Alleluia

       En cette saison — la mi-décembre —, la lampe d’Ilitch du séchoir à bottes restait allumée toute la journée. Car le 66e degré de latitude nord s’imposait par ses ténèbres. Il ne gelait quand même pas à un tel degré, même si à l’aube le thermomètre bardé de glace avait indiqué plus d’une fois les −40°. Pour remonter vers les six heures du matin à −38°, comme une damnation pour les brigades spéciales, car il ruinait d’un seul coup leur espoir de congés d’hiver. Les brigades de travail souterraines n’étaient évidemment pas concernées par la température extérieure, et le poêle du séchoir devait chauffer dans tous les cas.
       Ce séchoir, une pièce de trois mètres et demi sur sept, se trouvait derrière l’entrée du baraquement, entre deux sections. Dans chacune d’elles il y avait cinquante détenus, les zek, installés sur des châlits superposés à deux niveaux, — tout juste une centurie en tout —, des politiques pour les trois quarts, et pour le reste les blatnoï*, les droit commun. Le poêle qui servait à sécher nos bottes de feutre était un rectangle chaulé de quatre mètres sur un et demi, de la hauteur d’une table de cuisine, avec au milieu un foyer muni d’une porte en fonte ; en l’air pendaient deux grilles de bois de la même largeur que le poêle, où l’on étendait les affaires à sécher, surtout les bottes de feutre et les chaussettes russes, mais bien souvent aussi les salopettes et les culottes matelassées, car au fond de la mine elles prenaient l’eau tout autant. Les vêtements les moins détrempés séchaient sur la grille du haut, les plus humides sur celle du bas. La surface du poêle restait généralement vide, car elle était constamment si brûlante que tout ce qui s’y trouvait ou y était tombé, se mettait à brûler et à fumer comme une locomotive.
       Pour nous chauffer, nous aurions eu évidemment assez de charbon, puisque notre camp était un camp minier. Et sur le papier, cela nous suffisait. Le chauffeur de poêle devait aller le prendre sur un gros tas au nord-ouest de la zone1 et l’amener au baraquement sur un traîneau. Mais si le charbon était pratiquement inépuisable en quantité, l’État avait décrété une stricte économie socialiste en qualité : les camps n’avaient droit qu’à un charbon de quatrième catégorie. C’est-à-dire avec moitié de poussier, et les chauffeurs de poêle devaient produire des efforts titanesques pour faire prendre ce mélange et entretenir le feu. Je ne me tirais de cette besogne qu’avec l’aide de deux volontaires, Laas et Kõnd, de vieux paysans taciturnes originaires d’Ardu, à la frontière des districts de Harju et Järva. Ils avaient été mobilisés vers la toute fin de l’occupation allemande dans un régiment frontalier de la Wehrmacht, puis ils s’étaient évadés et cachés dans les landes et les forêts de la région dans l’attente du bateau blanc; ils purgeaient maintenant leurs dix ans comme charpentiers, à construire des baraquements à la lisière ouest du camp — les logements neufs pour les nouveaux mineurs. Le bois ne manquait pas, loin s’en fallait, et sur la base d’une sorte de troc — moi je leur donnais une partie de mes colis — ils m’apportaient le soir, en revenant du travail, un fagot de bois de pin et des copeaux liés avec de la ficelle. Après avoir fondu et séché toute une semaine, tout cela flambait dans le poêle en sifflant et en craquant, et le mélange de charbon et de poussier commençait à s’enflammer. En particulier si on y versait quelques gouttes d’eau. Quelle loi physique veut que l’eau favorise la combustion d’un corps, c’est aujourd’hui encore un mystère pour moi.
       Ce jour-là comme d’habitude, mon poêle chauffait et il diffusait dans le séchoir une chaleur de 30°, tandis que dehors il gelait aux alentours de −40. Si bien que, malgré un travail désagréable, je ne pouvais pas nier que je ressentais un certain confort dans la touffeur de ce crépuscule ; ce séchoir, c’était quand même mon coin à moi, avec un brin d’indépendance, certes toute fictive : j’avais non seulement mon propre châlit, mais aussi ma propre table, mon propre tabouret, des livres à moi sur la table et plusieurs cahiers à moi. Sauf que je n’avais presque pas de temps à moi pour travailler sur ma table à moi. Et à cause des bottes et des chaussettes russes qui séchaient, l’air puait tellement que, même si je m’y étais un peu habitué, je n’osais toujours pas penser à l’existence de ma luette, car rien que d’y penser m’aurait provoqué la nausée, seule solution pourtant pour éviter d’y penser.
