle attirait de la part des femmes des regards critiques. Des regards dissimulés derrière des sourires et des compliments, mais son instinct en cette matière ne la trompait pas. Certaines, qui la connaissaient depuis longtemps, arrivaient à deviner l’origine de sa robe et, tout en la félicitant de son élégance, trouvaient le moyen de glisser quelque mot réprobateur. Et on n’oubliait pas qu’elle était seulement la compagne de Robert et non pas son épouse. Bien des matrones difformes étaient dès lors incitées à faire grand bruit de leur mariage religieux — chose ancienne et peut-être silencieusement déplorée par leurs maris — et se gavaient de la supériorité que cette circonstance leur conférait face à la situation illégitime de Lisa.

Lisa était habituée à tout cela, et elle se répétait qu’elle avait besoin, comme stimulant vital, autant de la jalousie des femmes que de l’admiration des hommes. Et puis elle n’avait quand même pas que des ennemies.

— Tu devrais peut-être commencer…, glissa Lisa à l’oreille de Robert.

Les paroles d’ouverture, où l’on rappelait l’occasion de la rencontre et où l’on souhaitait aux invités toutes sortes de bonnes choses devaient bien sûr être prononcées par l’amphitryon. À cet instant de la réception, Robert comptait plus que Lisa.

De plus, elle ne pouvait quitter l’antichambre, où elle serait seule à accueillir, saluer et introduire dans la salle les éventuels arrivants. Elle n’écouta donc le discours de Robert que d’une oreille distraite.

Il parlait toujours sans papier, de manière brève, concise.

Un jeune diplomate de l’ambassade de Belgique, qui ne cessait de dévorer Lisa des yeux, profita de l’instant pour lui glisser:

— Lisbeth, vous êtes toujours plus belle, plus parfaite. Si je ne vous aimais pas tout le temps, à chaque fois que je vous vois je retomberais amoureux de vous.

— J’ai peur que vous vous donniez bien du mal pour rien, rétorqua la jeune femme avec son sourire le plus charmeur.

— Je ne perds pas espoir, répondit le jeune homme, qui se hâta de regagner le salon pour écouter le discours de Robert.

Qu’avait-il donc à espérer? Est-ce que Lisa, admirée de tous, devrait s’abandonner à une aventure avec un quelconque fonctionnaire de l’ambassade de Belgique? Alors qu’elle avait pour compagnon un séduisant ambassadeur? Non, jamais, pas même pour se venger! Qu’avaient-ils en tête, les hommes, quand ils disaient des choses pareilles? Leur assurance — en fait leur bêtise — était sans bornes… Mais Lisa ne s’arrêta pas sur ces pensées désobligeantes, car elle se sentait en réalité flattée de toute manifestation d’attention. Les hommes proféraient bien sûr la plupart du temps des phrases creuses; mais parfois des paroles ainsi lancées pouvaient, lors d’une rencontre ultérieure, déboucher sur une relation durable, voire sur une union…

En savourant les déclarations qui lui étaient adressées Lisa n’avait guère cet espoir en tête: ces compliments servaient tout simplement à conforter sa confiance en soi et son amour pour Robert. Elle n’était pas bête au point de laisser le pétillement vaporeux des flatteries réduire à ses yeux les mérites de Robert! Sans vouloir se l’avouer, elle n’ignorait pas que toute beauté est éphémère et que le temps d’une femme ne l’est pas moins. Il était donc raisonnable, comme pour tout dans la vie, d’en tirer le profit maximum. Mais le mérite de Robert n’en était que rehaussé: n’avait-il pas su se choisir pareille compagne et la garder à ses côtés…?

Lisa ne put continuer sur cette lancée: le cours de ses méditations, qui partaient dans tous les sens, fut interrompu par l’arrivée des Français, avec qui elle avait le plaisir de pouvoir mettre en valeur son excellente maîtrise de la langue. Elle parlait sensiblement mieux que Robert, c’était peut-être l’un des rares domaines dans lesquels elle lui était supérieure. Comme en matière de relations humaines, du moins au niveau le plus superficiel: astucieuse, elle était même capable — parfois exprès — d’aplanir les maladresses de Robert.

Après le discours de bienvenue de l’ambassadeur, on servit une nouvelle tournée de champagne et le dîner put commencer. Robert s’approcha de Lisa et la regarda d’un air interrogatif. Les trois quarts d’heure étaient passés. Les nouveaux arrivants les rejoindraient dans les salons.

Ils se séparèrent alors afin d’aller rejoindre les groupes qui conversaient, d’échanger quelques phrases de politesse ou de régler telle ou telle affaire qui exigeait ce type d’atmosphère. Lisa n’était pas moins concernée que son compagnon. En tant que maîtresse de maison, elle avait pour tâche d’être aimable avec tout le monde, de présenter entre eux les invités qui ne se connaissaient pas et de veiller à ce que personne ne se sentît mal à l’aise ou ne s’ennuyât contre son gré. Il se trouvait toujours en effet des gens pour s’ennuyer exprès, mais il suffisait d’un sourire ou d’un signe de tête pour les faire sortir de cet état à moitié simulé.

Lisa n’ignorait pas que Robert en général ne la quittait jamais des yeux, même quand il semblait absorbé par une conversation. Mais s’il avait à régler des affaires qui le concernaient, et si, malgré sa sérénité apparente, il était véritablement tendu ou concentré, il ne parvenait pas à la garder sous contrôle. Elle n’identifiait pas toujours ses états d’âme; souvent elle découvrait plus tard qu’il avait suivi chacun de ses pas alors même qu’elle le croyait enfoncé jusqu’au cou dans ses affaires d’État ou dans ses petites combines masculines…

Sans doute parfois bluffait-il. Il connaissait suffisamment Lisa et ses coquetteries, il n’ignorait pas combien elle appréciait des petits flirts délicats. Son instinct masculin lui permettait donc de lui opposer telle ou telle chose qu’en réalité il n’avait pas forcément remarquée. Mais il lui arrivait aussi parfois de commettre des erreurs ridicules, et Lisa pouvait malgré tout se sentir relativement libre.

D’ailleurs elle n’essayait guère de trop dissimuler à Robert ses brefs entretiens avec son cercle d’admirateurs. C’était son jeu à elle. Elle estimait que, même si lui ne le supportait pas, cela la mettait quand même en valeur. C’était là l’un des sens du jeu mondain: donner aux hommes, qui tombent plus facilement que les femmes dans la routine quotidienne, l’occasion de revoir leurs épouses sous les yeux d’autres hommes et leur permettre ainsi de redécouvrir tous leurs attraits… Lisa agissait sans préméditation, elle vivait l’instant présent, jouissant pleinement de son succès. Contrairement aux autres jours, elle existait…

Ce soir-là, il y avait parmi les invités un nouveau venu, un grand et puissant Écossais. Il attirait l’attention par l’indifférence qu’il affectait vis-à-vis des femmes, qu’il faisant semblant de ne pas remarquer. À l’entrée, il avait tout naturellement salué ses amphitryons, s’était présenté et les avait regardés, comme le voulaient les convenances, droit dans les yeux; mais ce regard était dépourvu d’étonnement, et n’avait rien exprimé de particulier, contrairement à ce à quoi Lisa, enfant gâtée, avait été accoutumée. Les regards, elle se les mettait en réserve pour ses vieux jours, pour quand plus personne ne la regarderait, se disait-elle non sans ironie.

Elle n’était pas née de la dernière pluie: l’indifférence de l’Écossais ne l’avait pas excitée au point qu’elle se précipitât aussitôt dans une attaque en règle pour se faire remarquer. L’étude des raisons profondes de son comportement aurait pourtant sans doute été fort excitante…!

L’Écossais conversait tout bas au milieu d’un groupe d’hommes et ne donnait pas l’impression d’être particulièrement passionné par la conversation. Peut-être était-il par nature imperméable à toute passion. Lisa passa plusieurs fois à côté de ce groupe comme si elle ne l’avait point remarqué. Elle rejoignit les autres cercles qui devisaient dans les environs pour quelques brefs échanges de répliques, évitant la moindre provocation. Son objectif n’était pas que les interlocuteurs de l’Écossais attirent d’une façon ou d’une autre son attention sur elle: il devait la remarquer de lui-même! Car c’était un homme, un vrai, son physique ne pouvait pas tromper.

Même si elle avait souhaité monter à l’assaut, elle n’aurait pu le faire, car dans son cercle à lui il n’y avait pas de femmes. Qu’une maîtresse de maison honore de sa présence un groupe de messieurs, c’est de nos jours quelque chose qui va de soi — mais Lisa aimait à s’en tenir aux bonnes manières d’antan. Et même s’il n’y avait jamais eu semblable coutume dans les salons des temps jadis, c’était une règle qu’elle s’était forgée pour son usage personnel.

Rivales, les femmes se détestaient cordialement — même si l’on affirmait aussi le contraire, à savoir qu’une amitié entre femmes pouvait être franche et durable et ne pas servir seulement à combler le vide laissé par un homme. Cette présomption d’inimitié n’était peut-être qu’une affaire intime de Lisa, laquelle était en réalité aussi jalouse de Robert que lui d’elle — même s’il lui donnait sans doute moins de raisons. En tout cas, dans l’atmosphère d’une réception, les dames et leurs entourages constituaient pour Lisa un pont qui lui permettait d’entrer en contact avec les hommes. Simple constatation, car on ne pouvait pas dire qu’elle utilisât vraiment ce pont ou quêtât des occasions d’entrer en contact. Choyée comme elle l’était, c’étaient plutôt les hommes qui cherchaient le moment de lui formuler leurs compliments!

Ce qu’elle en faisait, c’était son plaisir particulier: certains collectionnent des timbres, d’autres des meubles anciens, d’autres encore des relations sexuelles — Lisa se contentait de collectionner les compliments. Par intermittence, avec d’assez longs intervalles, elle tenait un journal, qu’elle cachait scrupuleusement à Robert; ce dernier en effet, en dépit de toutes ses qualités de gentleman, n’aurait pu passer outre sa jalousie et n’aurait pas manqué de lire les secrets confiés à la plume. Dans ce journal elle avait noté bon nombre des compliments qui lui avaient été adressés, mais pas tous et de loin, ce qui révélait soit qu’elle n’était pas une collectionneuse des plus minutieuses, soit qu’elle n’y tenait pas tant que ça, surtout quand il y avait quelque chose de trivial ou de vulgaire dans la phrase ou dans son auteur…

Manifestement, tous les convives étaient rassasiés. Seuls quelques isolés gardaient encore leur assiette. Les hommes, comme il convenait, avaient pour la plupart des verres à la main. Les serveurs tournaient et remplissaient les verres de ceux qui le souhaitaient.

Le nouveau plat de Lisa avait été remarqué par une dame, plutôt enveloppée, qui avait tourné un compliment; mais personne n’avait demandé la recette, comme cela arrivait de temps en temps, ne serait-ce qu’en souvenir des bons vieux temps. C’était donc cette unique remarque et l’abondance de la consommation — ce plat était celui dont on s’était le plus servi — qui prouvaient le succès remporté par l’idée de Lisa et la réalisation de son cuisinier.

D’après l’ordonnancement mixte prévu par Lisa — qui alliait le principe d’une réception ordinaire et la formule minimum d’un bal d’ambassade — devaient à présent se succéder deux danses, puis le Chinois, puis encore deux ou trois danses; après quoi les conversations se poursuivraient, sur les thèmes déjà lancés mais également sur d’autres, si certains avaient pris trop longtemps leur élan; enfin commenceraient les départs, qui s’étaleraient en général plus que les arrivées. Mais là, Lisa et Robert n’étaient pas obligés de se tenir dans l’antichambre; les premiers partants n’avaient même pas besoin d’être raccompagnés à la porte, ils venaient chuchoter leurs mots de congé dans le salon ou dans la salle à manger.

C’était le déroulement habituel des choses. De la tête, Lisa fit signe à l’orchestre qui se tenait discrètement dans un coin du salon. Lors de la première danse, personne ne dansait, ce qui n’avait rien d’étonnant. Cela n’arrivait d’ailleurs pas que dans les pays du Nord, où les démarrages sont toujours plus lents: c’était aussi trop souvent le cas dans les soirées des contrées méridionales les plus extraverties…

Lisa fit signe des yeux à Robert et ils se livrèrent à leur exhibition de solistes. Pour le pauvre Robert c’était peut-être la partie la plus pénible de la soirée. Mais il s’en sortit de manière exemplaire — comme de tout ce qu’il entreprenait en matière de diplomatie — et ils furent, comme toujours, applaudis. Certaines dames, bêtes et zélées, eurent même un murmure d’approbation ou d’hypocrisie:

— Quel couple!

La danse suivante fut dansée par beaucoup de couples, mais personne encore ne s’était enhardi au point d’inviter des partenaires inhabituelles. Les messieurs seuls buvaient des cocktails ou regardaient autour d’eux avec un visage ennuyé. Oui, c’est sûr, la danse était le cadet de leurs soucis. Ce divertissement en était un avant tout pour les femmes, auxquelles les hommes se contentaient de venir en aide.

Puis Lisa frappa dans ses mains et les conversations s’interrompirent. Elle fit comme si elle avait quelque chose à annoncer aux présents; puis elle tourna un regard étonné vers la porte, par où était entré un Chinois de petite taille, dont l’apparition prenait manifestement au dépourvu la maîtresse de maison.

Comme convenu, renonçant à la scrupulosité orientale, le Chinois exécuta son programme à un rythme acceptable pour des Européens; il y avait des feux d’artifice de toutes les couleurs, et le numéro s’acheva par une détonation. Puis il disparut — sans faire de révérence — de manière tout à fait inattendue, et les convives restèrent plusieurs moments silencieux; quelques applaudissements isolés s’ensuivirent, destinés manifestement plus à Lisa qu’à l’artiste qui n’était plus là. L’effet était incontestable. Sans permettre à l’assistance de reprendre ses esprits elle fit signe aux musiciens de l’orchestre, qui enchaînèrent aussitôt.

Comme on pouvait s’y attendre, l’exhibition du Chinois avait brisé la glace. Les hommes se mirent à regarder alentour, certains l’air enjoué, d’autres hésitants — pour se trouver une partenaire. Plusieurs se dirigèrent vers Lisa; le premier qui parvint à demander d’un signe de tête l’autorisation de Robert ne fut autre que ce balourd d’ambassadeur polonais.

Il était de bon ton que la maîtresse de maison dansât, et Robert n’avait sur ce point rien à dire. Il était seulement dommage qu’il y eût si peu de danses. Seuls quelques-uns, parmi ceux qui le désiraient, purent approcher Lisa. Mais cela aussi était voulu, pour que personne ne fût comblé. Ce bal n’en était en vérité pas un. C’était comme ces tables d’aristocrates où les repas s’interrompaient juste au moment où l’appétit était le plus émoustillé… Ces messieurs n’auraient qu’à attendre le prochain bal, ici ou dans d’autres ambassades, et à se montrer plus entreprenants, s’ils voulaient respirer l’arôme de Lisa et éprouver l’émoi de sa proximité!

Au bout de la cinquième danse, les musiciens remballèrent leurs instruments et disparurent. Un vieux monsieur se permit de protester: pourquoi si peu, disait-il, lui ne pouvait plus rivaliser en rapidité avec la jeunesse! Lisa lui adressa son sourire le plus envoûtant.

Dans les petits cercles, des conversations reprirent. Bientôt les tout premiers partants s’approchèrent de Lisa et de Robert, mais la jeune femme n’avait pas l’intention de leur consacrer trop d’attention. Elle s’abstint même de prononcer la phrase de politesse habituelle: «Si tôt?» Chacun était libre de faire ce qu’il voulait.

Pendant les danses, l’Écossais — Lisa l’avait remarqué — était resté planté là où il était; il n’en avait pas moins lancé un ou deux regards peu éloquents en sa direction. Grande dame, elle ne pouvait pas, cela va sans dire, le fixer trop ostensiblement et il y avait eu peut-être d’autres regards clandestins. Mais tout cela ne lui donnait aucune raison de triompher.

Dans la dernière partie de la soirée Lisa put se permettre une attaque frontale. Heureusement, une dame était venue rejoindre le groupe de l’Écossais. Après avoir décrit plusieurs circonvolutions auprès d’autres groupes, Lisa s’approcha et adressa à la dame quelques paroles insignifiantes tirées de son répertoire de lieux communs. Soudain elle regarda l’Écossais en face. Comme il était désagréablement grand, elle dut lever les yeux; il fut obligé de dire quelque chose. Dans ces locaux fermés, il ne pouvait pas rétorquer: «Beau temps, n’est-ce pas?» Il devait trouver quelque chose de mieux. Il prononça cependant, sur un ton relativement neutre:

— Je suis nouveau dans les cercles diplomatiques. J’ai apprécié votre bal.

Lisa, coquette, laissa fuser un petit rire.

— Merci! Et pourquoi donc?

— Court, allant droit au but, répondit-il, très virilement. Lisa éclata d’un rire pour le coup sincère, et d’autres l’imitèrent.

Ces paroles avaient révélé le caractère de l’invité, ainsi que son sens de l’humour, peut-être spécifiquement écossais?

— Est-ce que la prochaine fois, pour vous faire plaisir, nous devrons prévoir encore plus court? demanda Lisa. La question n’était pas dépourvue d’une bonne dose de diplomatie féminine — ce n’était pas pour rien que Lisa avait évolué dix ans dans ces milieux. Une allusion au fait que ce n’était pas leur dernière rencontre…

L’Écossais eut un demi-sourire:

— Non, certainement pas à cause de moi! Bien au contraire. Je pourrais peut-être apprendre à l’apprécier plus longtemps…

Son français était bon, mais moins que celui de Lisa.

— Encore une fois, je vous remercie! fit Lisa, accompagnant ses mots d’un signe de tête et d’un regard, qui, un quart de seconde, eut un éclair un tantinet provocateur. Elle redressa la tête et s’en alla rejoindre le cercle voisin, où elle prononça de nouveau quelques paroles banales; elle les dit suffisamment fort pour se faire entendre de l’Écossais, au cas où celui-ci tendrait l’oreille.

Elle estimait être bonne tacticienne. Pour une première fois, c’était apparemment la bonne dose. Dans les heures ou — pour être plus ambitieuse — dans les jours qui suivraient, ce mâle Écossais serait amené à repenser plus d’une fois à elle…

Pourquoi en éprouvait-elle le besoin? Même en confession avec le prêtre le plus bienveillant, elle aurait été incapable de l’expliquer. N’était-elle pas venue au monde pour que le plus grand nombre d’hommes la remarquent et succombent à son charme?

La fête touchait à sa fin. Les partants étaient de plus en plus nombreux. Restaient d’habitude en dernier ceux qui avaient leurs verres à la main et qui ne protestaient pas quand on les leur remplissait. Comme les partants étaient nombreux, Lisa et Robert se retrouvèrent dans le vestibule, en train de serrer des mains et de remercier les invités de leur visite.

L’Écossais prit congé brièvement. Lisa surprit pourtant dans son comportement un changement. Lequel? elle aurait été bien en peine de le formuler. Et elle perçut aussi autre chose: que son mari, sensible comme il l’était, les suivait des yeux de manière plus tendue que habitude. Sa crispation n’était pas apparente, mais les sens de Lisa ne la trompaient pas. Oui, elle en était sûre, et cela même si de nombreux autres messieurs lui avaient manifesté leur admiration de manière bien plus explicite, en regards ou en paroles. L’alcool les avait libérés et dynamisés; et comme la jeune femme ressentait la fatigue de la fête, son excitation intérieure était moindre qu’en début de soirée, quand elle était toute expectative…

La réception de l’ambassade était terminée. Lisa ne se soucia pas de vérifier les locaux, les domestiques restèrent pour faire le ménage.

Elle se retira dans ses appartements. Robert avait déjà disparu. Lisa savait que l’essentiel de la soirée était à venir. Tout habituée qu’elle était, elle ne pouvait retenir un tremblement intérieur.

Il lui était bien égal de savoir ce que Robert inventerait cette fois-là, sur quoi elle devait se préparer à rendre des comptes. Cela ne changeait rien du tout.

Elle se dépêcha d’aller dans sa chambre à coucher, où elle retira sa nouvelle robe, qu’elle voulait encore pouvoir exhiber dans quelques autres compagnies, et revêtit le négligé qui plaisait le plus à Robert. Ces choses-là, les hommes ne les disent pas, mais certains grognements sont sans équivoque…

Il entra dans la chambre sans frapper. Cela montrait bien son état d’esprit. Lui aussi avait revêtu une robe de chambre, noire à ceinture rouge, comme toujours après les réceptions qu’ils donnaient ou auxquelles ils se rendaient.

Il alla droit au but.

— Tu m’excuseras, Lisa, mais je dois te dire que tu as une fois de plus fait la coquette!

Le comportement de Lisa avait été à tous égards princier; si elle avait ignoré ce qui l’attendait, elle aurait pu sérieusement s’offenser ou au moins faire très vraisemblablement semblant. Elle s’écria:

— Mais avec qui enfin! Tu as entendu toi-même les compliments qu’on m’a adressés! Est-ce ma faute si tes amis ont si peu d’égards pour tes sentiments…! Est-ce que je leur ai répondu?

— Tu as flirté avec ce grand Écossais! dit Robert, l’air lugubre.

Lisa le connaissait: une fois qu’il avait une idée en tête, elle n’arriverait pas à lui faire changer d’opinion.

— Seigneur, mais je n’ai pas échangé avec lui plus de deux phrases! Comme avec la plupart des hommes. Que dirais-tu d’une maîtresse de maison qui ne parlerait à personne?

— Il t’a intéressée, dit Robert, encore plus lugubre.

Oui, les choses s’étaient bien passées ainsi.

En fait ses impressions n’étaient pas uniquement dues à sa logique masculine: une nouvelle tête, un homme de haute taille, d’apparence virile ou quelque chose de semblable. Il relevait toujours quelque chose de tout à fait insaisissable ou même sans cela, il était sûr de lui: il était inutile de biaiser. Lisa se résigna à ce qui l’attendait, sans pour autant jeter de l’huile sur le feu.

— Cet Écossais, ou Irlandais ou dieu sait quoi, ne m’a pas fait la moitié d’un compliment, et toi tu parles de flirt! fit-elle d’un ton humble.

Robert était de plus en plus sinistre. Il grommela:

— Comme si par-dessus le marché tu avais besoin de compliments! Si on ne t’en disait pas, tu irais toi même les chercher…

C’était vraiment chercher la petite bête. Lisa estimait avoir droit à sa vie intérieure, dans laquelle ni Robert ni personne n’avait le droit de s’ingérer.

Mais que faire? S’ensuivit ce qui devait s’ensuivre. D’une voix retentissante, Robert annonça:

— Je vais te corriger.

Ses paroles étaient chargées de convoitise. Si Lisa n’en avait pas été la victime, cette flamme aurait pu susciter en elle des sensations plaisantes, comme en général tout ce qui était chargé de vie.

Robert retourna dans sa chambre et en revint aussitôt avec son gant, instrument de sinistre réputation. Il était rempli de sable ou en tout cas de quelque chose de lourd. Il infligeait de la douleur, mais sans laisser de traces sur le corps.

Il commença à frapper la jeune femme. Sur les épaules, sur les omoplates, sur les fesses. Des coups d’expert, qui ne provoquaient pas de lésion.

Lisa s’affaissa et se mit à gémir. Elle était, dans une certaine mesure, habituée aux coups. Administrés avec moins de vigueur, ils auraient pu passer pour un massage. Mais Robert, dans son sadisme, mesurait sa frappe de manière particulièrement précise.

Lisa devait gémir, oui, bien que par nature elle eût préféré s’abstenir. Ses gémissements comblaient Robert autant que les coups eux-mêmes. Et elle avait intérêt, elle aussi, à faire preuve de précision: des gémissements trop forts auraient attisé la fureur de l’autre.

En dix ans, elle avait acquis une parfaite expérience. Si jamais Robert devait prendre une nouvelle maîtresse, Lisa, compatissante, lui apprendrait à se comporter comme il faut. Le sadique devait avoir satisfaction. La contre-attaque ne devait pas commencer trop tôt. Mais on ne pouvait pas non plus se permettre de prendre du retard.

Était-ce à cause des coups ou pour tout autre raison que ses compagnes précédentes avaient fini par le quitter? Lisa l’ignorait. Elle s’estimait malgré tout capable de tenir bon. Robert était en effet un brillant parti pour n’importe quelle femme, mais ses accès de sadisme étaient somme toute de nature pathologique. Il était capable de les dissimuler à l’intérieur des murs de sa maison, et il avait besoin d’un objet sur qui se défouler.

Avant de rencontrer Robert, Lisa n’avait jamais remarqué en elle le moindre penchant masochiste; elle n’aurait certainement pas fait une bonne religieuse ou une bonne sœur de charité. Mais en toute femme se niche un brin d’esprit de sacrifice, qualité dite noble, qui se rapproche sensiblement de l’auto-mortification.

Cependant, les penchants maladifs de Robert n’étaient pas toujours passés inaperçus dans son travail; ils se manifestaient par de petites choses, un coup donné comme par mégarde, suivi d’excuses peu convaincantes, ou d’autres gestes semblables. On chuchotait des choses, parler ouvertement n’était pas de bon ton.

La connaissance fragmentaire de ce travers, Lisa en était sûre, avait été un obstacle plus important dans sa carrière que leur vie conjugale non officialisée. Elle, en tout cas, elle n’était pour rien dans le fait qu’ils n’étaient pas mariés. De même qu’elle n’était pour rien dans les accès de sadisme de son compagnon. Sinon, éventuellement, par sa soumission, parce qu’elle ne l’avait pas quitté. Parce qu’elle n’était pas partie quelque part, où elle n’était pas vraiment attendue… Malgré tous les beaux parleurs.

Si elle n’était pas partie, c’est qu’il y avait encore une circonstance. Quelque chose que seule une femme peut véritablement comprendre.

D’instinct elle sentit que le moment était venu. Elle se redressa, se retourna et s’accrocha à Robert.

— Oh, ce que tu me fais là…! fit-elle en haletant.

Elle se pressa très fort contre lui, le débarrassa de ses vêtements. Elle-même, sous son négligé, était déjà nue. Elle l’attira de toutes ses forces sur le lit, sur elle. Le gant avec lequel il la frappait tomba par terre à côté du lit. Robert ne réagit pas, mais son accès de violence n’était pas retombé. La jeune femme œuvrait rapidement et efficacement: elle orienta le sexe de son compagnon à l’intérieur du sien. Lui semblait continuer à frapper, maintenant avec son bas-ventre.

Rien n’était pour Lisa plus délicieux que la puissance de ces coups. Robert ne faisait pas toujours preuve d’autant de vigueur. Après les réceptions en revanche, lors de ses accès de violence, toujours. Elle avait là le dédommagement pour les coups endurés.

Robert continuait donc à la battre, et elle en éprouvait un plaisir suprême. Un plaisir très long et très profond — qui durait parfois, sous ce pilonnage, du début jusqu’à la fin de leur union.

Lui, vieillissant, ne parvenait pas aussi rapidement à son point culminant — et cela aussi la comblait.

Elle était dans un état d’oubli complet, tout son corps vibrait de bonheur. Elle avait oublié les coups, les compliments de ces messieurs, et même la raison de la présente correction.

Quand enfin la semence de l’homme eut jailli, sa tension se relâcha — pour cette fois-là, l’accès était passé. S’il n’avait pas noyé dans l’accouplement son envie de frapper, la rage de l’homme aurait pu dépasser les bornes et devenir dangereuse. À présent venait le meilleur moment.

Comblée, rassasiée, elle aurait pu peut-être même adresser une pensée aussi à ceux qui avaient été la cause indirecte de son plaisir. Mais elle se garda de se laisser aller, de peur de se livrer à la perception diaboliquement aiguisée de Robert. Même si ce dernier était à présent hors d’état d’agir et vraisemblablement aussi de lire en elle.

Jamais il ne regrettait les coups qu’il donnait, jamais il ne pleurnichait ni ne se mettait à ramper à quatre pattes devant Lisa, comme font beaucoup de frappeurs. En cela aussi il se montrait viril: son plaisir semblait de même nature qu’un plaisir sexuel. C’était ensemble qu’ils se produisaient, et le plaisir de Lisa, pénétrant jusqu’à la moelle, sautait aux yeux. C’est pourquoi il n’estimait pas avoir le moindre sujet de remords.

Que l’origine de la chose fût une scène de jalousie, ni l’un ni l’autre n’y pensait plus. Robert n’envisageait guère de se mettre dans la peau d’un autre, de quelqu’un qui aurait convoité Lisa et qui la lui aurait ainsi rendue encore plus désirable, un faire-valoir qui aurait accru mentalement sa puissance… Et si jamais, au cours de leur union, cette idée l’effleurait, jamais il ne l’aurait reconnu devant Lisa.

Ces pensées et ces certitudes devaient venir plus tard — l’expérience le prouvait. Lisa était à présent envahie de bonheur et — aussi étonnant que cela puisse paraître — de reconnaissance pour son vigoureux compagnon.

Elle caressa vigoureusement son corps détendu, profondément abandonné après le paroxysme de son plaisir, ce corps désormais entièrement inoffensif, et murmura:

— Oh Robert, je t’aime… Je t’aime tellement!


IV

Lisa était dans sa cellule. Elle priait. Elle utilisait ses propres mots, ses relations avec l’Élu le permettaient. Ils parlaient entre amis — elle, toute petite, avec son grand ami. Il leur arrivait même de plaisanter, mais c’étaient des plaisanteries sublimes, inaccessibles aux hommes d’ici-bas.

— Tu m’as faite tienne. Tu l’as dit distinctement, je n’ai pas pu me tromper. Tu as dit qu’en moi vit une reine. Ta servante, tendre amour de mon cœur. J’ai été purifiée de mes péchés. Sois-en remercié. Oh mon amour, je t’ai si souvent dit ma reconnaissance, j’espère que mes paroles ne t’ont pas lassé! Elles me sont indispensables, ces paroles de gratitude. Pour connaître ma place, pour croire que tu es toujours mon soutien…

Lisa jeta un regard dans le lointain. Les murs de la cellule étaient construits de manière telle qu’elle voyait des contrées plus éloignées encore que celles qui se cachaient derrière les nuages. Il était là, tout proche. On disait qu’il était partout, mais Lisa ne voulait le voir qu’en un seul point. Là où était née leur union clandestine.

— Attends, mon amour, je te rejoins. Je te vois, attends-moi. J’arrive, ne te dissous pas, ne disparais pas dans la multiplicité des airs. Oh mon ami tout-puissant, bientôt tu pourras me toucher, je m’approche de toi. Mon tendre et vigoureux ami, tu es autour de moi, tu es en moi. Tu es mon bonheur. Ne m’en veux pas, à moi, pauvre et faible créature!

Et puis ils furent réunis. Dans cette même cellule — n’était-elle pas le lointain des lointains? Lisa s’allongea sur sa dure planche et il posa sa main sur son ventre. Une main lourde et légère comme le souffle, un contact imperceptible, qui courait le long de son corps en longues vagues, jusqu’aux orteils, qui ne souffraient plus du froid humide de la cellule mais brûlaient d’un feu ardent.

— Ta main est sur moi, mon Bien-aimé. Elle est posée sur mon giron, qui crie après toi. Tu as dit que ce n’est pas un péché, mais une félicité céleste. Maintenant je sais ce que c’est, une félicité céleste. Je le sais, non pas sur la base de conjectures, je le sais avec mon propre corps. Car toi, tu es celui qui fais sentir à chacun ce dont il a besoin…

Lisa tendit ses mains vers lui, mais il ne les prit pas. Il gardait sa paume sur le ventre de sa servante, et dit, d’une voix imperceptible, mais audible en tout lieu:

— Elisabeth!

Quand il prononçait ce nom, cela voulait dire qu’il la reconnaissait comme sienne. Chaque être humain souhaite appartenir à quelqu’un. On ne pouvait appartenir à plus haut que lui. Pour lui, le roi de la terre n’était qu’un insecte insignifiant. Lisa aurait pu le proclamer tout haut, mais il n’y avait personne pour l’écouter. Les sœurs évitaient de parler des puissants de ce monde, Lisa ne manquait pas de courage dans ses pensées. Elle dit:

— Je suis fière et humble. Mets en moi ta bénédiction, je serais si heureuse de mettre au monde un petit maçon au pied de la tour de l’univers, afin de poursuivre sa construction.

Lisa crut entendre articuler:

— Elisabeth!

Peut-être était-ce une mise en garde: ne dis pas de mots superflus, même sans le faire exprès!

Mais il ne retira pas sa main; sous cette main Lisa sentit son ventre gonfler, et l’enfant, à l’intérieur, bougea.

— Je suis heureuse, chuchota-t-elle. Et puis il avait disparu, son ventre s’était de nouveau affaissé, et l’enfant ne bougeait plus que quelque part, très loin, là où les yeux de Lisa portaient plus.

Lisa était fatiguée de la rencontre. Comme toutes les autres fois.

Les sœurs parlaient parfois de leurs visions, mais Lisa savait qu’elles ne disaient pas tout, elles dissimulaient les choses les plus essentielles, ou bien elles les dépeignaient fastidieusement à l’aide d’un symbolisme passe-partout. Quand elles demandaient à Lisa ce qu’elle avait vu, elle leur répondait qu’elle n’avait pas le droit d’en parler, qu’on ne lui en avait pas donné la permission.

Quand elle avait passé beaucoup de temps dans sa cellule et qu’elle en sortait l’air troublé, les vieilles religieuses, qui avaient de l’expérience et qui savaient que la jeune novice avait eu des visions, la laissaient tranquille. La mère supérieure lui avait dit:

— Ma fille, tu surmonteras tout cela. Encore un peu et tu seras heureuse. Et si parfois tu succombes, tu apprendras à revenir. Ta voie sera de plus en plus facile. N’écoute pas ceux qui te disent que la vie des renoncements est dure et la vie des trouvailles simple.

Lisa était venue au couvent de sa propre volonté, au vu et au su de ses parents.

Elle avait servi dans un grand manoir. Le neveu du châtelain avait repéré cette belle enfant. Entre eux l’air était devenu de plus en plus chaud, et la chute avait été très proche.

Robert n’était pas un aristocrate ordinaire. Il avait passé de longues heures avec Lisa à lui raconter ses voyages.

Le monde est très grand, lui avait-il dit, mais les soucis sont partout pareils. Quand on a vu des lieux et des peuples divers, on comprend que les seigneurs ne sont pas des privilégiés. Ils devraient labourer nu-pieds, pour que le goût de la terre leur apprenne à distinguer les hauteurs célestes.

Cette idée avait amusé Lisa. Robert entre-temps se montrait de plus en plus affectueux. Un jour que Lisa était de sortie, il s’habilla en paysan, et ils se rendirent chez les parents de la jeune fille.

Son père avait été gentil. Sans poser de questions sur l’origine de Robert, il avait attelé le bœuf et avait entrepris de lui apprendre à labourer. Pas la moindre remarque désobligeante sur le fait qu’un aussi grand jeune homme ne sût point labourer; il le félicita pour ses progrès.

Une autre fois, Robert parla à Lisa du roi, au service duquel il avait été, paraît-il, pendant une courte période. Le roi, disait-on, s’habillait de temps en temps en simple citoyen et allait voir les femmes du peuple pour en faire ses maîtresses. On racontait qu’il faisait venir les meilleures à la cour, où elles devenaient des dames. Mais bientôt le roi les oubliait et repartait dans la ville basse en chercher d’autres. Il paraît que la reine n’était guère mécontente de tout cela et qu’elle jouait toute seule aux bergères ou peignait des tableaux. Un jour, Robert avait dit du bien d’un de ces tableaux et il avait vu la reine s’empourprer de plaisir.

Le roi et la reine étaient des êtres humains. Robert disait qu’il fallait les aimer. Lisa aimait Robert, car lui aussi était un être humain.

Mais cela ne pouvait pas durer longtemps. Les différences d’état social n’étaient sans doute pas été telles qu’il fût impossible de trouver une fente par où se faufiler. Mais Lisa ne jouait pas des coudes.

Robert lui avait dit qu’il l’aimait, qu’il la voulait pour femme. Est-ce que cela aurait été une chose si inouïe, dès lors qu’un roi avait le droit de prendre des simples jeunes filles pour en faire des dames?

Mais le roi avait de la fortune et de la puissance, et il n’avait à demander l’autorisation à personne d’autre qu’à son Dieu, qui était fort accommodant.

Robert, lui, dépendait de son oncle et ne savait pas de quels biens il finirait par disposer. Cela dépendait de son comportement et de ce qu’en penserait son oncle. Robert ne cachait pas ses vues libérales, ce qui ne pouvait pas être du goût de son oncle, châtelain et chevalier.

Pour l’instant, Robert ne disposait que du cœur de Lisa. Il était plus pauvre que la jeune fille, qui, dans son trousseau, brodé en couleur de bleuet et en d’autres couleurs, possédait tout ce qui formait ce mystérieux bagage des jeunes filles.

Lisa ne voulait pas faire le malheur de Robert.

Le monde était ainsi fait: si Robert ne récupérait pas ses biens, qui étaient détenus pour l’instant par son oncle, ceux-ci iraient à une autre branche de la famille, et son malheur était fait.

Que cela pût être dû à Lisa ou à tout autre raison, c’était impossible à prévoir. Lisa savait ce qui lui restait à faire : elle était partie au couvent.

Cela n’avait pas été si simple — j’y vais, un point c’est tout. Elle avait eu plusieurs entretiens avec la mère abbesse et avait dû finalement parler de son amour pour Robert.

Le monastère ne voulait pas de jeunes filles de basse extraction, mais pour Lisa on fit une exception. Elle n’était plus vraiment une fille de ferme, et suivant l’échelle des valeurs des hommes, avec ses critères imbéciles, l’amour de Robert l’avait élevée dans l’échelle sociale.

En réalité, l’amour de Robert l’avait véritablement élevée très haut; seul celui qui la rejoignait dans sa cellule et posait la main sur son ventre pouvait l’élever encore plus haut.

Personne n’aurait dû dire à présent à Lisa qu’elle avait un nouvel amour. Son Robert était devenu céleste, il était venu avec d’autres mots et — surprenant, n’est-ce pas? — il était libre-penseur comme avant.

L’autre Robert, doté d’un corps terrestre, était resté seul, et Lisa ignorait s’il avait pu reprendre son manoir, ni ce qu’il était advenu de lui.

Quand elle lui avait fait part de sa décision d’aller au couvent, Robert ne l’avait pas persuadée de changer d’avis, il n’avait pas gémi, ni n’avait parlé de ce qu’il avait appris au cours de ses voyages sur divers couvents. Il avait seulement posé la main sur le ventre de Lisa et dit:

— J’ai un seul regret. C’est que ce ventre ne portera jamais d’enfant de moi, un enfant qui aurait été plus heureux que moi.

Après quoi il l’avait embrassée très tendrement sur les lèvres et avait ajouté:

— Si tu as décidé que tu dois y aller, vas-y. Je devrai dès lors choisir une voie différente de celle que j’avais prévue, mais je crois que je m’en sortirai. Je continuerai à t’aimer, Elisabeth, où que tu soies. En cette matière, la vie a choisi pour moi.

Et il lui avait longuement expliqué ce qu’elle avait signifié pour lui. Son amour pour elle, ne fût-ce que la fois où il avait labouré avec les bœufs de son père, lui avait permis de se sentir tellement libre qu’il n’avait rien à craindre des soucis de cette terre.

Certains auraient pu croire que Lisa ne comprenait pas les pensées de Robert. Au contraire: elle les comprenait fort bien, parce ce que devant le Très-sage, ils étaient à égalité. Sa profonde et vigoureuse sagesse féminine ne l’avait pas quittée, même au couvent. Pour l’instant, elle était encore novice, mais bientôt elle deviendrait religieuse à part entière, et sa vie allait être pleine de merveilleuses révélations.

Regrettait-elle sa vie antérieure? Elle regrettait Robert, bien sûr, mais elle s’était volontairement sacrifiée, et cela l’anoblissait.

Sa vie au château avait été facile, beaucoup plus facile que celle des filles de son âge au village, qui certes ne devaient pas servir des étrangers, mais qui s’éreintaient à tenir leur maison. Le seigneur avait été très gentil avec Lisa, pour autant qu’il l’eût remarquée. Son amitié avec Robert était dans une certaine mesure publique, justement parce que le jeune homme ne la dissimulait pas. Sur ce point son oncle s’était montré tolérant; il s’était contenté, paraît-il, de lui dire une fois: «Tu n’as pas trouvé de jeunes filles de ton rang à qui conter fleurette?» Le seigneur, disait-on, avait dans sa jeunesse donné du sang noble à bien de futurs paysans, il n’ignorait pas la douceur de la faute et ne condamnait pas les relations de son jeune parent avec cette jolie paysanne. Il constatait peut-être qu’elles menaçaient de se prolonger, qu’elles risquaient de devenir monotones pour le jeune homme. Spirituellement, l’oncle et le neveu ne se ressemblaient pas. À moins que Robert ne vécût alors dans les nobles aspirations de la jeunesse, pour devenir plus tard semblable à son oncle? N’avait-il pas parlé de son enfant dans le ventre de Lisa?

En tant que religieuse, Lisa ferait partie des élues. Quand elle serait définitivement acceptée, elle appartiendrait par l’esprit à une société plus élevée que celle de n’importe quelle dame de la cour.

Dans chacune de ses prières quotidiennes, Lisa mentionnait Robert, priait pour qu’il eût du succès dans sa vie terrestre, les biens de son père et une épouse aimante, de beaux enfants et la paix du cœur et que parfois il se souvînt de son ancienne petite bonne. C’étaient là ses petits secrets, qui traversaient ses prières moins sous forme de mots que de manière fugitive.

Celui qui avait posé la main sur le ventre de Lisa était à plus d’un égard Robert. Une pensée peut-être pécheresse, mais Lisa savait qu’elle était pure. En même temps cette analogie la faisait douter, et parfois elle aurait voulu en parler avec quelqu’un. Quelqu’un qui saurait peut-être lui dire si c’était ou non un péché.

Quand elle serait religieuse à part entière, si elle aimait toujours Robert, ce sentiment, purifié, passerait dans un registre supérieur.

Quelqu’un avait dit que même les visions célestes proviennent de la vie d’ici-bas. Pour Lisa, l’axe de la vie terrestre était Robert, son inclusion dans les choses célestes devait aller de soi. À moins que ce ne fût là une erreur? Peut-être était-elle tombée dans un piège d’iniquité? Que devait-elle croire? Ne devait-elle pas faire confiance à ses sentiments, et croire qu’elle n’avait rien fait de mal? Et qu’elle n’en avait aucune intention.

Au couvent, il y avait quelques jeunes nonnes, mais la majorité était âgée. Les jeunes, souvent espiègles, appelaient Lisa à participer à leurs folâtreries. Elles racontaient des histoires dans lesquelles les choses interdites de l’amour semblaient d’une manière ou d’une autre être au premier plan, et attendaient que Lisa aussi raconte son histoire. Mais elle leur avait dit:

— Mes chers sœurs! Je vous dirai tout, mais quand je sentirai que je le peux.

Compréhensives, les sœurs hochaient la tête et se disaient:

— Pour elle, c’est encore trop tôt.

Ce qui était bien vrai. Ou bien c’était une question de tempérament. Quand Lisa se sentirait intérieurement libre, elle pourrait peut-être soumettre ces questions à la discussion. Mais y arriverait-elle jamais? Et le désirait-elle?

Certes, les autres disaient qu’elles aussi, au début, elles avaient cru qu’elles n’oublieraient jamais ce qui avait été. Mais voilà, la prière avait aidé. Et elles pouvaient être joyeuses ainsi, hors du monde.

Aussi bien les jeunes que les vieilles religieuses avaient gardé leur curiosité, exception faite de quelques-unes qui s’étaient repliées sur elles-mêmes. On ne doutait pas de leur sainteté, mais une excessive discrétion n’était pas pour autant bien vue. Car cela ne pouvait-il pas signifier que l’on vivait plongé en soi, dans une autre vie, étrangère au monastère…?

La curiosité poussait les sœurs à questionner, et Lisa avait peut-être par mégarde laissé filtrer quelque chose dans ses propos. Mais peut-être pas. Non point par prudence. Elle était plutôt d’un naturel ouvert, elle n’aimait pas les secrets. Tout simplement, elle ne pouvait pas parler de Robert ni de ses visions dans la cellule. Elle se mépriserait si elle racontait quelque chose aux sœurs, comme si c’était là un événement du quotidien, un repas ou un faux pas.

Peut-être était-elle aussi embarrassée par son origine, car les autres sœurs étaient issues soit des classes supérieures soit des classe moyennes. Si elle n’y prêtait pas personnellement une grande attention, les autres pourraient le faire.

Il y avait plusieurs religieuses parmi les plus âgées qui n’avaient jamais révélé leur origine, et Lisa se prenait parfois à penser, en les regardant, qu’elle devait partager avec elles quelque chose.

La mère abbesse était au courant, mais elle se tairait. À Lisa elle avait dit:

— Sois gentille avec les autres sœurs; ici nous formons toutes une famille, mais il est inutile de leur parler de tes origines ou des autres péripéties de la vie. Nous avons renoncé à notre passé, et personne n’a le droit d’exiger de nous que nous l’évoquions en paroles ou en pensées.

Les desiderata de la mère supérieure étaient des ordres pour la jeune novice. Lisa s’en était imprégnée.

Quand après sa vision Lisa sortit de sa cellule et se rendit dans la pièce commune, les jeunes religieuses la regardèrent attentivement et lui demandèrent si elle se sentait bien.

