Poèmes

LES CORAUX DANS LA RIVIÈRE

Je me souviens de ces instants
où l’arc-en-ciel
sur l’eau
brillait.

Nous étions sur le pont de fer.
Devant toi
une route amère.

Le temps m’offrait tous ses trésors.
Devant toi
une route amère.

Depuis le pont, moi,
j’ai lancé
dans l’eau
mon collier de corail.

Les trésors de mes temps sont gris.
Pâle
est la vérité divine.

Il n’y a plus que les coraux
qui parfois brillent
au fond de l’eau.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin


LA DETTE

Pourrai-je un jour payer la dette de mon âme ?
On a d’abord saisi
mon châle
et ma fibule,
ma fleur enchantée, mon miroir magique,
et ma flûte
à la voix d’argent.
Et puis l’on m’a ôté le verre où je buvais,
On a pris ma joie, ma force de vivre,
On a pris ma maison,
ma lumière et mon feu –

mais la dette,
ma dette
n’est pas effacée.

Si j’espérais jadis, aujourd’hui je sais bien
ce que l’on veut encore : il me faut mettre en gage
mon ultime douleur
et mes dernières larmes –

mais la dette,
ma dette
n’est pas effacée.

En rêve, il me paraît que tout devient possible,
l’éternité
semble soudain m’appartenir,
à moi
tous les bonheurs et les tapis de fleurs,
les millions de monnaies du monde,
tous les chants, les envols, la Voie Lactée –

mais la dette,
ma dette
n’est pas effacée.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin

 

PEDJA

Seal kus pööriputk ja loogan pajud
peegelduvad Pedja mustjan veen –
sinna jooksen ikka pakku ajul,
kui mu hingen umbne viha keeb.

Kas mind rõhub ahas toakoobas, 
rasvaving ja haisev murulauk,
elu rammalt, loiult roomav roobas, 
nurjund ootus, hargnev sukaauk:

Pedja! Pedja! sinu kaldaliiva 
tallad tambivad siis tusapalangu,
sinu öised, laisad lainetiivad 
viivad minema mu õelusvalangu.

Sinu savipervelt vahin pilverünkaid, 
huuled punaseks mul söödab lepapark. 
Pole enam Kassinurme künkaid
pole mindki… Olen Jeanne d’Arc,

kihutaden üle veriruske palu
pühan kirgastusen, saabel tõstet peon… 
Seisan kiviastmel jäisel paljajalu, 
kasinusel ohvriks pärgi seon.

Olen udu, maru, hävitaja, looja —
mul on viinapuid ja kallist luud; 
minu siidivaibust saavad sulid sooja, 
mind on rüüband tuhat janust suud.

Mul on võlusõnu üleliia,
imet sõrmin nagu hangen lund. 
Pillun võimatusi sinna-siia,
kuni kuski huugab hommiktund.

See on vabrik teispool lubjakuuri, 
kaugeist metsist tõuseb õhkuv kirm.
Jooksujalul tõttan uuest’ puuri, 
hingen vastse päeva vastne hirm.

Jälle tahmana mu peale viha vajub, 
tuhm kui tuhk ma sorin tuhka leen.
Mina? … Ei, ma seal, kus loogan pajud 
peegelduvad Pedja mustjan veen.

PEDJA*

Là où les osiers souples et la jusquiame
se reflètent dans les eaux noires du Pedja,
je cours chercher refuge
quand bouillonne la rage en mon âme.

Est‐ce l’étroit taudis qui m’écrase,
l’odeur de lard fumé et l’oignon puant,
le sillon de la vie rampant faiblement,
l’attente vaine, le trou du bas qui s’évase ?

Pedja ! Pedja ! dans le sable de tes rives
les pas broient les braises du tourment,
de leurs ailes de nuit tes vagues indolemment
chassent au loin mes envies offensives.

De tes berges d’argile je guette les nuages,
du tanin de l’aulne mes lèvres sont rougies.
Kassinurme et ses collines se sont évanouies,
je ne suis plus… Je suis Jeanne d’Arc,

galopant par les pins rouges de la lande
lumineuse et sainte, l’épée fièrement levée…
Debout, pieds nus sur la marche glacée,
à la chasteté je tresse une guirlande.

Je suis brume et tempête, je détruis et je crée –
j’ai de la vigne et de l’ivoire précieux ;
des vauriens se chauffent à mes tapis soyeux,
mille bouches assoiffées sont venues m’aspirer.

J’ai par trop à mes doigts de formules magiques,
comme neige amassée ce sont enchantements.
Je lance de l’impossible aux quatre vents,
jusqu’au matin et ses heures fatidiques.

C’est l’usine qu’on entend, par‐delà la carrière ;
des lointaines forêts monte un voile brillant.
Je gagne en toute hâte la cage qui m’attend,
la peur reprend mon âme quand revient la lumière.

La suie de la colère à nouveau s’abat sur moi,
sombre comme cendre, je fouille la cendre du foyer.
Est‐ce moi ?… Non, moi je suis là‐bas,
où les osiers se reflètent dans les eaux noires du Pedja.

1931

Traduit de l’estonien par Yves Avril

* La rivière Pedja était vénérée comme sainte et virginale; si quelqu’un osait menacer sa liberté, survenait immédiatement sécheresse ou inondation. (N.d.T.)