       C’est alors qu’on frappa. Je versai sur le foyer la dernière goutte d’eau de mon quart en fer-blanc et regardai par-dessus mon épaule : qui pouvait bien frapper à cette heure-ci ? Car au camp c’était monnaie courante de frapper, mais pas vraiment… la porte. Il n’y avait que les matons de nuit qui cognaient aux portes, quand il leur prenait l’envie de contrôler les séchoirs mais que les portes étaient verrouillées contre les bandits et les voleurs. Et c’est bien par euphémisme que j’écris qu’ils frappaient à la porte, car ils y allaient en général à grands coups de poing, trois fois plus fort qu’il ne fallait : boum! boum! boum!, « Otkroï, job tvoju mat’ ! Ouvre, bordel ! »*.
       — Oui, j’arrive ! — répondis-je.
       La porte s’ouvrit. Et v’lan !.. un vent glacial et chuintant s’engouffra dans le séchoir, puis un homme de haute taille en cover-coat gris surgit d’un nuage de vapeur pour se retrouver sous la lumière pâle de la lampe électrique. Il ferma la porte soigneusement derrière lui. Je me levai. De la main gauche l’inconnu ôta son chapeau gris — Mon Dieu, un Huckel! —, qu’il mit sous le bras, et commença à retirer le gant fin, gris aussi, qu’il portait à la main droite. Puis il me tendit la main :
       — Guten Abend. Doktor Ulrich.3
       Il avait une grosse tête, les cheveux cendrés, une figure large et osseuse, d’un teint gris mais bleuie par le froid, et il était sérieux comme un papemalgré l’absurdité de la situation.
       Je serrai sa main froide comme un glaçon et répondis quelque chose. Il dit « Pardon« 4 et défit la bande d’étoffe qui entourait sa tête du menton jusqu’au sommet du crâne et à laquelle étaient cousues des oreillettes de feutre ovales.
       — So. Jetzt höre ich Sie absolut normal.5
       Il était arrivé de Moscou la veille, après un voyage de deux semaines en stolypinka6. Il s’assit sur le tabouret que je lui proposai et se mit à répondre à mes questions d’une étrange voix d’entrailles, mais si assourdie qu’elle n’était que chuchotements. Oui, il était de Berlin ; docteur en histoire. Ah… son dernier poste ? Hmm, c’était bien là le hic : fonctionnaire dès 1934 au ministère des Affaires étrangères de la Prusse, lequel avait continué d’exister sur le papier même à l’époque où le gouvernement prussien était dirigé par Goering. Et lui, Docteur Ulrich, il en était le directeur des archives. Et lorsque finalement ses chefs fuirent Berlin l’un après l’autre, lui il était resté. Car il n’était pas nazi, mais historien. Et il avait sous sa responsabilité des biens précieux, parmi lesquels — Dieu nous garde ! — une correspondance de Bismarck qui s’étalait sur trois décennies. Si bien qu’il considérait comme son devoir impérieux de rester au milieu des ruines de la capitale ; de demeurer sur place, le temps de remettre aux vainqueurs les clefs de ses archives, devant la porte des caves, seule partie du bâtiment à avoir résisté aux bombardements. Or les vainqueurs ne se contentèrent pas des clefs, ils s’emparèrent aussi de leur propriétaire.
       Le docteur passa apparemment plus de deux années à la Boutyrka — il me semble maintenant que c’était dans cette prison-là. Avant qu’au beau milieu d’un couloir on lui lise un bout de papier qui l’envoyait au camp pour quinze ans ; après quoi on le remit dans sa cellule. Il la partageait avec d’autres Allemands que le régime tenait pour des personnages assez importants. Parmi eux le commandant Linge, dont nos journaux avaient parlé. Le docteur Ulrich me raconta (le troisième ou quatrième soir, en prenant le thé avec moi au séchoir) qu’il était le fils d’un aubergiste bavarois qui avait caché Hitler de la police de Weimar. Par la suite le Führer avait juré de faire du fils de l’aubergiste, — à l’époque un gaillard de dix ans —, un grand homme. Il prit plus tard le garçon dans son entourage, mais au bout du compte point de grand homme ! — Manquait un tantinet de matière grise — précisa le docteur Ulrich. Mais Linge était parvenu au grade de commandant et à la fonction de Kammerdiener, laquelle lui avait permis de récupérer durant des années tout le linge de corps du Führer, ainsi que ses chemises, ses mouchoirs et ses chaussettes : il ne les portait en général qu’une seule fois. Peut-être Hitler ne se débarrassait-il pas si facilement de ses bandes molletières, mais de temps en temps il les lui laissait aussi parmi ses autres frusques. Le Kammerdiener rassemblait les affaires de son Führer, tout en mettant les plus fines de côté pour lui-même, puis il les vendait. Et plus la guerre durait, plus il les vendait cher.