— Merci de votre attention! Je me sens bien! répondit-elle paisiblement. La sérénité était une qualité qu’elle voulait développer en elle.

L’une des plus taquines lui chuchota:

— Un nouveau prêtre est arrivé. Aucune d’entre nous ne l’a vraiment vu, mais nous sommes allées nous confesser auprès de lui. Il a une voix jeune, il a l’air très compréhensif, très bienveillant.

Qu’est-ce qu’elle avait à faire d’un nouveau prêtre! Pour les sœurs c’était peut-être un jeu, cet effarouchement perpétuel. Un trop grand intérêt pour le nouveau venu ne pourrait que la perturber.

D’un autre côté, il n’y avait aucune raison d’éviter la rencontre avec le prêtre, et Lisa n’avait aucune raison de jouer les orgueilleuses — pourquoi ne pas prendre la chose avec tranquillité? Alors toute cette excitation des autres sœurs ne faisait que susciter une sourde inquiétude…

Lisa avait plus d’une fois pensé se confesser. Mais elle n’avait imaginé personne d’autre que la mère supérieure, à qui elle aurait voulu parler de ses doutes concernant les visions.

Peut-être quelqu’un de nouveau, quelqu’un qui ne la connaissait pas — ni elle ni aucune des autres occupantes du monastère — saurait la libérer de ses doutes et lui offrir un soutien pour la suite?

L’une des sœurs mit tout son zèle à lui servir d’intermédiaire et se rendit auprès du nouveau prêtre lui demander qu’il prît en confession également la jeune novice. Elle eut ainsi la possibilité d’apercevoir le jeune ecclésiastique, et quand elle revint chercher Lisa, elle lui chuchota, comme si elle lui annonçait un miracle:

— Tu ne peux pas imaginer comme il est beau!

Lisa ne put s’empêcher de rire.

Mais pourquoi les filles enfermées au couvent n’auraient-elles pas pu parler sur le même ton que leurs sœurs dans le monde? Les paroles de la sœur firent hésiter Lisa; mais comme sa venue avait été annoncée et que le prêtre l’attendait, elle ne pouvait pas ne pas y aller.

Elle entra dans le confessionnal et tendit la main. Le prêtre la toucha légèrement, mais ne la garda pas dans la sienne pendant la confession. Manifestement, il estimait que ses propos lui suffiraient à connaître la vérité. Cette réserve plut à la jeune fille.

— Que veux-tu me dire, ma fille?

La voix était effectivement plaisante, et comme familière. Une vague de chaleur la parcourut, et éveilla en elle aussitôt un sentiment de confiance envers le prêtre. Elle ne pensait pas; elle sentait seulement qu’elle avait eu raison de venir…

— Mon père, j’ai eu à plusieurs reprises une vision étonnante, et je ne sais pas si elle est vraiment pure et juste…

Le prêtre ne dit rien et soupira; Lisa crut percevoir en lui une certaine émotion. Elle eut le sentiment qu’il se forçait à continuer la conversation. Lisa ne pouvait en imaginer la raison, et elle se sentit peinée — pour elle ou pour ce jeune religieux…

— Les visions, ma fille, sont des visions, elles ne sauraient être ni bonnes ni mauvaises. S’il s’agit véritablement de visions et non du fruit de ton imagination.

Oui, cette voix lui était familière, mais l’émotion due à ce qu’elle devait livrer ne lui donnait guère le loisir d’y réfléchir.

Le prêtre ne lui avait pas demandé de raconter sa vision, mais c’était dans ce but qu’elle était venue. Elle dit:

— Je ne sais pas, je suis peut-être incapable de faire la différence. Ce n’est pas moi qui l’ai voulue… Bien que oui, elle commence au début de ma prière, et c’est comme si je partais à sa rencontre.

— Parle plus clairement, ma fille, intervint le jeune prêtre. Je comprends ton émotion, mais essaye de te calmer…

Une idée lui traversa la tête: c’est ainsi que Robert aurait pu parler. Il était pénible d’avoir ce sentiment juste dans le confessionnal. Mais elle n’était pas venue à cause de Robert, elle était venue parler de sa vision. Même si les deux étaient liés.

— Mon père, il vient me rejoindre, dit mon nom, pose sa main sur mon ventre, et je sens au même moment un enfant bouger en moi. Quand il disparaît, tout redevient comme avant.

Le prêtre resta longtemps silencieux. On n’entendait que sa respiration accélérée. Enfin il demanda:

— Est-ce qu’un homme, dans le monde, a jamais posé sa main sur ton ventre?

C’était désormais à Lisa de se taire.

— Oui, cela est arrivé une fois. Avant ma venue au couvent.

— Tu es Elisabeth, dit alors le prêtre, et c’était clairement la voix de Robert. J’ai senti aussitôt que c’était toi, mais je devais t’écouter. Pardonne-moi d’avoir appris ton secret, mais n’aie pas peur, je ne suis pas un imposteur, je suis un vrai prêtre.

Il avait pris la main de Lisa dans le creux de la sienne, comme Robert l’avait toujours fait, et ce n’était plus une relation de confesseur à confessée.

Tout en elle était sens dessus dessous; elle fut incapable de s’écrier joyeusement: «Robert, comment est-tu arrivé là?»

Elle aurait voulu sortir du confessionnal, le regarder en face, le caresser. Mais elle avait renoncé à lui, c’est pour cela qu’elle était venue au couvent, elle s’était préparée dans la vérité de son âme à devenir religieuse, et l’apparition de Robert en qualité de prêtre était quelque chose d’impensable… Si elle n’avait été sûre de son honnêteté, Lisa aurait pu penser qu’il était venu au couvent sous un déguisement pour la retrouver et pour détourner contre sa volonté son esprit qui allait en s’apaisant.

Jeune et inexpérimentée, Lisa l’était également dans les choses de la foi. Elle pouvait, sincère comme un enfant, tendre les mains vers les hauteurs, elle avait une relation de confiance avec celui qu’elle tenait pour son Seigneur céleste, mais elle ne connaissait ni les Écritures ni l’histoire de l’Église. Elle avait entendu telle ou telle chose sur les saints, elle leur avait adressé des prières, mais elle ne connaissait leurs miracles et leurs apparitions que de manière très fragmentaire. C’est pourquoi elle était troublée par ces rencontres dans sa cellule.

Et pourtant c’était un bonne chose qu’elle les eût confiées à Robert. Même si à ce moment-là elle ignorait l’identité de celui qui l’écoutait. Elle se dit que si tout était comme avant, si elle avait d’aventure eu de telles visions dans sa vie séculière, elle aurait eu confiance en Robert, elle lui en aurait parlé et elle lui aurait demandé s’il ne s’agissait pas de fruits coupables de son imagination.

C’est que Robert était tout pour elle, elle aurait pu lui sacrifier sa vie, ce que d’ailleurs elle avait fait; pourquoi devait-elle regretter, maintenant, d’une façon ou d’une autre, qu’il ait appris son nouveau secret?

Elle ne pouvait pour l’instant rien dire d’autre; elle demanda:

— C’est vraiment toi, Robert? — Oui, Elisabeth, c’est moi. Je dois t’expliquer pourquoi je suis ici, mais je ne sais pas s’il convient de le faire dans le confessionnal, sans que nous nous voyions en face.

Cela, c’était à lui de le savoir, si vraiment il était devenu prêtre. Lisa ne commença pas à se demander comment cela était possible — en si peu de temps.

Ils comprenaient l’un et l’autre qu’ils auraient dû être assis en plein air, dans la nature, et non point dans une église, ni même entre les murs d’un couvent. Mais que penserait-on d’eux si on les voyait ensemble? Un jeune prêtre, dont le comportement serait sans doute suivi et une novice dernièrement accueillie au couvent pour une histoire d’amour interrompue. En tout cas, la chose avait un parfum de fruit défendu.

Lisa comprit qu’une histoire était en train de commencer qui n’avait pas sa place dans un bon couvent, une histoire dont elle était au centre. Et ne pas aller jusqu’au bout de cette histoire était impossible, car il y avait une préhistoire, car rien dans cette vie ne disparaît sans laisser de traces. Et Lisa, qui avait fui son amour, qui avait voulu enserrer ce doux sentiment dans le coffre de son âme pour le restant de sa vie temporelle, pouvait-elle souhaiter que cette histoire ne se poursuivît pas, dès lors que l’autre n’y pas renoncé? Ce n’était tout de même pas pour rien qu’il était devenu prêtre, qu’il était venu dans cette même paroisse…

Toute résistance de la part de Lisa aurait été inutile. Pourquoi s’obstiner dans son sacrifice, si l’autre n’en avait plus besoin? Dans sa vie, Lisa avait été domestique, et ici aussi, elle n’était qu’une novice, alors que Robert était là-bas un aristocrate et ici un pasteur d’âmes. La chose n’étant pas seulement formelle, et Lisa s’inclina volontiers et de tout son cœur à la volonté de Robert.

Humblement, elle demanda:

— Robert, que m’ordonnes-tu de faire?

Le nouveau prêtre se mit à rire tout bas. Il dit:

— Ce n’est pas un ordre, c’est une demande. Je ne t’ai jamais donné d’ordres. J’ai repéré un endroit. Le long de la berge du ruisseau, il y a un sentier. À hauteur d’une grande pierre un sentier part en biais, entièrement envahi par les herbes. Le long de ce sentier, nous trouverons des endroits ombragés. Demain, si tu as un moment, je t’y attendrai.

Le cœur de Lisa se mit à battre plus fort. Ils projetaient de faire quelque chose d’interdit, et pourtant elle savait, elle sentait que non, ce n’était pas interdit, qu’ils étaient purs… Si même un prêtre estimait qu’ils pouvaient le faire, pourquoi devrait-elle s’y opposer?

— Dis-moi encore: es-tu venu pour moi? lui demanda Lisa d’une voix tremblante, et elle regretta aussitôt d’avoir dévoilé sa vanité. Pour se consoler, elle se dit: quoi qu’il en soit je reste femme, et mon cœur aspire à ce qu’on m’aime.

Cet homme, dont elle ne pouvait voir le visage mais dont les mains étaient chaudes, familières, et la voix aimante, lui dit:

— Dans un certain sens oui. Mais la chose est peut-être plus compliquée qu’on ne pourrait le croire au début. Je te dirai que je ne suis pas venu te tourmenter. Tu te souviens, je ne me suis pas opposé quand tu as voulu venir au couvent. Mon amour pour toi n’est pas de cette terre.

Qu’il était bon pour Lisa d’entendre ces paroles! Bien qu’il y eût en elles quelque chose qui suscitait de l’anxiété…

Après quelques instants de silence, Robert ajouta:

— Pour que tu comprennes, je te dirai encore une chose, dont je ne t’avais pas parlé. J’avais choisi dès mon jeune âge la voie ecclésiastique, puis j’avais commencé à douter, à me demander si c’était à portée de mes forces. J’ai pris le temps d’étudier les autres dimensions de la vie, de voir si je découvrirais quelque chose qui m’éloignerait de cette voie. Je n’étais pas ordonné, je pouvais encore me tourner vers autre chose. Ta décision d’aller au couvent a accéléré mon choix. Comme j’étais précédemment passé par toutes les phases nécessaires, j’ai été rapidement ordonné, et me voici. Demain je te donnerai de plus amples explications. Je n’ai parlé de ceci maintenant que pour qu’en attendant tu ne penses pas du mal de moi…

Comment Lisa aurait-elle pu penser du mal de lui! Jamais elle n’avait douté de sa grandeur d’âme…

Quand elle sortit de l’église, les sœurs, taquines, lui demandèrent son avis sur le nouveau prêtre.

Qu’avait-elle le droit de leur dire, elle dont le corps était comme sur des charbons ardents, dont l’âme frissonnait, et qui voyait le monde tout à fait autrement qu’avant d’entrer dans l’église?

— Il a été gentil avec moi, bredouilla-t-elle d’une voix incertaine. Et elle courut se réfugier dans sa cellule.

Tout la nuit, elle ne put ni dormir ni même, à dire vrai, prier. Plusieurs fois elle eut l’idée de se tourner vers le Seigneur de ses visions, mais elle sentit que ce ne serait pas juste. Il y avait manifestement en cela quelque chose de sacrilège. Car en vérité elle ne savait plus si celui qui tenait sa main sur son ventre n’était pas le Robert de son imagination.

Et maintenant il était là, en chair et en os, et ils devaient trouver une issue à leur existence.

Lisa savait qu’ils ne voulaient, ni Robert ni elle, commencer à l’intérieur des murs du couvent, une vie de péché, comme trop souvent cela se produisait. S’il était venu la voir, il devait savoir pourquoi.

Mais Lisa aussi avait une décision à prendre. Elle ne pouvait pas tout laisser sur ses épaules à lui. Elle avait décidé en toute indépendance de sa venue au couvent — elle ne pouvait pas dire, même à présent, que son sacrifice avait été vain.

Mais Robert avait fait un pas encore plus long. Lui ne pouvait plus rebrousser chemin. Il était prêtre et consacré, il ne pourrait plus jamais se marier.

Lisa n’avait pas encore prononcé ses vœux, elle pouvait encore retourner à la vie séculière.

Pourquoi réfléchissait-elle ainsi, alors que Robert était là? Voulait-elle une fois de plus fuir son amour, comme elle l’avait fait en venant au couvent?

Non. En elle mûrissait quelque chose d’autre, une chose à laquelle elle était cependant incapable de donner son vrai nom.

Une phrase que Robert avait dite ne quittait pas sa mémoire, bien qu’en l’occurrence cette idée ne menât manifestement pas très loin.

Il n’avait pas pu jeter ses phrases tout simplement en l’air…

Lisa se plaisait au couvent. Elle n’y avait pas été conduite de force, elle n’était pas venue bourrée de remords expier un grave péché. Mais il n’y avait pas en elle cette dévotion innée qui lui aurait présenté la vie religieuse comme la seule voie envisageable.

Elle était à tous égards une jeune femme normale, dotée d’un solide bon sens paysan. La vie l’avait gâtée: jeune fille, elle s’était adonnée aux rêves plus qu’il ne sied à une paysanne. À présent, elle était arrivée à un tournant. Comme si les rêves destructeurs de la jeunesse l’avaient conduite dans une situation qui ne convenait guère à une jeune fille de son origine. Elle n’avait rien fait consciemment pour qu’ils se réalisent. Ils n’étaient pas autre chose que d’agréables divertissements, qui, pensait-elle, aidaient bien à faire face aux difficultés de l’existence…

Oui, elle pouvait encore faire machine arrière et rejoindre la place qui lui était réservée depuis sa naissance. Serait-elle capable de convaincre Robert que ce nouveau sacrifice serait bon pour tous les deux?

La matin suivant, Lisa ne se sentait nullement épuisée, elle attendait seulement avec excitation la rencontre clandestine. Comme elle était arrivée à une décision, elle attendait, fébrilement, de savoir si Robert l’approuverait.

Elle passa les moments de la prière commune et des repas mentalement en compagnie de Robert; aussi apparut-elle aux autres une fois de plus troublée et bizarre. Mais les sœurs étaient habituées à ce que certaines d’entre elles s’adonnent aux mystères de la foi plusieurs jours de suite, de telle sorte qu’il fallait les laisser tranquilles.

Elles ne firent pas le lien entre l’état de Lisa et sa confession de la veille.

L’abbesse aussi fixa sur la jeune fille un regard perçant et dit comme en passant:

— Je voudrais dans quelques jours discuter avec toi un peu plus longtemps. Nous pourrions peut-être prier ensemble.

C’était une sorte de reconnaissance, mais cela pouvait aussi vouloir dire que Lisa avait fait quelque chose de travers. La mère supérieure prenait bien de temps à autre des jeunes sœurs individuellement: elle n’était pas seulement la supérieure du couvent, elle en était aussi l’éducatrice. Peut-être la vieille femme, dans sa sagesse, avait-elle senti que Lisa avait besoin de soutien. Celle-ci lui répondit sereinement:

— Moi aussi, je le souhaite.

La mère supérieure hocha la tête d’un air satisfait, et il n’en fut plus question.

Pendant l’heure de liberté, alors que les sœurs se consacraient aux travaux manuels, à la promenade ou à leurs affaires personnelles — pour autant qu’elles en eussent — Lisa se rendit au lieu indiqué.

Elle trouva facilement le sentier et la grande pierre. Le long du sentier voisin il y avait effectivement beaucoup d’endroits à l’ombre, mais pas de Robert. Peut-être n’était-il pas encore arrivé, bien qu’il eût dit qu’il l’attendrait.

Elle continua sa promenade et, faisant un crochet, elle faillit lui marcher dessus. Il était couché à l’ombre d’un buisson. Il était sans doute fatigué de l’attente. À moins que lui aussi, la nuit, n’eût pas réussi à fermer l’œil.

Lisa contempla le dormeur et se sentit traversée par une vague de profonde tendresse, une tendresse maternelle. Si elle en avait eu la force, elle aurait aimé le prendre dans ses bras et le serrer contre sa poitrine comme un enfant. Et si elle se penchait sur lui, si elle posait sur ses lèvres un baiser pour le réveiller? Mais est-ce qu’un prêtre honorable et une timide novice avaient le droit de procéder ainsi?

Soudain, il bougea les lèvres, ouvrit les yeux et sourit:

— Ah, Elisabeth, ma chérie. Tu es ici. Je viens de te voir en rêve.

Lisa rit.

— Tu veux peut-être revoir ton rêve? C’est peut-être plus facile d’avoir à faire à l’Elisabeth de ton rêve qu’à moi?

Robert se leva et lui renvoya son rire:

— Tu n’es quand même pas jalouse d’elle?

— Pas encore, mais si tu commences à la voir plus souvent que moi, ça peut changer…

Ces répliques enjouées n’étaient peut-être pas vraiment dignes de deux jeunes consacrés à la vie religieuse…

— Viens t’asseoir ici même, à côté de moi, il n’y a pas meilleure place, dit Robert. Ce que Lisa fit aussitôt.

Ils restèrent quelques longs moments en silence. Côte à côte, ils étaient bien, comme naguère au manoir. Puis Robert prit la main de Lisa comme en confession, avec la seule différence qu’à présent c’était lui qui allait se confesser. Il dit:

— Comme tu vois, ton sacrifice s’est avéré superflu. Était-ce un sacrifice? J’aurais préféré te voir partir au couvent par dévotion. Il est bientôt apparu que je n’aurais de toute façon jamais récupéré les biens de mon père. Un mariage avec toi n’aurait pas aggravé ma situation. Pas plus que mes habitudes de franc-parler. Tu as cru que mon sens de la justice envers tous les hommes, égaux en tant qu’êtres créés par Dieu, résultait de ce que j’avais fait le tour du monde et rencontré des gens très divers. En réalité, cela était dû au fait que je suis spirituellement un serviteur de Dieu. Sans doute on pourra estimer que ma répugnance à partager les hommes en supérieurs et inférieurs a été l’une des raisons pour lesquelles la voie ecclésiastique m’a semblé la plus honnête et la plus digne.

Lisa l’écoutait patiemment. Il poursuivit:

— Vois-tu, Elisabeth, je n’ai pas opté pour la voie religieuse parce que je n’ai pas pu récupérer mes biens. C’est aussi ta démarche qui m’y a poussé. Sur le moment, je n’ai pas compris que ta décision était un sacrifice, j’ai cru que c’était un appel du ciel. C’est plus tard que j’ai réfléchi et que j’ai compris. Mon amour pour toi n’a fait que grandir, même si j’étais un peu déçu de ne pas avoir trouvé en toi la piété que je supposais.

Ce discours laissait à Lisa une impression de confusion. Tantôt une chose, tantôt l’autre. Peut-être était-il encore sous l’effet de son rêve? Elle intervint:

— Je l’ai fait vraiment à cause de toi, Robert. Si cela ne te plaît pas, ce n’est pas trop tard, je peux me rétracter.

Robert resta silencieux. Il fouillait la terre du bout de sa canne. Un petit insecte grimpait le long de l’objet.

— Regarde cet insecte, Lisa. Il fait partie de la création, de la nature, à égalité avec toi et avec moi. Pourquoi nous croire supérieurs à toutes les autres créatures du Seigneur? L’homme est orgueilleux de naissance. Mais si nous arrivons ne serait-ce que mentalement à aimer aussi la vie d’un insecte, à ne pas lui faire du mal inutilement, nous nous approchons du principe de la création. Nous construisons le jardin de l’Éden dans nos cœurs…

Lisa, non sans fondement, lui demanda:

— Est-ce qu’en moi aussi, tu vois un insecte, que tu m’aimes?

Il lui répondit:

— Tu te moques de moi, et je comprends que la vie quotidienne est faite de mensonge. Tout n’est pas à notre portée, mais une chose l’est: essayer chaque jour, voire chaque heure, de devenir un tantinet meilleurs, de faire un peu moins de mal, d’augmenter notre amour pour le monde. N’est-ce pas pour cela que nous sommes ici?

Avant, Robert parlait beaucoup plus clairement de son amour pour Lisa; maintenant, celui-ci semblait n’être plus qu’une toute petite partie dans un amour général et immense.

Elle repensa aux animaux élevés dans l’étable de son père, qui étaient, en quelque sorte, aimés. Et pourtant, on en prenait et on en tuait quelques-uns le plus froidement possible — et Robert aussi mangeait de la viande. Cette pensée, Lisa n’entreprit pas de la livrer au jeune homme. Ce n’était pas une débatteuse; elle voulait que Robert lui communiquât de sa sagesse, et son discours ne manquait pas de contenir quelques vérités; mais qu’en faire dans la vie de tous les jours? Était-ce possible, même au couvent, d’agir conformément à cette vérité? Et même dans ce cas, si le couvent était le seul endroit au monde, c’était très peu: est-ce que cela suffirait à exercer une quelconque influence sur le monde, à lui servir de modèle?

Au cours de sa nuit, Lisa avait eu d’autres sujets de méditation. Mais elle avait du mal à trouver les mots qui lui permettraient de passer du discours général de Robert sur l’amour à ce qu’elle avait à dire. Elle commença pourtant:

— Robert, je voulais te parler d’une chose qui ne me sort pas de la tête. Avant mon entrée au couvent tu m’as dit une phrase…

Lisa ne réussit pas à répéter la phrase, mais soudain elle comprit avec une parfaite limpidité que c’était bien à cette phrase que se rattachaient ses visions. Elle poursuivit d’une voix sonore:

— Je t’ai parlé dans le confessionnal de mes visions. C’est de cela qu’il s’agit.

La confusion semblait maintenant dans les propos de Lisa, comme le révélait l’expression dubitative de Robert. Il demanda:

— Répète-moi cette phrase. Je t’ai dit tellement de choses, je ne peux pas savoir quelle phrase t’a marquée.

Ah les hommes! se dit Lisa, peut-être pour la première fois. Ils oubliaient les choses les plus importantes. Elle se sentit rougir, tandis qu’elle répétait:

— Tu as mis ta main sur mon ventre et tu as dit: «Je n’ai qu’un regret. Que ce ventre ne portera jamais d’enfant de moi, un enfant qui aurait été plus heureux que moi…»

Robert regarda Lisa dans les yeux avec un regard étonné. Avait-il vraiment lancé cette phrase, ces mots creux, au moment où il était question d’une séparation triste et sérieuse?

Mais Lisa ne se laissa pas égarer, et elle lui révéla le plus important. La décision à laquelle elle était arrivée pendant la nuit.

— Robert, ce ventre veut porter un enfant de toi. Prends-moi, dépose en moi ta semence pour qu’elle y grandisse!

Robert resta désemparé. Il délibéra par devers soi et finit par demander:

— Comment entends-tu cela?

— Le plus naturellement du monde, répondit la jeune fille avec simplicité; le ton de sa réponse était en même temps joyeux et solennel.

— Je suis ordonné, je ne peux plus me marier, dit Robert très lentement.

Lisa avait pensé à tout:

— Je sais. Un prêtre n’a pas le droit de se marier, mais rien ne l’empêche de se fiancer. On sait que bien des prêtres ont des enfants charnels, beaucoup d’entre eux sont d’excellents pères…

— Tu penses donc…

— Oui, comme je te l’ai dit, je peux encore me rétracter. Je pourrais même rentrer chez mes parents, si je ne trouve pas d’autre endroit où aller, et j’élèverai ton enfant avec tout l’amour que je porte en moi. Et tu pourras venir le voir, lui communiquer toute ta sagesse bienveillante. Ainsi pourrai-je accomplir moi aussi ma fonction devant la nature et devant le Seigneur. C’est chose habituelle pour toutes les femmes qui sont avec un homme mais moi je voudrais concevoir notre union avec le sérieux et la solennité qui te caractérisent toutes les fois que tu parles des choses du monde…

Avec cette longue réplique, Lisa s’était surpassée. Robert la contempla, perplexe, dubitatif, voire un peu admiratif. Mais ce fut encore sur le ton de l’hésitation qu’il demanda:

— Tu ne veux donc pas rester au couvent?

Pourquoi cette question, son propos n’avait-il pas été clair, n’avait-il pas compris?

— Je ne dis pas que je ne veux pas. C’est déjà arrivé que des prêtres aient des enfants avec des religieuses, mais là, c’est un péché. Si je reste au couvent et toi aussi, cela peut toujours arriver.

— Et si je t’assure que non? fit Robert, d’un ton étonnamment assuré.

Pour l’instant, il a le feu sacré d’un prêtre tout juste ordonné. Mais le temps et les circonstances peuvent changer les hommes, non? Ainsi pensait Lisa, mais elle ne formula pas cette pensée. Dans sa voix il y avait comme une supplication quand elle dit:

— Robert, je veux porter un enfant de toi, l’élever avec toute mon attention et mon amour. Puisqu’il en est ainsi et que nous ne pouvons pas nous marier…

Robert resta longtemps assis, sans rien dire. Il penchait la tête. Manifestement plongé dans de graves pensées. Cet homme en général si éloquent semblait incapable de parler.

Au bout d’un moment il se leva et aida Lisa à se mettre sur pied.

— Nous en reparlerons demain. Au même endroit à la même heure, fit-il laconiquement.

Il partit, la précédant. Il marchait sans se retourner, le dos légèrement voûté. Lisa ne comprenait pas comment elle avait pu accabler son bien-aimé d’un fardeau si pesant.

Elle avait toute la soirée et toute la nuit pour réfléchir. Qu’est-ce qui déplaisait à Robert, dans ce nouveau sacrifice qu’elle lui proposait?

Plongée dans ses pensées, la jeune fille marchait vers le couvent. Soudain, près du portail, elle entendit crier son nom. Elle regarda alentour et aperçut son père, assis près de son chariot, qui l’attendait.

Elle courut vers lui. Elle se réjouissait de tout cœur de le voir.

— Toi, papa! Comment es-tu arrivé jusqu’ici? demanda Lisa, en regardant son père, son merveilleux père — à tous égards un vrai paysan, un peu fatigué, mais fier, conscient de son état. Lui aussi examina le visage de la jeune femme, qui souriait sous son voile de religieuse, un visage tout de même quelque peu soucieux.

— Mes affaires m’ont conduit par ici. Je me suis dit que je passerais voir comment tu vis, si on vous donne à manger. Je t’ai apporté quelques petites choses de chez nous…

Elle avait un père bienveillant, attentionné. Les autres enfants étaient encore à la maison et aidaient la famille. Lisa avait été prise très tôt pour servir au manoir, maintenant elle était religieuse, coupée de son milieu, mais ses parents ne l’oubliaient pas, ne l’abandonnaient pas. Cette petite ferme à la palissade de guingois, n’était-ce pas quand même son chez-soi? On ne choisit pas l’endroit où l’on naît, mais pendant les années d’enfance, on s’y attache. Robert non plus n’aurait pas d’estime pour qui oublierait sa demeure d’antan.

Bien des pensées traversèrent en même temps la tête de Lisa, et elles étaient toutes en rapport avec la conversation qui venait d’avoir lieu près du ruisseau. Mais elle se força à les oublier pour un temps. Elle câlina son grand bonhomme de père et dit:

— Comme vous êtes gentils, toi et maman! Mais je n’ai aucun besoin ici de produits particuliers. Nous mangeons suffisamment. Ce ne serait pas convenable si chacune s’en allait grignoter dans sa chambre. Si tu m’as apporté quelque chose, et que ce ne soit pas vous priver, je t’en prie, donne-le pour le couvent. J’en aurai moi aussi ma part comme les autres. Nous sommes comme une seule famille, et je suis sûre que la mère supérieure sera très contente de te connaître et te saura gré de tous tes dons.

Ce discours, prononcé rapidement, chagrina quelque peu le père de Lisa. Il dit:

— Je ne sais pas si je peux. Cela t’était destiné, et il n’y en a certainement pas pour tout le monde… Il y a ici toutes sortes de demoiselles, notre nourriture est simple…

Lisa éclata de rire. Comme elle l’aimait, son père!

— Papa, ici toutes les demoiselles deviennent simples, nous sommes toutes égales. Après tout, qu’est-ce qui fait vivre les palais comme les couvents? Le travail du paysan! Nous mangeons ici plus ou moins la même chose qu’au village. C’est dans les palais qu’on mange de manière plus raffinée, pas ici!

Lisa alla chercher l’abbesse pour l’informer de l’arrivée de son père. La mère supérieure, pas fière, ne le fit pas introduire dans la salle de réception, mais se rendit personnellement au portail.

Elle le remercia pour les produits, et dit qu’on était satisfait de Lisa.

Enfin, Lisa resta encore un moment en tête à tête avec son père; soudain elle lui demanda, d’une voix cassée:

— Papa, est-ce que tu voudrais que je rentre à la maison?

Son père la regarda d’un œil inquisiteur et ne répondit pas. Lisa ne savait pas si le fait d’avoir servi au palais et de vivre à présent dans un couvent avait été pour les siens un objet de fierté ou si cela les avait éloignés d’elle. Toutes les fois qu’elle rentrait, on était toujours très gentil, très affectueux avec elle, mais Lisa n’avait jamais posé — et ne s’était jamais posé — cette question. Elle n’y avait jamais réfléchi, elle avait vécu sa vie, en fonction de son bon vouloir et de son bonheur.

Que diraient-ils si elle rentrait définitivement — ou provisoirement — à la maison pour y demeurer, si elle y mettait au monde un enfant de Robert? Elle, une jeune fille, qui n’avait pas encore connu d’homme, réfléchissait à une chose pareille. Elle ne serait pas une fille-mère ordinaire, qui apporterait chez soi la gêne ou la honte; elle serait la compagne non épousée d’un prêtre. À moins que, du point de vue des gens du village, ce ne fût encore pire?

Tout cela, elle ne pouvait pas le demander à son père. D’autant qu’elle même ignorait quelle serait la décision de Robert. La réaction de son père en tout cas ne lui permettait pas de deviner comment sa famille prendrait son retour. Trouverait-on de la place pour elle? Peut-être se disaient-ils qu’après avoir dans son plus bel âge goûté aux délices d’un château une jeune fille était inapte à partager la promiscuité d’une cabane…

Mais pour l’instant, c’était là pour Lisa une question d’importance annexe. Elle prit congé de son père et aussitôt se mit à réfléchir à ce que pouvait signifier le comportement de Robert.

Elle aurait pu se dire: attendons, demain tout sera clair et je veux obéir à Robert. Mais ce n’étaient pas les questions qui manquaient et elle ne pouvait pas se contenter d’attendre: elle savait que Robert n’était pas homme à de vouloir vivre une vie de péché; il venait pourtant de confirmer qu’il l’aimait. Et que signifiait ce regret fugitif qui était passé une ou deux fois comme un éclair dans ses propos, regret de ce qu’elle n’était pas allée au couvent en raison d’une profonde ferveur, mais en sacrifice pour l’homme qu’elle aimait?

Ces questions ne cessèrent de la tourmenter jusqu’à la fin de la soirée. La nuit, néanmoins, elle trouva le sommeil, épuisée qu’elle était par l’insomnie de la nuit précédente.

Le lendemain, elle était au rendez-vous avant lui.

Si la veille elle était venue avec sa résolution toute prête, elle n’avait aujourd’hui aucune certitude. Il devait y avoir quelque chose, quelque chose qui troublait Robert et qu’il voulait lui dire, quelque chose que Lisa ne pouvait deviner; elle n’essayait même plus. De fausses déductions l’auraient poussée à imaginer des choix erronés.

Elle ne cessait cependant de se poser une seule et unique question: et si Robert n’acceptait pas son nouveau sacrifice, s’il lui demandait de rester au couvent? Que ferait-elle alors? Tout désir de Robert était pour elle un ordre, mais elle n’était quand même pas obligée de supporter l’incertitude et les affres perpétuelles d’une telle situation — s’il était possible de les éviter. La solution dépendait en tout cas de sa manière à lui de concevoir le cas échéant leurs possibilités de vie et d’avenir.

En arrivant, Robert était aussi accablé que la veille en partant. Mais il émanait de lui une douceur particulière, qui n’était pas de l’humilité. Il dit à moitié distraitement:

— Ah, tu es déjà là. C’est très bien.

Qu’y avait-il d’étonnant, puisque c’était convenu?

— As-tu réfléchi? lui demanda Lisa, de manière peut-être même un peu trop concrète.

— Écoute, Elisabeth, ce sont des choses qu’on ne dit pas en une phrase. Je voudrais que tu restes au couvent; mais si tu me demandes de t’expliquer pourquoi, je n’ai pas de réponse claire à te donner.

Lisa insista:

— Pourquoi ne veux-tu pas d’enfant de moi?

— Peut-être même je voudrais bien, mais je ne peux pas exiger que… Qu’est-ce que je raconte! Bref, Elisabeth, je n’aurai pas cet enfant avec toi.

Lisa fut prise de tristesse.

— Qu’est-ce que cela veut dire?

Elle était vierge; mais au village et au manoir, elle avait entendu raconter des choses et d’autres sur la manière de faire les enfants, et elle pensait être au clair en cette matière.

— Écoute-moi, Elisabeth. Cela n’a rien à voir avec le fait d’être prêtre. Si je le suis, c’est peut-être en partie aussi pour cela. Quand j’ai pris le temps de réfléchir à la vie et que j’ai voyagé de par le monde, j’ai eu bien des rencontres et j’aurais aussi pu faire avec des femmes ce qu’il faut pour qu’elles aient des enfants. Mais je n’ai pas pu. Je n’ai pas été en mesure de faire ce qu’est capable de faire n’importe quel bûcheron ou apprenti cordonnier. Tu me comprends?

Quelque chose commençait à pointer en elle. Elle avait entendu dire qu’il existait des hommes pareils. Qu’il y en avait de plus vigoureux et de plus faibles, indépendamment de leur physique. Mais elle n’arrivait pas à se convaincre que Robert, si viril, si aimé, si aimant, pouvait être de ceux-là.

Il l’attira contre lui.

— Tu comprends? Pour la majorité des hommes, il se passe quelque chose quand ils pressent contre eux la jeune fille qu’ils aiment. Pour moi pas.

Lisa pressa fortement contre lui son bas-ventre. Effectivement, elle ne sentit pas ce qu’elle avait perçu une fois en dansant avec un garçon qui n’était rien pour elle. Une sensation qui avait été pour elle à l’époque désagréable mais excitante.

— Puis-je t’aider d’une manière ou d’une autre? demanda Lisa, toute triste.

Elle avait effectivement du chagrin, pour Robert, pour elle, alors que personne ne lui avait jamais expliqué qu’une circonstance apparemment si futile pourrait de quelque manière s’avérer décisive.

La voix de Robert aussi était triste quand il dit:

— Pour moi, je le crains, personne ne peut rien, ni toi ni personne d’autre. C’est une malédiction de naissance. Mais cette vie, même avec ce défaut, il faut que je la vive, que j’en prenne le meilleur, que je lui donne le meilleur. Faute d’avoir des descendants charnels, je pourrai en avoir des spirituels…

— Mais alors, cette phrase… lança Lisa, d’un ton presque de reproche.

— Je reconnais qu’elle n’avait pas d’objet. On n’a pas le droit d’en semer ainsi à l’aveuglette. Mais à l’époque, je ne l’ai pas dite avant tout à cause de ton départ au couvent mais bien plutôt à propos de ce dont je viens de te parler. Voilà pourquoi ta décision d’aller au couvent a été pour moi un soulagement. Je t’avais liée à moi par mon amour, mais à un moment ou à un autre, en tant que femme, tu m’aurais demandé d’être un homme. C’est aussi la raison pour laquelle je t’ai dit que mon amour pour toi est céleste, et cela est vrai. L’amour céleste, ma chère Elisabeth, n’est pas moins précieux — bien au contraire — que celui que la Bible décrit comme un péché…

Une pensée désobligeante passa par la tête de Lisa: voilà pourquoi il avait choisi une domestique! Avec elle, tout lui était permis. Des demoiselles l’auraient mis devant des exigences; elle, servante, il lui suffirait pour être heureuse d’être à côté de son seigneur et maître. Mais elle chassa aussitôt cette pensée loin d’elle.

Elle ignorait encore si cela était vraiment aussi bon qu’on le disait — dans les plaisanteries des paysans comme dans les romans de cour. Mais elle savait, que c’est une chose naturelle et nécessaire à la vie.

Elle porta la main à cet endroit du corps de Robert. Il y avait tout de même quelque chose. Lui, dans une position d’humilité, avait fermé les yeux.

Lisa ne savait toujours pas si elle resterait au couvent.


V

Lisa était postée devant l’édifice du Parlement, son panneau à la main. Sur le panneau, un slogan: «Pas de privilèges pour le pénis!» Elle venait de passer un certain nombre d’heures là, debout, elle en avait vraiment assez. Avec elle, d’autres femmes, arborant d’autres panneaux. Elles n’avaient rien à se dire.

Le parti était formé de fait, il ne restait plus qu’à tenir le congrès de fondation. C’était pour le préparer qu’elles avaient organisé cette manifestation. Le mouvement des femmes avait déferlé sur le monde entier, elles ne devaient pas rester à la traîne.

Leur objectif était d’avoir des élues au parlement. Si elles étaient soutenues ne serait-ce que par un tiers des femmes, leurs voix n’iraient pas se perdre dans les blablas masculins. Pareil succès pourtant n’était guère à espérer. Les femmes étaient fatiguées de parler de l’égalité des droits et se méfiaient des nouveaux slogans.

Il était vraiment grand temps, on n’avait pas le droit de faire traîner les choses. La situation politique était changeante, les partis se faisaient et se défaisaient. Quelques programmes contenaient aussi des phrases à elles, mais ils restaient timides. Quand la société se serait stabilisée, quand les partis auraient pris forme, ce serait trop tard pour en créer encore un, et il ne se trouverait plus personne pour défendre réellement leurs droits.

Les femmes n’avaient encore rien compris. Voilà pourquoi il était nécessaire de crier plus fort que ne le voulaient les bonnes manières. Elles devaient très vite fonder leur journal, trouver les fonds. En général les femmes savent fort bien comment s’y prendre — pour obtenir que les hommes leur donnent de l’argent — mais les méthodes qui avaient fait leurs preuves étaient humiliantes, on ne voulait pas y faire appel.

Tout au long de l’histoire de l’humanité les femmes avaient trimé à égalité avec les hommes, elles avaient donc droit elles aussi à une part égale des richesses produites.

Un vieillard au pantalon élimé s’approcha de Lisa, regarda son panneau en plissant les paupières et fit:

— De nos jours, fillette, le latin, personne ne comprend. «Pas de privilèges pour la bite», voilà ce qu’il faut écrire!

Le vieillard s’éloigna en ravalant un rire. Ce n’était pas la première fois qu’on essayait de se moquer d’elles. Cela ne faisait que les renforcer. Parce que la justice était de leur côté.

Lisa n’avait pas peur de ce mot. Elle était capable d’en écrire de pires. Les hommes portaient bien des cravates, qui étaient des symboles phalliques. Des cravates molles, pendantes.

Lisa ne déteste pas les hommes. Pas le moins du monde. Mais ce n’est pas parce qu’ils viennent au monde avec un zizi qu’ils sont meilleurs pour autant.

Du point de vue de la nature, les femmes comptent bien davantage. Du simple point de vue de la préservation de l’espèce, les hommes sont indispensables tout au plus quatre minutes par an… Alors, ils cachent leurs complexes en faisant les matamores.

Le plaisir, c’est une autre affaire. Les femmes ont appris à le désirer et dès lors les hommes, c’est inéluctable, apparaissent comme indispensables…

Elles ne renient pas la nature, le but de leur parti est de parler de leurs droits, de liquider la criante injustice qui les discrimine et qui a duré déjà plusieurs milliers d’années. Et pourquoi? Simplement parce que la nature a donné au mâle une force supérieure, afin de défendre le troupeau. Pendant que les femelles veillaient sur la progéniture.

À quoi les mâles ont-ils employé leur force? À violer et opprimer ces mêmes femelles qu’ils auraient dû protéger. À se battre entre eux. À se procurer des occasions accrues de procréer.

Surtout dans la toute dernière période, où les ennemis naturels du genre humain ont disparu, toute sa force masculine est passée dans les guerres et dans l’oppression des femmes.

Une bonne chose, cependant: ces derniers temps, quelques hommes ont commencé à comprendre. Il y a eu de très nombreuses manifestations de sympathie. Tout dernièrement, un dénommé Robert était même venu proposer ses services au parti. Un garçon parfaitement normal, voire courageux, puisqu’il ne redoutait pas les moqueries de ses congénères.

On n’avait pas encore décidé si on allait accepter ou non son adhésion. C’était une question à apprécier de deux côtés. L’appartenance d’hommes à leur parti pouvait en réduire les principes à néant. Il vaudrait mieux former un cercle de sympathisants hommes, qui ne seraient pas adhérents, mais qui pourraient se rendre utiles à la cause.

Ce Robert était un être d’une franchise enfantine. Il était venu tout honteux, inquiet de l’accueil qui lui serait réservé. Mais quand il s’enflammait, sa nature de militant féministe apparaissait au grand jour. Il avait remarqué Lisa et avait rougi jusqu’aux oreilles.

Ce n’était pas la première fois qu’on la contemplait avec une expression niaise. Mais comme elle est égale de l’homme, c’est elle qui entreprend celui qui lui chante.

Chez elle, elle avait été la seule fille au milieu de plusieurs garçons. Elle n’était pas demeurée en reste. Un jour sa mère lui avait dit:

— Tu ne veux vraiment pas devenir une femme?

— C’est quoi comme bête? lui avait répondu Lisa.

Femme, en fait, elle ne manquait pas de l’être. Pourquoi ces «véritables femmes» devraient-elles avoir des signes particuliers? Parce que tous les noirs ont la peau noire? Ce qui n’est d’ailleurs pas vrai. Leurs couleurs de peau comportent plus de nuances que ceux qu’on appelle blancs, sans parler des jaunes…

À moins que ces «véritables femmes» ne soient les lesbiennes, que parfois on confond avec les féministes? Oui, parmi les fondatrices du parti, il y en a quelques-unes, pourquoi pas. Si elles veulent s’aimer entre elles, grand bien leur fasse. Peut-être les hommes leur apparaissent-ils comme des êtres qui sentent mauvais. C’est leur affaire.

Ce n’est pas l’avis de Lisa, mais elle n’empêche pas les autres d’avoir le leur. À chacun de se laver, mais ce n’est pas la peine pour autant de les étouffer.

Lisa n’approuve pas non plus l’arrogance féminine. Si le sexe opprimé était le sexe masculin, elle prendrait peut-être sa défense.

Il semble bien, à certains signes, que le matriarcat soit de nouveau à l’ordre du jour. Peut-être un jour Lisa sera-t-elle en effet amenée à défendre les hommes. Si ce n’est que ces processus sont très lents. Lisa ne vivra pas assez longtemps pour les voir.

Elle ne nie pas qu’il y ait des différences physiologiques, des fonctions naturelles différenciées. Mais parler de fonctions sociales différentes, cela sent déjà le roussi. Il n’est plus question de division du travail ou de contrats, mais d’oppression pure et simple.

C’est que le propos de Lisa, c’est l’égalité des droits. On ne naît pas égaux. Qui est plus robuste, qui plus beau, qui plus doué. Faut-il pour autant nier que les droits doivent être égaux? Chacun se réalise en fonction de ses moyens, mais la loi doit offrir des chances identiques à tout un chacun. Voire protéger les plus faibles.

Lisa ne va pas énumérer les centaines de cas où la seule possession d’un pénis confère un privilège. Tout le monde les connaît.

Elle se tenait donc devant le parlement. Elle avait froid aux pieds. D’autres jours ce sont des hommes qui manifestent, avec des revendications politiques différentes, et ils ont tout autant froid aux pieds. En cela aussi hommes et femmes sont à égalité. Mais non. Qu’ils essayent de se promener l’hiver avec des bas arachnéens — ils ne tarderaient pas à en mourir…!

Cependant Lisa ne veut pas mettre l’accent sur la supériorité des femmes dans tel ou tel domaine. Par exemple en matière de résistance à la douleur. Il est vrai qu’elles ont des siècles d’entraînement…

Établir des comparaisons à l’avantage des femmes serait contraire à ses principes. Elles n’ont de raison d’être que lorsque les hommes viennent se vanter de leur puissance. Vous pouvez soulever plus de kilos, ou une grenade plus lourde — devant la loi, pas de différence entre vous et nous. Vous aussi, vous aurez toujours des arguments à présenter pour défendre votre cause, mais cela ne mène qu’à des discussions sur le sexe des anges. Mieux vaut rester sur le terrain des droits. C’est là l’idée maîtresse de Lisa, qui est l’une des fondatrices du parti.

Dans la rue devant le parlement un homme élancé se dirigeait vers elle. Elle reconnut Robert.

— Je vois que vous êtes frigorifiée. Voulez-vous que je vous remplace?

Il y avait là d’autres femmes, certaines plus âgées que Lisa, certaines habillées plus légèrement qu’elle. L’une d’entre elles adressa la parole au jeune homme:

— Si vous preniez ce panneau, jeune homme, il faudrait peut-être, pour que les choses soient claires, que vous exposiez aussi l’objet…

— Pardonnez-moi… qu’entendez-vous par là? demanda, intimidé, le jeune militant.

— Eh bien, par dessus le pantalon, par exemple…! Certaines s’esclaffèrent. Pas Lisa.

Robert était venu dans des dispositions amicales. Si elles veulent faire un parti et gagner de l’influence, elles n’ont pas le droit de rejeter ne serait-ce qu’un seul sympathisant potentiel. Elle répliqua à ses compagnes:

— Le corps féminin a été tout au long des âges un objet d’inspiration artistique. Vous pourriez donc étayer votre panneau à vous par des moyens esthétiques.

Sur son panneau il y avait:

— La femme est à l’origine de l’humanité. La plaisantine n’était plus de toute première jeunesse, ses formes s’étalaient abondamment.

— Toi, tu as toujours besoin de les défendre, grogna la femme.

L’incident était clos.

Une troisième changea de conversation:

— Dites, les nanas, il commence à faire un froid de canard. On a suffisamment donné pour aujourd’hui, non? La journée de travail tire à sa fin.

Lisa regarda Robert. Elle pourrait se le faire. Cela lui remonterait le moral.

— D’accord, fit-elle. Ce jeune homme va m’aider à emporter tout ce fatras. Vous pouvez partir à l’assaut des magasins.

— Ce n’est pas trop tôt. Les gens vont sortir du boulot, les queues vont s’allonger, fit une voix.

Elles fourrèrent à la va-vite leurs panneaux dans la main de Robert, et se ruèrent sur les magasins d’alimentation du centre ville.

Lisa resta en tête-à-tête avec le jeune homme.

— J’ai un endroit où on peut les déposer. Ils vont pouvoir encore servir.

Au moins jusqu’au congrès de fondation, il faut attirer l’attention sur soi. En espérant que la télévision aura montré leur piquet et ira les interviewer.

Ils remportèrent le matériel. Dans l’entrée d’un immeuble, ils le rangèrent dans un débarras sous un escalier.

Chemin faisant, Robert observa:

— J’ai entendu que vous vous appelez Lise. Vous permettez que je vous appelle ainsi?

Lisa haussa les épaules. La prend-on pour un chat, pour vouloir l’appeler? Mais à quoi bon se montrer trop susceptible à chaque phrase lâchée par un bonhomme! Le seul résultat, c’est de mettre soi-même par-là l’accent sur les inégalités…

Il arrive trop souvent que certains mouvements sociaux apparaissent comme leur propre caricature. Lisa fait tout ce qui est en son pouvoir pour que le mouvement des femmes ne tombe pas dans cette ornière. Pour cela, il faut être attentive et intelligente.

Elle dit au jeune homme:

— Je sais que votre nom est Robert. Voilà, nous avons fait connaissance.

Dans la cage d’escalier, qui était sombre, Lisa trébucha et, exprès, tomba contre Robert. Celui-ci la serra quelques instants dans ses bras.

Elle n’avait pas l’intention d’utiliser les vieux trucs, elle voulait seulement tester le jeune homme, ses réactions. Le résultat fut concluant.

Les battements de cœur, personne n’en parle plus, n’est-ce pas? Certaines choses sont destinées à rester dans les poubelles de l’histoire… À l’université, on pourrait longuement discourir de l’effet des états d’excitation sur la circulation sanguine.

Inviter tout de suite le jeune homme et en finir, ou lui laisser concevoir quelques émotions romantiques? De celles dont les femmes, paraît-il, se nourrissent? En réalité, comme le montre la pratique, les hommes ne sont pas moins sujets aux illusions que les femmes. Si ce n’est qu’en cette matière comme ailleurs ils sont plus égocentriques.

Lisa essaye d’être comme eux. Elle l’est d’ailleurs. En sortant de la cage d’escalier, elle dit:

— Merci de votre aide. À présent, vous avez très envie de m’inviter à boire un café, mais vous n’osez pas.

Robert n’en revenait pas:

— Comment avez-vous deviné?

Elle ne voulait pas que leur relation, si fragile encore, se dessinât à l’inverse des relations dites traditionnelles. Elle ne voulait pas jouer l’homme alors qu’il ferait la femme.

— Au demeurant, je lis dans les pensées. Méfiez-vous.

Le jeune homme lança l’hameçon.

— Vous avez beaucoup d’expérience?

— Elle pourrait être plus grande. Je ne suis pas un ver de terre, qui a besoin de huit décharges électriques au lieu d’une pour apprendre quelque chose. J’ai peu de temps pour m’occuper de votre si précieuse espèce.

— Vous vous en occupez pourtant, quand vous exigez l’égalité des droits, rétorqua le jeune homme non sans astuce.

Elle fit comme si de rien n’était. Non pas par malignité, ce n’était pas son problème.

— Pour ce qui est du café, je suis partante, j’ai besoin de me mettre quelque chose sous la dent. Il faut mettre au point pour demain un ou deux projets en vue du congrès, pour les soumettre au groupe d’initiative.

Ils s’acheminèrent vers le centre ville. Robert demanda:

— Pourrais-je assister au congrès en qualité d’observateur?

Lisa donna son accord:

— Si vous n’êtes pas un provocateur envoyé par le parti des hommes!

— Et si je l’étais, croyez-vous que j’irais vous le raconter? rétorqua-t-il, révélant par là qu’il n’était pas aussi timide qu’il y paraissait à première vue.

Au café, ils s’installèrent face à face derrière une petite table. Lisa appuya son genou contre celui de Robert. Lui ne s’embrasa pas tout de suite, mais il sursauta et chercha à poursuivre le contact. Lisa ne s’en voulait nullement de jouer les femmelettes.

Quant à Robert, il n’avait rien d’un orateur né. Il dit:

— Lise, m’autorisez-vous à rêver de vous la nuit prochaine?

Lisa eut un sourire ironique:

— Devrais-je vous proposer à un prix d’honneur pour le traitement le plus inattendu en rêve?

— Mais sérieusement? insista Robert, non sans platitude.

Lisa l’interrogea:

— Quand avez vous lu pour la dernière fois le «Manuel des choses de l’amour»?

— J’ignore jusqu’à l’existence d’un tel ouvrage, fit Robert naïvement, à moins qu’il ne jouât les imbéciles en essayant de renchérir sur elle.

Quand ils eurent avalé leur salade — une salade médiocre — et bu leur café avec un petit gâteau, Robert voulut payer, mais Lisa se moqua sans pitié de lui. Elle lui dit:

— Avec cet argent vous pourriez soutenir les indigents. Je suis en mesure de payer ma consommation. Vous savez, là, devant l’église, il y a un tronc.

— Je crains que ces fonds n’aillent pas dans les bonnes mains, répondit Robert, de manière neutre. La séance café tirait à sa fin.

À l’arrêt de bus, Lisa dit:

— Maintenant vous voudriez bien m’accompagner chez moi et me donner devant la porte un baiser d’adieu, mais ce sera pour une prochaine fois. Montez dans votre bus, moi je vais à pied, j’habite à côté.

Robert répondit:

— Vous me permettrez trois remarques: vous avez beau lire dans les pensées, je vous prie de ne pas m’attribuer l’idée de vouloir vous embrasser. C’est antihygiénique. Deuxièmement, je vous prie de ne pas distribuer vos instructions; ce n’est pas à vous de décider si je dois prendre le bus ou pas. Ce n’est ni démocratique ni égalitaire. Troisièmement, c’est l’automne, il fait noir, mais la ville regorge de voyous. Si vous habitez à côté, ce n’en est que plus facile pour moi, je ne perdrai par trop de temps à vous accompagner.

Lisa haussa les épaules. Quand quelqu’un se met à énumérer «premièrement, deuxièmement, troisièmement», cela laisse une impression de sérieux scientifique, et cela vous enlève l’envie de répliquer.

Ils poursuivirent leur marche en silence. Lisa habitait vraiment à côté. Sur le pas de la porte, elle dit:

— OK, nous irons plus loin après le congrès, pour l’instant je n’ai pas le temps.

Robert ne fit pas semblant de ne pas comprendre de quoi elle parlait. Il s’efforçait d’être aussi rationnel qu’elle.

En raison de l’approche du congrès, Lisa vivait des journées enfiévrées. Elle devait contrôler si la salle avait été réservée, les journalistes invités, le personnel technique payé et ainsi de suite. Il y avait bien sûr d’autres femmes qui auraient pu le faire, mais le caractère anxieux de Lisa ne lui permettait pas d’être tranquille tant que tout n’était pas réglé. Sa fonction personnelle était de mettre au point l’ordre du jour, de répartir les temps de parole, de convenir des présidents de séance, de préparer les projets, d’ébaucher les propositions pour la future direction.

Elle s’était forcément affirmée comme chef. Elle n’avait pas autant de soucis domestiques que les femmes mariées, elle avait suffisamment d’énergie et de goût pour l’organisation. Sa tête fonctionnait comme un ordinateur, elle avait dans la tête plusieurs dizaines de choses à la fois.

Plusieurs organisations existaient déjà dans leur ville: l’Union des femmes, l’Union de défense des femmes, l’Organisation centrale des mères de famille, le groupe «Grossesse», l’Association du foyer, et bien d’autres consacrées aux problèmes des femmes. Il convenait d’inviter des représentantes de chacune au Congrès. En tout cas, il n’aurait pas été malin de se les mettre à dos ou d’exclure d’emblée telle ou telle organisation.

Ce qu’elles fondaient, c’était un parti. Seul un Parti des féministes pourrait présenter des candidates aux élections et se charger de la défense des intérêts du sexe féminin au niveau le plus élevé de l’État.

Elles n’entendent récupérer personne ni se montrer plus importantes que les autres. Elles sont un parti politique, elles font la politique des femmes, qui ne se limite pas à discuter de questions telles que comment se procurer des couches-culottes ou autres choses du même genre. Elles pourraient bien sûr une fois de temps en temps aborder des problèmes isolés de ce type, mais ce n’était pas l’essentiel. Elles entendaient collaborer avec les autres organisations de femmes: lorsque le problème abordé sortirait du cadre des décisions économiques ou des préoccupations morales et deviendrait politiques, elles occuperaient le terrain. Ainsi les autres pourraient-elles faire appel à leur parti, qui se chargerait de faire pression sur le parlement, de proposer des solutions législatives, afin de trouver des solutions même à des problèmes isolés.

Mais pour elles la question essentielle demeure pourtant celle de l’égalité des droits. La quête de nourriture pour bébés ou la revendication d’un allongement du congé de maternité seraient plutôt en opposition avec leur démarche fondamentale. Pourquoi ces problèmes ne concerneraient-ils pas tout autant les hommes, ne s’inscriraient pas dans leur jeu politique? Si ce sont les femmes qui font les enfants, elles ne les font pas — cela va de soi — sans la coopération des hommes; elles ne les font pas pour se faire plaisir, mais pour la famille, pour la société tout entière. Si les petits garçons et les petites filles n’ont rien à manger, à quoi servent toutes les intrigues et les ambitions des mâles?

Elles n’étaient pas toutes, loin de là, du même avis que Lisa. Rien ne les obligeait à penser toutes pareil, même si elles fondaient ensemble un parti et se présentaient avec un programme devant l’opinion.

Au sein du groupe d’initiative, il y a des femmes dont le but principal est de trouver des solutions concrètes aux problèmes de la dure existence féminine; elles espèrent y parvenir par le travail en commun dans le parti. Pourquoi pas, si cela leur fait plaisir; mais elles ne réfléchissent pas aux questions essentielles, et elles ne pourront pas faire partie du noyau du futur parti.

Les pires des féministes sont celles qui témoignent de nettes tendances antimasculines ou qui ne cessent de souligner la supériorité biologique de la femme sur l’homme. Cela touchait parfois au ridicule. Combatives et bruyantes à souhait, elles portent ombrage à l’ensemble du mouvement, qui agit de manière raisonnable et correcte. Ce sont souvent elles qui forment l’image des féministes. Souvent même on pense qu’elles sont toutes faites sur ce modèle.

Cela fait à la cause plus de mal que de bien. Pourtant, on ne peut pas les rejeter complètement. Elles sont souvent très dévouées à leur cause, et leur dynamisme doit être mis à profit par une direction intelligente dans l’intérêt des résultats voulus.

Qu’un parti scissionne, cela arrive et ce risque effraye et éloigne bien des sympathisantes. Mieux vaut accepter d’ennuyeux compromis plutôt que de former par exemple deux partis féministes, qui auraient des objectifs en bonne partie semblables malgré des points de départ entièrement différents…

À quoi bon haïr les hommes…? Ne sont-ils pas indispensables? L’attribution à la femme d’une position privilégiée — même si du point de vue de la perpétuation de l’espèce cela se justifie peut-être — renvoie plutôt à un complexe d’infériorité profondément enfoui dans les cellules grises. Une véritable féministe doit être au-dessus de tout cela.

De même que le seul véritable nationaliste est celui qui respecte à égalité tous les autres peuples, pour Lisa la seule véritable féministe est celle pour qui les droits des hommes, des enfants, des vieillards, des invalides et de tous les autres groupes d’humains comptent autant que ceux des femmes.

Toutes ces questions, fatalement, occupaient ces jours-là ses pensées. En soi, c’étaient des vérités habituelles, voire rabâchées. Il valait mieux occuper son esprit à mettre en place des projets concrets, pour que leur action n’en reste pas à un niveau médiocre, ne soit pas condamnée à l’étiolement. Ce que la presse ne manquerait pas, avec une joie mauvaise, d’amplifier.

Les féministes, curieusement, ont beaucoup d’ennemis, même si apparemment elles ne menacent pas les intérêts de grand monde. Si les hommes se montrent à leur sujet bêtement outrecuidants, les femmes se fâchent bien trop souvent. C’est justement de la part de certaines femmes, personnalités isolées et influentes dans la presse, qu’il fallait s’attendre à des attaques.

Mais même en germe il n’est pas possible de les éviter. Lisa n’a pas le droit de se faire venir des maux de tête pour cela. Quelques attaques violentes et pas particulièrement intelligentes peuvent même tourner à leur avantage. En tout cas, les critiques sont une bonne propagande.

C’est avec des idées de ce genre, en soi harassantes, que Lisa se rendit, la veille du congrès, à la dernière réunion délibérative. Il restait encore quelques points litigieux, la dernière ligne droite.

Le bus n’arrivait pas. Lisa, distraite, se dirigea vers une palissade derrière laquelle on entendait le gazouillis d’un jardin d’enfants.

Lisa n’avait pour les enfants qu’un intérêt plutôt théorique et en l’occurrence elle n’aurait guère prêté attention aux occupations de ces petits êtres si quelques répliques n’avaient attiré son attention.

— Venez tous, on fait un parti!

— Quoi comme parti?

— Le parti des enfants!

— Non, le parti des garçons.

— Non, des enfants.

Les gamins étaient assis sur un tronc en rang d’oignon, ils levèrent la main. La politique était arrivée jusque là. C’est curieux. Est-ce qu’ils avaient des chances d’arriver jusqu’au parlement?

Le bus arriva, et Lisa resta sans savoir le sort du parti des enfants. Il n’y avait là rien d’amusant, c’était même triste.

Dans la journée, pendant que le groupe d’initiative discutait de ses problèmes, elle en oublia le jardin d’enfants. La fondation du parti des femmes était une chose sérieuse…

Le soir, Robert l’attendait dans la rue. Lisa se montra surprise:

— Comment avez vous réussi à me guetter?

— Je suis passé par ici tous les soirs. Je ne vous ai jamais rencontrée.

— Tu m’aimes ou quoi? lui demanda Lisa tout de go.

Que faire, c’était peut-être à sa manière une simulation, mais en profondeur résonnait déjà une mélodie bien plus tendre. Cela, de nos jours, il fallait dieu sait pourquoi le dissimuler. Non, Lisa n’était même pas consciente de dissimuler quelque chose, c’était tout simplement sa manière de faire. Où se trouvaient toute sa formation, tout son présent. Et si les profondeurs avaient envie de se manifester, il valait mieux disposer les obstacles à l’avance. Les berges étaient fragiles, un flux trop brutal du temps pourrait les endommager.

Robert lui répondit:

— Aussitôt les grands mots! Je manifeste de l’intérêt.

OK. Robert aussi était un enfant de son temps.

Quand elle se regardait dans le miroir, celui-ci lui renvoyait l’image d’une jolie femme. Pas particulièrement arrangée, bien au contraire. La beauté ne transparaissait pas facilement, mais elle se reconnaissait quand même. Même ce grand nigaud de Robert avait dû le remarquer. Pour les hommes, la perception visuelle est importante. C’est en cela que se manifeste leur recherche de qualité.

Lisa se remit à le vouvoyer.

— Pourquoi n’êtes vous pas entré? Vous savez bien où nous nous réunissons pour bavarder.

Robert fit de la main un geste désabusé.

— Qu’est-ce que j’irais faire au milieu de toute une bande de femmes… L’amour est une chose intime.

Donc, l’affaire était en bonne voie. À moins qu’il n’eût pris au pied de la lettre la plaisanterie de Lisa? En tout cas cela ne valait pas la peine de se casser la tête pour des paroles qui ne voulaient rien dire.

Personne n’a encore jamais été capable de donner de l’amour une définition exhaustive. Autrement, on n’aurait pas autant discouru sur le sujet. On a aussi beaucoup parlé de Dieu, sans que jamais personne ne l’ait vu. Non, il s’est quand même manifesté, dit-on, à certains. Peut-être en va-t-il de même pour l’amour.

Lisa n’appartient guère à la foule des saints de l’amour. Elle n’a pas vécu dans la dévotion, elle n’a pas essayé de s’abandonner corps et âme à sa fantaisie. La révélation vient toute seule, si tu as la foi.

Lisa était elle obtuse? Son combat féministe lui avait-il fait perdre la tête?

Quand au boulot on voit tous les jours qu’il y a des porteurs de culottes incapables de régler les questions les plus élémentaires mais parfaitement à même de faire leur numéro, alors que les femmes, malgré le café et la causette, faisaient leur part de travail et souvent aussi celle des brasseurs de vent tout en étant moins payées qu’eux — c’était fatalement le moyen de faire une féministe même de la femelle la plus disposée à l’amour. C’est ainsi que Lisa s’expliquait son itinéraire.

Elle se battrait pour les droits des femmes, essaierait d’obtenir une véritable égalité des droits, et alors elle pourrait remballer ses outils et dissoudre le parti. Bien qu’elles aient appelé à une vigilance constante. Quand un parti a atteint ses objectifs, s’il n’est pas capable d’en trouver aussitôt de nouveaux, il pourra au moins se maintenir pour étudier ce qu’était au juste l’objectif atteint.

Il en va ainsi de la liberté, de l’indépendance, des droits et de tout le reste. Des slogans qui flottent haut dans le vent…

Un homme marchait à côté d’elle. Il fallait lui répondre à propos d’une affaire d’amour. Elle fit:

— Vous avez une couverture avec vous?

La question le surprit:

— De quoi?

— Eh bien les choses intimes se passent dans le noir, sous une couverture, lui rappela Lisa.

Robert réfléchit à sa réponse. Il fit du bras un large geste et proféra — en ratant ses effets:

— Il fait noir, et le ciel fait aussi une excellente couverture.

Lisa eut une grimace de mépris.

— Une couverture sous laquelle il rentre trop de choses à la fois, fit-elle sur un ton indifférent. Sa formule lui parut non moins triviale que celle du jeune homme. Pour la définir, il trouva ce mot:

— Une individualiste.

C’était déjà mieux.

Elle se dit: «Je pourrais me le faire tout de suite, ça me détendrait un peu avant les combats de demain.» Mais elle ne voulait pas avoir l’air épuisée au moment du congrès. Elle avait l’intention de prendre un bain, de se mettre des bigoudis et de se livrer à quelques autres manigances féminines. Les masses appréciaient ces choses d’antan. Quand on veut diriger, il faut savoir sourire.

Mais il est parfois nécessaire de retourner se blottir dans son trou, pour éviter que le sourire ne se transforme en grimace. Comme cela n’a pas manqué d’arriver à certains hommes en politique.

Robert s’était arrêté sur le pas de la porte, hésitant: entrer ou ne pas entrer? On dit que c’est à l’homme de décider. En fait, les hommes tergiversent plus que les femmes. Diriger un parti quand on est ainsi fait? Impossible!

Lisa dit:

— Je note votre numéro de téléphone. Si j’ai besoin de vous, je vous appelle.

Besoin? Il avait bien envie de demander des explications. Lisa eut l’impression de lire dans ses pensées. Comprendre pourquoi elle pouvait avoir besoin de lui, cela lui ferait un devoir à la maison.

Peut-être pour porter des banderoles.

Lisa apprécia véritablement son bain. Une fois propre, elle se dressa de toute sa taille devant le miroir et se contempla. Une femme. Une vraie. Manifestement différente des hommes.

Joli ventre, joli pubis… Elle eut une pensée pour Robert.

Elle avait bien encore le temps de vivre…

Elle n’avait réussi à rouler peut-être que la moitié des bigoudis, quand, à bout de forces, elle s’abandonna au sommeil.

Le lendemain matin, elle était d’attaque.

Elle était chargée d’ouvrir les travaux du congrès.

Après quoi elle fit un long rapport. Sur les raisons de former un parti féministe. On n’est jamais si bien défendu que par soi-même. Pendant des siècles, les femmes ont compté sur les hommes pour être protégées, et qu’est-ce que cela leur a apporté? Aujourd’hui les hommes ont eux-mêmes besoin d’être protégés. Une tâche qu’elles pourraient également assumer…

À ce point, son discours fut salué d’une ovation.

Et ainsi de suite. Apparemment, c’était réussi. Tous les regards étaient fixés sur elle.

Certains disent que les femmes s’adaptent mal à ce genre de travail en commun. Elles déborderaient de jalousie, secréteraient du venin. Mais aujourd’hui bien des choses ont changé. Par la force des choses.

Puis vint le moment des élections. Bien qu’elle fût sûre d’être élue, Lisa était un peu tendue. Après quoi la direction se réunit pour élire sa présidente. Il y avait trois candidatures: une brave ménagère, qui proposait un certain nombre de projets isolés sans grand rapport les uns avec les autres, une militante particulièrement hostile aux hommes, dont les chimères n’avaient pas grand-chose à voir avec le programme du parti ou avec les problèmes de législation, et Lisa, qui mettait l’accent sur les questions juridiques. Elle rassembla sur son nom plus de voix que les deux autres réunies.

Voilà. C’était donc maintenant à elle que revenait ce fardeau. Intérieurement satisfaite, elle se garda bien de le montrer. Elle arbora une expression empreinte de responsabilité, une responsabilité particulièrement pesante. Il fallait inspirer confiance.

Après la réunion, les membres de la direction allèrent dans un café, où un coin à part leur avait été réservé. Le devoir de Lisa, en qualité de nouveau leader, aurait dû être d’aller avec elles; mais elle s’excusa et partit de son côté.

À la maison, devant le miroir de l’entrée, elle examina à quoi ressemblait une dirigeante de parti, tout habillée. Elle sentit qu’elle avait envie de fondre en larmes.

Mais elle ne pleura pas. Élu à une direction, est-ce qu’un homme aurait pleuré? Jamais de la vie. Devait-elle imiter les hommes? Non! Qu’elle pleure, si elle en avait envie!

Elle mit un peu d’ordre dans sa chambre. Pourquoi? Elle-même l’ignorait. Elle aurait pu attendre le lendemain.

Il n’était pas onze heures quand elle sombra dans le sommeil.

Elle se réveilla en pleine nuit. Son corps était frémissant de désir.

Elle regarda l’heure. Il n’était même pas cinq heures.

Elle essaya de sommeiller. Pas moyen. Elle ralluma. Fouilla dans son sac à main. Celui-ci était sens dessus dessous, comme celui d’une vraie femme. Elle n’essayait pas, de toute évidence, d’imiter le sexe fort…

Elle finit par mettre la main sur un bout de papier froissé. Où était griffonné le numéro de téléphone de Robert.

Elle l’appela. Ce fut une voix tout ensommeillée qui lui répondit. Peut-être était-elle même légèrement contrariée, ou effrayée.

— Robert, ici Lise. Tu viens? Je t’attends.

— Maintenant, en pleine nuit? répondit-il, surpris.

— À toi de savoir. On ne dort pas des deux oreilles sur le bonheur, n’est-ce pas?

Une demi-heure plus tard, il était sur place. Il expliqua, plein d’une satisfaction triviale:

— J’ai pu avoir un taxi!

Lisa portait une chemise de nuit très légère, transparente et coquine. Suggérant tout ce qui peut allécher les hommes.

Elle se serra contre lui, le débarrassa de son pardessus et de sa veste et les suspendit à un portemanteau.

Elle lui montra d’un geste la salle de bain:

— Je t’en prie, va te laver les mains.

Il eut une seconde d’hésitation — il sortait tout droit de son lit… Mais ses mains avaient touché les rampes d’escalier, la porte du taxi, l’argent — les choses les plus sales qui existent. Lisa ne se répandit pas en explications, à lui de comprendre. Sa peau ne tolérait que des mains propres.

Robert se débarrassa de ses chaussures et entra en chaussettes dans la salle de bain. Lisa le suivit.

Pendant qu’il se lavait les mains, elle lui retira sa ceinture, ouvrit la fermeture éclair et baissa un peu le pantalon. Il devait comprendre qu’en plus des mains il devait se laver aussi autre chose.

Peut-être l’avait-il fait avant de se coucher, et cela, entre-temps, n’avait pas été en contact avec les choses les plus sales du monde… Mais deux précautions valaient mieux qu’une.

Lisa elle-même était très propre, et elle aimait chez les hommes la propreté, quitte à paraître un peu maniaque. Bien sûr, elle ne présentait que des exigences d’hygiène élémentaire; elle n’irait pas jusqu’à pousser le jeune homme sous la douche, à lui demander de se laver les dents, elle ne l’aspergerait pas d’eaux de toilette fortement odorantes pour le désinfecter, ne rincerait pas ses entrailles à l’eau-de-vie…

Elle supportait de moins en moins le parfum sur les hommes. Elle-même n’en faisait pas usage avant l’acte. Elle n’avait nul besoin d’enfouir ses tensions, de libérer ses freins intérieurs. Elle était en cela parfaitement libérée.

Après son coup de fil elle avait mis l’eau à chauffer, mais elle n’avait pas fait de café. Ils n’avaient pas le temps.

Avec l’arrivée de Robert, avec la perception de sa présence réelle, son désir était quelque peu retombé. Elle essaya néanmoins de le maintenir éveillé. Afin d’avoir pleinement satisfaction.

Le désir était une chose naturelle, mais rien ne le stimulait mieux que l’imagination. Ses relations avec Robert en étaient à une étape délicate, cela suffisait à alimenter ses fantasmes.

Il y avait eu bien des nuits où elle avait dû imaginer quelque chose d’abstrait, des démons passe-muraille ou de beaux gosses sortis tout droit de quelque film. Et apaiser de ses mains son corps brûlant — ou plutôt les garder convulsivement à l’écart, s’adonner au plaisir solitaire aurait été à ses yeux dégradant.

Elle n’était pas frigide. Il lui fallait une véritable image d’homme — comment aurait-elle pu haïr les hommes!

Or, quand Robert avait pénétré dans la pièce, en annonçant la chance qu’il avait eu avec le taxi, sans prononcer aucune des paroles mensongères de l’amour — elle avait éprouvé une inéluctable distance. Qu’elle aurait sans doute éprouvé également — à plus forte raison peut-être — si, un bouquet de fleurs à la main, il était tombé à genoux en lui jurant un amour éternel.

Un fantasme est un fantasme; les exigences du corps, c’est autre chose. Lisa avait suffisamment d’expérience pour ne pas se laisser dominer par ce sentiment, pour ne pas se laisser troubler par des parfums inhabituels ou des mouvements maladroits. Sur le moment néanmoins, la rencontre avec le Robert de la réalité, loin d’accroître son excitation, n’avait fait que la diminuer.

Tout dépendait aussi de l’état de leurs relations. En présence d’un amour déjà confirmé, d’expérience et de pratique — la simple vue d’un Robert aurait suffi à susciter le désir. Mais c’était la première fois, et la disponibilité psychologique qui les unissait était encore fragile… Son désir impérieux pourtant, et cet appel téléphonique insensé au milieu de la nuit, avaient été une bonne mise en condition; il restait à maintenir la tension.

Robert pour sa part n’était pas en meilleure posture. Le psychisme masculin, directement lié à l’érection, est encore plus sujet à la paralysie. La plupart du temps, heureusement, ce n’est pas trop grave, si le sujet n’est pas hypersensible. Il avait foncé dans la nuit, était entré dans une maison inconnue, peut-être même au cours de la dernière demi-heure la perspective de ce qui l’attendait l’avait-elle exagérément préoccupé. Il fallait l’aider. Surtout, ne pas lui faire ressentir la procédure du lavage comme une forme quelconque d’humiliation.

Au moment du lavage pourtant, son membre était relativement flasque. Lisa se força à suivre les consignes du scénario. Elle fit glisser le pantalon jusqu’à terre pour qu’il pût facilement s’en débarrasser. Pour ce faire, elle dut s’agenouiller. Elle fit pivoter le jeune homme, qui était debout devant le lavabo, et entreprit de sécher avec ses cheveux les parties qu’il venait de mouiller.

Robert ne s’avéra pas hypersensible; la virilité l’emporta sur la peur, et il se montra prêt à œuvrer.

À présent la jeune femme devait ralentir le rythme.

Elle fut tentée de se donner sur place, dans la salle de bain, sur le carrelage parsemé de gouttelettes, de jouer la passion déferlante… Mais le confort entrait quand même en ligne de compte.

Elle aurait pu le prendre par le membre et, s’en servant comme d’une laisse, le conduire jusqu’au lit. Mais elle réserva ce genre de jeux à une époque où ils seraient plus habitués l’un à l’autre. Lisa ne savait pas jusqu’à quel point il était expérimenté, elle avait intérêt à se comporter de manière conventionnelle, voire tout à fait ordinaire.

Mais son corps était si pressé qu’elle fut incapable de réfléchir plus longtemps. Elle le prit par la main et l’attira vers le lit. De ses doigts nerveux il ouvrit les boutons de sa chemise, il y en avait vraiment trop.

Lisa se jeta sur le lit, remonta sa chemise de nuit jusqu’en haut de sa poitrine. Là, Robert aussi fit preuve d’initiative et l’aida à passer la chemise de nuit par-dessus la tête. Ce mouvement suscita en elle une sensation agréable.

Les choses se passèrent comme elles devaient se passer.

Ce fut leur première union.

Lisa attendait d’être transportée au septième ciel.

Mais il y avait quelque chose de gênant, qui la mettait mal à l’aise. Elle n’était pas en mesure d’approfondir la question. Cela reculait pourtant: le bateau était en train d’arriver au port.

Sur Lisa, un grand bout de bonhomme. En elle, ce qu’il fallait. Et qui bougeait comme il fallait. Sans aller jusqu’au bout des possibilités, mais il n’est pas possible de tout épuiser d’un coup…

Robert était jeune. Et dominé par l’impatience d’essemer au plus vite.

Lisa faisait des efforts. Mais son plaisir resta superficiel. La déception vibra en elle douloureusement. Il fallait au plus vite la soulager.

Pourvu qu’il reprenne ses forces rapidement…

La tension du jeune homme se relâcha presque instantanément, et tout naturellement il émana de lui une grande indifférence.

«Qu’il se détende, pensa Lisa, il n’en sera que plus vite prêt à œuvrer…» Mais l’insatisfaction la rendait impatiente. Elle se serra, se cramponna à lui, frottant sa peau contre la sienne. Son bas-ventre n’entendait pas raison.

Oui, elle aurait dû attendre, mais elle en était incapable. Elle commença trop vite à l’exciter — à le tâter d’une main avide, à se rouler le long de son corps, à couvrir de baisers son ventre et sa poitrine velue.

Elle ne prêta guère attention au fait que Robert, mal à l’aise, essayait de se dégager. Plus tard seulement elle se souvint qu’il lui avait adressé un regard torve. Elle comptait principalement sur ses lèvres pour reconstituer au plus vite ses forces. Mais dès qu’elle se mit à l’œuvre, il s’éloigna.

Affolée par un désir douloureux, elle n’avait toujours pas compris. Et soudain elle fut saisie d’une incompréhensible pulsion d’auto-mortification. Elle se roula autour des jambes du jeune homme, qui s’était assis, essaya de lui mordre les orteils, enroula ses cheveux moites autour de sa verge, gratta de ses ongles les alentours de son sexe.

Lui se poussa encore un peu plus. Mais elle ne comprenait pas qu’il fallait le laisser tranquille. Elle rampait contre lui, frottait ses poils contre ses seins gonflés de désir.

Il se leva. Elle, comme un ver de terre, glissa sur le plancher derrière lui, s’accrochant à ses jambes, poursuivant son entreprise — palpant, embrassant ses parties. Mélange inconciliable de viol et de don de soi.

Si l’histoire a peut-être enseigné aux femmes à goûter la violence sexuelle, il n’en va manifestement pas de même pour les hommes. L’embarras de Robert face à une telle agression était sans doute lié à son inexpérience; il refusa de se livrer au plaisir. Les élans de sa partenaire restaient pour lui incompréhensibles, il était incapable de les suivre. Ce qui aurait pu plaire — voire causer une agréable surprise — à un homme expérimenté, avait sur le jeune garçon un effet de repoussoir.

Loin de l’exciter, les mouvements presque incontrôlés de Lisa ne suscitaient en lui que du dégoût.

La fuite devenait inévitable. Il repoussa littéralement Lisa, et commença à se rhabiller avec une hâte panique. Il ne retrouvait plus ses vêtements, ils étaient tout emmêlés, cela acheva de le perturber. Il tournait en rond pour trouver une issue et quitter les lieux.

Lisa aurait encore eu la possibilité de se reprendre, de changer en un clin d’œil de personnage; elle aurait pu lui demander, objectivement et tranquillement, de rester auprès d’elle. En agissant de manière équilibrée, elle aurait pu de nouveau parvenir à son but.

Mais il y avait en elle à présent une obstination qu’elle-même ne s’expliquait pas. Elle n’en était pas encore à le traiter de gamin, de minable qui ne connaît rien aux règles de l’art et croit avoir le droit d’œuvrer… Cet infantilisme ne l’amusait pas. Elle semblait s’acharner, comme pour l’affoler encore davantage.

Le frottement d’une peau délicate contre un tissu rugueux est une association contre nature. Même les vieilles peintures le révèlent. Mais Lisa ne s’en souciait guère. Ce n’était plus de la lubricité, c’était une sorte de fureur qui la poussait à se conduire de manière de plus en plus repoussante, dégradante.

La seule chose que Robert parvint à bégayer, pour justifier son départ, fut:

— Comme ça, tu me dégoûtes!

Par terre, dans la salle de bain, il retrouva son pantalon, son caleçon et ses chaussettes. En les enfilant, quelque chose en lui se détraqua — et ce corps blanchâtre de femme qui se tordait comme un boyau troublait chacun de ses mouvements.

Pour une fuite, c’était une fuite.

Sur le pas de la porte, il se retourna, et lui lança:

— Féministe!

Comme si ce qualificatif, qui n’avait rien à voir avec la chose, avait projeté toute la responsabilité sur elle, faisant de sa fuite une véritable affaire de vie ou de mort. Dès que la porte se fût refermée sur lui, Lisa, comme engourdie, se releva.

Oui, elle avait rampé aux genoux de ce mâle jusqu’à la porte de l’appartement. Et puis alors? Elle avait voulu ramper, elle avait rampé. Quel imbécile ….

Il n’y a pas de quoi s’affoler ni avoir honte.

— Gamin! fit-elle à haute voix, d’un ton méprisant.

Il faudrait peut-être lui donner quelques manuels à lire. De nos jours, les jeunes les ont lus avant même d’avoir vu dans la vie les parties du corps dont il est question. Comment Lisa aurait-elle pu deviner que cet individu était si peu dégourdi?

Autrement, il ne se serait pas acoquiné avec les féministes. Alors qu’il était taillé comme un colosse…

Il s’était tiré d’affaire de manière tout à fait grossière. Tout ce qu’il avait fait, c’était de lui tirer la chemise de nuit sur les épaules. Un truc qu’il avait peut-être appris de son arrière-grand-père…

Lisa passa la main tout le long de ce corps qui, quelques minutes auparavant, se tordait, en chaleur, de manière avilissante — et qui avait retrouvé son calme.

Elle soupira. Elle ne regrettait pas le départ du jeune homme. Mais elle était fatiguée, oh oui! De sa propre folie. Tout avait commencé par un vrai désir et s’était conclu sur le déchaînement le plus incompréhensible.

Elle entra dans la salle de bain et regarda son corps dans la glace. Un corps presque parfait. Il y avait tout ce qu’il fallait, là où il fallait.

Elle était femme. Féministe? Et alors? La question des droits ne changeait rien à la disposition de ses organes, pas plus que ces derniers ne lui conféraient ni privilège ni droit particulier.

Elle repensa qu’elle dirigeait l’un des partis qui comptaient dans la société contemporaine. Elle était dirigeante.

Mais elle s’était montrée incapable de diriger Robert. D’analyser son état d’âme. Comment allait-elle pouvoir analyser ceux de la société?

Chercherait-elle un jour à le revoir? Pourquoi pas… Sans s’excuser. Sans tenir compte de ce qui venait de se passer. En femme libre.

C’était en fait sans doute à lui de prendre contact avec elle. Il lui suffirait de réfléchir pour comprendre ses erreurs. Et elle pourrait lui pardonner.

Elle regarda l’heure. C’était le matin.

Il fallait aller au travail. Si Robert était resté, elle aurait pu ne pas y aller.

Aujourd’hui, il fallait mettre au point les statuts du parti et intégrer dans le programme un certain nombre d’amendements décidés par le congrès.


VI

Lisa se tenait debout à sa place habituelle. Quand elle commençait à s’ennuyer, elle remontait la rue, longeait une certaine maison dans un sens puis dans l’autre. Elle ne s’éloignait pas beaucoup, plus loin c’était le territoire d’autres filles.

Elle portait ce qu’on pourrait appeler son uniforme: des bas noirs jusqu’à mi-cuisse, une jupe en cuir qui atteignait tout juste l’entre-jambes, un chandail moulant son buste. Elle aimait bien de temps à autre jouer avec ce dernier. Par exemple découvrir un de ses seins.

Avec des vêtements si légers, en ce début d’automne, il faisait déjà bien froid, mais pas au point qu’il fallût passer aux tenues d’hiver. L’habitude comptait pour quelque chose. Et les clients devaient pouvoir les reconnaître.

Plus nombreux étaient les curieux. Il n’était pas fréquent d’avoir l’impression que l’affaire était dans le sac et qu’il fallait passer aux offres. Et même là, souvent, ça ne marchait pas. Certains demandaient le prix, mais sans avoir pour autant l’intention de faire affaire.

Bien que ce fût un jour férié, il y avait peu de gens dans la rue. L’air était bas, pesant, moite, l’atmosphère était mélancolique. Sans doute une zone de basse pression ou une tempête magnétique. Les gens n’avaient pas envie de quitter le confort de leurs appartements.

La clientèle ne comptait guère de propriétaires d’appartements. Il s’agissait plutôt de travailleurs immigrés souffrant de solitude et d’isolement, de gens de couleurs diverses, de pauvres représentants de commerce, de touristes ou de voyageurs de passage. Parfois aussi quelques matamores de province montés à la capitale exprès pour s’amuser. Et puis des habitués, que l’on tenait pour de vieilles connaissances et dont les motivations étaient difficiles à déterminer.

Elle fut tentée d’entrer dans un bar et de prendre un petit remontant contre le froid. Elle connaissait les filles; elles ne se vexeraient pas de son apparition et se garderaient de mettre en évidence leur situation privilégiée.

Dans le travail, elle avait de bons atouts mais peu d’ancienneté. Comme dans toute branche, il fallait se creuser son trou. C’était aussi une question de chance. Certaines se retrouvaient tout de suite dans une maison élégante, où elles faisaient un travail plus qualifié, même sans avoir les connaissances et l’expérience nécessaires. Les relations comptaient, ainsi que la capacité de bien s’entendre avec les chefs. Lisa n’était pas tombée du premier coup sur un bon manager. Elle aurait dû davantage étudier le terrain.

Mais travailler à son compte était dangereux: tôt ou tard, on était prise dans un réseau. Lisa n’avait pas choisi, elle avait pratiquement accepté la première offre, évitant ainsi tous les désagréments auxquels d’autres filles, à ce qui se disait, n’avaient pas échappé.

Elle appréciait son gars et lui obéissait de bon gré, en toute amitié. Ils s’entendaient bien et en tout cas, il ne lui faisait pas de misères. Il n’était pas trop exigeant et fermait les yeux toutes les fois qu’on pouvait soupçonner des pourboires substantiels. Mais dans la hiérarchie de leur univers, il était situé relativement bas.

Lisa était loin de connaître l’ensemble de la structure. Elle pouvait simplement subodorer, au comportement de certains, qu’il s’agissait de patrons. Quant à savoir combien il y avait de niveaux, elle n’en avait pas la moindre idée. Pas plus que sur les formes de concurrence entre les différents groupes.

En revanche, elle n’ignorait pas ce qui était à la portée des filles. Elle, malheureusement, en dépit de son physique, elle était réduite à travailler dans la rue. Donc pratiquement au niveau le plus bas. Même si c’était dans ce quartier-là, et non dans de lointaines banlieues ou à la gare de chemin de fer.

Sans son gars elle n’en serait même pas là. Dès la première semaine les collègues l’auraient évincée.

Une femme qui était depuis fort longtemps dans le métier et avait fréquenté les meilleurs endroits — elle avait été renvoyée au trottoir pour cause de vieillissement — lui avait dit qu’une fille avec son physique aurait pu travailler dans telle ou telle maison. Elle les connaissait toutes. Avec leurs spécialités, avec leurs trucs… Elle lui avait fait comprendre qu’elle n’avait pas eu de chance avec son gars, mais qu’une fille comme elle pouvait espérer se faire remarquer.

C’est pourquoi Lisa entre-temps regardait les hommes non seulement comme clients, mais aussi comme employeurs potentiels. Elle n’en connaissait de vue que quelques-uns. Peut-être n’était-elle pas assez curieuse, peut-être manquait-elle d’ambition, pour ne pas avoir étudié à fond les possibilités de carrière.

Cette femme lui avait aussi demandé comment elle travaillait et lui avait communiqué plus d’un truc. Le bon vieux temps était révolu, où la patronne instruisait les filles et ne cessait d’avoir l’œil sur leur comportement et leur pratique. Peut-être cela se faisait-il encore dans les maisons les plus célèbres et les plus traditionnelles. Mais comme partout ailleurs, dans ce métier aussi, la compétence professionnelle se trouvait dévalorisée. Chaque profession a ses trucs, qu’il faut apprendre. Les talents naturels ne suffisent pas.

Un jour, un vieux monsieur lui avait dit:

— Aujourd’hui, plus personne ne connaît le métier! On n’essaye même plus de servir correctement le client. Vite fait bien fait, on empoche l’argent.

Que savait-elle de la manière dont s’établissaient de nos jours les relations d’argent, et à quel point elles étaient toutes impitoyablement exploitées… Plus le métier était public, mieux elles étaient protégées. Même par la loi. Plus le métier était honteusement rejeté dans la clandestinité, plus les relations devenaient brutales.

Et pourtant c’était encore une des manières les plus faciles de gagner correctement sa vie et de vivre dignement le reste du temps. Il aurait été avantageux d’épouser un homme riche, mais où aller le chercher quand on n’appartenait pas d’emblée à leur univers? On pouvait être aussi jolie et aussi charmante qu’on voulait, pour eux on restait toujours une marchandise. Certaines — des exceptions — avaient pourtant de la chance et mettaient la main sur un gars hors du commun.

Mêmes elles, les filles du quartier, se laissaient appâter par de pareils contes de fées. Qui n’aime pas rêver? Mais les histoires de filles perdues tirées de la fange ne quittaient pas pour autant les pages des vieux romans.

Comme l’histoire de ce jeune journaliste qui, grâce à une prostituée, était devenu millionnaire. Il devait également s’agir d’un parfait voyou — mais l’histoire ne disait rien sur ce point.

Les patrons auxquels appartenaient les enfers d’ici étaient eux aussi multimillionnaires, bien que la société ne les tînt pas en très haute estime. Si certains d’entre eux évoluaient peut-être dans les hautes sphères, ils devaient soigneusement y dissimuler cette source de leurs revenus — et Lisa n’en représentait qu’une gouttelette — et montrer que leur richesse provenait de sources diverses.

Même épouser un demi-patron aurait été un coup de chance, mais Lisa aurait pris le temps de réfléchir avant d’accepter. Non point à cause du risque peu vraisemblable de prison qui guettait immanquablement pareil individu, mais de peur d’autre chose: plus on s’approche de Zeus, plus on est près de la foudre, disait-on. Dans son métier actuel, Lisa, bien que dépendante, avait l’impression d’être quand même plus libre que si elle était la femme ou la maîtresse d’un quelconque mafioso.