       Bref, le docteur Ulrich revint dans sa cellule au bout d’un quart d’heure avec ses quinze ans, encore un peu plus livide qu’il l’avait jamais été, et l ’air encore plus absorbé que d’ordinaire.
       Ses compatriotes, — cinq ou six hommes, ou cinq ou six messieurs comme nous dirions de nouveau aujourd’hui —, réagirent à cette condamnation chacun à sa façon. « Correct » — dit dans un sourire un directeur de Volkswagen. « A quoi ça vous a servi de refuser d’adhérer au parti pendant douze ans ?! » — se réjouit un contremaître d’une mine des Sudètes, vieux partisan de Henlein7. « Evidemment. A Nuremberg, le cadavre de Goering ne pesait plus que 90 kilos. De toute évidence trop peu pour racheter la faute de tous ses subordonnés » — ajouta un monsieur de la Reichskunstkammer. Et ainsi de suite. Personne n’exprima de vive voix l’avis de la majorité : qu’est-ce qu’on pouvait bien attendre d’autre de cette engeance de Russes ? Ce fut le commandant qui manifesta le plus de pragmatisme :
       —  Docteur, l’expérience nous a appris une chose : c’est qu’une fois la sentence prononcée, on ne nous garde pas longtemps ici. Ne devriez-vous pas prendre ce point en considération ?
       — Ben s’il faut m’emmener, qu’ils m’emmènent ! Je me tirerai d’ici alors…, — marmonna le docteur distraitement et presque gaiement.
       Les autres, qui pour le moment n’étaient pas concernés, se montrèrent plus pratiques. Le monsieur de la Kunstkammer avait des bottes de feutre, et le directeur de Volkswagen un couteau en fer-blanc. Ils se mirent alors à entailler le revers de chaque botte, derrière le genou, pour en faire deux pièces ovales de la dimension d’une cuillère et destinées à couvrir les oreilles du docteur.
       — Oui-oui, Docteur. Même ici, à Moscou, il fait déjà −10°. Alors dans le Grand Nord il doit faire carrément −20°.
       On retirait ceinture et bretelles aux nouveaux venus. Et leurs ventres, bien loin d’être rondelets, ne faisaient que fondre à vue d’œil. Si bien que même le pantalon du docteur ne tenait que par un bout de ficelle — interdite au camp — qui remplaçait sa ceinture. Mais à cause des déplacements limités dans la cellule, l’absence de bandes molletières n’était guère gênante.
       — Docteur, vous ne pouvez quand même pas partir dans cette tenue, — dit alors Linge. Ce n’est pas décent, et puis il fait froid, vos chaussettes vont vous retomber sur les chevilles. Attendez… Par miracle, j’ai toujours mes bandes molletières. Prenez-les et mettez-les sur vos chaussettes.
       Il s’assit dans un coin invisible depuis le judas et retira ses bandes molletières de soie brune.
       — Tenez ! Et portez-les — avec honneur…
       Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi il les avait sacrifiées. Certainement pas par amitié pour le docteur, plutôt parce qu’il savait que lui-même allait se les faire confisquer tôt ou tard, certainement à la prochaine fouille. Ou à cause de cette pensée qui l’avait effleuré : qu’en sacrifiant sa dernière relique, il soutirerait au destin une faveur, et peut-être même sa vie.
       — Oh !.. Je vous remercie… — marmonna le docteur, en tendant la main.
       — Car ce sont celles du Führer en personne ! — souligna Linge.
       Je revois le docteur Ulrich la main figée en l’air un instant — un instant crucial. Puis finalement la tendre jusqu’aux bandes molletières et, en bon rationaliste, s’en saisir. Et puisqu’il avait déjà remercié le commandant pour des bandes molletières encore anonymes, il n’avait plus rien à ajouter.
       Le soir même, ordre lui fut donné de quitter sa cellule « S veštšami ! Avec ses affaires ! »*, à savoir un sac gris en grosse toile — il contenait du linge qu’Ulrich avait lavé aux bains à la va-vite —, et on le transféra dans un corbeau noir8, pour lui faire traverser un Moscou inconnu, jusqu’à une gare tout aussi inconnue, à destination du Grand inconnu.