On racontait comment on avait attiré des filles dans le métier. Les anciennes histoires de misère qui faisaient pleurer dans les chaumières n’étaient plus trop vraisemblables aujourd’hui. De nos jours, elles n’étaient pas très nombreuses celles qui venaient faute d’avoir trouvé un autre travail. On ne mourait pratiquement plus de faim. Il existait quand même une protection sociale minimum, quelque déplaisante et injuste qu’elle fût.

Certaines venaient à cause de la drogue. Les pourvoyeurs commençaient par les intoxiquer, puis elles tombaient sous leur coupe. Il y avait des cas; mais était-ce bien le plus typique?

Lisa en tout cas était venue de sa propre volonté uniquement pour gagner plus d’argent, pour être mieux habillée, pour se permettre dans la vie quelques petits luxes. Elle n’était pas la seule. Il y en avait qui, dans la journée, travaillaient dans des bureaux, des jeunes filles parfaitement respectables qui le soir venaient là arrondir leurs fins de mois. Faire plusieurs boulots à la fois, cela révélait toutes leurs qualités — il ne faut pas laisser enfouis ses talents, dit-on.

Lisa avait quitté son travail peu après avoir commencé à gagner relativement bien sa vie. Elle y avait quelques ennuis, voire un vrai conflit en perspective. Comme elle ne supportait pas les conflits — alors que d’autres ne peuvent s’en passer —, elle avait pris les devants et avait quitté sa place. Maintenant elle était là et ne le regrettait pas. Elle n’avait pas trop de soucis, et dans une certaine mesure son travail lui était même agréable.

Heureux celui qui aime son travail — dit-on. Lisa essayait d’aimer le sien. Avec une bonne dose d’autosuggestion.

Le seul problème restait le marché. Comme partout ailleurs dans le commerce, l’offre était supérieure à la demande, et souvent on peinait toute la journée sans gagner au bout du compte un centime.

C’était les plus accrocheuses, les plus entreprenantes qui l’emportaient le plus souvent, mais il faut dire, et c’est tout à leur honneur, que la plupart des filles avaient leur dignité et que même dans ce métier elles ne se laissaient guère humilier. Certaines avaient plutôt tendance à vouloir humilier le client — sinon autrement, du moins par leur froideur ou par un comportement exagérément routinier. Ce n’était pas correct. Cette ancienne profession avait ses règles et son code d’honneur, il convenait de les respecter. Celles qui laissaient paraître leur indifférence n’étaient tout simplement pas de bonnes travailleuses, elles ne pouvaient espérer un succès de longue durée.

Pour choisir pareille profession, il fallait se débarrasser de tout complexe. Comme ailleurs, ici aussi, la principale vertu était la réserve — le travail honnête et compétent. Lisa le savait d’instinct. Mais les écarts étaient inévitables. Sous l’effet de la mauvaise humeur, de la pression atmosphérique ou du comportement du client, chipoteur ou méprisant. Surtout, il ne fallait pas être trop sensible. Mais il n’était pas bon non plus de se laisser mener par le bout du nez. Ce n’était pas fréquent, mais cela arrivait. Jamais avec les hommes fortunés, plutôt avec les pauvres types, ceux qui venaient là dépenser peut-être leurs derniers centimes, jouer les matamores et tenter de passer sur elles la mauvaise humeur engendrée par leurs conditions de vie ou leur propre ineptie. Ils se vengeaient non point sur les coupables, mais sur elles qui se trouvaient elles aussi en difficulté.

En son for intérieur, Lisa ne manquait pas de fierté. Seuls ceux qui n’y connaissaient rien pouvaient affirmer qu’il n’en fallait pas pour faire pareil métier. Que c’était gênant pour le service. En dépit de son expérience fort limitée, elle était fermement convaincue que la fierté était absolument indispensable dans ce métier. Mais ce n’était pas par compensation. Car elle ne le considérait pas comme le dernier dans la hiérarchie sociale.

Loin de là. Quand on parlait de l’un des plus vieux métiers du monde — quelle que soit l’ironie de la formule, toute plaisanterie contenait au moins une demi-vérité — cela voulait dire qu’il avait eu sa place dans la société, que les humains en avaient eu besoin. Pour être cynique: si les hommes payaient, c’est que la marchandise était nécessaire et valait la somme payée. Depuis des temps immémoriaux les hommes physiquement les plus vigoureux s’étaient emparés de l’essentiel des moyens de paiement; la femme avait donc dû mettre toute son habileté à se les procurer auprès de leurs détenteurs.

On dit parfois que la prostituée accomplit un rude travail et ne reçoit que fort peu, alors que l’épouse, qui n’est souvent qu’une médiocre dilettante, emporte le gros lot. Pour cela aussi, il fallait des talents admirables… À bien des égards, l’épouse se livrait au même commerce, mais de manière différente.

Les liens entre les droits que l’homme s’était inventés, droits dits naturels et droits confirmés par la jurisprudence, étaient assez embrouillés. Paradoxal mais vrai: dans la société c’étaient peut-être la loi qui était à l’origine des plus grandes injustices…

Un frisson parcourut ses épaules. Elles étaient belles, rondes, féminines — nues. Elle ferait quand même mieux d’aller au bar se boire un apéritif.

Certains clients n’aimaient pas les odeurs d’alcool, mais en tout cas Lisa n’embrassait jamais. Et elle n’avait pas l’intention de beaucoup boire. Il y avait beaucoup d’exagérations dans ce qui se disait sur la consommation d’alcool ou de drogue chez les filles. Les filles en question ne faisaient pas long feu dans le métier. Elles étaient impitoyablement écartées, sinon par des règles, en tout cas par la concurrence. Tous les métiers exigeaient du bon sens et de la sobriété. On trouvait sans doute des égarements pareils dans les sociétés primitives. Mais dans une société civilisée il y avait des règles strictes. En cette matière naturellement, les coutumes étaient autres en Orient qu’en Occident et les caractéristiques nationales comptaient, et cætera — c’était bien naturel, cela ne faisait qu’accroître l’intérêt et la diversité de la chose pour le consommateur international.

Lisa n’était pas obligée de réfléchir à ces questions, la seule chose qui la motivait, c’était la représentation mentale de l’argent qu’elle allait gagner. Un tout petit verre d’apéritif dans le sang, ce serait seulement un secours d’urgence contre la fraîcheur de l’automne.

Elle allait entrer dans le bar quand un bel homme élancé qui ne lui avait pas fait l’effet d’un client potentiel, l’aborda. Il lui tendit la main en disant:

— Jeune fille, j’aimerais faire votre connaissance.

Curieuse approche! En général, ils demandaient le prix du bout des lèvres, en faisant mine de regarder autour d’eux, comme pour vérifier que personne ne surveillait leur petit manège.

Lisa prit la main qu’on lui tendait. Elle n’avait aucune raison d’imposer à ses clients ses principes ou ses habitudes. Dans la notre société, le client, comme on a dit, a toujours raison, il faut toujours sourire et s’excuser même pour une faute inexistante si le client l’exige.

Avec son expérience relativement modeste, Lisa avait tout de même compris que l’un des aspects positifs du métier était la possibilité de rencontrer des gens extrêmement divers. En étant suffisamment attentive, elle pourrait les classer — certains suscitant des sentiments amusés, tristes, tragiques, de la compassion…

L’homme dit:

— Je m’appelle Robert.

Ce nom lui convenait parfaitement: Lisa avait l’impression de l’avoir rencontré dans l’une de ses vies antérieures.

En même temps, on ne disait pas forcément son nom au premier venu. Les prostituées les plus célèbres utilisaient pour la plupart des noms d’emprunt. Le nom d’état civil devait demeurer une affaire strictement personnelle.

— Moi je suis la Scandinave, répondit Lisa.

C’était le nom qu’elle s’était choisi. Pourquoi justement celui-là, si long, si lourd, elle aurait été incapable de l’expliquer. Tout simplement il lui plaisait, même si elle ne prétendait aucunement généraliser ni représenter à elle seule toute l’Europe du Nord. Ce pseudonyme n’était pas des plus heureux, car tous comprenaient aussitôt qu’elle cachait son nom véritable. Il se trouvait des capricieux pour ne pas s’en accommoder.

Mais la plupart ne tenaient pas à connaître le nom des filles. Ils conversaient amicalement avec elles, leur tapaient paternellement sur l’épaule et passaient leur chemin. Sans plus jamais repenser à elles. Ni Lisa ni aucune autre n’avaient besoin de leur souvenir. Cela dépendait du type de mémoire, certaines disaient qu’elles se souvenaient de tout, mais Lisa estimait que c’était absurde. On se souvient de quelques cas d’exception. On préfère la plupart du temps tout oublier, c’est une réaction de défense.

Son interlocuteur aussi se mit à rire, et dit:

— Je voudrais connaître votre vrai nom.

C’était bien d’être vouvoyée, cela plut à Lisa. Elle demanda:

— Et pourquoi donc?

Le jeune homme s’expliqua:

— Vous savez, je vais vous dire franchement. Je vous ai suivie plusieurs fois, et je me suis convaincu que je veux être votre ami.

Qu’est-ce que cela voulait dire? S’agissait-il du cas de figure le plus sentimental — le noble chevalier qui veut aider une charmante jeune fille à sortir du ruisseau? Cette idée la fit sourire. Elle dit, d’un ton moqueur:

— Bon, si vos intentions sont tellement sérieuses, je ne peux pas vous cacher plus longtemps mon état civil. Le nom qui figure sur mon acte de naissance est Lisette.

— Je m’en doutais, rétorqua, Dieu sait pourquoi, Robert.

Pourquoi parlait-il ainsi? Lisa était un peu décontenancée, mais elle ne le montra pas. Elle aussi, elle avait l’impression de connaître son nom. Était-ce une idée folle? Ou bien s’étaient-ils vraiment rencontrés dans leurs vies antérieures — ce qui expliquerait leur obscur pressentiment d’aujourd’hui?

— Est-ce que quelqu’un vous l’a dit? demanda Lisa.

— Non, Lisette, c’est plus compliqué, répondit Robert.

Il était sérieux, et ne s’expliqua pas davantage.

Il n’était sans doute pas là pour bavarder. Pour passer aux choses sérieuses elle proposa:

— Nous montons?

Et d’un signe de tête elle montra le premier étage de la maison, auquel menait un étroit escalier en colimaçon.

Robert hésita un moment:

— Je vois que vous êtes frigorifiée à force d’être ici sans bouger, fit-il. Que diriez-vous d’un vin chaud ou d’un grog dans un bar à votre convenance?

Sur le coup, Lisa ne sut quoi répondre. Ce genre de client ne faisait que prendre du temps. Et ils ne payaient pas davantage pour autant. Pendant ce temps, on pourrait s’en faire plusieurs, et multiplier d’autant ses revenus.

Lisa n’était pas particulièrement vénale et, comme tout un chacun, elle aimait bien les rapports humains. Mais elle n’était pas encore sûre: devait-elle voir dans l’invitation de l’homme un signe qu’il la considérait comme un être humain?

Elle n’avait pas envie de rompre sa routine sans raison particulière.

Par ailleurs, ce jour-là avait tout l’air de l’une de ces journées vides où il ne vient pas foule de clients. Elle avait déjà connu des journées blanches. Mais celui-là n’était quand même peut-être pas sorti pour boire des grogs. Et puis après tout, Lisa se réservait toujours le droit de prendre une journée de repos.

Elle regarda sa tenue et pensa au bar où elle avait eu l’intention d’entrer. Le jeune homme semblait lire dans ses pensées. Il fit:

— Si cela vous gêne ici, nous pouvons aller dans un autre quartier.

Ce qu’elle ne pouvait pas faire habillée comme elle l’était.

Elle dit:

— Dans ce cas-là, il faudrait que je me change…

Robert consentit:

— Bien sûr, je vous en prie. Je vous attends!

Curieux, vraiment curieux, se dit Lisa, encore hésitante, tout en montant dans son cagibi — dont le loyer était payé par son employeur et qui était à sa disposition tant qu’elle travaillerait pour lui.

Il était assis sur le palier et lisait le journal. Il la regarda d’un air interrogatif.

— Un client m’invite au bar, il m’a demandé de me changer. Le jeune homme sourit. Ils étaient bons amis. Peut-être était-ce pour lui qu’elle restait sur le trottoir sans essayer de se trouver une place meilleure.

— Il faudra que tu doubles le tarif! Tu sais ce que ça coûte, les dames de compagnie! lui lança son négrier, qui lui-même n’était pas un modèle de vénalité. Ici, même les plaisanteries tournaient autour de l’argent.

Il fallait se plier aux désirs du client — cela allait de soi. Quand ils n’étaient pas trop humiliants.

Lisa haussa les épaules et fila dans sa chambre.

Elle n’opéra pas très rapidement. Elle ne se borna pas à se changer; elle se débarrassa de son fard provocateur et se remaquilla de manière plus discrète.

Elle aimait s’habiller avec élégance. Alors que la mode du jour était négligente, elle tenait à se vêtir avec bon goût et élégance. C’était l’une des raisons qui l’avaient poussée à chercher des revenus plus élevés.

Quand elle arriva au bas de l’escalier, même son manager haussa les sourcils. En arrivant et en partant, Lisa tenait à être particulièrement attirante, à laisser l’impression qu’elle se trouvait dans ce quartier tout à fait par hasard. Elle prenait du plaisir à ce jeu.

Elle sortit dans la rue. Robert lui tournait le dos, et quand il se retourna, il ne la reconnut pas. Elle lui dit:

— Eh bien, Robert, vous attendez quelqu’un?

Il resta quelques instants saisi de surprise — à moins qu’il ne fît semblant de manière particulièrement habile — puis demanda:

— C’est vraiment vous, Lisette?!

Oui, elle était belle et elle le savait. Et elle n’ignorait pas que Robert ou n’importe qui d’autre aurait pu lui demander: «Pourquoi ne faites-vous pas partie de la haute société, pourquoi gagnez-vous votre vie dans le quartier des maisons de joie?»

— Me trouvez-vous digne d’entrer à côté de vous dans un lieu public? fit Lisa, en quête de compliments.

Robert répondit ce qu’on attendait de lui:

— C’est peut-être moi qui ne suis pas digne de me tenir à côté de vous, Lisette…

À proximité, il y avait un endroit tout à fait élégant, qui échappait aux vapeurs interlopes du quartier. Ce fut Lisa qui le choisit. Elle y conduisit Robert. Dès que quelqu’un lui offrait le bras elle se sentait une vraie «lady». Ils entrèrent dans le restaurant l’air dégagé et le garçon, que Lisa connaissait de vue, s’inclina devant eux pour les accueillir. Elle était élégante, et lui devait avoir de l’argent. On les conduisit à une table et on leur tendit le menu. Robert se montra à la hauteur des circonstances, elle ne manqua pas de l’imiter.

Quand elle dut choisir un plat, elle fut partagée entre sa tendance naturelle à l’économie en matière de nourriture (et non de vêtements) et le désir de briller. Que ce fût aux frais de l’autre, cela aurait pu l’inciter à être plus modeste, mais un sixième sens lui suggérait que le prix du plat qu’elle choisirait serait le révélateur de sa valeur.

Ce qui comptait en l’occurrence, ce n’était pas le goût des plats — la moitié des noms étaient de toute façon inconnus, même s’ils ne désignaient pas forcément autre chose qu’un morceau de viande tout à fait ordinaire —, c’était le prix. Ou peut-être était-elle victime de son métier? Un métier où le prix comptait plus que la qualité de la marchandise, l’argent plus que la puissance naturelle du partenaire?

Lisa ne choisit pas le plat le plus cher, mais elle resta dans le haut de gamme, donnant l’impression qu’elle prenait son plat préféré de tous les jours.

Robert eut un geste d’approbation et passa la commande.

Ce n’était pas un endroit à vin chaud, bien qu’on leur en eût sans doute préparé, s’ils en avaient formulé le désir. Robert demanda:

— En ce qui concerne la boisson, vous n’avez pas changé d’avis? Quelque chose de chaud et de fort?

Lisa n’avait formulé aucun avis. La proposition était venue de lui. Grande dame, avec même une certaine hauteur, elle dit:

— Je pense que vous devriez commander quelque chose qui aille bien avec les plats…

À nouveau, il eut l’air satisfait. En cette matière il n’était manifestement pas né de la dernière pluie.

— C’est ce que nous allons faire, dit-il, et il commanda une bouteille d’un bon vin français.

On servit les plats assez rapidement. Ils parlaient peu, et de manière superficielle.

Soudain Robert demanda:

— Lisette, connaissez-vous les théories freudiennes?

Lisa se sentait désormais en confiance et elle n’entendait pas lui servir les biographies légendaires qu’elle s’était fabriquées dans ses moments d’inspiration. Elle dit:

— Me croirez-vous si je vous dis que j’ai fait de la psychologie à l’université?

Robert ouvrit de grands yeux:

— À l’université? De la psychologie?

Prenait-il vraiment cette histoire pour une invention, pour un des trucs habituels des filles de son espèce?

Lisa eut un sourire de grande dame:

— Je dois vous avouer que je n’ai pas beaucoup d’ancienneté dans le métier. J’ai commencé tard et je n’ai pas l’intention de rester longtemps.

La voix de Robert était encore un peu hésitante quand il demanda:

— Pourquoi avez-vous arrêté vos études?

— Je n’arrivais plus à payer. Je suis partie travailler, mais mon salaire était insuffisant. Si mon métier actuel ne me gâche pas, je pourrai dès l’année prochaine reprendre mes études.

Lisa comprit que cette histoire avait tout l’air d’une invention, de ces histoires habituelles dans le métier et qui avaient comme objectif moins de toucher le cœur des hommes, que de se fabriquer une réputation à leur usage personnel. C’était un de leurs jeux, jeu étrange, qui révélait combien leur métier n’était pas ressenti comme convenable.

Il émanait de Robert, très naturellement, un certain scepticisme. Il se mit à réfléchir à haute voix:

— Savez-vous, Lisette, je vais vous dire. Votre aveu me déçoit plus qu’il ne me surprend agréablement.

Était-ce la suite du jeu? Lisa eut un rire bref. Comme les dames les plus respectables. Elle demanda:

— Mon Dieu, pourquoi?

Bien sûr, elle aurait pu le deviner toute seule. Déçu, il pouvait l’être parce qu’il prenait l’histoire de Lisa pour une banale invention. Ou bien à l’idée qu’une jeune fille voulant une formation universitaire utilise de tels moyens pour continuer ses études. Ou encore parce qu’elle n’était pas une vraie prostituée, levée sur le trottoir. Peut-être avait-il voulu lui faire un grand honneur en transformant l’espace d’un soir l’enfant déchue en une grande dame — et il avait découvert qu’elle l’était déjà…

Oui, à les écouter, on pourrait croire qu’il n’y a pas une seule prostituée par vocation. Rares sont celles qui reconnaissent qu’elles font leur métier avec plaisir. Lisa aurait bien été disposée à le faire — par bravade peut-être, ou pour toute autre raison extérieure — mais ses données biographiques ne lui en fournissaient guère l’occasion.

Peut-être Robert imaginait-il ce que ferait une psychologue dotée de son passé. Elle recevrait de petits grillons du foyer et leur donnerait des conseils pratiques. Pourquoi pas? Pour ce faire, il faut avoir des expériences variées…

Peut-être Lisa avait-elle inventé ces années d’études en psychologie? Peut-être en avait-elle seulement rêvé quand elle était au lycée?

L’atmosphère dans le restaurant mettait la tête de Lisa sens dessus dessous. Le vin rouge y contribuait. Avait-elle ou non passé deux années à l’université?

Pensif, Robert dit:

— J’avais un plan pour vous. Franchement.

Lisa, comme tous les êtres humains, était curieuse de nature. Elle demanda, excitée:

— Quel plan?

— Non, non, se défendit Robert. Nous en reparlerons plus tard.

Et il versa dans les verres le restant de vin.

On avait fini de manger. La scène de la grande dame au restaurant touchait à sa fin. Faudrait-il à présent payer à Robert ces minutes comme d’habitude ou autrement? Et comment?

C’est qu’entre-temps, elle s’était prise à le regarder comme son cavalier et non comme un client. Elle était sur le point de tomber amoureuse. Mais en son for intérieur une voix lui disait: attends…

Curieux monologue, non? Comme si tomber amoureux était quelque chose de raisonnable, quelque chose qu’on pouvait commander. À moins que…

Après ses dernières paroles, elle avait à nouveau regardé le jeune homme comme un client ordinaire, à certains égards plus original que la plupart. On dit que ce sont les originaux qui embellissent le monde. Robert avait embelli son monde à elle pour quelques moments. Merci donc; et puis en avant, une-deux, sur les voies accidentées de l’existence.

Gravement, elle demanda:

— Et maintenant?

— Je voudrais vous voir en tête à tête, fit froidement son client. Vous n’avez peut-être pas oublié l’endroit où nous nous sommes rencontrés?

Pourquoi cette méchanceté? Quelle faute avait-elle commise? Elle répliqua avec franchise:

— Eh bien c’est la fin du conte de fées…, dit-elle en crispant les lèvres.

— Je suis désolé, mais…

Cette phrase inachevée en disait plus long que s’il l’avait conclue.

Le règlement de la note pouvait le faire réfléchir, mais non le fâcher. Chacun doit bien avoir une petite idée du prix des divertissements. Est-ce que c’était l’idée de donner de l’argent à Lisa qui lui gâchait son humeur?

Cela fit mûrir en elle une décision.

— Est-ce que nous retournons là-bas? demanda-t-elle.

Question bête. Mais la véritable bêtise sert-elle à autre chose qu’à embellir les femmes…?

— Avez-vous un autre endroit à proposer? demanda Robert.

Il n’y avait toujours pas trace de cordialité dans ses paroles. Si Lisa avait été sa compagne, il aurait été grand temps pour elle de se vexer. Mais elle servait un client, elle avait tout simplement le droit de sourire.

Si Robert avait été son véritable cavalier, elle aurait pu l’inviter chez elle. Pas de bon cœur pourtant. Car elle tenait à l’unique petit espace de liberté qui lui restait.

Donc, changer de tenue, se retransformer en fille de trottoir, et offrir ses fesses au regard des soûlards qui l’examinent comme si elle était une pièce de bœuf.

Une fois l’addition payée, quand ils eurent quitté la table, Robert redevint un agréable compagnon.

Il la prit par le coude, la regarda de côté et dit en rougissant:

— Vous êtes quand même diablement jolie…

Comme s’il le regrettait… Ce n’était pas l’idée qu’un être aussi aimable dût faire pareil métier, c’était autre chose. Peut-être en rapport avec les plans qu’il avait dit avoir pour elle.

Dehors l’air était aussi embrumé qu’auparavant. Le temps était morne, mais le plaisir de boire et de manger avait rendu Lisa conciliante: le sentiment d’être une dame l’avait mise dans un état d’esprit tel que même les petites manifestations de mauvaise humeur de son cavalier ne pouvaient l’affecter. C’est la raison pour laquelle elle était décidée à prendre les moments à venir non point comme une fastidieuse péripétie de son travail, mais tout simplement comme un plaisir.

Ils s’enfoncèrent dans le quartier dit «Village du péché». Une appellation vieillotte qui n’était plus employée. On s’y livrait à un commerce des plus ordinaires. Si certaines étaient jalouses de ce type de commerce, c’est qu’elles estimaient disposer de la même marchandise. Tant pis pour elles si elles n’avaient pas su l’employer de la manière la plus profitable. Les consœurs de Lisa ne pouvaient que remercier les livres de morale et de sainteté, qui évitaient une trop grande concurrence.

La loi selon laquelle «il faut faire payer les riches» était valable aussi dans les autres quartiers. Des quartiers où il y avait des maisons pour dames vieillissantes, et pour ceux qui étaient attirés par les gens de même sexe. Dans un bon magasin, tous les acheteurs devaient trouver satisfaction. Le tape-à-l’œil de l’emballage servait sans doute à dissimuler une baisse de qualité, c’était chose allant de soi de nos jours.

Pendant que, d’un pas de grande dame, elle traversait le quartier où, en général, elle était l’objet de regards masculins concupiscents, Lisa n’avait pas l’impression d’être sur son lieu de travail. Elle n’éprouvait pas même de mépris pour ses consœurs, qui n’avaient pas eu ce jour-là la même chance qu’elle. En passant devant les établissements du quartier, Robert ne manifesta guère de curiosité. Peut-être les connaissait-il suffisamment, se dit Lisa, sans s’arrêter davantage sur cette pensée. Elle préférait expliquer le comportement de Robert par la gêne qui caractérisait les clients de passage.

Elle n’essaya pas de lui servir de guide, de lui expliquer les spécialités et les spécificités de chaque maison. Elle préférait traverser les quelques centaines de mètres qui lui restaient avec l’air d’une dame passant par hasard. Mais elle devait constater — chose curieuse, non sans surprise — que même elle était loin de connaître tout ce qui se trouvait derrière les feux des réclames. Comme dans une grande usine: on connaît son établi et on n’ignore pas, grosso modo, ce que l’usine produit, mais sans avoir une idée très précise de tous les rouages de l’organisme. Dans cette usine à plaisirs, Lisa n’était qu’une simple ouvrière. Une productrice qui rapportait de l’argent et dont le travail faisait vivre toute une troupe de gens qui brassaient du vent et servaient d’intermédiaires. Leur part aussi était indispensable à la production, mais la conscience de son rôle donnait à Lisa une fierté de prolétaire. Ou une amertume, cela dépendait du point de vue.

Ils entrèrent, montèrent l’escalier en colimaçon. Le patron était assis à sa place habituelle et faisait des mots croisés qui s’étalaient sur une pleine page de journal. Lui et Robert, Lisa s’en aperçut, évitèrent de se regarder en face.

À sa manière, son employeur était discret. Parfois les débutants, ceux qui se trouvaient au bas de l’échelle, se montraient excessivement exigeants, importuns, et ne se calmaient qu’après avoir obtenu quelque chose. L’ami de Lisa manifestement n’était pas destiné à une carrière rapide.

En général il examinait attentivement, bien qu’à la dérobée, les hommes qui accompagnaient Lisa. Certainement pas par jalousie. Sans doute vérifiait-il si c’était une offre fiable pour son employée. Il devait, à sa manière, se montrer psychologue, afin de pouvoir juger du premier coup d’œil le bonhomme et apprécier les dangers éventuels qu’il présentait pour la fille.

Aimait-il Lisa? Comme un maître son esclave, comme un fermier son cheval. Beaucoup de filles avaient une liaison avec leurs patrons, certaines vivaient même avec eux. Prendre comme amant quelqu’un de haut placé dans les réseaux, c’était une carrière assurée.

Lui n’avait jamais pris Lisa. Mais entre eux il y avait une tension excitante. Lisa en était convaincue: la possibilité d’une liaison était plus excitante que la liaison en soi. En aurait-elle voulu? Même si pour l’instant c’était son gagne-pain, elle désirait elle aussi, comme toute jeune fille normalement constituée, se sentir soutenue, savoir que quelqu’un tenait vraiment à elle.

Pourquoi avait-il évité de regarder Robert? Avait-il pressenti qu’il ne s’agissait pas d’un client habituel? Que c’était quelqu’un dont elle pouvait tomber amoureuse? Elle était habillée comme une dame et se comportait en tant que telle. À circonstance exceptionnelle, relations exceptionnelles. Mais peut-être Lisa se surestimait-elle.

Ils entrèrent dans le réduit qui lui servait de chambre. Il y avait un lit assez haut — qui rappelait davantage un lit de camp qu’un vrai lit —, une table, un lavabo, deux chaises.

Robert examina l’ameublement d’un air de connaisseur et Lisa lut sur son visage un mélange de pitié et de mépris. Mais elle ne se mit pas à expliquer que son lieu de travail reflétait non pas sa pauvreté à elle, mais celle de son employeur.

Ils étaient à présent debout au milieu de la pièce; soudain, sans savoir pourquoi, Lisa se sentit mal à l’aise. Elle était chez elle, c’était à elle d’organiser la suite des événements, mais elle éprouvait une incompréhensible répulsion à se défaire de sa belle robe. Non point que le travail lui fût soudain devenu désagréable, ou qu’elle eût voulu prolonger son rôle de grande dame. Mais elle avait le sentiment que Robert suivait tous ses gestes, et elle ne voulait pas se montrer sous un jour trop banal à un jeune homme avec qui elle avait passé une heure et demie fort agréable.

Une prostituée… se dit Lisa. Continue à jouer les ingénues. Demande-lui de la passion, laisse-le déchirer tes vêtements.

Mais c’était à elle de s’exécuter: c’est ce que Robert semblait attendre, sans gaucherie, avec une sorte de supériorité. Une supériorité qui ne le rendait pas désagréable, mais qui renforça en Lisa la conviction qu’elle avait affaire à un véritable chef, un meneur d’hommes. Un sentiment qui convenait bien à l’âme féminine.

Histoire de faire quelque chose, elle se mit à le déshabiller.

Quant tout fut achevé et Robert rhabillé, il ne partit pas tout de suite; il s’assit derrière la table et, d’un geste hautain, fit signe à Lisa de prendre place en face de lui.

Bizarre. Est-ce qu’après la faute elle allait avoir droit à un sermon, ou après le travail à une analyse circonstanciée?

Il commença:

— Comme je vous l’ai dit, Lisette, je vous ai suivie pendant plusieurs jours…

Et il s’arrêta.

Le cœur de Lisa se mit à battre.

— Je te voulais te prendre, pour que tu sois ma…

Une pause, encore plus longue.

Il voulait? Comme s’il ne voulait plus…

Lisa s’était vraiment comportée comme une dame, et, dans l’intimité du lit, elle s’était donnée comme si Robert avait été son homme. Elle avait fait de son mieux. La nature lui avait accordé quelques dons, cela avait dû bien se voir.

L’arrogance fatiguée de Robert, une simulation sans doute chez des messieurs comme lui, aurait pu la mettre en colère, mais elle attendait la suite.

Une seule et unique pensée faisait tic-tac en elle: oui, je suis à vendre, mais c’est quand même moi qui choisis mon patron — si la chose sort des cadres du travail quotidien.

— Veux-tu que je te dise les erreurs que tu as commises?

Il ne manquait plus que ça! Voilà le critique qui entrait en scène. D’accord, Lisa était disposée à l’écouter jusqu’au bout. Écouter ne pouvait pas faire de mal, à condition de réfléchir soi-même à côté.

— Lisette, comprends-moi bien. Tu n’es ni une geisha ni une dame de compagnie, mais tu es venue avec moi au restaurant à la première invitation. Je ne te dis pas que pendant ce temps tu aurais pu te faire deux hommes d’affaires, mais chaque métier a ses règles et ses coutumes…

C’est lui qui l’avait invitée, et maintenant il le lui reprochait! Quelque chose ne tournait pas rond. Elle n’avait jamais entendu parler de rondes de surveillances ou d’examens d’aptitude dans ce quartier. Comme on dit, c’est le marché qui décide. Les habitués étaient en minorité, de sorte que même une fille moche et fatiguée pouvait tenir des années.

— Deuxièmement, Lisette, pourquoi as-tu joui? Bien sûr ça te regarde. Mais si tu continues, tu vas brûler la chandelle par les deux bouts…

Cet imbécile imbu de sa personne n’avait donc pas encore compris qu’elle avait avec lui un rapport tout à fait différent? Qu’elle était presque amoureuse de lui, qu’elle l’avait pris comme son homme, dans l’espoir depuis le début que cette histoire si bien commencée aurait une suite toute aussi belle?

— Je passe sur les broutilles. À chacun ses spécialités, son style. Mais l’erreur la plus grave est que tu n’as pas commencé par demander de l’argent.

Quelque chose en elle éclata. Avec une tension retenue, elle dit:

— J’avais décidé de ne pas en accepter de toi!

Maintenant c’était à Robert de s’étonner.

— Ton gars a une entreprise de bienfaisance ou quoi? Avec des gens comme moi, tu aurais dû demander le double! Eh bien qu’il le sorte, son fric!

Le paiement anticipé était pour Lisa un signe que le commerce déclinait, que le monde était plein de tricheurs. Le chirurgien qui se faisait payer d’avance avait sans doute peur d’envoyer ad patres le patient couché sur la table d’opération et de rester privé de ses honoraires. Où était donc passé le principe suivant lequel le paiement et le pourboire étaient la contrepartie de la qualité du service?

Lisa ne voulut pas se mettre à discuter avec Robert. Il ne ferait que l’assommer de paroles. Les hommes étaient si fiers de leur logique. Les femmes pouvaient se taire, elles avaient quand même toujours raison. Si certaines parlaient beaucoup, ce n’était pas pour convaincre, mais seulement pour se défouler.

Mais qu’est-ce que Robert voulait au juste? Était-il vraiment un de ces patrons qui font des opérations dites de contrôle? La seule idée était absurde. Si la branche fonctionnait de manière tellement centralisée, elle en aurait entendu parler par les autres filles.

Lisa devait bien dire quelque chose.

— S’il m’avait demandé de l’argent pour ta visite, je lui aurais payé de ma poche. Ce que je fais de mon argent me regarde.

Robert éclata de rire. Qu’y avait-il là de ridicule? Il lui reprochait d’avoir perdu son temps pour lui. Alors qu’est-ce qu’il faisait encore là? Qu’il s’en aille!

Quand Robert eut fini de rire, d’un rire tout à fait déplaisant, il s’abaissa à l’exhorter paternellement:

— Écoute Lisette, tu as apparemment pour but de bien gagner ta vie. Que tu me serves tes sornettes d’université laissée en plan, ça te regarde. Mais si tu te mets à tomber dans le sentiment, change de métier…

Que le diable l’emporte! De quel droit se permettait-il de lui faire la morale! Lisa se força à garder son calme et demanda:

— Qu’est-ce que tu veux de moi au juste?

Robert la toisa de la tête au pieds — même si, assis derrière la table, cela n’était guère possible — et dit:

— Je veux que tu apprennes à travailler comme il faut. J’ai apprécié ton physique et je voulais t’embaucher, mais maintenant j’ai décidé de te laisser un peu de temps, pour que tu t’améliores…

— Qu’est-ce que cela veut dire? demanda Lisa.

Elle sentit que ses lèvres la trahissaient et se mettaient à trembler.

— J’ai quatre filles qui travaillent pour moi et j’ai une occasion d’élargir mon affaire. Je vais sans doute prendre quelqu’un d’autre; toi, je reviendrai te voir dans quelque temps…

Et voilà le fin mot de l’histoire… Lisa eut l’impression qu’une baudruche se dégonflait, comme piquée par une aiguille. Non pas le monde entier, bien sûr, mais l’image de Robert qu’elle s’était fabriquée dans les quelques dernières heures. Ou bien c’était son espoir, la fleurette qu’elle avait pressentie? Et qui l’avait aveuglée, l’empêchant de remarquer à temps à qui elle avait affaire?

À un de ces détestables souteneurs, sans doute plus chanceux, plus fier aussi que son gars à elle. Comment avait-elle pu manquer de vigilance au point de ne pas reconnaître en lui l’un des vautours du quartier, de s’être laissée emberlificoter par ses manières doucereuses? Voilà que, rétrospectivement, divers gestes de Robert trouvaient leur place. Tout en regrettant au début son image à elle, Lisa commençait fébrilement à s’en fabriquer une nouvelle et elle n’avait pas l’intention de lésiner sur les couleurs — tant elle était déçue et contrariée. Elle dit en soulignant les mots:

— Et tu crois que je serais venue avec toi?

— Pourquoi pas, dit Robert. Je t’aurais proposé de meilleures conditions. Tu devrais être écœurée, ne serait-ce qu’à vivre dans ce trou ignoble. Si tu avais agi conformément à mes instructions, tu serais passée grâce à moi du trottoir à …

Au diable! De quel droit se permettait-il de la réprimander!

— Je ne me suis pas plainte des conditions. Je m’entends bien avec mon gars, il ne me lâcherait pas pour te faire plaisir!

Robert éclata de rire, de son rire déplaisant.

— Il t’a déjà pratiquement lâchée. Nous nous sommes mis d’accord. En cette matière, ce n’est pas le sentiment, c’est le montant qui décide. Mais comme je t’ai dit, je ne te prends pas encore. Continue à travailler pour ton minable. Je vais lui dire de demander à quelques retraitées de te donner des cours…

Lisa bouillait. Robert n’était pas son patron, le mieux serait de lui montrer la porte.

Mais dans le milieu, il valait mieux éviter d’entrer en conflit même avec le plus petit de ses rouages. Une bonne règle, que Lisa avait assimilée dès les premiers jours. Robert n’était pas son patron, mais il pouvait lui causer des ennuis. Lisa pourtant n’était pas capable de se laisser humilier.

Ainsi donc ils s’étaient mis d’accord. C’était pire encore. Son gars n’avait pas pour l’instant d’autres filles. Mais il n’aurait sans doute aucun mal à trouver une autre débutante.

Voilà pourquoi ils avaient évité de se regarder.

Pourquoi ne l’avait-il pas mise en garde quand elle était allée changer de toilette? Cela aussi avait été convenu, c’était l’épreuve. Et elle qui avait pensé…

Oui, elle ne pouvait pas se permettre de montrer sa fureur, de mettre Robert à la porte. Cela n’aurait fait que confirmer une fois de plus son manque de professionnalisme. Robert allait donc pouvoir lui faire des ennuis aussi par l’intermédiaire de son gars. Et elle qui le considérait comme un ami, pas seulement comme un employeur…

Une fois ils avaient parlé, raisonné sur la vie et le monde, ils avaient été bien ensemble… Et maintenant il était prêt à céder son unique nana tout simplement pour de l’argent…

Tel était donc cet univers. Celui-ci seulement, ou tous les autres? Combien de temps allait-il lui falloir pour s’initier, pauvre petite ingénue? Même l’exercice du métier n’avait pas suffi à l’endurcir. Et si son atout résidait dans sa capacité à rester telle quelle?

Que devait-elle dire à présent à Robert, pour effacer ces prétendues erreurs?

— Bien. J’ai changé d’avis. Aboule l’argent. Aussi bien pour la passe que pour tout le temps que je t’ai consacré!

Elle n’avait pas trouvé mieux.


VII

Couchée sur le ventre, Lisa s’étira sur son divan. Autour d’elle, plusieurs revues de mode multicolores étalées, et au milieu une demi-boîte de chocolats. De temps à autre elle feuilletait une revue et souriait à des images qu’elle ne regardait pas.

D’après le calendrier, c’était dimanche. Elle aussi, elle éprouvait un sentiment comparable. Avec Dieu, elle avait créé un monde. Six jours elle avait œuvré, et le septième, elle voyait que ce qu’elle avait fait était bon. Aujourd’hui c’était fini, elle devait redevenir elle-même.

Le monde souffrait de bien des misères, que les responsables essayaient de dissimuler aux yeux du créateur. Le dimanche Lisa avait le droit de ne pas les remarquer.

Elle tendit la main pour prendre une de ses habituelles boulettes de chocolat et laissa le liquide aigre-doux s’écouler en elle, depuis les papilles gustatives jusque dans les ténèbres supposées de ses entrailles. Elle prit du plaisir à songer qu’elle était née dans cette vie en véritable jouisseuse. Jouissance et création: deux choses qui se complétaient, pour lesquelles la vie valait la peine d’être vécue, et qui peut-être somme toute ne faisaient qu’un…

Mais la vie comportait encore une troisième facette. Laquelle, comme toutes les bonnes choses, avait beaucoup de noms. En général, on l’appelait l’amour. C’était pourtant une notion assez brumeuse. Créatrice, Lisa donnait des noms différents à des choses telles que la fréquentation d’autres humains, la mise en place de mécanismes psychologiques d’auto-défense, la mise en valeur de ses propres qualités, le rayonnement sur son environnement, les initiatives philanthropiques et tout simplement la préservation de soi, la satisfaction de ses pulsions naturelles et bien d’autres encore.

Quand on a créé un monde, ce monde aspire à chanter les louanges de son créateur. Dieu, dans les écrits qu’il a laissés derrière lui, ne fait que parler de la reconnaissance que les êtres dotés de raison nourrissent à son égard. Ces êtres devront l’aimer et le craindre pour devenir complets. Vermisseaux de piété et de dévotion, ils devront lui adresser leurs prières, et leurs cheveux pousseront autant que nécessaire.

L’organisation de la vie de Lisa était plus simple: elle avait le téléphone. Le service divin des télécommunications n’était pas exempt de crépitements, que les plus malins se faisaient fort de déchiffrer et où ils trouvaient ce qu’ils voulaient bien y trouver. Certains allaient jusqu’à commettre des péchés, sous couvert des difficultés de compréhension.

Le téléphone de Lisa ne lui avait jamais joué de mauvais tours. Si ce n’est la première fois qu’elle avait fait le numéro de Robert. Encore le téléphone n’y était-il pour rien, c’était une erreur de ses doigts. Une erreur d’où était née la vérité.

Elle tendit la main vers son téléphone, un téléphone blanc, et sa main composa, sans qu’elle suivît son mouvement des yeux, le bon numéro.

— Allô Robert! C’est moi. Lisa. Devine ce que je suis en train de faire! C’est bien toi, Robert?

Une voix bien connue confirma sa supposition. Rien n’aurait pu l’empêcher de composer à chaque fois un numéro, de parler dans les ténèbres du monde et de décider que son auditeur, qui quelque part au loin reniflerait dans le combiné, serait Robert, sous un de ses innombrables visages.

— Je t’écoute, Lisa. Je cale mon coussin derrière mon dos, et je t’écoute.

Robert était un être patient. Juste ce dont Lisa avait besoin. Ses longs monologues ne manquaient sans doute pas d’intérêt, mais tout un chacun n’était pas prêt à le comprendre. Pour Robert elle était un récipient sans fond, l’infinie complication de la vie, un tourbillon de cyclones par-dessus l’Europe.

— Tu sais, Robert, je te l’ai déjà dit, je ne suis pas toujours une seule et unique Lisa. Je suis plusieurs. Je t’ai promis qu’un jour je te décrirais ce que cela veut dire, et maintenant je vais essayer. Nous allons commencer, Robert, par le fait que la lune croît et décroît et qu’elle divise les cycles de la vie humaine en semaines. Oui, nous allons partir de là. Écoute, Robert. Tous les lundis, je suis la demoiselle d’un manoir du siècle dernier, et je m’appelle Élise. Le plus amusant, c’est que tous les lundis je me fais déflorer. Tu vas me demander ce que c’est. Nous en parlerons une prochaine fois. En attendant mon prochain coup de fil, tu feuilletteras un manuel d’anatomie. Bien que tous les êtres humains soient uniques, ils se ressemblent par bien des traits. Mais je m’éloigne de mon sujet. Donc le lundi, je suis une amoureuse romantique, bien que mes critiques me trouvent trop rationnelle. C’est que mon cerveau, vois-tu, est tout le temps en activité. Comme un moulin qui ne fait que moudre et transforme toutes les graines du monde en une poudre qui gonfle. Parfois l’envie me prend d’arrêter le moulin et d’entreprendre un grand nettoyage, mais ce n’est pas possible: les étages inférieurs se couvriraient alors de farine, tous les mécanismes seraient enfouis, et j’ai peur qu’on ne parvienne plus ensuite à remettre la machine en marche. Bon, là je deviens un moulin à paroles. Pour en revenir aux faits. Donc tous les lundis ce mufle vient me voir, me viole et part son chemin, parce que la chasse et les jeux de cartes sont pour lui plus importants qu’une demoiselle soupirante et rougissante. Telle est la réalité de la vie. Le cours de cette histoire pourrait être légèrement infléchi et amélioré, mais le lundi suivant tout est oublié et il faut tout recommencer. Écoute Robert, tu n’es pas fatigué, j’espère? J’ai encore beaucoup de choses à raconter. Bien sûr au cas où cela t’intéresse…

Lisa retint son souffle pour donner à Robert la possibilité d’exprimer son enthousiasme. En effet, il lui répondit:

— Bien sûr, Lisa, que cela m’intéresse. J’espère bien être le héros de tes rêveries…

— N’espère rien du tout. De même que je suis plusieurs, toi non plus tu n’es pas un. Auteur de rêveries, je peux y faire de toi ce que je veux et personne n’y peut rien. Quand on se déplace à cheval, on a toujours intérêt à garder les rênes en main. La bête est grande et lourde, mais on peut la diriger en agissant sur les parties sensibles. La douleur est la base de la vie, comme disent les grands penseurs.

Mais peu importe, revenons-en à la vie. Le mardi, je suis une femme fatiguée, et cet abruti me viole. Heureusement il me laisse tomber, et cela me fait plaisir. C’est une fin très heureuse, un «happy end» comme disent les spécialistes de littérature. L’époque et le lieu ne sont pas longs à définir: le socialisme — tu devineras tout seul ce que la pauvre Lisa doit éprouver et subir. C’est une simple ouvrière, que pourrait-elle être d’autre? Tu ne t’es pas encore endormi à m’écouter, Robert?

— Non, Lisa, mais j’ai peur que si tu parles encore longtemps je sois obligé de me mettre à réfléchir à la vie, répondit Robert dont la voix reflétait plus de plaisir que d’ennui.

— Cela ne pourra que te faire du bien, Robert. Il n’y a pas à craindre qu’il te vienne des idées tout à fait décisives, n’est-ce pas? Donc, laisse tomber. Écoute-moi, je continue. Le mercredi, je suis la compagne non mariée d’un diplomate, je m’appelle Lisbeth, et je suis très belle. Tu te rends compte, pour chaque réception, je peux me faire venir un ensemble directement de Paris. L’homme que tu es n’a même pas idée de ce que ça coûte. Seuls les millionnaires peuvent offrir cela à leurs épouses. Mon vieux à moi n’est pas millionnaire, mais les réceptions diplomatiques sont très importantes dans la politique d’un État, c’est pourquoi l’État paye la plus grande partie. En effet la femme du diplomate est la maîtresse de maison, et son charme est un facteur décisif pour que les corps diplomatiques puissent passer entre eux des accords avantageux. Robert, tu m’écoutes toujours? Essaye de renifler au moins de temps en temps, pour que je comprenne que tu es toujours à l’écoute. Autrement je vais croire que tu t’es endormi, et alors c’est très triste et très solitaire de parler. Ou que tu as posé le combiné sur ton bureau alors que vibre à l’intérieur l’histoire d’une jeune fille lointaine, mais je l’espère désirable, et que toi en même temps tu dessines des projets de voiture pour dans deux siècles, alors la pauvre conteuse aura de nouveau le sentiment qu’elle est superflue, et que la véritable vie, magnifique et créative, lui échappe des mains…

— Je te jure, Lisa, que je t’écoute avec attention. Quand une oreille commence à avoir trop chaud, je change d’oreille. J’essaye de le faire pendant que tu respires, de manière à ne pas perdre une seule de tes paroles.

— C’est curieux, pourquoi ton oreille doit-elle avoir chaud? Ma bouche, elle, n’a pas chaud… Mais écoute, je continue. C’est la vie, en tant que telle. Tous les hommes, ces mercredis soir, bourdonnent autour de moi comme des abeilles sur une fleur. Ils me disent des compliments et ne font que soupirer. Comme tu l’as compris, je ne cède à aucun de ces regards. Mais je ne cache pas que cette chasse courtoise me plaît. Tu n’imagines pas comme mon vieux mari est jaloux. Après la réception, il me donne une raclée. C’est qu’il est vigoureux. Tu vas me demander pourquoi je me laisse faire. Et si je te répondais que je l’aime, cet homme, qu’est-ce que tu me dirais? Bien que ce soit une véritable brute. Il battait aussi ses précédentes maîtresses. Il a pour cela un sac de sable. Il frappe de manière à ne pas laisser de traces. Pour qu’on ne puisse pas aller se plaindre à la police. D’ailleurs je ne me suis pas plainte une seule fois, parce que rien que ces réceptions des mercredis avec le désir des hommes autour de moi, cela vaut bien plusieurs raclées. Mais tu sais, Robert, ce qui se passe entre nous après les coups? Non, j’aime mieux ne pas te le dire. À moins que tu ne devines? C’est moi qui prends l’initiative, c’est mon arme contre lui. Tu piges?

Robert renifla. Soit pour obéir à Lisa, soit parce qu’il ne trouvait pas de meilleure réponse. Peut-être se représentait-il la scène de manière trop vivante, et cela le tourmentait, le rendait jaloux, le faisait soupirer.

— Mais sais-tu qui je suis le jeudi? Tu ne devineras jamais. Je suis sœur Élisabeth. Oui, je suis vraiment une bonne sœur. Et même il y a plusieurs siècles. Si tu crois que je sais merveilleusement bien comment on vivait au Moyen-Âge dans les couvents de religieuses, tu te trompes. C’est comme pour le reste. Moi je me contente de vivre; quant à savoir si cette vie-là est réelle, ce n’est pas mon affaire. Les critiques pourront m’accuser de tout ce qu’ils veulent. Qu’ils soient plus malins que moi. Moi, c’est moi, et je ne veux pas changer. Toute mon instruction tient dans les revues de mode, tu ne me crois pas. Je suis entièrement analphabète. Tu ne me crois pas? Eh bien fais comme tu veux. Quand j’étais demoiselle, je lisais des romans frivoles, des romans français. Quand j’étais chef de parti, j’écrivais toutes sortes de déclarations. Mais je suis quand même analphabète. Mon cœur surtout. Il fonctionne comme un moteur, parfois il s’élargit, parfois il se rétrécit. On dit que le cœur bat. Il bat qui? Seulement la personne. Je veux dire son propriétaire. Tout le monde n’est pas obligé d’avoir un cœur. Certains le portent dans la tige de leur botte. Tout ça, c’est un jeu linguistique, tu l’as compris. Inventé par des analphabètes comme moi. En réalité, je suis une représentante du peuple. Tu sais ce que c’est, comme bestiole?

— Attends Lisa. Dis-moi plutôt quel genre de religieuse tu es le jeudi. Es-tu très pieuse et dévote, ou bien pécheresse? Tu connais la contrepèterie: nonne fautive, faune nautive? Avons-nous déjà joué aux contrepèteries?

— Non, mon petit faiseur de beaux mots. Je n’en ai jamais d’ailleurs entendu parler. Maintenant je peux te le dire: je vais au couvent pour fuir l’amour. Même au Moyen-Âge ce n’était pas interdit. Tu te souviens, c’est Dieu qui a dit: soyez aussi nombreux que le sable des rivages de la mer. Mais il y a entre lui et moi une différence de position sociale. Tu sais ce que c’est? Il est de noble extraction, je suis roturière. Ce n’est pas comme aujourd’hui, où ce qui compte c’est un joli minois, de l’initiative et un brin de roublardise. D’où je le tiens? De moi-même: je suis comme cela. Je fais tout simplement ce que je veux. Et j’obtiens tout ce que je désire. Tu en doutes, Robert?

— Bien sûr. Autrement tu serais… Bon, d’accord, laissons tomber. Moi ce qui m’intéresse c’est le couvent. Est-ce que je ne pourrais pas y être disons père confesseur…

— Où vas-tu chercher une pensée pareille, Robert! Veux-tu me dire que tu es un homme d’Église? D’ailleurs cet homme, celui de mon histoire, il m’a suivie jusqu’au couvent. Mais tu sais ce que j’apprends? Tu ne devineras jamais. Il était impuissant. Oui, tout juste. Impuissant. J’espère que tu sais ce que cela veut dire. Tu veux encore venir me rejoindre en qualité de confesseur?

Robert la reprit:

— Moi, parole d’honneur, je ne le suis pas…

— Bon d’accord, laissons tomber. C’était il y a quelques siècles. Mais tous les jeudis il revient. Sais-tu ce que cela veut dire, aller tous les jeudis de ta propre volonté au couvent, pour éviter à un impuissant le péché charnel? Toi tu ne sais pas, mais moi oui. Donc, ne discute pas. Oui, c’est vrai, tu ne discutes pas. Tu écoutes sagement. Et parfois tu renifles. Veux-tu connaître aussi les vendredis et les samedis? Bien sûr tu veux. Dès lors que nous avons pris toute la semaine… Le vendredi je suis une militante féministe, nommée Lise. J’ai fondé mon parti et je brise les hommes comme des fétus. Je veux dire, pas les hommes, mais les droits qu’ils se sont accordés. Qui donc doit défendre les femmes? Ce n’est pas toi qui vas venir à la rescousse. Aide-toi, le ciel t’aidera. Il y avait certes un homme qui voulait entrer dans notre parti, mais nous ne l’avons pas accepté. Une chiffe molle. Un gamin. Ignorant tout des choses du monde. Quelqu’un comme lui, adhérer à un parti féministe? Est-ce que toi tu saurais y faire quelque chose? Par exemple élaborer quelques propositions de loi? Toi tu ne veux pas. Cela ne t’intéresse pas. Alors pourquoi devrions-nous tous les vendredis t’accepter dans notre parti?

Robert s’exprima:

— Mais je n’ai rien demandé!

Sa voix pourtant n’exprimait pas de contrariété.

— Si c’était ton parti à toi, si j’y étais le seul membre, ce serait autre chose…

— Et quoi encore? Je n’aurais jamais l’idée de fonder un parti aussi débile. Passons plutôt au samedi. Samedi, j’étais Lisette, prostituée. Comme je te le dis. Une de celles qui font le trottoir et vendent leurs charmes. Tu aimerais bien connaître la rue, mais je ne te dirai rien. Toute la ville la connaît, mais tu me croiras si tu voudras, je n’ai pas une seule fois regardé le nom. Samedi prochain j’y retourne. Il faut boire le calice de la vie jusqu’à la lie. Cela ne me souille pas. Je ne connais pas grand chose à la vie de là-bas, je ne suis qu’une débutante. Ces maudits critiques pourront une fois de plus dire que les prostituées ne pensent pas comme cette Lisette. Qu’est-ce qu’ils en savent, de ce qu’elle pense? Elle est assise dans son bureau, notre critique, les lunettes sur la tête. Desséchée à en craquer. Avec une petite tête livide en lame de couteau à ne pas attirer le client. Et même dans le cas contraire, ça ne lui permet pas de savoir ce qu’il y a dans la tête des autres filles. Ou bien au cas où elle aurait une très vive imagination, elle invente autant que moi, alors qu’elle ne vienne pas dire que c’est moi qui embrouille les choses. Ou bien… Et toi Robert, qu’est-ce que tu en dis?

À l’autre bout du combiné Robert était silencieux. Mais ce n’était pas le ronflement d’un dormeur. Lisa n’était pas prête à attendre longtemps. Il finit par dire:

— Lisa, tu me confies une tâche très difficile. C’est que je crois que, même le samedi, tu n’es pas capable d’être une prostituée. Tu es tout sauf une prostituée. Tu es trop bonne pour cela.

— Et pourquoi pas? C’est simple comme bonjour. Je te l’ai déjà dit, cela ne me souille aucunement. Seulement il y a parfois quelques types dégoûtants qui viennent troubler la vie. Ils vous approchent comme des messieurs, et puis on apprend que ce sont des canailles. Ils viennent vous critiquer comme de vrais critiques derrière des tables couvertes de piles de papiers. C’est dégoûtant. Mais on survit. Tu sais mieux que quiconque qui tu es. Ce qui fait que j’ai des samedis tout à fait bien remplis. Mais globalement je dois quand même dire que cette longue semaine me fatigue. Quand arrive le dimanche, je suis à bout…

— Lisa… Qui es-tu, le dimanche?

— Le dimanche je suis moi. Le dimanche je me repose. Si tu veux savoir.

— Lisa, explique-moi quand même plus en détail qui tu es aujourd’hui. À savoir: quand tu es toi-même et que ton nom est Lisa, comment es-tu? À quoi ressembles-tu, que fais-tu?

— Tu sais Robert, je vais raccrocher. Je suis tout simplement incapable de répondre à tant de questions.

Et Lisa reposa effectivement l’écouteur.

Elle le regarda quelque temps, pour voir si on ne distinguait aucun rayonnement.

Lisa ne regrettait pas d’avoir raconté ses secrets à Robert. À lui, elle pouvait. Il ne pouvait pas lui faire de mal. La jeune fille savait avec précision comment traiter les êtres comme Robert.

Un jour elle était allée à la pêche avec des amis. Un des présents avait montré aux autres comment s’y prendre quand un gros poisson était pris à l’hameçon. Il fallait donner du mou, puis rembobiner à nouveau. Et ainsi plusieurs fois de suite. C’est ce qu’on appelle fatiguer le poisson. Jusqu’à ce qu’il soit à point, qu’on puisse le sortir de l’eau. Si tu veux le faire avant l’heure, il casse la ligne et s’en va avec l’hameçon.

Avec les gars, il fallait faire exactement pareil. En apparence on pouvait leur confier même des choses très intimes, mais en réalité on fait tout tourner à la plaisanterie et on reste mystérieuse. Ou quelque chose de semblable.

Lisa ne connaissait bien sûr pas tout de la vie. Comment aurait-elle pu savoir à quoi pense une demoiselle amoureuse ou une grande dame dans la diplomatie. Ce qui comptait pour elle c’était l’idée qu’elle s’en faisait. Bien plus qu’une vérité supposée.

Qui était elle en réalité? Tout simplement — Lisa. Une jeune fille tout à fait ordinaire, et en même temps extraordinaire. Qui avait en soi une multitude d’univers intéressants. Elle devait se retenir pour qu’il n’y en eût pas trop.

Quel âge avait-elle? Elle ne le disait à personne. Elle était tellement habituée à le cacher qu’elle finissait par ne plus le savoir elle-même. Elle essayait convulsivement de se souvenir: lequel de tous ces âges pourrait-il être le bon? Elle avait écrit sa véritable date de naissance sur un de ses anciens calendriers, mais il avait disparu. Elle aurait pu la retrouver à l’état civil, mais elle n’avait pas la moindre intention de se déplacer pour cela. On a l’âge qu’on sent avoir. Tous les jours, Lisa se sent un âge différent.

Quelle est sa taille, par exemple? Elle aurait pu la mesurer, mais son mètre est trop usé. Cela dépendait aussi de la hauteur des talons. Et puis aussi, à ce qui se disait, dépend de celle du jeune homme. Or Lisa ne la connaissait pas.

Était-elle grosse? Cela dépendait de ce qu’elle mangeait. Quand la boîte de chocolat était finie et qu’il n’y en avait pas d’autre, elle était très maigre.

Et ainsi de suite, comme disaient les anciens Romains.

Elle se regarda dans le miroir. Mais aussitôt elle tourna le dos. Elle commençait à avoir honte.

Elle se recoucha sur son divan et se mit à feuilleter une revue de mode. Sur sa table de nuit il y avait une feuille sur laquelle elle tira un trait. Les traits indiquaient combien de fois elle avait feuilleté cette même revue. Lisa était une jeune fille très mathématique.

En réalité, semblable Lisa n’existait pas. Et pourtant elle existait.

Le téléphone se mit à sonner. Il sonna très longuement.

Lisa, bien sûr, ne décrocha pas. Pourquoi permettre à n’importe qui de pénétrer dans sa vie? Elle aimait suffisamment sa propre compagnie.

Le téléphone ne faisait que sonner. De quel droit, se demanda Lisa. Elle savait le débrancher, mais elle ne le fit pas. L’infatigable sonnerie lui prouverait que quelqu’un éprouvait pour elle de l’intérêt…

Il y avait au monde beaucoup de téléphones. En tous points. Reliés entre eux par d’invisibles fils de fer. Lisa ne faisait qu’un avec l’Afrique du Sud et l’Alaska. Son divan était le centre du cosmos. En partant de là dans n’importe quelle direction on trouverait la même distance. Un huit renversé.

Elle choisissait. Son téléphone ne fonctionnait qu’à moitié. Elle pouvait appeler à l’extérieur, mais on ne pouvait pas l’appeler. On entendait seulement la sonnerie, signifiant que quelqu’un essayait de la joindre. À elle de deviner qui.

Parfois elle était certes tentée de répondre. La curiosité. Peut-être de bonnes nouvelles, des choses à faire, des prisons tout confort, des liens avec le reste du monde.

Lisa feuilleta aussi l’autre revue, et fit un nouveau trait. Il y avait là fort peu de mode, mais des instructions en matière amoureuse. Lisa commença l’article, mais elle fut prise de sommeil. Le dimanche, elle avait le droit de se reposer de l’amour.

Elle prit le combiné, fit le numéro de Robert.

— Salut Robert. Cela fait si longtemps que je ne t’ai pas appelé. C’est toi qui as essayé de me joindre?

— Lisa, pourquoi ne décroches-tu jamais quand je t’appelle?

— Premièrement, qu’est-ce qui me dit que c’est toi? Deuxièmement, rien ne m’oblige à être d’humeur à avoir envie de parler avec toi. Un coup de mauvaise humeur dans la conversation, et je pourrais tout gâcher dans nos relations.

— Qu’est-ce qui peut te mettre de mauvaise humeur?

— Bien des choses. Par exemple aujourd’hui un dinosaure a regardé par la fenêtre. Ce devait être vraiment un monstre, pour arriver jusqu’au… bon, je préfère ne pas te dire quel étage. J’avais peur qu’il ne rentre. Quoi lui offrir, quoi lui dire? Cela a suffi à mettre mon humeur en l’air. Réfléchis, les dinosaures ont disparu! Quel âge dois-je avoir aujourd’hui, si je suis leur contemporaine!

— Mmouais, fit Robert.

Ni plus ni moins. Faisant semblant de ne pas avoir entendu l’histoire de Lisa. Il dit:

— En ne décrochant pas, tu gâches quand même nos relations. J’avais beaucoup de questions à te poser.

Lisa se montra gentille:

— Pose-les, je ne te le défends pas.

— Comment était coiffée Élise?

— Avec une tresse bien sûr. Une tresse longue jusqu’à la ceinture.

L’écho s’étendait par-delà les continents. Quelque part peut-être écoutait-on les conversations. Il était tout à fait indifférent à Lisa de savoir ce qu’on faisait des informations ainsi glanées.

— Est-ce que Lisbeth était parfaitement saine d’esprit?

— Dans quel sens? Je ne sais pas s’il existe des gens parfaitement sains d’esprit. Pour certaines maladies il y a des diagnostics, pour la santé non.

— Es-tu médecin?

— S’il te plaît, ne me pose pas de questions pareilles. Nous avons convenu que je ne répondrais pas aux questions personnelles. Je dis que ce que j’estime nécessaire.

Robert n’insista pas.

— Bien. Pourquoi ne me dis-tu pas ton nom de famille?

— Il n’y a rien de beau dans ce nom, Robert. Il vaut mieux que tu ne le connaisses pas. Allez, continue tes questions, qu’est-ce que tu veux savoir?

— Quelle était la pointure de Lisette?

— Trente-cinq. Elle a un pied très élégant. À propos. Tu as des questions intéressantes. Est-ce que tu joues les détectives? Tu essayes de rassembler des informations pour dresser le portrait robot d’un criminel?

— Pas d’un criminel, de ma bien-aimée. Tu devrais le comprendre toute seule.

— Essaye de croire à ce que tu dis. Continue tes questions.

— Est-ce que Lison rentrait chez elle en bus ou en tramway?

— En bus. Ce qui ne t’aidera pas beaucoup à deviner où elle habite. Après l’arrêt de bus, elle a un bon bout de chemin à faire à pied.

— Quels étaient les papiers que Lise remplissait à son travail l’après-midi précédant la fondation du parti?

— Robert, n’as-tu pas remarqué que les événements du jeudi et du vendredi couvrent plusieurs jours et qu’en même temps ils doivent tenir l’un dans le jeudi, l’autre dans le vendredi?

— S’il te plaît, réponds à ma question! Lisa raviva sa mémoire. En effet, de quels papiers s’agissait-il? Elle dit:

— Attends. Je dois avoir dans mes archives des copies de ces papiers.

Elle posa le combiné sur la table se rendit à la cuisine. Elle versa de l’eau dans la bouilloire, mit le café moulu dans le filtre, brancha l’appareil. Aussitôt le café odorant commença à gargouiller. Quand la vapeur, traversant la poudre noire, se fût condensée en café, elle en versa dans sa tasse et retourna à son divan. Pour que le monde ne chancelât pas en son milieu.

Elle avala la première gorgée. Il était trop chaud. Elle prit le téléphone et dit:

— Pas trouvé.

— J’ai pensé que tu étais allée entre-temps te faire un café, dit Robert.

D’où lui venait cette clairvoyance? Elle n’en revenait pas. Mais elle ne se laissa pas troubler. Le gargouillis du café n’était guère audible dans l’écouteur.

— Je me souviens vaguement qu’il y avait des chiffres. Il fallait soustraire les plus petits.

En matière d’informations, Lisa n’était guère généreuse avec son détective privé!

Robert soupira. Peut-être comprenait-il que Lisa l’avait une fois de plus fait tourner en bourrique.

— Elisabeth avait-elle sur le corps des marques de naissance?

— Je ne sais pas, elle ne se met jamais nue. Elle va se laver au ruisseau quand il fait nuit noire. Vraiment je n’ai pas vu.

— «Je ne sais pas» n’est pas une réponse, Lisa. Nous en avons convenu.

— Bon d’accord, lui accorda Lisa. Elle a plusieurs petites taches de la taille de taches de rousseur sous l’omoplate gauche, mais quant à savoir si ce sont des marques de naissance, il faudrait demander à un dermatologue.

Toutes les questions étaient posées. Il fallait espérer que Robert ne se lancerait pas dans une nouvelle série.

— Et toi? demanda Robert.

Lisa ne comprit pas:

— Quoi moi?

— À quoi ressemble la fille du dimanche?

— Tu veux que je me décrive?

— Oui.

— Habillée ou nue?`

— Comme tu préfères. Peut-être habillée, parce que cela me permettrait de te reconnaître dans la rue, qui sait ? Tu ne dois guère te promener toute nue.

— Robert, les vêtements, ça se change! Je vais quand même me décrire nue. Attend un moment. Lisa posa le combiné sur la table et enleva une ou deux frusques. Puis elle changea d’avis.

— Écoute, Robert, je te rappelle dans un moment. Je dois me pommader et me maquiller. Je veux être jolie pour me présenter devant toi.

Et elle raccrocha. Coupant net un soupir de Robert.

Elle ne se hâta pas de se faire une beauté. En avait-elle simplement l’intention?

Elle but le café qu’elle s’était fait. Presque aussitôt le téléphone sonna. Robert était impatient de la voir nue. Il savait pourtant bien qu’elle ne répondrait pas à son appel.

Une ou deux fois elle avait par hasard décroché, entendu la voix de Robert et raccroché sans répondre. Puis quand elle lui avait téléphoné, elle lui avait expliqué longuement que ce n’était pas son numéro à elle.

— Mais alors comment sais-tu que je t’ai appelé, si le numéro n’est pas le bon? avait demandé Robert.

C’était la logique masculine. À cela Lisa avait répondu:

— Bon Dieu, je suis femme, j’ai un instinct! Entendait-elle fatiguer le jeune homme, au bout de l’hameçon? Que voulait-elle au juste?

Lisa ne pouvait-elle donc pas avoir quelqu’un à qui penser, à qui téléphoner quand l’envie lui prenait?

Elle n’était peut-être pas normale? Cette pensée lui plut, elle la développa.

Peut-être devrait-elle placer une de ses doubles dans un hôpital psychiatrique, où elle aimerait un médecin nommé Robert et où elle serait très heureuse dans son oubli…

Ce n’étaient pas les cas de figure qui manquaient, c’étaient les jours dans la semaine. Il était bon d’être fidèle à ses représentations. Lisa avait une pensée mathématique. Elle aimait l’ordre — au moins mentalement. Tous les lundis étaient consacrés à un romantisme brisé, tous les vendredis à de vagues remords. Et ainsi de suite.

Élargir l’échelle des sentiments, mais dans le cadre des histoires données. Le mardi suivant ne devait pas forcément répéter dans les moindres détails le précédent, mais les choses essentielles devaient rester en place.

Le téléphone se remit à sonner. Comment avait-elle pu donner un jour son numéro à Robert?

À quoi ressemblait-il? Non, cela ne la tourmentait pas. Avec toute son imagination, un seul Robert ne lui suffisait guère.

Mais soit. Elle va se décrire. Pour cela naturellement elle ne va pas commencer à se maquiller…

Lisa se mit effectivement nue, se dressa devant la glace de toute sa beauté. Elle décrocha le combiné, composa le numéro. Elle ne dit rien. Elle soufflait seulement dans le combiné.

Pourquoi se moquait-elle de lui? Oh comme elle était mystérieuse, cette jeune fille si calculatrice! Des pareilles, il ne faut les laisser s’approcher ni de la Bible ni de l’amour, lui avaient un jour chuchoté ses petits diables familiers.

— Lisa! C’est toi! Réponds enfin, implora Robert, habitué à ce que ses appels restent sans réaction. En même temps il ne renonçait pas, espérant et sachant en effet qu’après plusieurs appels infructueux elle finirait par céder et l’appellerait. Mais pas toujours.

Elle chuchota dans le combiné:

— Robert, j’ai honte.

— Pourquoi as-tu honte, Lisa! C’est si bon d’entendre de nouveau ta voix…

— Tu sais, je suis debout toute nue devant la glace. Je t’en prie, ne commence pas à accélérer ta respiration. C’est trop excitant, je ne saurai plus me décrire avec objectivité…

Elle recommençait à lui jouer des tours. Elle n’était nullement excitée.

— Eh bien, es-tu prêt à entendre? Je t’en prie, pose ton crayon et n’essaye pas de me dessiner. Et puis Robert, s’il te plaît, range ton appareil photo. Je ne veux pas que mes photos paraissent après dans des revues érotiques. Tu as fait ce que je t’ai demandé?

— Lisa, je n’ai ici pas un seul appareil photo et je ne sais absolument pas dessiner. Je veux t’inscrire dans mon cœur, et j’espère que tu ne vas pas te remettre à faire des vers, mais que tu vas me décrire la Lisa des dimanches.

— Alors écoute-moi bien. Dans ma chambre il y a une glace qui va jusqu’à terre, où je me vois de bas en haut. Je commence par le bas, par le haut, ou je prends des détails au hasard? Bon, je ne te demande pas de répondre pas à cette question. Donc mes cheveux. Ils sont bouclés, marron-bruns, avec des reflets un peu roux. Tu n’ignores pas, j’espère, qu’il n’y a pas plus sensible que les rousses, mais malheureusement je ne suis pas une vraie rousse. On ne distingue que des reflets cuivrés, ce qui rend mes cheveux tout à fait intéressants. J’ai des boucles naturelles, je ne peux donc pas particulièrement varier mes coiffures. L’intervention des coiffeurs abîmerait leur pli. Ce que je ne veux pas. J’ai l’intention de vivre jusqu’à la fin de mes jours telle que je suis née.

Lisa observa une pause. Elle souleva ses mèches et dit lentement:

— À présent j’ai dans les cheveux un œillet rouge, mais il sera fané avant que mes cheveux ne blanchissent. J’ai un front haut, plutôt arqué, dont la pâleur contraste avec ma chevelure éclatante. Quand je fronce les sourcils apparaissent sur mon front trois plis de longueur différente, qui jouent au rythme des pensées qui me passent par la tête. Mes tempes sont lisses, un peu creuses. La hauteur de mon front suffirait à prouver l’excellence de ma raison — mais tu en as eu suffisamment de preuves, je l’espère, au cours de nos conversations. N’est-ce pas?

Lisa attendait une réponse. Robert grogna:

— Pas vraiment. Mais c’est peut-être de ma faute à moi. Seul quelqu’un qui est un peu plus intelligent peut apprécier l’intelligence d’autrui.

Dieu quelles sentences! Il a de la culture, ce jeune homme!

— Peut-être j’arrête là ma description? Ce n’est pas la peine de perdre son temps pour rien…

— Continue, je t’en prie, maintenant que tu as commencé… Je vais essayer de me perfectionner, d’apprendre à saisir toute ta bonté et ta beauté.

— Alors écoute. J’ai des sourcils bien plantés. Je ne les épile pas pour leur conférer une forme classique, j’aime bien les sourcils un peu sauvages, ils ont du caractère. Les paupières sont comme des paupières. Chez certains, elles continuent à se voir même quand les yeux sont ouverts, ce qui donne un air endormi ou mystérieux. Malheureusement la nature ne m’a pas dotée de cette propriété, j’ai plutôt un trou à la place des paupières. Je pourrais aussi me montrer les yeux à moitié fermés, mais je n’ai pas encore appris. Et puis peut-être cela ne m’irait pas bien. Pour certains visages c’est seyant, chaque visage forme un tout à part entière. Bien. Mes pommettes ne sont pas saillantes, mais j’ai plutôt de bonnes joues, qu’il doit être tout à fait gentil pour les garçons d’embrasser, je suppose. Comme je l’ai dit j’ai la peau très pâle et mes joues ne rougissent ni sous l’effet du froid, ni sous celui de la honte. Tu me demanderas peut-être si j’ai jamais eu dans ma vie à avoir honte. Pourquoi pas, ça arrive à tout le monde. Par exemple à présent. Je suis debout devant toi, nue, et j’ai très agréablement honte. Tu sais ce que c’est, tu as eu cette expérience?

— Il me semble bien que non, émit Robert en faisant claquer sa langue. C’est sans doute une sensation plutôt propre aux jeunes filles. Quand j’ai honte, ce n’est pas agréable.

— Je m’en doutais, déclara Lisa. Quand je rougis, tout mon visage devient rose tendre. C’est la spécificité de ma peau, si tu comprends ce que je veux dire. Mais poursuivons. J’ai un nez droit, plutôt fin. Je crois qu’on pourrait dire que j’ai un nez «grec classique». Tiens, je prends le petit miroir et je tourne mon visage de profil. En tout cas il n’est pas retroussé, mais il n’est pas non plus cabossé, c’est un joli petit nez droit. J’ai rencontré quelques personnes qui m’ont dit que mon visage doit tout son charme à ce nez. Sans doute en va-t-il ainsi pour tout le monde, le nez est maître du visage, c’est lui qui donne le ton. Ah oui, je n’ai rien dit des yeux. Qu’en penses-tu, je les ai de quelle couleur?

— Oh, il n’y a pas beaucoup de possibilités. Je pourrais énumérer toutes les couleurs possibles: bleu, vert, gris, brun clair, presque noir.

— Robert, n’as-tu vraiment pas un brin de sens artistique? Tu aurais pour le moins dû entendu dire que les artistes distinguent plus de cent tonalités de bleu et que surtout en rapport avec les yeux on compte autant de nuances de marron? Tu dois savoir aussi que la couleur des yeux est changeante. En fonction de l’état d’esprit, mais aussi de l’objet regardé. Pourtant je ne crois pas que les yeux soient le miroir de l’âme. Ils apprennent très vite à tromper, ce que d’autres muscles du visage ont beaucoup plus de mal faire… Oui. Mais après ce discours moralisant je ne suis pas beaucoup plus maligne que toi. Mes yeux sont bleus, d’un bleu relativement foncé. Quant à savoir sous quelle appellation cette couleur figure dans les catalogues des artistes ou des décorateurs, je n’en sais rien. En tous cas ils sont suffisamment profonds, Robert, pour que tu t’y noies…

— C’est ce dont je rêve, rétorqua Robert sans que Lisa lui eût rien demandé.

— Je t’en prie, ne m’interromps pas pendant que je parle. Je raccourcis. J’ai les cils longs et assez sombres mais en général je dois donner un coup de pouce à la nature et je mets du rimmel. Les paupières, je ne me les maquille presque pas ou bien je le fais très discrètement. Et de manière générale, je n’ai pas de comptes à rendre sur mon maquillage. Comme d’ailleurs aucune femme. Elle est belle ou elle attire l’œil, c’est tout; comment elle s’y prend, cela ne regarde pas les hommes. Les hommes peuvent offrir aux femmes des boîtes à maquillage, mais qu’ils ne nourrissent pas l’espoir de tomber juste. Tu m’as compris, je parle en théorie. Tu me demanderas peut-être si on m’a offert des boîtes à maquillage, mais je ne te le dirais pas. Poursuivons. Des pattes d’oie au coin des yeux, qu’on se le dise, je n’en ai pas encore. Une précision qui peut toujours être utile. Mes oreilles sont petites et très mignonnes. As-tu entendu parler d’un artiste célèbre qui recommandait aux femmes de se faire faire des opérations de chirurgie esthétique pour mettre une oreille à la place du nez au milieu du visage? Moi je ne ferais jamais une opération pareille, parce que, comme je l’ai dit, je suis satisfaite de mon nez. Non seulement parce qu’il me permet de respirer et de sentir les odeurs, mais aussi parce qu’il est esthétique. Mes oreilles aussi, mais chaque chose à sa place. Et les artistes ne sont pas juges suprêmes en matière de beauté. À ton avis, qu’est-ce que j’ai comme boucles d’oreille? Vas-y, envoie!

Robert renifla; il semblait en difficulté. Au bout d’un moment il dit:

— Peut-être en or, en forme de trèfle à quatre feuilles, ça porte bonheur.

Lisa éclata de rire.

— Raté. Les petits cochons roses aussi portent bonheur, mais je n’en porterais jamais aux oreilles. Tu veux encore chercher? Tu donnes ta langue au chat? Comme tu veux. Alors c’est moi qui vais donner la réponse: je n’en porte pas. Et je n’ai pas non plus de trou. Aurais-tu réussi à deviner? Peut-être que oui, parce que tu sais déjà une ou deux choses de moi. Même un peu trop, je trouve. Parfois je me demande pourquoi je te parle tellement, tu n’as absolument rien fait pour le mériter. Enfin, passons. On peut choisir les gens à qui parler. Moi, je t’ai choisi. Je devrais le regretter, tu crois? Es-tu heureux, que je t’aie choisi?

— Je le serais si tu me tourmentais moins, lança le malheureux Robert.

— Moi, te tourmenter! Justes cieux! Comment je pourrais, moi l’infâme, tourmenter ce pauvre petit innocent?

— Tu vois, tu continues à m’asticoter verbalement. Mais tu me tourmentes surtout autrement. Tu sais bien comment. Pas besoin de te faire un dessin.

— D’accord, Robert, nous en reparlerons plus tard. Pour l’instant, la description du criminel est restée en suspens. Peut-être ne souhaites-tu pas savoir ce qu’il y a plus bas?

— Je veux que tu racontes, lui signifia Robert. Puisque c’est tout ce que j’obtiens de toi.

— Allons, ne commence pas à pleurer, mon pauvre Robert. Moi je ne pleure pas, je n’ai pas la bouche tordue. Je peux te dire que j’ai aussi une jolie bouche, j’ai une bouche même spéciale. Ni un trait effilé, ni un bec d’oie, ni deux grosses lèvres proéminentes. Sur la lèvre supérieure, un peu de duvet mais pas beaucoup. On dit d’ailleurs que c’est une marque de caractère passionné. Tu en as entendu parler? Des petites cavités au coin des lèvres montrent que je suis douce, sensuelle, attirante. Le dessin de la lèvre supérieure est ondoyant, en forme de cœur comme on dit, les coins des lèvres sont un tantinet relevés. Bref, la bouche d’un être joyeux et positif. La lèvre inférieure est un peu plus fournie, cela doit être sans doute bon de la prendre dans sa bouche et de la sucer. Toute la question est de savoir s’il se trouve au monde une personne suffisamment digne de confiance. Tu remarqueras que je n’ai pas dit une personne de valeur, j’ai dit «digne de confiance». Poursuivons. As-tu jamais regardé des gens parler, alors que pour une raison ou pour une autre tu n’entends pas ce qu’ils disent? Par exemple à la télévision, quand il n’y a pas le son? Ou même dans la vie, quand on vous parle une langue totalement étrangère? Les mouvements de la bouche ne donnent-il pas à entendre sans ambiguïté quel est le portrait moral de l’orateur, son degré d’intelligence, son tempérament, sa vivacité? Oui, Robert, c’est comme je te le dis: la bouche est la partie la plus importante de l’homme. Moi, c’est clair: si la bouche de quelqu’un me plaît, son propriétaire aussi peut me plaire. L’inverse est assez rare: qu’une bouche soit désagréable alors que la personne ne présente aucun défaut. Dis, Robert, je ne t’ai pas encore fatigué? Nous pouvons peut-être faire une pause, je m’habille, sans quoi je vais prendre froid.

— Continue je t’en prie. Même si la bouche est la chose la plus importante, je veux aussi entendre parler du reste.

— Naturellement la bouche est la chose la plus importante! C’est la nature qui en a voulu ainsi. Regarde les animaux les plus élémentaires. Beaucoup d’entre eux n’ont pas d’autre partie du corps que la bouche. C’est par là que rentre tout ce dont le corps a besoin, et que sort ce dont l’esprit a besoin. Tout le reste c’est de l’auxiliaire. Même les Français, qui sont hautement civilisés, disent comme tu sais que la première des jouissances dans la vie c’est manger. Les autres peut-être ne le disent-ils pas clairement, mais ils ne manquent pas de le penser. Même les Chinois, avec leurs tables où il peut y avoir jusqu’à deux cents mets différents, mais aussi seulement une poignée de riz. À propos, qu’est-ce que tu préfères? Moi, c’est le chocolat. Si j’étais maître queux, je mangerais aussi d’autres choses. En tout cas, Robert, garde-toi bien de me faire la cour, tu mourrais de faim. Je sais très bien que l’amour, ça passe par le ventre. Quand une femme tombe amoureuse, elle peut même apprendre à faire à manger pour son homme. Mais avec moi, pas de risque. Tu l’as peut-être compris, Robert, je suis un petit soldat de plomb inébranlable. Là-dessus tu peux me répondre, non?

— Oui, oui, renifla Robert. Ai-je bien assez mendié pour que tu me dises ton nom de famille…

— Attends, je t’en prie, ne passe pas sur le terrain personnel. Nous en sommes à la description extérieure. Nous jouerons à la cabalistique une autre fois. Tu aimes bien faire des mots croisés, non? Ce que je voulais encore dire, à propos du manger, c’est que les habitudes alimentaires sont l’un des traits les plus conservateurs chez l’homme. Les goûts de l’enfance restent toute la vie et on n’intègre des plats nouveaux que très lentement. C’est pourquoi le monde souffre tellement de la faim. Mais si tu penses que manger des chocolats m’a fait grossir, tu te trompes. Mais je ne suis pas non plus un paquet d’os, j’ai des formes rondelettes tout à fait plaisantes. On y reviendra. D’abord, parlons de ce qu’il y a au-dessous de la bouche. Le menton évidemment. Le mien n’est pas rond, mais comme on dit horizontal, délicat, pas trop allongé. Tu saisis? Bref, un joli menton, pas excessivement volontaire. Tu remarqueras, Robert, que même si j’ai à plus d’une reprise utilisé à propos de tel ou tel détail le mot «joli», cela ne veut pas dire que je me prends pour Dieu sait quelle beauté. Ces détails isolés et tout à fait suggestifs ne s’harmonisent pas aussi parfaitement qu’on pourrait le croire. Bien sûr, c’est aussi une question d’angle d’exposition. Il serait souvent possible de faire ressortir juste l’élément le plus significatif de son physique, et de s’en servir pour se valoriser, mais on n’a pas le caractère à cela. Par exemple certaines jeunettes se mettent en tête qu’elles sont plutôt des garçons, elles portent toujours des pantalons, les cheveux courts, et ont des manières anguleuses: il n’en faut pas plus pour faire une garçonne. Je ne veux pas dire que mon cas soit de ce genre. Le caractère, on y viendra par la suite. Bien sûr, si tu n’es pas lassé de cet égocentrisme, et de ce perpétuel papotage sur un unique sujet — moi — comme si j’étais la chose la plus intéressante au monde. Robert, tu ne t’es pas encore endormi?

— Non, répondit une voix véritablement ensommeillée. Comment pourrais-je dormir, quand la partie la plus intéressante est à venir!

— Tu as raison. On en vient au cou. Je l’ai très long et élancé. Ni double menton, ni pomme d’Adam. C’est moi Ève, et c’est moi qui ai enfoncé la pomme dans la gorge d’Adam, pas le contraire. Sur le cou aussi, on peut trouver plusieurs endroits faits exprès pour être embrassés, mais je ne te les révèle pas. Je ne te dirai pas non plus s’ils sont ou non inviolés. Je suis, comme tu vois, mystérieuse. Ensuite viennent naturellement les épaules. Elles sont arrondies et féminines. Plutôt basses qu’excessivement équarries. Comme tu sais, cela témoigne d’un naturel tendre. De manière générale, je suis un être bon et gentil, mais restons-en à la description de mon physique. Dis, est-ce que tu as quand même une image d’ensemble du visage ou tu n’as retenu que des détails isolés?

— À franchement parler… entendit-on dans l’écouteur.

— Donc parfois il est franc aussi. Ah les hommes, combien de facettes n’ont-ils pas!

— À franchement parler, l’ensemble n’est formé que de détails, bien que j’aie essayé de les assembler…

— Et qu’as-tu réussi à assembler?

— Quelque chose qui ressemble à un crocodile, reconnut le jeune homme en toute sincérité.

Lisa poussa un cri.

— Tout juste! Voilà ce que je suis! Depuis mon enfance je vais au jardin zoologique et j’essaye de deviner à qui je ressemble. C’est toi enfin qui l’as dit. Merci! Tu viens de résoudre l’énigme de ma vie!

— Tu fais certainement un très joli crocodile, Lisa. J’aimerais te caresser! Donne-moi la permission, ne reporte pas la chose indéfiniment!

Jolie partition. Très doué pour le pipeau — elle était bien obligée de le reconnaître.

— Bien sûr. Un jour sans aucun doute, parce que j’aime terriblement être caressée. Aussi bien dans le sens du poil qu’inversement. Sais-tu que les crocodiles ont des écailles? Comme les poissons. Tu n’en as jamais entendu parler? Dis, mais tu n’as donc jamais vu de crocodile! Et tu me compares à ce cher animal! Veux-tu vraiment que je fonde en larmes?

Lisa commençait à avoir frisquet. Elle raccrocha et se rhabilla. Le froid l’avait pénétrée. Il faudrait boire un café chaud, se dit-elle; elle toucha le pot, le café avait refroidi. Elle n’eut pas le courage de le réchauffer. Elle prit dans l’armoire une couverture, s’enroula dedans, se lova sur son divan.

Le téléphone sonna. Elle le débrancha.

Elle feuilleta une revue de mode, qui se trouvait sous toutes les autres. Elle se souvint que c’était dimanche. Aujourd’hui on n’a le droit de rien faire. Ce serait contraire au commandement. On a le droit seulement de respirer. Elle inspira plusieurs fois profondément, après quoi elle fut d’avis que c’était un lourd travail.

Après avoir fait une nouvelle marque sur une rubrique de la revue qu’elle venait de feuilleter, elle pencha la tête, regarda le papier, et se sentit satisfaite. Le papier se remplissait peu à peu de traits, c’était son travail à elle.

Et puis elle eut envie de Robert. Il y avait dans ce sentiment quelque chose de matriarcal. Elle aurait voulu avaler l’invisible jeune homme. Peut-être était-elle vraiment un crocodile?

Et ce gros bêta qui continue à téléphoner, il veut savoir à quoi ressemblent ses seins… Il croit encore qu’elle a mal pris sa comparaison avec un crocodile et que pour cette raison elle a arrêté la conversation.

Pendant un moment, elle fut tourmentée par l’idée de lui avoir fait du chagrin. Pensée savoureuse, délicieux tourment.

Sa main cependant, de sa propre initiative, totalement indocile, se tendait vers le combiné, et se mettait à composer le numéro. Mais dans l’écouteur pas le moindre signe de vie. Le téléphone s’était manifestement abîmé à l’usage. Les fils avaient grillé. Un homme à bottes de fer avait mis le pied sur la ligne, grinçant, pour freiner dans le monde le cours des affaires de cœur.

Et puis alors? Il est abîmé, un point c’est tout. Que les choses s’abîment, cela aussi était dans l’ordre des choses. Plus c’est compliqué, plus cela arrive facilement. La technique aussi l’a prouvé. Il doit sans doute y avoir une formule à ce sujet: la sécurité de fonctionnement est inversement proportionnelle au nombre de détails du système.

Si les régimes totalitaires sont efficaces, c’est parce qu’ils se limitent à des règles simples. Paf dans les dents, et l’affaire est réglée. Pourvu que Lisa n’aille pas dans son petit coin se mettre à rabâcher la politique!

Le mécanisme le plus compliqué, c’est l’être humain. Voilà d’ailleurs pourquoi il s’abîme si facilement. Les relations entre les gens sont un tantinet plus simples, mais elles aussi s’abîment.

Par exemple, on a froid. On est enveloppé dans une couverture, mais on tremble. On va à la salle de bain, on met le bouchon dans le trou et on laisse couler l’eau chaude. L’eau coule trop lentement et voilà que notre petite personne aux ongles des orteils vernis se met à trembler. Puis la salle de bain se remplit de vapeur, et elle ne tremble plus. Mais elle a toujours froid aux pieds. Elle essaye de les plonger dans l’eau, l’eau est trop chaude.

Il fallait réaliser cette image. Lisa s’exécuta. Elle se coucha dans la baignoire, sa tasse de café sur une boîte de rangement, une revue de mode à la main. Tout ce qui lui manquait c’était le chocolat et la célébrité mondiale. La boîte de bonbons était terminée, et la célébrité pas encore atteinte. Mais ça viendra, pensa Lisa, pas moyen d’y échapper. Un jour par exemple elle se mettrait à écrire et toutes ses connaissances seraient obligées d’admirer l’originalité de son style. C’est d’ailleurs ce qu’elle fait, elle ne cesse de se parfaire. Elle a de jolis genoux arrondis, une solide imagination, pourquoi ne pourrait-elle pas devenir une écrivaine célèbre, qui écrit dans sa baignoire des romans sentimentaux…

À nouveau, elle sentit le manque de Robert. Pour la deuxième fois le même jour. Un peu trop souvent, se gourmanda-t-elle.

Dans la salle de bain il n’y avait pas de téléphone. Il faudra en faire installer un, si elle se met à vivre dans son bain. Pour pouvoir d’un seul coup régler directement toutes ses affaires.

Même le plaisir finit par lasser. Sur cette profonde constatation, elle se leva. Elle se sécha avec une grande serviette éponge. Quand le dessus fut sec, et même ce qui n’avait pas encore été décrit au public, elle sortit de la baignoire un de ses jolis pieds, le posa sur le rebord et en sécha les innombrables replis. À tout hasard elle ferma les yeux, pour que les autres ne la voient pas.

Puis, les pieds séchés, elle entra dans ses chaussons fourrés et sentit qu’elle vivait juste au bon moment. Un moment où le monde était au plus haut de son développement, la catastrophe n’allait pas tarder, mais elle aurait le temps de mourir avant. En laissant aux extraterrestres un recueil de ses œuvres choisies en trente volumes.

La pensée de la mort était tout à fait hors de propos. Lisa avait tout juste l’intention de commencer à vivre. Se prendre par la main, et ne faire rien d’autre: vivre.

C’est dans cet objectif qu’elle s’habilla chaudement. Elle rebrancha le téléphone et appela.

Robert existait, et pleinement. Entre-temps, avait-elle pensé, il s’était peut-être fâché, il était parti chercher une autre fille. Eh bien qu’importe, mieux vaut qu’il s’éloigne au bon moment…

Peut-être Robert se déplaçait-il en fauteuil roulant, et il était toujours joignable au téléphone? Lui était-il arrivé d’appeler quand il n’était pas à la maison? Elle ne s’en souvenait pas. Elle appelait toujours le dimanche, jour où les robots ne travaillent pas.

Est-ce qu’il n’a pas de petite amie, pour qu’il passe ses dimanches assis sur son fauteuil? À moins que sa petite amie ne soit Lisa et qu’il attende ses appels? Elle est bavarde, mais elle ne se mêle pas de la vie privée de Robert, elle ne pose pas de questions.

Elle dit:

— Salut Robert! Ça fait longtemps qu’on n’a pas parlé! Est-ce que tu es parti en mission quelque part, ou à l’étranger?

— Non, j’ai l’impression que c’est toi qui es partie, ma chère tourmenteuse. Tiens, il a appris des choses entre-temps! Des formules à vous faire frissonner…

— Oui, Robert, bien que cela me regarde, je ne veux pas te cacher que j’étais tout dernièrement sur l’équateur. Je vérifiais que la ceinture était bien attachée autour de la terre.

— Et alors, Lisa?

— Pas de problème. Si tu t’accroches bien de toutes tes dents au dossier de ta chaise, il ne t’arrivera rien de mal. Ceux qui y sont allés disent que dans le cosmos il fait froid. Cela vaut la peine de ne pas lâcher cette terre.

— Lisa, tu as laissé quelque chose inachevé…

— Ahah! Tu veux savoir à quoi ressemblent mes seins. Je t’avoue qu’entre-temps je les ai prêtés. Quand on me les rendra, je te les décrirai. En attendant, contente-toi de ce qu’il y a. Par exemple des doigts de pieds. J’ai fait en ton honneur une pédicure. Avec du vernis rose. Dis-toi bien que mes orteils aussi sont jolis, on pourrait les mettre en vitrine. Mais maintenant j’en ai assez de décrire mon physique. Je voudrais décrire l’intérieur. À l’intérieur réside un grand écrivain. Je viens tout juste de comprendre qui diable s’agite en moi. Je l’ai attrapé par l’oreille, et j’ai vu que c’était un écrivain, un vrai. Tu sais quel genre d’animal c’est? L’un des plus vaniteux de l’espèce humaine, bien qu’il fasse semblant d’être complètement absorbé par soi. Si certains ne supportent pas qu’on complimente autrui, les écrivains ne supportent pas qu’on ne les complimente pas eux…

— Attends, Lisa. Qu’est-ce qu’ils ont ces écrivains, pour que tu en parles autant? Si tu veux des compliments, je peux t’en dire du matin au soir, et encore mieux du soir au matin.

— Et quoi encore?! S’il te plaît ne m’interromps pas quand je parle. Tout à l’heure tu m’as traitée de crocodile, assez de compliments pour aujourd’hui, point trop n’en faut. Si les écrivains ne te plaisent pas, je peux apprendre un peu et devenir académicienne. Et si cela aussi ne te plaît pas, j’apprendrai encore plus et je ferai couturière. Mais de manière générale, je n’ai aucune envie de me conformer à tes goûts. Je sais faire mon autocritique, j’ai assez à faire avec moi. Et maintenant, Robert, dis-moi maintenant, qu’est-ce qu’il faudrait encore que je te raconte? Pour l’instant j’ai des forces, je pourrais te distraire avec mes propos spirituels, non?

Robert poussa un soupir profond et sincère.

— Tout le temps j’ai attendu de pouvoir te proposer des sujets de conversation. J’ai plusieurs choses à te proposer tout de go. Avant tout je voudrais un poème dont chaque vers commence par une lettre de ton nom de famille, de manière à ce qu’on puisse le lire de bas en haut. Puis décris la rue et la maison où tu habites. Enfin, rédige une invitation dans le style le plus raffiné, comme si l’invitante était une haute dame de la cour du Japon au Moyen-Âge, qui convie un roi étranger.

— Mouais… rétorqua Lisa, et fit une pause, l’une des plus longues de sa vie.

C’était elle qui avait gentiment promis à l’autre de choisir le sujet. Mais aucun ne lui plaisait. Ils étaient tous beaucoup trop orientés vers un but pour rester tout simplement sur le terrain artistique. Elle dit:

— Ça ne me va pas. Tu as formulé tes désirs, maintenant je sais à qui j’ai à faire.

— À savoir? demanda Robert, surpris. Lisa se mit à réfléchir à haute voix.

— On pourrait trouver plusieurs noms. Par exemple « pot de colle ».

— Ce qui veut dire?

— Un pot de colle est quelqu’un qui vient au lieu d’aller. Qui a le plus souvent des opinions fausses. Il pense vouloir, et cela seulement parce que l’autre ne veut pas — faire connaissance, je veux dire. C’est clair maintenant, ce que c’est un « pot de colle »?

— Bon d’accord, je suis un pot de colle. J’ai même pressé l’écouteur contre le mur oriental de ma chambre, bien que je ne sache pas si tu habites vers l’est ou vers l’ouest. Mais maintenant, tu pourrais développer les thèmes que je t’ai donnés.

Lisa fit de la main un geste d’indifférence.

— Soit. Je ne sais pas faire des vers, et mon nom de famille je ne te le dirai pas. Cela te simplifierait trop la vie. Un jour, par inadvertance, je t’ai dit mon numéro de téléphone, après quoi j’ai dû me débrouiller pour le changer. Prends l’annuaire de cette année, cherche le numéro et tu apprendras mon nom. Il te suffira de faire le tour de quelques millions de noms. Tous les parcourir ne devrait pas être une entreprise trop dure pour un jeune homme appliqué. Si bien sûr il prend ses désirs au sérieux…

— J’ai essayé, reconnut Robert. C’est pourquoi maintenant je porte des lunettes. C’est écrit si petit…

— Bien sûr. Si pour toi le petit inconfort de porter des lunettes compte plus que me trouver dans la poubelle du monde, laisse tomber. Mais ne va pas vouloir que je tombe dans les bras d’un jeune homme aussi superficiel…

Robert eut un long soupir et ne répondit pas.

— Ma rue et ma maison, je peux les décrire. Ma rue est croisée par d’autres rues, et parallèle à beaucoup d’autres. Des deux côtés il y a des maisons. Il y en a des plus grandes et des plus petites. Il y a peut-être même quelques magasins, mais je n’en suis pas sûre. Je ne fréquente pas les magasins. On me livre les boîtes de chocolat par la fenêtre à l’aide d’une corde. Qui le fait, je n’ai pas cherché à le savoir. Cela me convient. La maison aussi, je peux te la décrire avec précision. Son mur le plus important est élevé le long de la rue. Elle a beaucoup de fenêtres. Je ne les ai jamais comptées. La maison est peinte, mais les intempéries ont taché les couleurs. Le jour où la nuance de la couleur me reviendra à l’esprit, je te la dirai. Dans la maison il y a des couloirs et des appartements. On ne va pas directement d’un appartement à l’autre, il faut passer par la cage d’escalier. Est-ce bien tout? Qu’est-ce que je pourrais ajouter?

— Le nom de la rue et le numéro de la maison.

La demande était claire.

— Oh mon pauvre Robert! Mais c’est la première fois que j’entends que les rues ont des noms et les maisons des numéros! Moi je pensais que c’était le contraire, parce que les gens ont des noms et la maison est beaucoup plus étroitement liée à eux que la rue. Dans la rue, à mon avis, les gens essayent d’être anonymes.

Robert avait très bien appris à soupirer. Il dit:

— J’ai parfois l’impression que tu me mènes par le bout du nez. Dis-moi, est-ce que ce sentiment correspond à la réalité?

— Dieu m’en garde! s’écria la jeune fille. Je n’arrive même pas à me mener moi-même par le bout du nez, Robert! J’ai tout simplement de l’imagination. Nous sommes visiblement toi et moi de signe contraire, c’est pourquoi nous n’arrivons pas à nous rencontrer. Comme l’affirme une théorie douteuse, cela pourrait même être dangereux: il se produirait une annihilation et nous cesserions l’un et l’autre d’exister.

— Ce serait en tout cas quelque chose d’unique à ce jour dans l’histoire de l’humanité. Ne serait-ce que pour cela, ça vaut la peine d’essayer. Sacrifions-nous et nous deviendrons célèbres.

Robert labourait obstinément son sillon.

— Je ne crois pas que cette théorie soit juste. C’est pourquoi ce n’est pas la peine de jouer son va-tout. Ah oui, je devais aussi te rédiger une invitation suivant les règles japonaises de politesse. Je vais essayer mais, s’il te plaît, ne ris pas si le résultat est maladroit. Alors écoute; cherche-moi, oh mon ami, parmi les vents de l’univers, moi l’unique parmi les feuilles flétries; trouve-moi dans le sable du rivage, petit grain parmi des millions de grains de sable, distingue-moi par ta venue sous les lanternes multicolores du monde, et que ta visite illumine mon cœur solitaire jusqu’à la fin de mes jours et me console des soucis de la vieillesse. Viens auprès de moi, ô clarté, viens dissiper dans mon âme blessée les ténèbres de la vie. Hein? N’est-ce pas bien dit? Comme dans un livre!

— Oui, tu pourrais devenir écrivaine — pas écrivain, pas même sous un pseudonyme d’homme, cela pourrait pousser les mauvaises hormones à se reproduire. Mais cela pour l’instant m’intéresse moins qu’accepter ton invitation.

— Essaye donc de me faire une jolie réponse, lui renvoya Lisa.

— Bien, je vais essayer, répondit le jeune homme.

On entendit dans le combiné le grésillement de ses cellules grises.

— Écoute: rien dans ma vie ne m’a jamais rendu plus heureux que ton invitation; si j’étais vent, je te porterais, unique feuille, miracle de la botanique; si j’étais excavateur, de ma patte puissante je trouverais l’unique grain d’or dans le sable du rivage; je viens à toi parce que ta lumière m’attire, la mienne n’est que le reflet de ton puissant projecteur… Ouf, je suis en nage, commenta Robert, heureux. Il avait l’air content de son travail intellectuel.

Même Lisa dut dire:

— Bravo, Robert! Nous pourrions continuer à tenir sur ce même style nos conversations téléphoniques. Cela rendrait la vie beaucoup plus belle. Mon passage à moi était bien sûr plus lyrique, mais le tien plus viril. C’est saisissant, comment tu as réussi à utiliser la technique moderne dans l’art de la séduction. Je ne pense bien sûr pas à cette technique-là, je pense aux excavateurs et aux projecteurs…

— Eh bien qu’y a-t-il de mauvais à cela? rétorqua Robert.

Lisa n’aimait pas qu’on interrompît son discours. Cela pouvait même la faire taire. Pourquoi pas, c’était même fatal si l’autre coupait le fil de ses idées.

Mais Lisa était une demoiselle expérimentée. Elle réussit à enchaîner:

— S’il y avait un ingrédient superflu, c’était peut-être cette patte puissante. Qui prend aussitôt des dimensions symboliques. Quelqu’un de plus vicieux pourrait même y voir soulignée une certaine partie du corps. Moi je ne suis pas capable de penser de manière si bête. Pour résumer: entraîne-toi, on fera de toi quelqu’un…

Entre-temps Robert semblait pressé. Il dit:

— Merci pour l’espoir. Mais vraiment je voudrais venir te rendre visite, et le plus tôt sera le mieux…

Là-dessus, Lisa raccrocha. Qu’aurait-elle pu faire d’autre?

Aussitôt le téléphone se mit à sonner impétueusement. Mais elle ne décrocha pas, parce qu’elle se souvint qu’entre-temps elle avait changé de numéro.

Que devait-elle faire avec ce garçon? Le laisser s’approcher et la pénétrer physiquement, mentalement, spirituellement? Adieu la liberté…?

Attendre d’un seul homme satisfaction sur tous les plans est sans doute folie. Seul l’aveuglement de l’amour pourrait aider. Dans quel Bottin aller chercher quelqu’un nommé « amour »?

Lisa s’étudia dans la glace. Est-ce que cette dernière pensée avait fait changer son visage? Elle ne comprenait rien. Manifestement elle n’était pas amoureuse.

Mais pourquoi dans toutes ses histoires y avait-il un personnage du nom de Robert? Un héros tantôt plus tantôt moins négatif?

Elle pourrait prendre Robert à la maison. Le lundi se faire séduire, le mardi violer, le mercredi frapper, le jeudi se lamenter — ce dont elle est incapable — le vendredi subir une humiliation, le samedi le laisser se livrer à un commerce infâme. Est-ce qu’un seul et unique partenaire téléphonique pourrait s’en sortir?

Un grand dégingandé, un homme réel, affalé dans son fauteuil et qui suivrait d’un regard indifférent ses mouvements gâcherait ses belles histoires par son naturel, son égoïsme, ses prétentions.

Lisa serait-elle un être écœurant de rationalité? Qu’elle tombe amoureuse, qu’elle fasse le grand bond, et la vie changerait aussitôt. Elle cesserait de voir, d’entendre, elle aimerait, tout simplement.

Des choses pareilles ne se discutent pas. Quand ça vient ça vient. Sans qu’on le remarque. Voilà que les poumons, les foies, les rates se mettent à fonctionner d’un même rythme, et que le sang afflue là où il n’y en a pas spécialement besoin.

Alors, tomber amoureuse de Robert ou pas? Lui poser la question?

Elle allait tendre la main vers le téléphone, mais se ravisa. Elle pensait encore être en mesure de prendre une décision. Le jeune homme n’avait pas manqué de s’offrir à elle, plutôt deux fois qu’une. Que lui dire de nouveau?

Elle devait en quelque manière réorganiser son mode de vie. Le temps que la tornade lui tombe dessus. Encore heureux s’il n’arrivait rien d’autre, et qu’elle puisse continuer à vivre comme avant.

Elle feuilleta un gros annuaire. Elle n’avait pas l’intention de tomber sur un autre Robert. Elle trouva le numéro d’un presbytère, appela.

— Bonjour, je suis une pauvre enfant perdue. Pouvez-vous me donner un conseil secourable?

À l’autre bout du fil, un répondeur automatique. Qui demandait de laisser un message à la chancellerie du dimanche après le bip sonore. Quand le bip eut résonné, Lisa dit:

— Au secours, je plonge dans l’abîme du péché!

Et elle raccrocha.

Puis elle réfléchit, et eut honte de ce qu’elle venait de faire. Lundi matin, le pasteur irait au boulot, trouverait le message de Lisa et penserait que le genre humain courait à sa perte, il commencerait à se démener, et c’est lui qui finirait par se damner.

Il faudrait rappeler et expliquer au répondeur que c’était le problème personnel de Lisa.

Son doigt composa automatiquement le numéro de Robert. Étonnée Lisa lui dit:

— Toi Robert? T’es-tu métamorphosé en répondeur automatique?

Ou bien l’as-tu été tout le temps?

— Pourquoi entre-temps ton téléphone était occupé? demanda Robert avec fougue. Qui appelles-tu encore à part moi?

De quel droit Robert lui demandait-il des comptes? Elle essaya de se montrer indignée.

— J’en ai encore deux des comme toi. Je ne t’en ai vraiment jamais parlé?

— Jamais, répondit Robert d’un ton sinistre. Je ne te crois pas. Où trouverais-tu le temps?

— Tout simplement tu ne veux pas croire, c’est plus confortable pour toi, affirma Lisa. Regarde comme le hasard fait bien les choses: les deux autres aussi s’appellent Robert. Mais ils sont complètement différents de toi. Mais ce n’est pas tout à fait un hasard. Je vous ai choisis tous les trois du même nom, pour ne pas faire des confusions involontaires.

— Attends, Lisa. Si tu ne m’invites pas aussitôt chez toi, au moins continue ce que tu as promis. Poursuis ta description.

Il essayait d’être accommodant.

Elle répondit:

— Non Robert. C’est une étape révolue. Nous avons depuis longtemps dépassé l’intérêt pour les choses extérieures. En nous parlent des voix plus élevées, plus compliquées, plus profondes. Elles ne perdent pas de temps avec ce pauvre corps. Je pourrais par exemple te décrire ce que je ressens les dimanche matin, quand un Robert vient juste de partir de chez moi…

— Je ne te crois pas! lui signifia Robert.

— C’est ton affaire, mon cher ami. Mais le serpent du soupçon demeure, n’est-ce pas? Et pourquoi ne devrais-je pas avoir quelqu’un? Je ne suis pas si jeune, que je puisse satisfaire tous mes besoins au téléphone.

— Tu t’es mise dans la peau d’une religieuse, d’une prostituée et d’une femme de diplomate. Pourquoi ne pourrais-tu pas t’inventer toutes sortes de Robert? demanda, astucieux, le jeune homme.

— Oh, rien ne m’en empêche, mais ces deux-là sont vrais. L’un est un jeune homme grand et sérieux, un sportif connu, qui a un rapport très droit à la vie. L’autre est un éternel plaisantin, tellement farceur qu’avec lui je suis tout le temps pliée de rire. Ils se complètent parfaitement; si tu me demandais lequel des deux me plaît le plus, je ne saurais que répondre…

— Je ne t’ai rien demandé à leur sujet, et je ne t’ai pas demandé de me les décrire. Ce que je voudrais connaître, ce sont les noms de ces hommes que tu traites affectueusement d’abrutis et Dieu sait quoi encore. Celui qui a défloré Élise, qui a violé Lison, qui a rossé Lisbeth, qui n’a pas pu venir à bout d’Élisabeth, que Lise a effrayé et qui a essayé de faire affaire avec Lisette. Comment ils s’appellent? Hein?

— Pas la peine de lancer l’hameçon, l’interrompit Lisa. N’importe comment, je ne te le dirai pas. Je veux garder moi aussi quelques secrets. Tu es un chouette gars, pourquoi devrais-je t’imposer des souffrances? De plus, bien sûr ils sont vrais, mais ils sont aussi en partie inventés par moi. De telle sorte que personne d’autre ne devrait vraiment avoir affaire à eux. J’aime autant te parler de ces deux, que tu pourrais un beau jour rencontrer sur le pas de ma porte ou quelque part en ville…

— Je vais te dire, Lisa! fit une voix en colère. Eux, je ne veux rien en savoir. Les autres en comparaison sont bien plus intéressants.

Tiens donc, il peut même se fâcher. Ce garçon énergique pourrait même un jour commencer à lui plaire. Elle le tranquillisa:

— Chcht Robert, les voisins écoutent! Ils sont venus râler derrière la porte un jour où sans le faire exprès j’ai été trop bruyante en caressant les autres…

Robert se tint à sa ligne de conduite.

— Maintenant tu la boucles. Prends-en acte: cela n’a pas d’effet sur moi. Je n’y crois pas et je reste indifférent à toutes tes descriptions malpropres.

Manifestement, ce garçon saisissait quelque chose. La connaissait-il donc vraiment si bien à la voix qu’il savait distinguer les inventions des choses sérieuses? Mais elle n’avait jamais parlé avec lui sérieusement, comment pouvait-il faire la différence?

Continuer ses caprices n’avait pas de sens. Mais elle ne voulait pas reconnaître que ses histoires étaient des mensonges. La question resterait ouverte. Ce sont les choses ouvertes qui intriguent le plus, qui rendent la vie intéressante.

Elle dit:

— Bon d’accord, si tu ne veux pas, parlons d’autre chose. Par exemple de comment le dimanche matin je vais au marché et de ce que cette expédition m’apprend sur le monde.

— Mais quand diable y vas-tu? Tu commences tôt le matin à m’appeler, et il n’y jamais de pause suffisamment longue pour que tu aies le temps d’aller au marché, objecta le champion de la vérité.

C’était donc un être grave et sérieux qui était venu au monde. Il était rare qu’il accompagne Lisa dans ses jeux. Pourrait-elle jamais passer cinquante ans avec quelqu’un de semblable? Cette pensée déboucha sur une proposition inattendue:

— Que dirais-tu, Robert, si un jour nous nous prenions par la main et nous allions fêter nos noces d’or? Nous commencerions par là et nous tournerions à partir de là le fil de nos vies à l’envers?

— Est-ce une proposition de mariage? demanda Robert. Sa voix s’était détendue de quelques degrés.

— Prends-la comme tu veux, répondit Lisa.

Robert se montra constructif:

— Je devrais commencer par te voir. Et nous devrions essayer toutes sortes de choses, pour voir si nous nous convenons.

Tout de suite! Une jeune fille honnête parle mariage, et lui pense aussitôt au lit. La vie n’est pas faite que de cela. Il faut tenir sous le même parapluie, marcher contre le vent, voir le malheur de son prochain, c’est le quotidien du mariage. Au lit, les couples tirent pour la plupart leur épingle du jeu, mais ils ne se débrouillent pas forcément pour faire des œufs sur le plat, suspendre des tableaux au mur, raconter des contes de fées aux enfants, répartir l’argent, faire des plans d’avenir et les réaliser.

Lisa dit:

— Tu sais bien comment jadis les parents concluaient les mariages pour leurs enfants. Ils ne se voyaient pas avant le jour des noces, attendaient avec émotion ce moment. Après quoi ils vivaient plus heureux que ceux qui avant le mariage étaient passés par l’eau et par le feu. La responsabilité des couples formés par les parents revenait ainsi à une force extérieure, à des tiers. Une promesse seulement mutuelle était beaucoup plus facile à rompre.

— C’était il y a bien des siècles, fit Robert, peut-être à la cour. Dans bien des cas cependant, il y avait l’habitude de commencer à remplir dès l’enfance les accords conclus par les parents, les enfants s’habituaient l’un à l’autre en jouant et dans les travaux ménagers. Quand le partenaire était mal choisi, on rompait le contrat sans autres drames.

Eh bien voilà: deux versions soumises à la discussion. À peine était-il question de mariage que leurs points de vue divergeaient complètement.

— Si nos opinions sont à ce point différentes, nous devrions peut-être commencer carrément par un divorce? proposa Lisa.

Robert exprima son vœu:

— Moi je proposerais plutôt de tourner la bande dans le bon sens.

Lisa avait plusieurs possibilités d’être d’accord avec lui. Elle choisit la suivante:

— Si je te comprends bien, c’est toi que me fais à présent une proposition de mariage. En tout cas, je ne consens pas tout de suite, je prends le temps de réfléchir.

— Mais attends, attends enfin! rétorqua Robert. Je voudrais commencer par faire ta connaissance!

Lisa fondit en larmes. Sur un ton geignard, elle dit:

— Cela fait des dimanches que nous parlons au téléphone, je t’ai révélé tous les secrets de mon âme, et toi tu ne me connais pas encore. J’ai usé avec toi toute ma jeunesse et maintenant tu me rejettes…

— Bien au contraire. Mais avant je voudrais par exemple aller au cinéma avec toi, dit Robert. En un clin d’œil Lisa eut retrouvé son calme, il n’y eut soudain plus aucune trace de larmes.

— Est-ce qu’après le cinéma tu me conduirais tout de suite devant l’autel? demanda-t-elle, curieuse.

— Eh bien, fit le garçon en hésitant, il faudrait aussi aller au restaurant, prendre le soleil sur une plage, aller faire du ski de fond en forêt, et cætera.

— Et bien sûr au lit, ajouta Lisa. C’est ce à quoi tu penses d’abord.

— Eh bien oui, on n’achète pas un cochon dans un sac…

Il était cruellement concret.

Lisa fit semblant de rien. Elle répéta:

— Prendre le soleil, faire du ski de fond. Tu veux faire passer les années, et moi j’aurai le temps de me faner.

C’était bien sûr imprudent. Il aurait pu répondre que si Lisa devait se faner si vite, il n’en avait rien à faire. Mais il lui rétorqua:

— Commençons tout de même par le cinéma. Dès aujourd’hui. Au Forum il y a un très bon film.

— Malheureusement je ne peux pas venir, dit Lisa tristement.

— Pourquoi?

— Je boîte. J’ai une jambe plus courte que l’autre. J’ai eu la polio, c’est la conséquence.

Lisa exposa ainsi hardiment devant son fiancé la tragédie de son existence.

Robert garda son calme.

— Tu me racontes de nouveau des histoires. Quand tu m’as décrit ton physique, tu ne m’en as pas dit un mot.

— Nous ne sommes pas arrivés aux jambes, s’écria Lisa. Et tu ne m’as jamais demandé si mes bras et mes jambes étaient de la même longueur.

— Personne n’a jamais les bras exactement de la même longueur, déclara Robert. En ce qui concerne les jambes, je ne sais pas.

— Eh bien si tu ne sais pas, ne parle pas, l’interrompit Lisa. Je t’ai décrit mon physique de manière flatteuse, mais en réalité je ressemble vraiment à un crocodile.

— Les crocodiles ne boitent pas, fit Robert, étalant de nouveau au grand air ses immenses connaissances.

— Et pourquoi pas? répondit Lisa, surprise. Appelle un éleveur de crocodiles et demande-lui si certaines bêtes ne sont pas boiteuses.

— J’appelle bien à intervalles réguliers, mais le crocodile ne décroche pas, répondit spirituellement Robert.

Lisa sut apprécier. Elle dit:

— Bon d’accord, laissons le crocodile boiteux hors du jeu. Sans doute me laissé-je aller à mon imagination. Il n’empêche que je ne peux pas venir au cinéma.

— Je te redemande pourquoi. Il avait de la suite dans les idées…

— Je dois y réfléchir, dit Lisa, et elle raccrocha.

Elle devait constater que dans le courant de la dernière conversation leur relation avait évolué à grands pas. Même si ce n’était pas tout à fait la première fois qu’ils parlaient des problèmes du mariage.

Si les choses continuent de la sorte, où en seraient-ils le soir?

Le téléphone sonna, mais le crocodile ne répondit pas. Elle avait faim. Il faudrait avaler quelques petits garçons égyptiens, pensa-t-elle, encore dans sa peau de crocodile.

Elle ferma les yeux, tendit la main vers la bibliothèque et prit un livre. Elle espérait que ce fût le bon. Un livre de cuisine, qui apprend à préparer le chocolat. C’était un manuel d’initiation à la cybernétique.

Lisa essaya de nouveau, mais les yeux ouverts, et le résultat s’avéra autrement concluant. Elle découvrit plus d’une centaine de recettes de plats populaires, mais pas un mot sur le chocolat. Pourtant le chocolat existait; mais Lisa n’en avait plus.

Elle pourrait aller dans un magasin et en acheter, mais Robert pourrait pendant ce temps téléphoner. Et puis c’était dimanche, les magasins étaient fermés.

Elle pourrait essayer de le fabriquer elle-même. Elle ouvrit la porte de l’armoire de la cuisine, en sortit les boîtes les unes après les autres et en explora le contenu. D’après la couleur, la plus proche s’avéra être la boîte de gruau de sarrasin, bien que celui-ci fût très loin de la couleur brune du chocolat.

Lisa fit du gruau et s’étonna en le mangeant de constater qu’il avait un goût bizarre, qui ne ressemblait pas à celui du chocolat. Si le diable par plaisanterie mange des mouches, Lisa pouvait bien manger du sarrasin. Tous deux étaient des cadeaux de la nature, les unes déjà fatiguées de la vie, l’autre n’ayant pas eu de véritable vie. Comme des semences d’âmes au royaume des esprits. Deux types de vies: laquelle est-il plus injuste de détruire? Qui est le plus noble, Lisa ou le vieux diable?

Si elle prenait Robert pour mari, il faudrait se mettre à lui faire à manger. Comme dans les familles archaïques. Qu’est-ce que ça mange, au juste, les hommes? Peut-être des clous? En tout cas quelque chose de consistant, pas du chocolat.

Le chocolat, c’est très nourrissant, comme le prouvaient ses hanches, qu’elle n’avait pas décrites. S’agissait-il d’une spécificité propre à sa constitution ou d’un dépôt de réserves? Elle n’avait pas cherché à le savoir — c’est quelque chose qu’elle n’aurait pas inventé, et on ne pouvait pas faire confiance à un tiers. Les gens veulent se donner de l’importance et faire croire qu’ils savent tout, d’où cette fausse science qui s’accumule…

Elle ne se mit pourtant pas à lire le manuel de cybernétique et le replaça sur son étagère. C’était dimanche, il fallait s’occuper de Robert. Si ce jour-là, ce jour fatal, ses doigts s’étaient trompés sur le cadran du téléphone, si elle était tombée dans le champ d’écoute d’une jeune fille, elle aurait à présent une amie. Elles auraient pu parler à l’envi et se seraient comprises même sans s’écouter. Mais le champ de pensée des hommes n’était pas défriché. On entendait parfois dans leur bouche quelque chose d’inattendu, mais en général ils avançaient sur du solide. Trois ou quatre directions, une partie d’entre elles données d’avance par la nature. L’intérêt qu’ils éprouvaient pour les femmes, c’était de toute façon une bonne chose pour la vie; mais Lisa avait l’impression qu’ils n’avaient en vue qu’une seule fonction. Une fois celle-ci accomplie, ils tombaient dans l’apathie et se cherchaient un métier, pour tuer le temps.

Lisa avait entendu des femmes à la radio et à la télé. Elles s’occupaient assidûment de leur esprit. Ça voulait être compliqué, et ça exigeait que les hommes découvrent en elles une âme dont elles subodoraient seulement l’existence .

Non, la bouillie de sarrasin avait eu un mauvais effet. Elle s’était mise à faire la raisonneuse. Elle ferait mieux de feuilleter une revue de mode, elle pourrait ajouter un trait sur sa feuille. Après, il fait bon regarder les traits, avant de jeter la feuille qui en est couverte à la poubelle.

Il y avait dans sa vie quelque chose comme un manque. Lisa essaya de se rappeler, et cela lui revint à l’esprit: ce qui lui manquait, c’était le téléphone. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait parlé à personne.

C’est que l’être humain est une machine à paroles. Il tient tellement à souligner ce qui le distingue des animaux…

La jeune fille fit un numéro. Par hasard, celui de Robert. C’était le résultat de l’entraînement de ses doigts, non de son cerveau.

— Ah c’est toi encore, Robert? J’avais peut-être pensé appeler quelqu’un d’autre. Mais ton numéro semble venir tout seul. C’est sans doute mon subconscient. Qu’en penses-tu, pourquoi en va-t-il ainsi avec moi tous les dimanches: je pense à quelque chose de beau ou de très concret, et pourtant je t’appelle?

Le système des télécommunications lui renvoya une assurance écœurante:

— C’est parce que tu m’aimes!

— Oh, mon imagination ne va peut-être pas jusque là, fut la réponse que Lisa trouva. N’essaye pas de m’influencer. Je suis une faible femme, je pourrais me mettre à y croire. Et après, qui va payer les pots cassés? Ou bien tu crois que nous devrions commencer à nous aimer, ce serait plus facile de payer la note de téléphone?

— La note de téléphone, tu es seule à la payer, puisque tu n’acceptes jamais mes appels, observa Robert.

C’était tout à fait caractéristique. Lisa parlait d’amour et mentionnait à ce propos comme en passant la note de téléphone; lui s’emparait aussitôt de ce thème secondaire pour en faire l’essentiel. Elle en fit la remarque au jeune homme:

— Je te parle d’amour, et toi d’argent.

— Tu m’excuseras, protesta Robert, c’est moi qui ai commencé à parler d’amour!

— Ah oui, si tu avais commencé à me confesser tes sentiments, je t’aurais écouté et j’aurais essayé d’y réfléchir à mes moments d’énergie. Mais tu m’imposes ton amour. D’où tiens-tu que j’ai un quelconque besoin d’amour ou des énergies, ou une pratique?

— C’est le cas de tout le monde, répondit-il d’une voix pas très convaincue.

La réponse de la jeune fille témoigna d’une joyeuse surprise.

— Tu es sûr? Toi aussi, Robert?

Silence. Reniflements. Un autre talent masculin. Dès l’école ils ont la langue liée, rare sont ceux qui apprennent la rhétorique. Renifler est une activité qui compte dans leur vie.

— Dis-moi, Lisa, as-tu imaginé une raison de vouloir venir au cinéma avec moi? Et s’il te plaît, ne raccroche pas!

— Je n’ai pas la moindre intention d’aller au cinéma! s’écria Lisa. J’ai un mari idiot, des enfants doués et je n’ai absolument rien à me mettre sur le dos. Tu sais bien Robert, n’est-ce pas, que je suis heureusement mariée. Mon imbécile de bonhomme est presque parfait. Parfois je le considère comme un grand enfant. Tu as entendu dire, n’est-ce pas, que les hommes restent enfants jusqu’à la mort. Le mien a déjà soixante-dix ans, mais il fait très jeune…

Robert s’esclaffa d’un rire étouffé.

— Pourquoi tu ris? Tu ne crois pas que les gens vivent si vieux? Lis la Bible, tu verras ce qui est dit sur la vieillesse. En réalité, mon mari est plus jeune que toi. Tu m’excuseras, mais je juge d’après la voix et la façon de penser. Tu as une telle sagesse que j’en reste parfois bouche bée à t’entendre. Ne va pas croire que je veux te couvrir de compliments. Mais venons-en aux enfants. Je les ai eu tous les deux par une césarienne. Le nom de la fille, tu t’en doutes, c’est Lisa, j’ai oublié celui du garçon. Ils sont doués pour la musique. Dans la pièce voisine, le garçon joue du tambour du matin au soir et Lisa chante. Si seulement elle chantait juste, on pourrait l’envoyer au conservatoire, elle est très inspirée…

— Attends, Lisa! Tout ceci est excessivement intéressant, mais tu devais me dire à quelle séance nous allons. L’une commence au Forum dans une demi-heure, l’autre dans deux heures et demie.

— Excuse-moi, Robert, mais de quelles séances s’agit-il? De quoi parles-tu? lui demanda Lisa, intéressée.

— Je parlais du film…

— N’as-tu pas l’impression que les œuvres littéraires sont plus profondes? Dans sa densité, un film peut susciter des émotions fortes, mais après tout s’évanouit très vite…

— Un livre aussi s’évanouit après avoir été lu…

— Cela me plaît que tu lises des livres. Cela réjouit mon cœur d’écrivaine. Mais tu sais, Robert, ce que je te propose? Nous avons tous les deux la télé. Mettons la même émission, et regardons-la ensemble. Nous serions comme dans une salle de cinéma. Nous éteignons la lumière. Une main cherche l’autre à tâtons, ne la trouve pas, c’est particulièrement excitant. La fantaisie chauffée à blanc est au travail. Qu’en dis-tu, est-ce que ce ne serait pas formidable pour le développement de nos sentiments mutuels?

— J’aimerais mieux que la main trouve l’autre, répondit cet être primitif.

— Tu ne trouves pas que c’est un dénouement un peu plat? Tu ne veux pas être un être d’exception, Robert?

— Tu sais, Lisa, non. Exceptionnelle comme tu es, cela suffit.

Si l’autre l’était aussi, la vraie vie aurait vite fait de nous rouler par dessus …

— Attends. Tu as dit «l’autre». Qu’est-ce que cela veut dire, tu penses à quoi au juste?

La curiosité de Lisa était surchauffée.

— Je n’ai pas dit «l’autre», objecta Robert.

— Ah bon, acquiesça Lisa. Alors j’ai mal entendu. Comme je viens de te le dire, je suis mariée et le divorce, de nos jours, ça prend du temps. Mais si tu l’exiges, et si tu es capable d’être conséquent dans tes désirs, tout peut arriver…

Le jeune homme renifla à nouveau. C’était une sorte de langage auxiliaire, par lequel on pouvait toujours passer quand la langue de base s’empêtrait. Bien que son lexique fût simple, il était parfois assez difficile de le comprendre. Percevoir le souffle de l’autre, et lui inventer des mots.

— Eh bien oui, le tribunal me confiera certainement les enfants et tu devras les adopter. Le garçon est intéressé par les techniques de combat orientales de sorte que tu devras faire preuve dans toute ton existence future d’une relative délicatesse…

— Dis donc, Lisa est-ce que parfois tu n’en as pas assez de tes inventions? dit Robert, du fond du cœur.

— Non, pourquoi? répliqua Lisa du tac au tac. J’en ai rapidement assez quand je ne fais pas marcher mon imagination. J’ai alors le sentiment de vivre dans une boîte malodorante d’où on n’a plus envie de sortir à l’air pur…

— Ah oui ? ce serait une boîte malodorante, si nous étions ensemble au cinéma et que nous nous tenions par la main?

Robert essaya d’être vexé, mais le résultat ne fut pas concluant.

— Tu sais, le dimanche est pour moi une journée de repos. Mon mari et mes enfants sont en randonnée, et je peux entièrement me consacrer à toi. Tu es content, Robert?

— Non… Enfin, oui. Invite-moi! J’adore quand les maris rentrent alors qu’on ne les attend pas. Comment se sortir de ces situations, cela exige de l’imagination!

— Tu aimes les périls, Robert. Tu es vraiment un homme! Le roi de la nature! Un gagneur!

Lisa aurait pu continuer à accumuler les compliments mais elle ne voulait pas les affadir les uns par les autres.

La communication s’interrompit. Le combiné fit entendre de courts signaux colériques. Est-ce que vraiment Robert avait raccroché? Cela arrivait plus que rarement. C’était peut-être d’ailleurs la première fois. À marquer d’une pierre blanche, comme on dit.

Si la faute était à la ligne et non à Robert, elle aurait dû refaire le numéro. Mais non. Elle marqua l’événement par le silence.

Qu’est-ce qui était jusqu’à présent sorti de leur relation?

Qu’est-ce que Lisa voulait de lui au juste?

Pourquoi le tourmentait-elle tous les dimanches des premières lueurs du jour jusqu’à nuit noire?

Pourquoi seulement les dimanches et jamais les autres jours de la semaine? Cette Lisa — femme du dimanche?

Peut-être se sont-ils rencontrés dans la semaine, elle et ce même Robert, dans la rue, dans le bus, dans les magasins, sans se reconnaître? Dans le meilleur des cas ils se sont regardés dans les yeux avec curiosité, consciemment résignés à l’anonymat des grandes villes?

Quel âge avait Lisa, et pourquoi était-elle comme elle était? Pourquoi devait-elle se poser les questions les plus simples?

Quand donc accorderait-elle à Robert un véritable accès à son cœur? À moins qu’il n’y soit déjà arrivé?

Devrait-elle commencer par le voir de près, le toucher de la main? Peut-on construire une vie seulement sur l’ouïe? Et si l’odeur du jeune homme était pour elle repoussante?

Et de manière générale, avait-elle besoin de ce Robert? Si oui, ils seraient sans doute depuis longtemps en train de se caresser avec passion? Peut-être Lisa était-elle frigide?

Dans ses nombreux rêves en couleurs, elle avait vécu de véritables expériences érotiques, devait-elle en déduire qu’elle n’était pas froide?

Elle ouvrit la porte de l’armoire et alla chercher sous ses vêtements des revues qu’elle y avait cachées. C’était des productions de la grande industrie du porno. Elle n’inscrivit pas de trait sur la feuille. D’ailleurs, elle ne les feuilletait pas particulièrement. Elle en ouvrait une au petit bonheur, regardait l’image et lisait les commentaires malpropres qui l’accompagnaient.

Maintenant aussi, elle garda un moment ces deux revues sur les genoux, soupira et les remit à leur place dans l’armoire. Elles y attendaient leur temps. Un jour, peut-être, elle les montrerait à Robert. Quand il serait indispensable de prendre soin de son intérêt fléchissant.

Était-ce nécessaire que ce soit Robert? Lisa était-elle une femme normale, avait-elle besoin d’avoir un homme à ses côtés?

Peut-être la nature lui avait-elle fait une injustice, peut-être n’allait-elle pas vivre de la même manière que ses aïeules?

Était-elle une aberration dans l’histoire de l’humanité, relevant du pourcentage naturel des aberrations?

Le téléphone sonna.

Si c’était Robert, peut-être n’avait-il pas raccroché lui-même?

Qu’est-ce que Lisa n’avait pas encore fait, parmi ses activités des dimanches? Elle avait pris son bain, elle avait mangé, qu’est-ce qui manquait?

Elle regarda par la fenêtre dans la cour. Il faisait déjà nuit. Quelle saison était-ce? L’obscurité signifiait-elle que la soirée venait de commencer ou qu’elle se terminait? Combien de fois aujourd’hui reprendrait-elle contact avec Robert?

Avec un garçon qu’elle aimait peut-être parce qu’elle n’en aimait pas d’autre?

Il y avait vraiment beaucoup de questions dans la vie de Lisa.

De quelles racines cette plante provenait-elle?

D’où venait-elle, qui étaient ses parents?

Allait-elle au travail cinq jours par semaine, ou seulement le mardi?

Et le parti qu’elle fondait tous les vendredis, existait-il seulement?

Était-elle encore visitée tous les jeudis par les esprits de ses sœurs d’il y avait cinq siècles, dans sa chambre au parfum de chocolat?

Était-elle plus jolie le mercredi que les autres jours, ou était-ce une inexplicable lubricité de la nature qui la faisait telle?

Le lundi, l’hymen de la semaine est déchiré, et Dieu recommence à zéro la création du monde. Comment Lisa y participait-elle, elle qui errait de vie en vie, qui s’adaptait au déroulement du temps?

Elle était l’assistante de Dieu dans le grand œuvre de la création, et le samedi, il lui était dévolu le rôle de consolatrice des hommes abandonnés — l’assumait-elle avec la même satisfaction que tous les autres rôles?

Et puis la question essentielle: qui était Lisa les dimanches, quand elle estimait être elle-même? Peut-être était-elle juste ce jour-là, où elle tourmentait Robert, moins elle-même que le reste du temps?

Elle composa le numéro. Avec impatience, elle demanda:

— Et toi Robert qu’est-ce que tu en penses?

— De quoi? demanda Robert d’une voix morne ou endormie. Peut-être n’était-ce pas sa voix?

— De l’heure qu’il est. Est-ce déjà pour toi l’heure de te coucher?

— Et c’est pour cela que tu as appelé?

Apparemment, il était fâché. C’est curieux. Pourquoi?

— Non, Robert, si tu ne veux pas que je t’appelle, dis-le clairement. Dis-le-moi maintenant une fois pour toutes, et nous n’y reviendrons plus. C’est moi qui déciderai quoi faire. Si j’appelle ou pas. Si j’appelle, ce sera en toute connaissance de cause, je saurai que tu ne le souhaites pas, que je suis seule à le vouloir…

Robert renifla à nouveau:

— Pourquoi parles-tu ainsi, Lisa? Ne penses-tu pas que je peux être fatigué d’être tout le temps mené par le bout du nez? Moi aussi j’ai de l’imagination. J’ai vécu avec toi dans ma tête toutes les aventures du monde. Que de fois n’avons-nous pas été dans des îles des mers du Sud, en lutte contre les éléments déchaînés… Nous nous sommes prélassés dans de petites idylles, caressés, caressés, encore et toujours… J’ai voulu te toucher de tout mon corps, mais tu ne fais que me tourmenter au téléphone…

Lisa commençait à devenir sérieuse. Elle dit:

— Tu ne me connais pas, comment peux-tu me vouloir? Sais-tu seulement que je fais un mètre soixante-dix? Et que je suis très intelligente? Que j’ai un caractère impossible? Je suis avide de pouvoir, querelleuse, bavarde. Je dois toujours avoir le dernier mot. De plus, je n’ai ni charme ni un physique sexuellement attirant. Je suis une femme ordinaire, qui a pour seul atout un certain dynamisme mêlé de rêves creux. Un homme devrait se tenir à l’écart d’une femme pareille.

De nouveau Robert renifla longuement. Il avait manifestement un programme journalier. Il devait renifler un certain nombre de minutes. Il finit par dire:

— Non, Lisa, tu n’es pas du tout comme cela. Tu es seulement un peu taquine. Peut-être cet asticotage perpétuel sert-il un objectif précis. Tu as dix centimètres de moins que tu ne l’as dit. Tu n’as pas non plus oublié d’être intelligente, mais ce n’est guère dangereux. De caractère, tu es en réalité accommodante et douce. Bien que dynamique et entreprenante, tu aurais tendance à être paresseuse et bienveillante. Et en tout cas, jolie. Je le sais de science certaine. Si dans ta journée tu consacrais un tantinet plus de temps à t’arranger tu serais encore plus attirante. Tu t’y mettras quand nous nous rencontrerons. Pour l’instant, tu ne te soucies guère de l’emballage…

— Tu parle comme dans un livre, s’exclama Lisa. Robert, mon chéri, mais tu ne m’as pas vue. Comment peux-tu parler de moi si joliment?

— Indiscutablement, tu es rusée. C’est que tu es femme… Il faut prendre cela comme on prend tous les autres accidents de la nature…

Lisa éclata de rire. Un rire qui n’était pas feint.

Robert pouvait être parfois tout à fait charmant. Ou bien cela était simplement dû à l’heure tardive? Peut-être avait-il la tête déjà ensommeillée et ne répondait-il pas de ses paroles?

— Robert, comment peux-tu connaître si bien la vie? Parle-moi un peu de toi. Là, je suis toute gentille, je vais ravaler mon babillage et je te donne la parole. Tu aimes ma tolérance, n’est-ce pas? Eh bien, commence. Par exemple qui es-tu le lundi?

Robert fut lent à démarrer.

— Comme tu ne l’ignores pas, dit-il en bougonnant un peu, tous les lundis je vais à la chasse. Si je trouve du temps, je détourne quelque jeune fille de la forêt du droit chemin et je m’empare de son innocence. Cela se passe d’un commun accord. Ma bonne action accomplie, je repars au galop sur mon sentier, traquer la bête jusqu’à la fin. Je consomme la viande moi-même, je fais vivre ma famille de la fabrication et de la vente de fourrures. Ma réponse te satisfait-elle?

C’était le tour de Lisa de se sentir mal à l’aise. Mais elle ne savait pas renifler. Elle respira. Et pas de manière trop démonstrative.

— En tout cas j’ai pitié aussi bien des bêtes que des jeunes filles. Les animaux sont nos frères. Nous poussons sur la même racine. Peut-être moi aussi ai-je été dans ma vie antérieure zibeline et tu m’as abattue d’un coup de feu. Mais à propos des jeunes filles de la ville, que penses-tu de ma virginité?

Robert se contenta de souffler. Cela dura un bon moment. Manifestement il cherchait quoi répondre.

— Lisa, ma chérie, je suis incapable de te répondre. Une fois de plus tu te moques de moi. Si tu es vierge, quelque part au fond de moi cela me fait terriblement plaisir, mais en apparence j’en serais désolé — pauvre petite, encore… Si tu ne l’es pas, je n’en ferai pas une maladie, conclut-il, sur une note généreuse.

— Bon, nous aurons peut-être un jour l’occasion d’étudier cette question. Que fais-tu les mardis?

— Comme toi. Ce jour-là, je vais au boulot. Je bosse dur, et j’ai autant que toi le droit d’être fatigué le soir. En raison de la fatigue, je suis de piètre humeur et je laisse tomber la femme avec qui j’ai vécu quelque temps. Seulement pour la libérer de ce fardeau. Malheureusement je suis d’un naturel faible. Comme je n’ai pas d’endroit à moi où loger, je vais chez une autre femme qui m’a depuis longtemps invité. Pour qu’au bout de quelque temps elle comprenne qu’elle s’est chargée d’un fardeau inutile. Je ne connais pas son nom. Voilà, la vie est ainsi faite, le travail vous suce la moelle jusqu’au bout, il ne reste pas grand-chose pour les femmes. De nature, je ne suis pas mauvais. Encore à la toute dernière minute, alors que je suis sur le point de quitter la femme avec qui j’étais, j’essaye de la rendre heureuse d’une certaine manière.

Une fois de plus, il était difficile pour elle d’accepter l’interprétation de l’autre. Elle dit, plus lentement que d’habitude:

— Je ne pense pas que ta manière d’agir les mardis soit très noble. Est-ce qu’il t’arrive de penser à l’âme de ces femmes que tu quittes?

— Je te l’ai dit, je suis harassé par le travail et je ne trouve pas d’âme aux femmes. Cela pourrait peut-être m’arriver à certains moments de repos, mais alors elle est allée se renfermer dans sa forteresse, elle me montre ses piquants de hérisson ou sa langue de serpent…

— Et pourquoi es-tu obligé de travailler au point que tes qualités humaines en souffrent? Si tu entendais qu’on m’avait violée, que penserais-tu de cet homme? Ou de moi, qui par peur de la mort n’opposerais pas une grande résistance? Que ferais-tu si pendant que nous bavardons tu entendais un homme forcer la porte de ma chambre, je hurle, il me saute dessus en criant «Un cri et tu es morte», et il accomplit son acte de violence de telle sorte que tu peux en entendre tous les détails, parce que le combiné traîne par terre, tout près?…

Robert renifla énergiquement.

— Je l’assommerais. Tu dois me donner ton adresse pour que je puisse être là sur le champ. Mais tu dois mettre le verrou, pour que les voyous ne puissent pas entrer. Si tu as vraiment été violée, je ne vais pas t’accabler de reproches, je vais essayer, autant que j’en suis capable, de te consoler.

— Voilà donc quel type d’homme tu es, constata Lisa avec satisfaction. Naturellement je suis protégée par un certain nombre de verrous et je ne donne pas mon adresse à n’importe quel violeur potentiel. Que feras-tu, Robert, les mercredis?

— Pour résumer, la comédie. Des personnages imbus d’eux-mêmes viennent chez moi en visite et font comme si je devais en être ravi. Bien sûr je souris poliment à chacune de leurs bêtises mais à la fin j’ai accumulé en moi une telle bile que lorsque le dernier petit coq est parti, j’administre une raclée à ma femme. Je comprends bien que ce n’est pas exactement un traitement d’une grande délicatesse, mais elle l’attend, et même avec impatience, parce que juste après elle a vraiment beaucoup de plaisir avec moi au lit. Voilà tout.

Lisa hocha plusieurs fois la tête, comme s’il la voyait.

— Dis, Robert, pourquoi n’avons-nous pas un téléphone vidéo? Tu verrais comme je suis belle et tu aurais encore plus envie de moi. Mais dis-moi encore, à propos de tes mercredis: si un homme me battait, tu l’encouragerais ou tu me défendrais?

— Peut-être es-tu de celles qui aiment les coups? demanda Robert.

Lisa tressaillit.

— Je vais te dire: si tu devais me toucher du bout des doigts, je ne te connais plus.

Robert eut un reniflement tout à fait drôle et dit:

— Je dois dire que ton expression n’est pas linguistiquement précise. Un toucher du bout du doigt devrait plutôt te plaire. Drôle d’amour, sans toucher! Comme tout au monde, le toucher aussi connaît des nuances, des significations différentes. Mais si une brute te sautait dessus, même si c’est ton propre mari, bien sûr je te défendrais.

Lisa recueillait ses informations:

— Tu es suffisamment costaud pour tenir tête à une brute?

— Oh je suis plutôt exercé. Et même si je n’avais pas le dessus, c’est quand même de mon devoir d’attirer les coups sur moi, dit Robert gravement.

Voilà donc sa nature.

— Ah Robert, Comme tu es chevaleresque! soupira Lisa. Et que fais-tu le jeudi?

— Tu sais, j’aimerais mieux ne pas en parler. Les jeudis je suis une âme relativement malheureuse. Les gens ont pour moi de l’estime, mais j’ai en moi un handicap qui me tourmente l’esprit. Je ne sais pas pourquoi les hommes accordent tant d’importance à leur virilité que certains, la perdant, portent même atteinte à leur vie. J’ai assez d’esprit pour ne pas le faire, mais je ne manque pas d’éprouver, dans mes relations avec les dames, un véritable trouble. Il y a là une chouette fille, et ce n’est pas moi qui la ferai changer. À vrai dire, je ne sais guère la fin de cette triste histoire…

— Robert, tu ne vas pas fondre en larmes! La nature a ses aberrations. Souvent ce sont elles qui sont particulièrement fructueuses pour le bonheur de l’humanité. Car des ecclésiastiques célèbres ou des philosophes, ou aussi des écrivains et des artistes sont à leur manière des aberrations de la nature. Prends la chose avec tranquillité. Je compatis! conclut-elle, mauvaise.

Robert se hérissa:

— Merci! Veille à ce que ta langue de vipère ne devienne pas dangereuse pour ta santé, des fois!

Sûre d’elle, Lisa répliqua aussitôt:

— Non, je ne projette le venin qu’à l’extérieur. Je respecte scrupuleusement les consignes de sécurité. Mais regardons maintenant la chose de l’autre côté. Ne faudrait-il pas plutôt compatir avec cette pauvre enfant? Supposons, Robert, que je sois cette jeune fille et que mon bien-aimé soit cet impuissant, que tenterais-tu de faire, en qualité d’observateur extérieur?

Robert répondit sans vergogne:

— Peut-être te proposer ce que cet autre amant ne t’offre pas!

— Et tu es sûr que tu t’en sortirais? l’asticota Lisa.

— Nous pouvons faire l’expérience sur-le-champ!

— Petit coq! grogna Lisa. Si ça se trouve, je me conduirais de manière si odieuse que toutes tes forces te laisseraient tomber!

Robert soupira, ne répondit pas.

— Ne te laisse pas abattre! le réconforta Lisa. Qui es-tu le vendredi?

Robert se reprit, changea de registre et commença à parler d’une voix étouffée:

— Oh, je suis un gars qui dans son amour excessif du genre humain et dans son effort pour tout comprendre essaye d’être sympa aussi envers le sexe féminin; ce qui lui retombe dessus. Je tombe sur une féministe endurcie, qui au lit s’avère être une maniaque. Particulièrement attirée de plus par toute sorte d’actes d’autoflagellation qui, pour être franc, me dégoûtent. Pour être précis, le vendredi est ma journée de fuite devant les femmes…

Lisa eut l’impression que cette histoire aussi ne lui était pas inconnue.

— Robert, est-ce que cela n’est pas lié à ton manque d’expérience et à ta préparation parfaitement théorique? Des actes qui te paraissent terribles ou humiliants, sont en réalité classiques — autrement dit ils figurent dans les manuels. Cela fait des millénaires qu’en Inde on fait usage de ces procédés qui rendent le sexe plus varié et particulièrement délicieux, mais toi, tu estimes peut-être que chaque génération doit à chaque fois tout réinventer?…

Robert ne renifla même pas, il voulut étaler son érudition.

— Ce moi du vendredi a lui aussi lu le Kâma-Sûtra. Mais la simple connaissance n’enlève pas le sentiment d’écœurement que l’on éprouve quand on se retrouve avec une mémère particulièrement lascive qui se comporte de manière inadéquate, d’autant qu’elle t’avait auparavant laissé l’impression d’être une femme intelligente, très concrète, indépendante, sobre et dotée d’une froide ironie. Je fais ce qu’il est naturel de faire, mais pourquoi devrais-je me forcer à aller au-delà? Je pourrais peut-être un jour m’y habituer, mais au nom de quoi? Parce que c’est hélas toujours pareil: ce chagrin d’amour qui s’accumule pendant la semaine, il reçoit le vendredi un coup mortel, bref, cela tue tout élan, tout amour. Pourquoi devrais-je me casser la tête…?

— Et pourtant tous les vendredis tu vas la rejoindre?

Cette femme doit être quand même particulièrement attirante. En dépit des expériences négatives répétées de semaine en semaine. Ainsi pensait Lisa, mais elle n’en dit rien.

Robert renifla de manière articulée:

— Eh oui, j’y vais, c’est mon destin qui le veut. Le destin des vendredis. Je ne peux pas cacher que dans la vie concrète cette femme est une personnalité remarquable. Je la regarde de bas en haut — et c’est d’ailleurs l’une des raisons de mon effroi, quand soudain je tombe sur une femme que l’on n’a pas envie de regarder de bas en haut. Comme si je n’avais pas affaire à la même femme. Peut-être ma fuite signifie-t-elle tout simplement que je veux réserver à mes sentiments la première.

Lisa prit son élan, et donna son appréciation:

— Je comprends que pour l’instant tu me présentes ton moi du vendredi. Mais cette histoire est quand même celle d’un drôle de bonhomme. J’espère que les autres jours tu n’es pas pareil. Ne voudrais-tu pas pour une fois te mettre à la place de la femme? Si elle a envie de se libérer de la tension que lui impose son rôle social, de se détendre, de se changer — disons le haut et fort — en superfemme, un homme véritable ne devrait pas la suivre dans ses transports? Ne devrait-il pas, s’il l’aime, lui offrir sécurité et consolation?

Robert ronfla une ou deux fois — c’était manifestement la forme dynamique du reniflement.

— Tu sais, Lisa, à chacun son égoïsme. Pourquoi devrais-je être disposé au sacrifice au point d’essayer de surmonter mon écœurement ? Nous n’allons pas nous mettre à mesurer la profondeur des sentiments, mais des mouvements précipités de la femme peuvent si rapidement tout détruire…

Pourquoi diable étaient-ils l’un et l’autre devenus soudain si sérieux? Ou bien fallait-il prendre cela pour une plaisanterie?

— Et ma dernière question. Si j’étais cette femme et que tu sois quelqu’un, un tiers, qui se trouve de mon côté, comment évaluerais-tu le comportement de cet homme du vendredi, est-ce que d’une manière ou d’une autre tu prendrais ma défense?

Robert resta un long moment silencieux. Sans même renifler. Peut-être se rendit-il même dans l’autre chambre. Mais aucun mouvement n’était perceptible. Finalement il dit:

— J’aime autant te dire ce que je fais le samedi. Je suis un homme d’affaires. J’ai une entreprise d’un genre particulier. Je fais commerce avec des filles, mais je dois d’entrée de jeu préciser que mes filles ont d’excellentes conditions de travail et qu’elles sont très bien avec moi. Bien sûr je ne peux pas leur donner un très haut pourcentage, sans quoi les concurrents me mangeraient, mais j’offre à mes filles bien des commodités. C’est pourquoi on vient volontiers travailler pour moi. Quand mon capital a suffisamment grandi pour que je puisse élargir mon affaire, j’embauche une nouvelle fille au joli minois. Or les samedis je tombe sur une charmante petite cruche, qui me prend pour un gentleman égaré et qui tombe amoureuse. Tomber amoureux, c’est bien joli, mais ça trouble les affaires. En tout cas quand cela se produit entre employeur et employée. De plus, au cours du parcours de contrôle, la fille commet des fautes plus ou moins graves, ce qui fait que je dois renoncer à elle. Cela a l’air de lui faire quelque chose, et bien sûr elle me fait un peu de peine. J’essaye donc de l’instruire pour sa vie à venir. Mais cela fâche la demoiselle, et je n’arrive pas même à comprendre si elle est inapte à ce travail en raison de son arrière-plan émotionnel ou si elle manque seulement de maturité…

Lisa était franchement étonnée, mais elle le laissa parler. Il ne se trompait pas de beaucoup, il savait entrer dans son rôle. Elle dit lentement:

— Je connais mal ce côté de la vie, mais je crois malgré tout que cet homme d’affaires est un abruti. Au sens le plus large comme au sens le plus étroit. Que son commerce revienne à assassiner la plus belles des relations humaines, c’est une question d’époque. Mais il détruit jusqu’aux petits éclairs de romantisme qui embellissent la vie, rendant à chacun de ses pas le monde qui l’environne de plus en plus sec et moche. Qu’as-tu à dire pour te justifier?

— Je ne peux que soupirer, et dire que c’est le propre des relations d’affaires. Il faut hurler avec les loups, ma petite Lisa.

— Tu es conséquent, reconnut Lisa. Mais j’estime que les gens ne sont tout de même pas si endurcis. Chaque mouvement porte en soi le mouvement contraire. Dans le monde des affaires la dignité de l’individu est largement prise en compte. Mais revenons-en à la question. Si j’étais cette charmante petite cruche, pour reprendre ton expression, et que tu étais le Robert d’à présent, à l’âme noble et généreuse, si tu m’aimais, comme en réalité tu m’aimes, qu’entreprendrais-tu pour m’aider, bien que tu saches que je suis tombée sur le mauvais chemin ou plus précisément que je suis entre les mains de la mafia?

Robert renifla.

— Ouais… La première question est de savoir si je serais capable de me montrer supérieur et d’oublier ta carrière, soit dit entre guillemets. Tu suggères que si on aime, c’est possible. Peut-être cela dépend-il de la personne. Certes on trouve aussi parmi les hommes des tendres qui veulent aimer justement une prostituée. Je ne fais pas partie de ceux-là. Supposons que je t’aime depuis longtemps; soudain j’apprends que pour une raison ou pour une autre tu as pris ce chemin. En cela j’ai peut-être aussi une part de responsabilité. J’ai été longtemps loin, peut-être même m’as-tu cru disparu, tu n’as guère de moyens de subsistance, ta fierté est brisée et tu sombres, comme on disait jadis. Bien sûr dans un cas pareil mon devoir est de t’aider à sortir du bourbier. Si tant est que tu le souhaites toi-même. C’est dans une certaine mesure dangereux en raison de la mafia. Mais eux aussi ont leurs codes d’honneur, et il faut régler la chose correctement. Bien sûr il faudra payer une amende pour rupture de contrat. Mais pour moi la question est de savoir si je serais capable après cela de t’aimer sincèrement. Le diable sait, peut-être, si tu t’accroches à moi de toutes tes forces…

Il était devenu tout à fait loquace seulement dans le courant de la soirée. Lisa se devait d’éprouver de la reconnaissance, parce que justement, les samedis, elle était prostituée. Même si ce n’était qu’en imagination, sa conscience en était quand même souillée. Parce qu’il est dit dans les livres saints: sois pur non seulement en actes et en paroles mais également en pensée.

— Merci, Robert. Je vais essayer de m’améliorer. Ou plus précisément: je suis déjà pas mal et je vais essayer de ne pas empirer. Mais maintenant, mon petit Robert chéri, venons-en au plus important. Comment es-tu le dimanche?

— Est-ce que je dois me mettre nu et me décrire devant un miroir? demanda le jeune homme, du tac au tac.

La réponse de Lisa fut méprisante:

— Penses-tu qu’un homme à poil puisse offrir un quelconque intérêt? Seulement à un homosexuel… Je ne dis pas que tu n’as rien à décrire, mais moi, cela ne m’intéresse pas, ne te donne pas de mal. Tu te borneras aux mesures fondamentales et tu passeras tout de suite à l’âme, si tant est que tu en aies une…

Peut-être y avait-il dans la voix de Robert un brin de déception quand il se mit à présenter ses mensurations en style télégraphique:

— Un mètre quatre-vingt-onze. Quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-deux, quatorze. Blond cendré. Bleus. Une cicatrice au coin de l’œil gauche. Dominante verticale. Âme transparente, bleutée. Psychiquement fragile. Impressionnable. Évitant les conflits. Fortement sanguin. Thoracique. Légèrement mental. Capricorne. Année du Dragon. Groupe sanguin n° 2, rhésus positif. Pression artérielle cent trente — quatre-vingts. Ancien sportif. Hobbys: conversations téléphoniques, échecs, solution des énigmes d’échecs. Boisson — minime. Cigarette — néant. Drogues — néant. Difficultés de contact. Tempérament excessivement positif. Formation universitaire. Célibataire. Compte en banque inférieur à la moyenne nationale. Que veux-tu que j’ajoute?

C’était le tour de Lisa de sourire. Il aurait fallu enregistrer ce discours. Elle l’avait compris trop tard.

S’agissait-il d’une plaisanterie, ou ces données correspondaient-elles à la réalité?

— Tu as une Bible?

— Oui.

— Apporte-la près du téléphone, mets la main dessus et jure que tout ce que tu viens de raconter correspond à la vérité, ordonna Lisa.

Robert tâtonna un moment. Après quoi:

— C’est bon, fit-il. Mais attends. Plusieurs choses que j’ai dites à mon sujet, relèvent d’une appréciation subjective. Peut-être un observateur extérieur me verrait-il tout autrement?

— Pour l’instant, prête serment sur la manière dont tu te vois. Mais peut-être souhaites-tu changer quelque chose à ton énumération, avant de prononcer des paroles fatales?

Robert réfléchit un moment.

— Bon. Je retire un ou deux indicateurs. En tout cas annulons deux choses: psychiquement fragile et tempérament excessivement positif. En cette matière je peux me tromper.

— Est-ce que tu peux jurer sur tout le reste? demanda Lisa, très concrètement.

— Oui.

— Eh bien alors prête serment!

— Je le jure.

— Bien, soupira Lisa. Une bonne chose de faite. Mais maintenant avoue franchement: est-ce vraiment sur une Bible que tu as juré?

La voix de Robert était pleine de honte, quand il avoua:

— Je n’ai pas mis la main sur la Bible. C’était un manuel d’échecs, une théorie des ouvertures. Je tiens beaucoup à ce livre. Comment as-tu eu l’idée de me poser cette question, Lisa?

— Tu es transparent pour moi, Robert. Ton serment ne vaut rien. Sans doute ton tour de hanches atteint les quatre-vingt-dix et tu n’es pas non plus impressionnable.

Ces derniers mots, Lisa les dit presque en un sanglot.

Robert aussi, à l’autre bout du fil, semblait malheureux à cause de son méfait. Il dit:

— Si tu préfères un homme plus gros, tu peux prendre en main mon régime alimentaire…

Ah voilà, il s’offre. Lisa en éprouva de la joie. Il n’y avait plus de traces de pleurs quand elle fit en jubilant:

— Bien sûr, avec du chocolat ça va rapidement augmenter.

— J’aimerais mieux la viande de veau, grogna-t-il.

Voilà le début. Les hommes sont hommes avant même de devenir le vôtre personnel. C’est ainsi qu’il voyait à l’horizon de bons petits plats en liaison avec Lisa. Alors que la jeune fille pensait peut-être au café qu’on lui apporterait au lit tous les matins. Bien sûr cela n’a rien d’agréable de boire le café au lit, mais le rituel vaut la peine. Si tant est que ce rituel existe, ce ne sont peut-être que des mots creux…

Elle dit:

— Robert, j’irai demain à mon cours de cuisine. Tiens bon jusqu’à ce que j’aie terminé. Mais pour cette autre chose? J’ai plus d’une fois remarqué l’obstination des jeunes messieurs.

— Écoute, je ne peux quand même pas être complètement en pâte à modeler! Mais j’ai supporté tous tes caprices, et je suis toujours resté obéissant à l’autre bout du fil, même quand tu me faisais tourner en bourrique. J’imagine mal que la dernière des lavettes puisse te plaire. Les femmes sont contradictoires: elles veulent recevoir des hommes soutien et sécurité, mais elles essayent aussitôt de vous écraser…

— Mais il n’y a pas la moindre contradiction! éclata Lisa. On devient élastique à force d’essayer de plier. On devient maître à force d’entraînement. Si un homme résiste à toutes les tentatives, il en sortira quelque chose.

— De sorte qu’en réalité la docilité ne te plaît pas. À retenir pour la vie ultérieure, observa Robert, content de soi.

Lisa raccrocha. De manière pour elle aussi inattendue. Sans aucune raison apparente.

Elle prit en main sa montre, la secoua, sans comprendre si c’était le matin ou le soir. Comme si elle avait appelé quelqu’un, ou si quelqu’un l’avait appelée. Mais cela n’avait guère pu lui prendre beaucoup de temps.

Elle bougea le rideau, regarda à l’extérieur. La ville resplendissait. Des feux du soir, pas de ceux du matin. Même si ce sont les mêmes lampes, la lumière diffère fondamentalement le soir et le matin. Ceux du soir sont beaucoup plus troublants, ils sont pleins de vie et d’attente. Ceux du matin sont fatigués, ils n’invitent pas, il n’y a rien à en faire.

Lisa n’était pas triste de voir encore une journée s’en aller vers sa fin. Une journée riche en contenu. Ils avaient avec Robert — cette voix avait bien pour propriétaire un dénommé Robert? — beaucoup aimé, leurs relations étaient devenues plus claires et plus confuses, oui, plus claires et plus confuses. Que demander de plus à la vie?

Elle disposa sur son divan les draps et la couverture. Cette activité était certes dans une certaine mesure un peu triste. Est-ce que dans le paquet il n’aurait pas dû y avoir aussi un homme? Un peu de barbe, une odeur de transpiration, des membres noueux, robustes, un homme excitant pour Lisa, apte à l’amour?

— Beugle ton envie de compagnie! se dit Lisa. Le cosmos te donne la force et l’astuce, les dieux t’offrent la complication de la vie!

Elle se mit nue, s’arrêta un petit instant devant sa glace. Elle passa sa chemise de nuit et un négligé. Elle ôta ce peu de maquillage qu’elle avait mis pour se dépeindre à Robert. Elle était belle en soi. Tout simplement. Lisa, bavarde et inventive.

Elle se lava les dents à la salle de bain. Dans la journée, elle avait trempé dans la baignoire. Peut-être devrait-elle encore une fois se laver les pieds? Peut-être que Robert, ou un autre homme, voudrait le lendemain matin lui embrasser les orteils? Ce serait ennuyeux, s’ils ne sentaient pas le propre.

Quel homme pourrait se retrouver là en rêve? Celui qui traversait les murs, qui apportait l’amour aux âmes solitaires. De vigoureuses étreintes, un membre raide, un souffle brûlant, un halètement passionné. Pour à nouveau se dissoudre dans l’air froid.

Lisa avait lu bien des manuels, mais jamais elle n’en avait trouvé un qui l’aide à choisir ses rêves. C’est pourquoi les dimanches matin elle se regardait au travers des rêves qu’elle s’était forgés. Elle les feuilletait comme des livres.

Et puis elle les avait racontés à Robert, qui s’était pour une raison ou pour une autre trouvé là.

Lisa se mit sur le visage une crème de nuit. Elle se fourra sous la couverture. Elle étira les jambes. Se prélassa.

Elle rejeta au loin avec mépris les revues de mode étalées sur sa table de nuit.

Le téléphone sonna. Qui était assez éhonté pour se permettre d’appeler si tard? Est-ce que dans ce pays personne ne respectait les règles de politesse? Lisa donna une leçon au téléphoneur: elle ne décrocha pas.

Quelqu’un bougeait au plafond. Lisa le suivit des yeux. Mais par pudeur la forme devint de plus en plus claire, puis disparut.

Qu’était la vie de Lisa? Quelque chose de très intéressant. Fallait-il la comparer à celle d’autres personnes? Non. Mais la comparaison était inévitable. Quand on l’analysait. Lisa n’aurait rien su des revues de mode ou du chocolat s’il n’existait pas au monde d’autres personnes.

Quelque part au milieu de la terre il y avait un désert. Dans ce désert se dressaient de grandes pierres. Sur une d’entre elles était assis un petit dieu mineur. Il dit:

— Lisa, mon enfant, joue avec ma barbe!

Lisa n’était pas le pauvre petit enfant des contes de fée. Elle n’était pas habituée à jouer avec les barbes. Elle dit:

— Apprends-moi.

Le petit dieu se mit à rire, posa sa main devant son ventre et se mit à courir tout en rond. Il s’éleva en un nuage noir dans le ciel.

Elle resta seule dans le désert. Elle était toute l’humanité.

Il ne restait rien d’autre à faire que d’appeler Robert.

— Bonne nuit, mon chéri, dit-elle doucement.

Robert aussi se montra tendre:

— Ne me dis pas encore bonne nuit, ma petite Lisa. Nous avons si peu parlé aujourd’hui! J’aimerais encore entendre ta voix cristalline…

— Robert, est-ce que tu m’aimes?

Il soupira.

— Sans doute oui, Lisa. Mais tout ceci est encore tellement informe. Je veux te voir, te serrer entre mes mains, boire sur tes lèvres, me laisser aller avec toi à tous les plaisirs. Après, nous pourrions parler plus précisément de notre amour.

— Mais est-ce que de cette manière l’amour ne s’épuise pas? Le téléphone lui garde sa fraîcheur, préserve ses possibilités d’avenir…!

— Comment peux-tu ne vivre que d’attente? Sans vouloir faire le pas suivant? Dis-moi, et je viens sur le champ chez toi — si tu le désires, je traverserai la ville dans la nuit à quatre pattes.

Lisa réfléchit. C’était peut-être un garçon très bien? Mais peut-être pas… Elle dit:

— Robert, pourquoi à quatre pattes? C’est un mode de déplacement si peu confortable? Je n’ai pas la moindre envie de t’humilier! Pourquoi ne me demandes-tu pas si moi aussi je t’aime?

— Je n’ai pas le courage, reconnut Robert.

— Pourquoi?

— J’ai peur d’entendre une réponse négative.

Lisa ne se dit pas qu’il faisait dans sa culotte. Cette peur était tellement humaine. Et même virile. Leur orgueil est terriblement vulnérable, Lisa avait lu cela quelque part. Sans doute dans une revue de mode, dans la partie qui instruit sur «les choses de l’amour».

— Bon, ce n’est pas grave, ne me le demande pas, soupira Lisa.

— Est-ce que cela veut dire que j’ai raison de craindre une réponse négative?

Eh bien, ce Robert n’avait apparemment rien des jeunes gens d’aujourd’hui. De ces personnages un peu voyous et négligés qui traversent en tourbillonnant, aiguillonnés par leurs complexes, des bars à moitié ténébreux, la torpeur de la musique rock, des relations humaines artificielles…

Robert était un romantique, venu d’on ne sait quel siècle. Lisa lui demanda:

— Est-ce que par hasard tu ne circules pas en fauteuil roulant?

— Et si c’était le cas, qu’est-ce que cela changerait? demanda Robert brutalement. En cela se manifestait sa conception démocratique du rapport aux handicapés. Est-ce que les gens qui circulent en fauteuil roulant ne valent pas autant que les autres?

— Bien sûr que oui, reconnut Lisa. Je t’ai posé la question seulement parce que dans ce cas c’est à moi d’aller chez toi.

— Est-ce que tu le ferais? demanda Robert, plein d’espoir.

Pour cela il était peut-être prêt à se trouver un fauteuil roulant.

— Un jour certainement. Naturellement pas tout de suite.

Robert observa une pause. Puis il dit:

— Je suis en parfaite santé. Je t’ai déjà dit que j’ai fait du sport. J’ai fait du demi-fond, non sans succès. Je ne suis quand même pas monté jusqu’aux sommets. Je ne suis pas ambitieux.

Lisa se mit à pleurnicher:

— Mais moi je veux que mes enfants soient ambitieux!

— Est-ce que tu l’es?

— Justes cieux, je t’ai bien dit que je suis écrivain! lança-t-elle d’une voix aiguë.

— Combien de livres as-tu écrit?

— Encore aucun. Et peut-être je n’écris même pas. Mais cela ne m’empêche pas d’être écrivain dans l’âme.

Robert observa à nouveau une pause:

— Je dois malheureusement constater que la littérature aujourd’hui n’est pas pop. La culture de masse l’a ensevelie.

— Tant mieux, sortit Lisa. Je ne veux pas être pop. Je veux m’étendre par delà les siècles, dans les profondeurs. Sinon dans l’avenir, au moins dans le passé.

— Qu’est-ce que cela veut dire? demanda Robert sans comprendre.

— Eh bien par exemple je lis les vieux classiques plus volontiers que les voyous d’aujourd’hui. C’est d’ailleurs pour cela que je suis si romantique.

— Toi, romantique?

Robert était surpris.

Maintenant, Lisa aurait pu être vexée. Mais elle n’entendait pas perdre du temps pour des broutilles.

— Tu ne l’as vraiment pas encore compris?

— Lisa, veux-tu avoir des enfants de moi?

La question de Robert était inattendue, elle prolongeait en réalité le discours précédent.

Lisa raccrocha.

Pour qui se prenait-il? Venir aussitôt proposer un enfant de lui ! Est-ce qu’il croyait que porter et mettre au monde c’était simple comme bonjour?

Le téléphone resonna aussitôt. Qui s’avise de répondre au téléphone à une heure aussi avancée de la nuit?

Lisa tira la couverture au-dessus de sa tête et ferma les yeux. Où aller chercher des témoins de son hypocrisie?

Il devait être onze heures et demie. Lisa n’essaya pas d’en savoir davantage, sa voix intérieure lui suffisait.

Encore une demi-heure, et ce serait lundi. Arriverait-elle pendant cette demi-heure à mettre au point quelque chose d’essentiel?

Elle se releva, alluma toutes les lumières de l’appartement. Toutes autant qu’il y en avait. Les lustres, les lampes de bureau, les appliques, même l’œil terne de la veilleuse.

De la solennité avant toute chose.

Elle se fourra sous ses couvertures et s’étira. Son bras se tendit automatiquement vers le téléphone. Elle fit le numéro de Robert et resta silencieuse.

— C’est bien toi, Lisa, n’est-ce pas? Pourquoi tu ne parles pas?

Lisa écoutait.

Combien de temps résisterait-il, quand raccrocherait-il?

Il ne raccrocha pas. Peut-être connaissait-il ses habitudes.

Enfin elle dit:

— Tout à l’heure je n’ai pas répondu à ta question.

Robert eut l’air surpris:

— Quelle question?

— Oh, si tu ne t’en souviens plus, tu n’attends donc pas de réponse.

— Lisa, je t’ai au cours de la journée d’aujourd’hui posé cent questions. Tu parles de laquelle?

Lisa mit à nouveau la patience de l’autre à l’épreuve. Comme s’il s’était agi pour elle d’un sujet très difficile.

— Je pense à la question la plus essentielle, finit-elle par dire.

— La plus essentielle?

Les hommes sont pathologiquement lents à la détente. Lisa sourit. Dommage que Robert ne la vît pas. Elle avait un beau sourire.

Les hommes sont d’une stupidité sidérante. Est-ce qu’ils ont vraiment le cerveau vissé de manière différente, qu’ils ignorent quelle est la question des questions?

Peut-être pour eux n’est-elle pas essentielle… Et c’est à des gens pareils que Lisa et tous les autres êtres spirituellement délicats doivent avoir affaire?!

Il n’y a pas le choix, il faut tout leur expliquer, ce sont des êtres primitifs.

— Robert, est-ce que vraiment tu ne sais pas quelle est la question la plus essentielle? Ou tu ne veux pas le savoir?

Robert renifla. Cela faisait un moment qu’il ne l’avait pas fait. À force de l’entendre c’était devenu une musique aux oreilles de Lisa. Probablement parce que cela lui permettait d’éprouver un sentiment de supériorité, cela éveillait des sentiments maternels.

— Eh bien dis-moi, pourquoi tu me tourmentes! La journée est sur le point de finir, nous devons avoir réglé nos affaires avant minuit, lui signifia Robert.

Lisa ne s’en souvenait pas, mais ils devaient avoir un accord à ce sujet.

Le dimanche, qui était sur le point de se conclure…

— Tu m’as demandé si je t’aime. Tu avais oublié ta question…

— Je n’ai pas… répondit Robert, hésitant. Il n’acheva pas sa phrase, grâce à quoi Lisa put mentalement la compléter comme elle préférait.

— Bien sûr, c’est ton affaire, si tu ne veux pas de réponse à cette question. Je n’en sais d’ailleurs pas plus que toi. Par exemple au téléphone, je n’ai pas senti ton odeur. Elle est peut-être pour moi tout à fait insupportable.

Lisa était comme un poisson dans l’eau.

— Lisa, je m’asperge de parfum et je viens derrière ta fenêtre, pour que tu puisses me flairer, implora le jeune homme.

— Bien, mais alors prends la plus haute de tes échelles. J’habite quelque part entre le troisième et le septième étage.

Robert était pressé:

— Si tu crois qu’une échelle va m’arrêter… Donne-moi seulement ton adresse.

— L’adresse, l’adresse…, répéta Lisa, méditative. Même si je la savais. Je rentre toujours à la maison à tâtons, cela ne m’a jamais intéressé…

— Bon d’accord, alors nous nous retrouvons en ville, sur la place centrale, devant l’entrée principale de la poste!

— Tout de suite? demanda Lisa, en se calant sur son siège.

Robert était prêt:

— Pourquoi pas?

— Attends un instant! fit Lisa, et elle laissa le combiné tomber sur son lit.

Elle chercha du pied ses pantoufles. Elle repoussa le rideau, examina la ville baignée dans la nuit.

— Robert, la ville est pleine de malfaiteurs. Peut-être me rejoins-tu demain dans mon manoir?

— J’y suis déjà allé, grogna le jeune homme d’un ton déçu.

— Bon, alors après-demain à la cantine de notre usine. Sur le coup de midi, au début de la pause déjeuner.

Robert renifla.

— Lisa, j’ai été partie prenante de tant de tes inventions… Mais elles ne mènent nulle part…

— Et où veux-tu arriver? demanda Lisa, pleine de curiosité.

— Je veut te toucher, Lisa, s’écria Robert.

C’était agréable à entendre. Lisa elle aussi était peut-être un être humain. Elle vivait au monde pour les autres. C’était parfois pour le moins agréable de le croire. Elle dit:

— Bon, spirituellement, nous nous sommes pas mal tâtés. Intellectuellement aussi un tantinet. Le corps est la sphère la plus basse, est-ce bien nécessaire d’y aspirer autant?

— La sphère la plus basse, si tu veux, mais celle sur laquelle reposent toutes les autres. Le toit d’une maison peut être superbe, sans les fondements et les murs il ne tiendrait pas en place, expliqua Robert de manière imagée.

Telle était donc la différence insurmontable entre l’homme et la femme.

Les femmes aussi reposent sur leurs jambes, sur leurs larges hanches. Mais leurs esprits s’en vont carillonner là-haut, dans les grands espaces bleus.

«Tu es belle, Lisa», se dit-elle.

Elle regarda l’horloge en face. Minuit moins cinq. C’est ce qu’elle dit à Robert:

— Sais-tu qu’il ne te reste que cinq minutes? Utilise ce temps de manière optimale!

— C’est ce que je fais, observa Robert, pressé. Cela te laisse le temps de me dire ton nom de famille et ton adresse…

Ah Robert, Robert! Quand dans la vie on fait si peu la différence entre les choses importantes et les moins importantes, on n’arrive à rien de véritablement important!

— Et ce serait pour toi la manière optimale d’utiliser ce temps? demanda Lisa, indignée.

Derrière le mur se trouvait une grande pendule. Elle prenait toujours lourdement son élan, avant de sonner à grand fracas minuit.

Lisa tendit l’oreille. Vraiment. L’horloge de voisins inconnus se mit à tousser, à se frayer un chemin dans le monde des sons.

Peut-être sa pendule retardait-elle. À l’en croire il restait encore plus de trois minutes. Mais l’autre était tellement bruyante, elle devait avoir raison.

Robert n’avait pas su employer efficacement ses tout derniers instants. Il avait passé le plus clair de son temps à renifler.

C’est curieux: en irait-il ainsi toute la vie? Un mari renifleur était-ce une heureuse trouvaille ou un châtiment? Lisa était triste d’avoir si peu d’expérience…

Elle n’avait jamais encore été mariée. Elle n’avait pas pris elle-même les choses en main, et ça ne tombait pas non plus tout seul.

La pendule derrière le mur ronflait, Robert au bout du fil reniflait. Les deux furent prêts en même temps avec leur élan; en un sursaut, Robert demanda:

— Dis-moi, Lisa, est-ce que tu m’aimes?

Lisa écouta les premiers battements de minuit. Ils franchissaient, étouffés, le mur. Tiens, est-ce qu’on les entendait aussi dans le combiné?

— Tu entends Robert? La pendule sonne minuit. Je ne peux plus répondre. Tu es arrivé en retard, mon pauvre cher Robert…!


VIII

Lisa était couchée dans l’antichambre de la salle d’accouchement, les jambes repliées, et une montagne lui cachait le monde. Une montagne dans laquelle un être nommé Robert vivait ses dernières heures avant de la quitter.

Que le personnage eût un zizi, ce qui faisait qu’il était Robert, Lisa l’avait appris quelques mois auparavant, quand on l’avait exposée à des rayons lumineux et qu’elle avait vu de ses propres yeux sur un écran un petit bonhomme qui, à l’étroit, essayait d’élargir son espace vital, se débattait des mains et des jambes, avec un zizi tout fier et tout tendu.

Alors Lisa avait regretté de ne pas être un bateau, à l’intérieur duquel il y aurait suffisamment d’espace même pour plusieurs petits Robert qui pourraient y organiser des concours de natation et accomplir d’autres exercices en vue de se préparer à une vie indépendante.

Mais maintenant cette poche avait été traversé par bien des élancements de douleurs, et Lisa savait que Robert, la chose la plus importante de sa vie, voulait la quitter. Peut-être parce qu’il était à l’étroit et qu’il s’ennuyait, ou tout simplement poussé par la nature, il avait décidé de se séparer de Lisa, avec qui il avait passé huit mois et vingt trois jours sans interruption.

Combien de temps doit durer un amour, quand on est ensemble de trop près? De petites périodes de séparation sont utiles dans la vie commune pour stimuler le désir. Même si Lisa n’était pas une femme ordinaire, mais un être unique au monde.

À présent, c’était l’attente, et Lisa savait que les douleurs commenceraient à se faire plus fréquentes et deviendraient si fortes qu’elle ne pourrait peut-être même plus penser à son Robert intérieur, mais qu’elle aspirerait aveuglément à ce que cela soit une bonne fois pour toutes terminé.

Théoriquement, elle était prête. Grâce aux ouvrages qu’elle avait lus, elle savait ce qu’elle devait faire, comment se tenir. Elle respirait comme il fallait pour ne pas gémir à chaque accès de douleur, pour ne pas donner à ces abruties d’infirmières l’occasion de répéter en leur for intérieur le refrain banal: « peut-être gémissais-tu aussi quand tu l’as mis en route »… Comment ces femmes âgées, qui avaient tout fait toutes seules, pouvaient-elles oublier qu’alors aussi on gémit, mais sur un timbre différent.

Au cours de la dernière année, la maison de Lisa avait changé. Les revues de mode étaient cachées dans des armoires fermées, et on n’y voyait plus que rarement des boîtes de chocolat. Elle se nourrissait scientifiquement, son divan était entouré d’instructions et de prescriptions savantes qu’elle avait étalées et qu’elle étudiait à n’en plus finir. Elle n’avait jamais été, même aux temps des revues de mode, une liseuse acharnée; elle n’avait à présent pas beaucoup de forces pour se concentrer, mais à force de lire et de relire, elle avait retenu tout ce qui était nécessaire pour changer son mode de vie.

Elle avait veillé à avoir des vêtements tout prêts pour le nouveau petit être à venir, voire un peu plus que nécessaire. De manière générale ce n’était pas son genre; mais dans ces circonstances la plupart des femmes se laissent aller à exagérer. Ainsi avait-elle préparé à temps un paquet avec une couverture bleue et quand le premier signe était venu, elle l’avait pris, dans l’autre main elle avait saisi un sac en plastique contenant son nécessaire à elle, et elle avait marché jusqu’à l’arrêt de bus. En cas de plus grande urgence elle aurait fait appel à l’ambulance ou au moins à un taxi professionnel, mais elle savait qu’elle avait le temps.

Ainsi avait-elle dû avec sa montagne passer des heures longues et inconfortables sur un lit à mauvais matelas, avant d’arriver sur la table où elle se trouvait à présent. Elle avait même compris, par les tronçons de phrases lancées par les médecins, que toutes les tables étaient occupées, et qu’elle devait attendre avec sa chose.

La nature n’attend pas, aurait-elle pu dire d’un ton important, mais elle n’avait personne à qui servir cette vérité peu originale, car les blouses blanches avaient l’habitude de ne passer que furtivement. Peut-être dans leurs cabinets fermés ou chez eux parlaient-ils comme les autres individus, mais dans les couloirs de l’hôpital ils se lançaient des morceaux de phrases et rattrapaient ceux des autres de manière très habile. Peut-être était-ce le jargon professionnel qu’ils s’étaient forgé, destiné à tenir les patients à l’écart d’informations superflues et à créer autour des médecins une aura de gens consacrés aux profonds mystères de la vie.

Lisa n’avait pas à l’égard des médecins une attitude de méfiance — elle leur accordait une attention neutre. Pour l’instant elle dépendait d’eux, elle mettait même en eux beaucoup d’espoirs. Mais elle devait encore plus avoir confiance en soi.

Elle essayait tenacement de se convaincre que personne ne pourrait accoucher à sa place, et qu’elle serait brave. Cette autosuggestion impliquait cependant une tension, alors même qu’elle devait rester détendue, deux choses dans une certaine mesure contradictoires. Surmonter cette contradiction était ainsi l’un des problèmes vitaux du moment présent. Être détendu et capable de tout relevait, disait-on, des objectifs de la sagesse orientale. Lisa aujourd’hui voulait se conformer à cette sagesse. Mais les contempleurs de nombril des pays d’Orient n’avaient jamais eu à accoucher, même les femmes les plus bêtes leur étaient supérieures au moins de la hauteur d’une montagne.

Elle était arrivée à la conviction que l’accouchement était un combat pour la santé du nouveau citoyen plus encore que pour la sienne. On ne peut pas toujours s’opposer à la nature, les organes ne se plient pas à la volonté, la foi est aveugle et inexplicable, et pourtant elle croyait à l’utilité de l’autosuggestion. Vraisemblablement la femme était elle aussi un peu fautive, si elle n’était pas capable de s’en sortir de la manière ordinaire et à terme. De même que pour Lisa la mort, ou au moins son moment décisif, était un acte de soumission, peut-être aussi la césarienne ou l’accouchement au forceps étaient-ils dus à la maladresse de la femme. Du moins en théorie; en plus de tout le reste, Lisa craignait aussi que la réalité ne correspondît pas à ses théories…

On pouvait aussi être trompé par des choses inattendues, mais heureusement, de nos jours, les médecins disposaient de moyens pour s’assurer à temps de toute chose anormale. En tout cas l’oreille vigilante de Lisa n’avait pas repéré de murmures suspects ni son œil de regards agités. Elle voulait être une accouchée ordinaire dans la vaillante armée des milliers d’accouchées quotidiennes.

Les quelques millions d’années d’existence du genre humain étaient un facteur réconfortant. Toutes ses ancêtres avaient accouché, cette longue chaîne rassurait, encourageait à continuer: ce n’est pas avec moi qu’elle s’interrompra… La chaîne humaine se poursuivait à travers les temps, de mère en fille, toujours de mère en fille — et certaines, sans le faire exprès, mettaient au monde même des Roberts, pour qu’il y ait des engendreurs. La nature était prodigue, des zizis il aurait très bien pu y en avoir même trois cents fois moins.

Cela aussi était une position théorique, car Lisa, amoureuse qu’elle était de son Robert, n’aurait pour rien au monde échangé son petit zizi contre une fente, tant elle s’était habituée à l’idée de porter à son sein juste celui qui allait venir.

« Si seulement il venait un peu plus vite, ce petit bêta », se disait Lisa. Bien sûr qu’il était bien à l’intérieur de sa maman, dont le sang lui donnait tout, alors que lui ne faisait que flotter dans l’eau primordiale de la vie — mais enfin cet univers, ce grand univers, il n’est peut-être pas en fin de compte si terrible, on s’y fait, et puis il y a bien des choses intéressantes dehors, jusqu’aux étoiles du ciel.

Il aurait fait bon croire aux contes de fées, croire que là-haut, dans l’espace, il existe un œil clignotant, qui n’a pas encore de protégé et qui est fixé sur l’énorme ventre de Lisa, dont il suit depuis longtemps le gonflement, qui se prépare en ce moment à devenir l’esprit gardien du nouveau citoyen du monde…

Avant de sentir son corps traversé par un nouvel élancement, Lisa eut le temps de se dire qu’elle aurait enfin, pour la première fois, un véritable Robert pour elle toute seule, mais cette idée, sous l’effet de la douleur, battit en retraite; seul un bout de mémoire resta hanté par la conscience qu’une idée était restée en suspens et qu’il faudrait la reprendre après la fin de la douleur.

Lisa supporta courageusement, et hocha la tête, satisfaite de soi: c’était dans l’ordre des choses, personne n’avait jamais accouché tout à fait sans douleur. L’enfant avait aussi sa part de douleur, même si plus tard il ne s’en souviendrait pas. Car les dieux avaient fait aux hommes le plus grand des cadeaux, l’oubli — un pouvoir que l’homme, astucieux, utilise avant tout pour effacer de sa mémoire les choses déplaisantes.

Elle avait entendu raconter une histoire de chasseurs sur une biche tuée d’une balle; les chasseurs négligents avaient découvert sur le petit extrait du ventre de la mère une trace de balle juste à l’endroit où la biche avait été blessée. Ou des histoires semblables à propos de femmes terrorisées, dont les parties du corps traumatisées apparaissaient marquées également sur le corps de l’enfant.

Si tout cela avait un fondement, alors les douleurs de la mère au moment de l’enfantement devaient elles aussi s’engranger quelque part dans l’enfant. C’est pourquoi Lisa voulait être détendue et harmonieuse, pour offrir avant tout à elle et puis aussi au monde un Robert en bonne santé et à l’esprit inébranlable. Allait-elle y arriver?

Outre celles de la mère, l’enfant allait devoir vivre ses propres douleurs et frayeurs. Ne serait-ce que le fait de se préparer à quitter un environnement connu, où il a pris forme d’homme, où l’esprit du monde lui a donné une âme, cela devait provoquer un état de stress qui n’était pas — loin de là — le premier. Il avait bien enregistré des tensions: les angoisses physiques et morales de la mère, la saleté irradiée par le monde, tout au long de ces neuf mois, sans compter les choses extraordinaires, par exemple les dangers d’interruption de grossesse, quand l’organisme en était de défense réagit comme s’il préférait rejeter la nouvelle vie: si l’instinct maternel en effet faisait tout son possible pour préserver l’enfant, la nature décidait toujours en faveur de la mère, au moment critique où il fallait choisir qui laisser en vie…

La vie avant la naissance était la préhistoire de l’homme et laissait sans doute des traces ineffaçables, mais même les médecins les plus habiles étaient incapables d’apprécier cette anamnèse. C’est à l’avenir qu’est réservé le soin de trouver des appareils fixant tous les traits normaux et les aberrations dans l’organisme unique de la mère et de l’enfant pendant la période de formation dans le sein de sa mère.

Au nom de la santé de son petit et, pourquoi pas, de son confort personnel, Lisa n’aurait rien trouvé à redire si Dieu, en mettant au point Ève à partir du pauvre matériau pris dans la côte d’Adam, avait fabriqué la femme de manière un peu différente, une femme pour qui avoir une descendance n’aurait pas posé ces quelques petits problèmes.

Les douleurs allaient leur train. Lisa n’en avait pas peur, elle attendait. C’était normal. Elles se faisaient plus fréquentes, plus intenses, la délivrance approchait. Mais c’était sa première expérience, et on ne pouvait pas s’en sortir en quelques heures.

Sur le mur il y avait une grande horloge; le médecin avait dit, en guise de consolation:

— Eh bien, à deux heures tout sera fini.

Lisa avait pris cela pour parole d’évangile, et attendait de voir les aiguilles atteindre le chiffre tant attendu. Bien sûr les autres mouvements, ceux qui se passaient en elle, étaient plus importants, mais la conscience, dans sa fragilité, voulait s’accrocher à ce fétu de paille, à ces minutes oscillantes sur la pendule murale.

De temps en temps la sage-femme passait, regardait Lisa en biais et demandait:

— Eh bien? Elle n’avait rien à répondre. Il y avait une montagne, à l’intérieur: Robert, qu’agitait depuis plusieurs mois un tremblement espiègle. Cela devait suffire comme réponse à la sage-femme, qui faisait son travail quotidien, accueillait les enfants les uns après les autres et qui le soir pouvait compter le résultat de son travail comme le boulanger ses baguettes.

Dans la vie de Lisa, c’était une expérience unique. Il ne pouvait pas y avoir pour elle deux Roberts. Bien qu’elle-même ne fût pas une…

Tout était imagination. Le véritable Robert était juste sur le point d’entrer dans le monde, tel un géant, qui remplissait toute la conscience de Lisa. Il était là qui poussait, qui commençait une nouvelle étape de la torture de sa mère. Pendant les derniers mois le porter avait été dur, elle avait mal au dos, alors que les vomissements des premiers mois étaient presque oubliés.

Il fallait le faire, et le mieux possible. Lisa rectifiait tout le temps sa respiration, essayant d’appliquer ce qu’elle avait lu dans les livres.

Une peur, mais aussi quelque chose comme un pressentiment heureux l’envahirent quand elle sentit qu’elle s’ouvrait et que tout autour d’elle était soudain mouillé. Les eaux sortaient, il n’y avait pas de temps à perdre, il ne fallait pas laisser le petit poisson au sec. C’était un signal pour celui qui voulait arriver sous les étoiles: les conditions anciennes avaient cessé d’être idéales, il fallait maintenant suivre les eaux qui jusqu’alors l’avaient porté si agréablement.

Lisa ne prêta pas une attention particulière à son nouvel état. Ce ne fut que quelque temps plus tard que la sage-femme, en passant, observa négligemment:

— Eh bien, on va aller sur la table d’accouchement!

Elle soutint Lisa pendant que celle-ci hissait son corps énorme sur le plateau surélevé.

— On commence!

Elle confia l’affaire entièrement au soin de Lisa.

Lisa fit du bruit, l’enfant ne devait pas rester trop longtemps au sec, surtout il ne devait pas être privé d’air, être arrêté sur le chemin de la naissance. L’organisme, qui si longtemps avait veillé sur le petit homme qu’il portait en lui, n’arrivait pas à changer sur le champ de fonction et à entreprendre l’activité inverse.

Les douleurs étaient comme indépendantes, leur rythme ne se pliait pas à sa volonté. Ainsi c’était elle qui devait, avec ses exercices de respiration et ses pressions, s’adapter aux élancements et pas le contraire.

Il y eut un changement; comme si quelque chose était plein à ras bord, même les yeux semblaient vouloir sortir du crâne — puis tout retomba. Provoquant autant de déception que de détente. Manifestement un gonflement permanent n’était pas possible, on aurait pu en éclater. Après la retombée une nouvelle vague, et elle eut le sentiment que son ventre grossissait encore, même si la douleur était devenue plus familière. Cela faisait mal, mais la douleur n’était plus tout à fait inconnue.

Maintenant une femme en blouse blanche vint aussi à la rescousse et ce fut pour Lisa un soutien. Tout au moins moral, parce que même l’être le plus vaillant veut, ne serait-ce qu’un tout petit peu, pouvoir s’en remettre à quelqu’un.

La femme lui conseilla de presser — observation qui aurait pu être inopportune, que faisait-elle d’autre..! Elle, cette tendre et romantique Lisa, cette ironique lionne, qui avait oublié tous ses traits de caractère antérieurs.

Pendant quelques instants l’image devant ses yeux disparut complètement et fut remplacée par quelque chose qui ressemblait à un tableau abstrait, sur une toile de fond imprécise. Plus de pendule, plus d’accoucheuse, plus de Lisa non plus, sans parler d’un quelconque Robert sur le point de venir au monde…

Au moment du reflux, quand le liquide du monde accumulé dans ses yeux se retira dans la mer ondoyante du temps, le regard de Lisa tomba sur l’horloge et elle dut consacrer une pensée fugitive et accusatrice au médecin qui avait voulu la rassurer, car l’aiguille approchait les trois heures. Elle avait tellement attendu le numéro deux, et maintenant, dans l’élan de la confusion, elle n’avait même pas remarqué que l’aiguille flottait au-dessus; mais son corps ne s’était pas plié aux dispositions du médecin tout-puissant.

Un rude travail commençait. Elle en oublia la pendule. D’autres blouses blanches s’étaient rassemblées auprès d’elle et elle se sentait plus courageuse. Bien qu’elle fût soudain parcourue par un doute — pourquoi si nombreux, quelque chose ne va pas? Ils sont peut-être au courant entre eux de quelques dangers qui lui ont été dissimulés…?

Mais le rude travail des couches rejeta les auxiliaires loin d’elle et à travers une confusion cosmique son esprit hypersensible aux sons saisit des fragments de phrases que les médecins se lançaient:

— Oui, ça vient!

— Elle se débrouille toute seule, c’est bien. Dans ces circonstances, ce compliment donna à Lisa des forces, et elle voulut être encore plus brave. Si seulement elle avait su comment.

Les blouses blanches semblaient comprendre ses sentiments et pour l’encourager, l’une d’entre elles se mit à presser sur son ventre.

C’était juste maintenant que pour la vie terrestre de l’individu, tout dépendait de la tête. Lisa savait que quant la tête était passée, le corps n’aurait pas de problème, l’affaire était réglée. Ce se rait certainement un Robert intelligent, doté d’une tête volumineuse, qui arrivait, à en juger par les souffrances qu’il infligeait à sa mère.

Lisa se sentit éclater, craquer, mais ce n’était pas une véritable douleur, il y avait en elle une activité en quelque sorte différente. Tout en elle à présent voulait sortir, même ce peu de raison nourri de revues de mode.

Et puis il arriva, bien qu’elle n’eût guère retenu le moment exact. Venu de loin, d’un autre monde, il arriva jusqu’à Lisa, pour accroître l’excitation des femmes qui s’affairaient autour d’elle — et d’un seul coup, elle s’affaissa. Elle se rendit compte que quelqu’un coupait le cordon ombilical et elle savait que ce serait là l’instant que l’on retiendrait pour les besoins des horoscopes à venir. On soulèverait peut-être l’enfant par les pieds en lui donnant une claque sur le derrière pour faire entrer l’air dans les poumons du nouveau citoyen. Mais tout cela Lisa ne le retint pas, car ses yeux ne voyaient à présent rien du tout. Un céleste vagissement arriva cependant jusqu’à elle, manifestement les organes de l’ouïe étaient plus équilibrés ou moins fatigués. Ce vagissement devait venir de Robert, ce ne pouvait être personne d’autre — une mère reconnaît la voix de son enfant n’est-ce pas? Déjà si chère, si familière, bien que malheureusement pas encore très puissante. Un tout petit vagissement. Mais fallait-il d’emblée un cri de révolte — il aurait bien le temps!

Comme dans un rêve, Lisa sentit qu’on nettoyait quelque chose, qu’on parlait, qu’on appliquait une compresse froide sur son ventre. Mais ensuite on posa sur sa poitrine gonflée quelque chose de chaud, de palpitant, de tout à fait singulier. Peut-être même les petites lèvres cherchèrent-elles déjà à puiser les premières sécrétions de liquide, mais Lisa ne sentait pas grand chose. Elle était trop fatiguée, elle n’éprouvait pas encore de bonheur d’avoir son petit garçon sur sa poitrine. Mais quelque chose lui chuchotait, au fond de sa conscience, que cette joie viendrait, sans faute.

C’était la première fois que Robert était hors d’elle et qu’il s’appuyait, petit brin d’herbe, sur la poitrine toute-portante de Lisa. Non, elle n’était pas un marsupial, qui garde le petit déjà séparé de la mère caché à l’intérieur de sa poche; ils étaient bel et bien définitivement séparés.

Dans sa lassitude, elle se demanda pourquoi les infirmières la tourmentaient avec le bébé, n’avait-elle pas fait le gros du travail? Jadis on n’aurait pas présenté l’enfant avant le lendemain, on aurait laissé l’accouchée se reposer. Les théories alternaient, d’après celle du jour l’enfant avait avantage à un premier contact direct, à sucer les premières gouttes de colostrum, ce lait qui n’en est pas encore un. Il était censé contenir des substances nutritives. Robert devait tout puiser chez Lisa, il n’a pas le choix. Cette usine hypercompliquée nommée Lisa, avait une production qui ne devait pas être gaspillée.

Lisa essaya de regarder ce petit bout d’homme qu’elle n’avait jusque là vu qu’une fois sur un écran. Là, il lui était apparu sûr de lui, dans son élément. Sur la terre ferme ce petit bout de chou était sans défense et Lisa n’avait pas à présent assez de force pour l’aider. Elle voulait ne retenir qu’une chose: que l’enfant effectivement lui ressemblait et qu’elle ne l’échangerait au grand jamais avec quelqu’un d’autre. Maintenant on allait lui accrocher une étiquette, et voilà un homme marqué. Portant le nom de Lisa, marque de fabricant et mystère profond tout à la fois.

Les gens qui s’affairaient autour d’elle comprirent que la jeune femme avait besoin de repos et on emporta l’enfant. On commença à la recoudre. Ses portes n’étaient pas faites pour les têtes trop intelligentes, la chair était déchirée, mais elle ne tarderait pas, c’était connu, à se reconstituer.

Quand Lisa se retrouva dans le lit, elle sombra dans un sommeil profond. Avant, elle eut juste le temps d’adresser au monde un sourire fugitif, à ce monde pour le bonheur et le soutien duquel elle avait accouché de la sorte.

Elle n’eut pas un seul rêve. Non point qu’un être aussi important qu’une jeune mère n’eût pas à s’occuper de pareilles broutilles, mais parce qu’après la délivrance ce n’était pas prévu, les dieux des rêves ne se montraient pas.

On la réveilla pour qu’elle nourrît l’enfant. Elle ne s’appartenait plus, elle devait accomplir son devoir. Elle n’avait dormi que le quart de ce qui aurait été nécessaire, mais elle se força à remarquer comment la petite bouche de l’enfant réussit du premier coup à attraper le téton et à sucer. Qui donc entre-temps le lui avait appris? Juste après ses efforts pour venir au monde, il était encore tout mou, et Lisa se demanda si les gouttes de nourriture étaient vraiment arrivées de la poitrine maternelle jusque dans ses entrailles affamées.

Mais déjà la nature se manifestait, le premier pincement de Robert était énergique.

Lisa se dit fièrement:

— Il est costaud, ce petit insecte!

Faute d’expérience, elle ne comprenait pas si le lait montait ou non. Il lui sembla que non, elle eut peur. Elle avait bien lu que les fleuves de lait paradisiaques ne s’ouvraient pas aussitôt et que l’enfant devait s’y habituer, les attirer, leur faire du charme — sans quoi le jeune homme aurait l’impression qu’au monde on peut tout avoir sans peine.

« Tu gagneras ton pain à la sueur de son front »… Eh bien que ce petit bout d’homme commence à s’y faire, il ne doit pas compter toute sa vie sur les femmes… Il existe bien assez d’hommes qui restent nourrissons jusqu’à la mort.

Robert tétait, tirait, et ne se mit pas à hurler quand les résultats s’avérèrent mauvais. Il ne manquait pas de patience, même si au début téter est un rude travail; il finit par couiner. Une infirmière expérimentée était là, elle connaissait la marche des choses et se montra rassurante: ça n’allait pas tarder. C’était une nourrice, de celles qui quelque part dans une pièce secrète sous des lampes calorifiques, nourrissaient toute une rangée de petits bonshommes à l’aide de seins artificiels qui dispensaient le liquide vital plus facilement et plus gentiment.

De la souffrance: la nature avait prescrit à l’être humain de la souffrance. Lisa se massait le sein et Robert s’entraînait à téter. De meilleurs résultats restaient à venir. La jeune femme vivait le présent comme à travers un voile de sommeil, sommeil dans lequel elle replongea aussitôt.

On s’habitue à tout, à la fatigue, et même, depuis longtemps, à la création.

Dès la troisième fois Robert réussit à faire monter le lait et Lisa sentit avec une fierté heureuse la nourriture de son enfant la traverser. Dans cette usine qu’étaient ses entrailles, un bureau de distribution répartissait la matière au consommateur le plus important. Maintenant, il fallait stimuler le jeune homme: il ne devait pas s’endormir, il devait vider le sein de sa maman, remplir son petit ventre. Ce n’était pas un gros dormeur, mais plusieurs fois il se laissa aller au bout du sein, et il fallut lui pincer le nez. Un nez si petit qu’il n’y avait pas grand chose à pincer, mais le pincer ailleurs ne produisait aucun effet.

Lisa était convaincue que les hommes ne s’endormaient pas tant par fatigue que par plaisir. Et que, comme elle l’avait lu dans tous les livres, les hommes étaient de grands jouisseurs. Dès lors qu’elle avait fait grandir en elle et mis au monde ce petit porteur de zizi et de chromosomes Y déviants, elle devrait dans la suite de son existence tenir compte de ses penchants à la jouissance.

Robert était né un dimanche, c’était un enfant du dimanche. Le dimanche de l’âme de Lisa.

Dans cette journée-là il n’y avait de place pour rien d’autre. Le principal événement dans le monde ce jour-là était la naissance de Robert. Qu’est-ce que Lisa, ce jour-là, aurait pu penser ou faire d’autre? Même le téléphone ne lui vint guère à l’esprit.

Entre-temps il y avait eu la nuit, et la première présentation des enfants à la tétée avait déjà eu lieu le lundi matin. Pour ce jour-là, l’événement numéro un était l’apparition du lait au sein de Lisa; il y en avait suffisamment, le jeune homme avait pu remplir son petit ventre et tous deux, la mère comme l’enfant, étaient contents l’un de l’autre. Lors de la deuxième tétée, Lisa était tout à fait éveillée, et pour la première fois elle se sentit envahie de bonheur. Elle joua un peu avec son petit garçon, au début timidement, parce qu’elle avait l’impression que tout en lui était fragile qu’elle pourrait le briser rien qu’à le toucher. La nourrice s’en rendit compte et dit en souriant:

— Allez-y franchement, il ne va pas se casser!

Elles prenaient les enfants dans leurs bras de manière si habile et si assurée que Lisa dut les admirer.

Elle essaya elle aussi d’être plus hardie, et de faire un peu sauter le futur aviateur. Mais Robert sembla la regarder d’un air épouvanté, elle arrêta aussitôt.

Elle avait à présent le temps d’étudier son œuvre. Elle put se convaincre que le garçon lui ressemblait effectivement. Les garçons qui ressemblent à leur mère seront heureux, dit un proverbe.

Lisa voulait voir si vraiment il lui ressemblait. Oui, à n’en pas douter. Ce fut la découverte essentielle de la journée.

Entre-temps il se produisit un événement insignifiant: on vint instruire les jeunes mères et leur enseigner ce qu’elles devaient savoir et comment elles devaient faire sur le moment et pour plus tard. Elles avaient aussi reçu une formation avant l’accouchement, cela faisait partie de l’assistance médicale.

Mais ensuite il advint encore une chose inattendue. Après le déjeuner on apporta dans la salle un grand bouquet de fleurs, présenté dans un vase en marbre à dessins d’une forme étrange. L’employée de l’hôpital le porta d’un air fier et digne. L’objet en tout cas était imposant. Le vase et le bouquet avaient un air de noblesse et de désuétude.

Un billet à vignette était accroché au bouquet:

« À Élise, pour Robert. La Haute Table de la Chevalerie ».

Celle qui avait apporté le bouquet, puis les infirmières, dévorées de curiosité, adressèrent à Lisa des regards interrogatifs, attendant des explications. Mais la jeune femme se contenta de sourire d’un air mystérieux.

Elle non plus ne connaissait pas tout des réalités du monde, même si elle en subodorait quelques-unes…

Il faisait bon en tout cas contempler ces fleurs, et Lisa se trouva d’emblée élevée de plusieurs crans dans l’échelle sociale — à ses yeux bien sûr, mais aussi pour le personnel de l’hôpital. Même si cela n’éclipsait pas sa fierté maternelle, son orgueil d’avoir accouché.

Que le billet fût signé par « La Haute Table de la Chevalerie », ne la gênait aucunement. Les groupes sociaux les mieux organisés ont toujours réglé les affaires individuelles de leurs membres.

Le mardi, Lisa put déjà se promener, et contempler par la fenêtre sa ville, avec la nostalgie de qui est débarrassé des douleurs; le temps était brumeux.

Comment était-il le dimanche qui avait accueilli Robert? Lisa ne posa cette question à personne et décida de son propre chef que le temps devait être ensoleillé. Tous les astres avaient dû avoir la possibilité de se pencher sur le nouveau venu. Ils l’avaient sans doute guetté même à travers les couches du ventre de Lisa…

La journée du mardi tombait un peu dans la routine, Lisa avait par moments le sentiment qu’elle s’occupait plus d’elle-même que de Robert. Elle avait pris un travail de broderie, elle désirait se passer du confort de tous les accessoires en papier et utiliser comme jadis des draps-housses et des petites chemises à éléphants bleus et à bleuets roses brodés. Mais par une journée aussi brumeuse elle n’avait pas vraiment envie de s’adonner à ce type d’activité.

Vers l’heure du déjeuner on apporta dans son dortoir un autre bouquet. Il était mal confectionné, d’un goût douteux. Sur le billet il était écrit:

« Lisou! nous te félicitons de tout cœur pour la naissance de ton petit garçon. Le comité syndical de l’usine. »

Il va de soi que l’attention de l’équipe fit plaisir à Lisa, qui ne s’appesantit pas sur le caractère un peu formel de ces félicitations. Pourtant elle ne put s’empêcher une remarque linguistiquement méchante: le comité avait-il un cœur unique? Elle pensait connaître une ou deux personnes du comité syndical de l’usine. Les collègues qu’elle voyait passer devant ses yeux avaient tous une tête de syndicalistes. Ils ne l’étaient peut-être pas forcément, mais on les prenait pour tels. Peut-être étaient-ils élus en conséquence…

La Haute Table de la Chevalerie était pour Lisa un concept plus abstrait que le comité syndical.

Tard dans la soirée de mardi, lors de la tétée, elle eut son premier conflit avec Robert, qui refusait son téton gonflé et le recrachait avec l’expression de quelqu’un à qui l’on propose quelque chose d’écœurant. Lisa essaya de l’amadouer en lui disant que tous les Roberts du monde étaient enthousiasmés par ses seins. Mais l’exemple de ses homonymes n’enthousiasma pas pour autant le nouveau-né. La mère ne s’en sortit pas facilement, le caractère du jeune homme s’avéra inébranlable. Lisa contrôla qu’elle ne s’était pas trompée de liquide en nettoyant le terrain, pour qu’on la méprisât ainsi. Même si le petit capricieux n’avait pas la moindre idée de l’échelle des goûts des aliments existants dans le monde.

Elle dut plusieurs fois se livrer à la procédure préliminaire avant que le petit pleurnicheur affamé consentît enfin à téter. Il avait ce faisant l’air de faire à sa mère une concession considérable et imméritée.

Le mercredi fit son apparition dans le dortoir de Lisa une femme lourdaude, qui se présenta comme juriste et qui se mit à enquêter sur ses affaires privées.

Elle commença par quelques phrases générales en langage juridique, destinées peut-être à montrer que ses études avaient servi à quelque chose, et à gagner la confiance de sa cliente.

Lisa n’avait pas demandé de juriste, c’est pourquoi de sa part la conversation prit d’emblée un ton un peu réticent. Peut-être la méfiance à l’égard des organes dits de justice était-elle un signe des temps. Les deux parties en tenaient compte.

— D’après ce que j’ai lu sur votre fiche, vous êtes célibataire, fit la visiteuse.

Lisa n’estima pas nécessaire de répondre. Dans les documents, il y avait ce qu’il y avait.

— En même temps le groupe sanguin du père est connu, poursuivit-elle. C’était de l’espionnage transparent.

Comme Lisa continuait à ne pas répondre, l’habile juriste procéda à une attaque frontale:

— Nous pouvons vous fournir une aide de qualité pour établir la paternité…

Une aide « de qualité », par dessus le marché, pensa Lisa. De qualité au sens juridique ou moral? Elle dit:

— Je n’en ai pas besoin.

— Vous vivez en concubinage? déduisit la juriste.

Lisa eut l’air surprise:

— Avec qui?

— Avec le père de l’enfant? Peut-on considérer que l’enfant est né dans une famille?

C’est quoi une famille? Est-ce compliqué à définir?

— Oui, l’enfant et moi nous formons une famille, répondit Lisa.

— Nous protégeons les intérêts de l’enfant, et bien sûr également ceux de la mère, lui signifia la juriste. Je n’exige pas que vous me disiez le nom du père de l’enfant, mais…

— Oh, je peux vous le dire. Il s’appelle Robert, fit Lisa gentiment.

— Je parle du nom de famille. Vous serez confrontée à cette question quand vous irez enregistrer l’enfant au bureau des affaires familiales. Pour décider si l’enfant aura votre nom ou celui de son père…

— Est-ce qu’au moment du baptême aussi on pose cette question?

Visiblement la juriste était athée. La question de Lisa sembla même la contrarier. Elle dit:

— Nous nous occupons du côté légal de la question. Je n’ai pas à vous expliquer que ce n’est facile pour aucune mère d’élever un enfant. Les pères aussi doivent être associés.

La juriste semblait donc être pour les droits des femmes. Dans ce sens-là, elle aurait mieux fait de venir le vendredi et rencontrer Lise, elles auraient rapidement trouvé un langage commun.

Mais la Lisa du mercredi lui dit d’un ton de regret:

— Malheureusement ce n’est pas possible.

— Pourquoi? s’enquit la visiteuse.

— Il habite très loin. Je ne connais pas son adresse. Je ne le rencontrerai sans doute jamais dans ma vie.

Soudain la juriste se transforma en femme:

— Comment alors…?

Elle avait vu bien des choses dans son métier. C’est pourquoi la fonctionnaire réapparut aussitôt.

— On peut s’assurer de l’adresse à partir du nom.

Mais Lisa réussit une fois de plus à la surprendre:

— Malheureusement, je ne sais pas non plus son nom de famille.

— On ne fait pas un enfant avec des gens de passage!

L’interlocutrice de Lisa était passée du droit à la morale. Mais elle opéra aussitôt un recul et demanda:

— Vous connaissez son groupe sanguin et vous ne connaissez pas son nom de famille?

— Je connais un certain nombre d’autres données. Il avait alors trente huit ans. Acteur de cinéma. J’ai même vu sa photo, se vanta Lisa.

Tout expérimentée qu’elle était, la juriste ne trouva pas aussitôt une suite à la conversation. C’est pourquoi Lisa dut rentrer dans des explications plus détaillées:

— Malheureusement je n’ai pas eu beaucoup de possibilités pour faire des recherches. C’est mon cousin qui a servi d’intermédiaire. Moi, je n’avais qu’une exigence nette. Il devait s’appeler Robert. Et de plus, quoique ce ne fût pas absolument obligatoire, il devait avoir plus de trente ans et être de préférence artiste ou écrivain. Mon cousin n’en a pas trouvé, mais il a trouvé un acteur de cinéma…

La juriste regardait la jeune mère comme si elle avait vu une apparition. Lisa poursuivit:

— Et puis les acteurs de cinéma ne sont pas aussi frivoles qu’on le croirait. Il n’avait en tout cas pas souffert de maladies héréditaires… »

La conseillère juridique exigea des précisions:

— Que racontez-vous? Comment le comprendre? »

Lisa la regarda en face, observa une petite pause et dit pour s’excuser:

— Je ne vous ai pas dit que le père de mon nouveau-né, de mon petit Robert, est apporté d’Amérique? Dans un petit frigidaire?

La dame de la loi était habituée à soupçonner de mensonge les personnes interrogées. Elle dit:

— Expliquez ce que cela veut dire! Quelle Amérique?

Des Amériques, il n’y en a qu’une. Elle est très grande, et à l’intérieur il y en a une plus petite. La plupart du temps on pense à cette dernière, quand on ne donne pas d’autres précisions.

— Eh oui, dans notre pays, il n’y a pas encore de banques du sperme, on n’a pas pu en organiser, regretta Lisa.

La juriste ne manquait pas de caractère.

Elle se reprit rapidement.

— Vous tenez-vous à la version selon laquelle l’enfant est dû à de la semence importée d’Amérique?

La question impliquait que l’enquêteuse ne croyait pas à cette histoire, mais qu’elle était obligée de porter au dossier les déclarations de Lisa.

— Oui, il s’agit effectivement de cela, répondit Lisa, accommodante. C’est mon cousin qui a rendu la chose possible.

La juriste était mauvaise. Elle voulait dire quelque chose. Peut-être qu’ont recours aux services des banques du sperme les couples aisés sans enfants qui ne veulent pas l’intervention du mari, mais certainement pas des jeunes et jolies femmes célibataires. Ou quelque chose de semblable.

Ou peut-être son visage fâché voulait-il signifier que si mademoiselle voulait faire l’imbécile, elle n’avait qu’à s’occuper toute seule de ses affaires. Elle, elle est salariée par l’hôpital, elle propose une aide juridique, mais si on n’en veut pas, elle ne s’impose pas.

Au même moment, une infirmière entra dans la salle avec un troisième bouquet de fleurs. La dame en blouse blanche se tenait toute droite, comme si elle était l’auteur du bouquet. Un bouquet véritablement superbe, luxuriant; mais Lisa eut aussitôt le sentiment que les fleurs n’étaient pas vraies, qu’elles étaient artificielles. En tout cas très habilement faites.

Le bouquet portait une étiquette:

« L’Ambassade des USA félicite Lisbeth pour Robert. »

L’infirmière posa la composition sur la table à côté des deux bouquets précédents, et Lisa, montrant à la juriste, qui s’était levée, le billet qui, comme pour répondre à sa demande, accompagnait le bouquet, lui dit:

— Eh bien vous pouvez constater par vous-même…

Mais les juristes ne sont pas crédules. Elle eut beau lire l’étiquette, elle n’en regarda pas moins Lisa comme une délinquante et sortit de la salle au pas de marche en compagnie de l’infirmière.

Par ailleurs, le mercredi fut calme. Robert sourit à Lisa. De toute évidence, il commençait tôt son entreprise de charme.

Certains dirent que ce n’était pas un sourire mais une grimace. Sans doute des jaloux, à qui Robert n’avait pas souri.

Les principaux objets de son intérêt étaient les seins, plus précisément leur partie boursouflée pleine de mamelons de lait. C’était à eux qu’il avait à faire. La gamme de ses sentiments allait du plaisir au dégoût. Lisa aurait voulu voir ses yeux ou au moins ses cils exercer sur le jeune homme un effet similaire, mais elle dut se convaincre que tout viendrait en son temps. La femme est faite de manière compliquée, elle a toute une réserve de détails destinés à appâter les hommes en diverses circonstances. Dans le cas de Lisa, l’un d’entre eux était sa jolie voix, elle devait apprendre à Robert à lui répondre. Que lui apprendrait-elle en premier? Les airs d’opéra ou la phraséologie française? Lisa n’avait pas encore décidé. À la maternité elle avait tout le temps qu’il lui fallait pour mettre au point même plus d’un plan d’avenir.

Lisa continuait à avoir une légère fièvre. Le jeudi matin celle-ci n’avait pas encore disparu. Le médecin examina les sutures, et décida qu’elle ne pourrait pas encore sortir le vendredi. Lisa lui demanda:

— Je vous en prie, il faudrait que je puisse sortir dimanche. J’ai des engagements.

Le médecin la regarda par-dessus ses lunettes et ne promit rien.

Lisa se dit qu’elle devait aujourd’hui être dévote, de manière à mieux faire grandir ce qui devait grandir.

On apporta de bonne heure le bouquet suivant. On ne pouvait pas vraiment appeler cela un bouquet. Il était composé uniquement d’un crucifix et d’une immortelle. Sur le billet accroché au crucifix il était écrit:

« Nous prions Notre Seigneur pour qu’il pardonne le péché de notre sœur Elisabeth et nous appelons Sa grâce sur l’innocent petit Robert. »

Lisa sourit à l’infirmière avec un brin de honte en regardant l’envoi qu’elle avait posé sur la table. Elle ne fut pas capable de se situer d’emblée dans un état d’esprit de remords. Elle prit dans le tiroir de sa table de nuit la Bible mise à disposition de toutes les nouvelles mères et l’ouvrit en son début. Elle posa le doigt à un endroit quelconque et lut:

« Reproduisez-vous et multipliez-vous… »

Ce n’était pas vraiment un acte honnête, parce que Lisa savait où se trouvaient ces mots dans le Pentateuque, mais il y avait là pourtant une part de hasard, voire le doigt de Dieu, autrement elle se serait trompée de page ou de verset.

À l’hôpital toutes les activités autres que la tétée et la contemplation admirative de l’enfant provoquaient vite l’ennui. Elle essaya de broder, puis de lire, puis de réfléchir, de regarder la vie par la fenêtre, de discuter avec des jeunes mères avisées d’histoires de bébés, de marcher le long du couloir pour faire de l’exercice physique, d’étudier sur les murs les affiches et les instructions, de suivre la vie privée du personnel. Mais elle n’arrivait à fixer son attention sur rien. Elle n’avait pas l’esprit inquisiteur.

Elle n’était pas excessivement pressée de rentrer chez elle. En dépit de l’assurance qu’elle affichait, elle craignait les éventuelles complications dans son appartement solitaire. Ici on pouvait compter sur les jeunes infirmières de la pouponnière, qui soulevaient indifféremment les bébés comme des miches de pain, qu’il s’agisse d’un grand esprit de l’avenir ou d’une ennuyeuse médiocrité.

Bien sûr il était impossible d’y rester trop longtemps. Lisa s’était fixée une limite: le dimanche.

Le vendredi était une journée de fin de semaine. On voyait moins les médecins, ils marchaient plus vite.

À l’heure du déjeuner, on apporta un bouquet serré fait exclusivement de fleurs blanches. Sur le billet qui l’accompagnait on lisait:

« Lise! Félicitations! Le Parti. »

L’habitude de rédiger des déclarations politiques et des propositions de loi avait appris à ses camarades de parti les vertus du laconisme.

L’infirmière qui apporta les fleurs mit tous les bouquets en rang d’oignon d’après l’ordre d’arrivée. La table étroite au pied du mur en était pratiquement couverte. L’infirmière regarda Lisa et lui demanda:

— Vous en attendez d’autres?

Lisa hésita un instant, avant de lever un doigt.

Où allait-elle chercher cela? Chaque bouquet était pour elle une surprise. Mais les équipes travaillaient correctement, même dans les affaires à arrière-plan romantique.

L’infirmière du jour avait l’air d’aimer les fleurs. Elle examina chacun des bouquets, vérifia s’il y avait suffisamment d’eau dans les vases et s’il fallait éliminer les fleurs fanées. Elle passa devant le bouquet de fleurs artificielles de l’ambassade américaine avec mépris. Un mépris tout à fait injuste. Il était superbe. Lisa ne se mit pas à expliquer à l’infirmière que chaque pays avait ses coutumes. À bien des endroits on ne laisse pas à proximité des nouveaux-nés des fleurs vivantes, qui peuvent susciter des allergies. Une maladie dont la sphère d’influence allait en s’élargissant. Peut-être les Américains étaient-ils maladivement stérilisés. Il paraît qu’ils offrent des fleurs artificielles à la longue vie dans d’autres occasions également.

Une pratique commercialement raisonnable. Mais qui ne tient pas compte d’une chose: que le charme des fleurs vivantes tient justement à leur vie éphémère.

Lisa n’entendait pas discuter des goûts. Elle avait Robert, dont les changements étaient lents, dont elle ne voyait pas le flétrissement.

On apporta le petit garçon pour qu’il fasse son travail quotidien. Il avait clairement pris du plaisir. Au début, il était avide, à la fin il s’endormait. Lisa aurait voulu bavarder davantage avec lui, lui parler de la philosophie de Hegel et de la cytologie des plantes, mais va parler à un dormeur! On dit que c’est vilain de déranger quelqu’un dans son sommeil, mais si l’autre estime qu’il est venu au monde rien que pour dormir, un sommeil seulement interrompu par de brefs hurlements en solo, sa mère devrait lui faire changer d’avis et l’orienter vers des activités plus productives.

Lisa voyait déjà que l’éducation des petits garçons n’était pas un jeu d’enfant. Bien qu’elle ne manquât pas d’expérience avec d’autres exemplaires du même nom.

Devant elle se posait question propre à tous les temps: combien essentiels devaient être pour elle l’indépendance de l’autre et les actes qu’il accomplirait de son propre chef? Jusqu’à quel point devrait-elle tenter de l’influencer suivant son discernement? Quelle assurance pouvait-elle avoir sur les talents que Dieu avait répartis entre les gens? Quelle valeur accorder à la sagesse qu’elle avait accumulée? Pourrait-elle dire: toi Robert, tu viens d’un monde meilleur, enseigne-moi. Ou bien devrait-elle passer outre sa propre incertitude et proposer les suppositions qui lui tiennent lieu de connaissances?

Le samedi on apporta à Lisa le dernier bouquet. Il dépassait en taille et en majesté tous les précédents. On y avait sauvagement assemblé des fleurs qu’en général on ne met pas en bouquet. Il n’y avait pas d’adresse d’expéditeur, l’étiquette portait les mots suivants:

« Lisette! Robert deviendra un homme! Tenons bon! »

Pour des raisons compréhensibles, l’envoyeur avait souhaité ne pas s’afficher. Son nom était sans doute la « Mafia ». Régie par des règles rigoureuses, cette union ne faisait guère de cadeaux collectifs à ses accouchées, le paquet de fleurs sauvages venait sans doute d’un parrain ou d’un mafioso respecté. Lisa n’avait pas l’intention de se casser la tête, les secrets, dans le milieu, étaient leur pain quotidien et toute réflexion passait pour un cadeau du diable.

Cette fois-là, la personne qui apporta le bouquet ne donna pas l’impression d’être particulièrement sensible à l’esthétique. Elle poussa les bouquets posés sur la table les uns contre les autres et couvrit tous les autres par celui du jour. Lisa considéra toute cette flore et comprit qu’elle n’emporterait pas les fleurs. Pas même les fleurs éternelles, ni le vase en marbre du siècle dernier. Elle eut seulement un doute à propos du crucifix, puis elle trouva que si, sur la table de chaque jeune mère, il y avait un manuel et dans chaque tiroir une Bible, alors dans certaines salles bien choisies il pourrait bien y avoir un crucifix.

Eh bien Lisa, se demanda-t-elle, est-ce donc que tout ceci restera l’apanage de ta vie antérieure?

Est-ce que maintenant le maître de maison serait Robert, qui ne lui permettrait pas un seul jour de la semaine de vivre comme avant? Ces fleurs resteraient-elles comme l’acte final de la belle époque? Voilà Robert l’envahisseur qui arrive et qui réduit Lisa, Lisa la capricieuse, en esclavage.

Toute la journée du samedi Lisa réfléchit à cela, et son cœur était triste en souvenir de ses bons vieux temps de prostituée. Les bonnes pensées ne lui venaient pas à l’esprit, la même idée se répétait sous des formes variées.

Elle regarda avec attendrissement Robert, ce Robert qu’on avait mis au bout de son sein, et elle en oublia de regretter le temps de ses folies. Elle essaya de se souvenir: quel sein devait-elle donner? Elle avait inventé une astuce: à chaque tétée, elle attachait le ruban bleu à l’angle du lit correspondant. Elle voulut faire breveter sa trouvaille mais quand elle la présenta à l’académie il apparut que plusieurs mamans avaient déjà employé le même truc. Lisa était d’accord avec la déduction selon laquelle l’invention du vélo était une activité substantielle. Mais un vélo objectif est moins important que la satisfaction subjective procurée par l’œuvre accomplie.

Il fallait préparer le retour à la maison. Plus en pensée qu’en actes. Ce qui comptait surtout, c’était d’être moralement en harmonie.

Lisa regarda encore une fois les vêtements dont Robert aurait besoin. Ils étaient en ordre longtemps avant la venue au monde de leur utilisateur.

[¿3 paragraphes et demi manquants dans la traduction]

Toutes, Dieu sait pourquoi, s’étaient vexées. Certaines avaient quand même choisi, et goulûment, mais les plus fières n’avaient rien pris du tout. Robert lui-même avait compris qu’il n’était pas très doué pour les cadeaux. Cette histoire, Lisa l’avait lue dans quelques anciens papiers.

Elle ne s’en sortait pas avec le partage des fleurs. Offrir est un art qui a de drôles de règles. Presque aussi sévères que donner des pots-de-vin. Peut-être les deux choses se ressemblaient-elles.

Les fleurs avaient été apportées à Lisa. Les premiers bouquets commençaient à être défraîchis. Le tas de fleurs de la mafia à lui tout seul permettait de faire des bouquets pour presque tout le personnel du département.

« Pourquoi me donner tellement de mal avec les fleurs ? » se demanda Lisa avec colère. Tout le reste avait l’air plus important. On use vraiment ses forces pour des broutilles…

Toute la pause repas du dimanche matin fut consacrée à la levée des fleurs. En faisant ce travail, Lisa soufflait, ahanait, triste de sa maladresse. Elle laissa le vase au médecin, les fleurs artificielles à la nourrice, le crucifix à tout le département, et avec les fleurs fraîches elle réussit à faire des bouquets pour tous ceux et toutes celles qui s’étaient un tant soit peu occupés d’elle. Les autres fleurs, qui se fanaient, Lisa les regarda avec regret, en sachant qu’elle ne les emporterait pas. L’immortelle qui accompagnait le crucifix trouva place entre les pages de la Bible du tiroir. Elle rassembla les billets et après de longues hésitations choisit parmi les roses blanches du parti une fleur qu’elle fourra dans son sac avec les billets, à côté de « l’agenda de la jeune maman ».

Enfin, les fleurs qui avaient rempli leur tâche finirent à la poubelle et elle sentit la morsure du remords. Il fallait partir.

Si elle avait quitté la maternité le samedi, c’est une Rolls Royce blanche qui aurait paradé devant l’hôpital; si elle laissait passer encore une journée elle rentrerait chez elle sans doute dans un carrosse décoré. Mais c’était dimanche; elle se fit appeler un taxi.

Et elle partit. Avec sur ses genoux un baluchon à large ruban bleu et un sac à anses. Galant, le chauffeur de taxi lui ouvrit la porte. Blottie sur la banquette arrière, Lisa remarqua en lisant le panneau d’information que le prénom du chauffeur était Robert. La coïncidence ne l’étonna pas et elle n’y pensa pas davantage. Elle suivait des yeux le Robert créé par elle, pour voir ce qu’il pensait des maisons de la ville ou de la rue asphaltée. Robert semblait prendre le monde tout comme celui-ci avait pris sa venue. Dans ce type de rapport il y avait de l’évidence et aussi un peu d’indifférence, mais Lisa se dit que peut-être Robert le nouveau-né ferait-il bien de commencer aussitôt, avec la sagesse qu’il apportait de l’autre monde, à comprendre et à transformer le monde d’ici. Quoi qu’il en fût, il le faisait déjà par sa présence. En tout cas il avait au moins changé radicalement le paysage spirituel de Lisa et son environnement proche.

Dans la maison qu’elle avait quittée alors qu’elle avait un gros ventre et où elle arrivait de nouveau mince et jeunette, elle posa Robert sur son très célèbre divan et s’agenouilla devant lui. Qu’elle priât ou non, elle sentait que Dieu était proche…

Robert avait salué la maison d’un méchant couinement. Lisa regarda la pendule en hésitant. Elle plaça le fauteuil devant le miroir, nettoya son sein qui débordait et qui n’avait pas besoin de ruban bleu au coin du lit pour être reconnu.

Robert téta avec assurance et Lisa regarda dans le miroir la madone à l’enfant.

Tout en mangeant, ce petit maladroit avait mouillé ses couches puis s’était endormi dans sa propre chaleur. Lisa le redressa et lui demanda de faire son rot. Puis elle mit l’apprenti-dormeur au sec et le plaça au milieu du divan. Donc au milieu de la pièce, à l’endroit le plus important. Le centre du monde, comme il l’avait toujours été… Même quand l’esprit de Lisa était en vadrouille ailleurs.

Il faudrait procéder à quelques transformations dans l’appartement, se dit Lisa en regardant autour d’elle d’un air distrait.

Elle regarda le téléphone. Sous son regard, il se mit à sonner. Il ne fallait surtout pas laisser l’enfant grandir dans un univers stérile et silencieux, mais Lisa n’en arracha pas moins le fil du mur.

Puis elle resta debout, Lisa, toujours conforme à elle-même.

Dans la maison il y avait maintenant un véritable Robert, qui avait l’intention manifeste de rejeter dans l’obscurité tous les autres Roberts du monde.

Peu importe. Lisa savait que le monde fatalement demeurerait. En même temps, on n’ignorait pas que tout coule et change. Il n’était pas impossible que les temps jadis puissent aussi un jour ou l’autre revenir.

Pour l’instant, elle n’avait à tenir compte que de cet homme. Combien de force faudrait-il lui donner, combien en garder pour soi, c’était le problème principal de toute famille.

Robert existait. Lisa ne savait pas ce qu’elle pouvait encore vouloir de la vie.