       Et il était assis maintenant au séchoir avec moi, il soulevait son pantalon de zek en toile gris foncé, mettait un doigt sous une bande molletière et la faisait claquer d’une chiquenaude sur ses longs caleçons gris clair :
       — Et les voici. Celles du Führer en personne.
       Il prit sur la table son quart vide, en posa le bord sur sa lèvre inférieure et — comment exprimer cela ? — chuchota-fredonna-vociféra, en utilisant le quart comme caisse de résonance :
       — Ich sage euch : wenn die Plutokrraten und die Juden mich dazu zwinngnmarrschierrn wirr um das deutsche Blut und den Deutschen Boden zu schützen — bis ans Ende drrr Welt…« 9, — et d’une façon si saisissante qu’en me fiant aux impressions que je gardais des émissions de radio d’avant-guerre et en fermant les yeux (tout en me pinçant le nez évidemment), je me voyais à Munich, dans la fameuse brasserie du putsch.
       — Vous avez de la chance ! — dis-je en riant. Un jour vous les vendrez pour 100 000 dollars, vos bandes molletières ! Sûr que vous trouverez des cinglés d’Américains pour payer ce prix.
       Il se les fit voler dans les deux semaines… À la pensée d’avoir perdu une telle somme, il eut un rire jaune, fort peu allemand, et il me raconta l’histoire suivante.
       Il vivait alors à Berlin — c’était là qu’étaient ses archives. Il avait une garçonnière de trois pièces à cinquante mètres de Tiergarten, trois-quatre amies, d’après ce que j’avais compris, ni trop proches ni trop éloignées de manière à conserver dans leurs relations une indépendance indispensable pour lui. Et une quantité d’amis choisis. Choisis à l’évidence selon les principes qui dans l’Allemagne nazie permettaient et limitaient le choix des amis. En d’autres termes, c’étaient des relations qui reposaient d’abord sur la confiance, puis sur une communauté d’intérêts. Le docteur s’intéressait principalement à l’histoire de l’Allemagne, mais peut-être davantage encore à la musique ; à l’histoire de l’Allemagne du XIXe et à la musique du XVIIIe siècle ; surtout à celle du début du XVIII; et tout particulièrement à Haendel. Sa musique lui avait permis d’établir des contacts très fructueux avec un Suédois dont il avait fait la connaissance quelques mois avant la guerre, en sortant de l’église de la garnison de Potsdam où on venait de donner un concert de Haendel. Ce Suédois, c’était Monsieur Palmquist, le nouvel attaché culturel de l’ambassade.
       Ils avaient commencé à se fréquenter. Le docteur Ulrich avait rendu visite à Monsieur Palmquist et à son épouse dans leur appartement de fonction. Et l’attaché et sa femme avaient été invités à Tiergarten à plusieurs reprises. Pour le couple ces visites ne présentaient aucun risque. Mais pour le docteur elles n’étaient pas forcément sans danger. Car la Gestapo pouvait s’intéresser de près aux fréquentations qu’avaient les citoyens du Reich avec des étrangers, qui plus est avec des diplomates, à plus forte raison d’un pays aussi proanglais que la Suède. Et elle ne se gênait évidemment pas pour le faire. Mais, à l’évidence, deux personnes assez solitaires, liées par une sympathie réciproque, négligeaient une telle possibilité, et peut-être même la bravaient-elles un peu. Les Palmquist, je ne les ai pas connus; mais pour avoir fréquenté le docteur Ulrich, j’imaginais très bien de sa part une bravade de ce genre. J’évitai en tout cas d’orienter notre discussion sur des sujets qui auraient pu trahir mon indiscrétion : à savoir si le docteur éprouvait ou non une attirance secrète pour Madame Palmquist. D’autant que peu après le début de la guerre et les premiers bombardements sur Berlin, l’attaché renvoya sa femme à Stockholm, où elle serait en sécurité. Mais cela n’eut pas la moindre influence sur les occupations des deux compères : ils allaient toujours aussi souvent aux concerts ensemble et continuaient à faire de la musique, soit sur le Steinway de Palmquist, soit sur l’orgue que le docteur avait chez lui, — un instrument d’une puissance étonnante —, tout en s’enthousiasmant pour certains passages à la trompette de la Water music de Haendel.

       La guerre continuait, et les malheurs de l’Allemagne s’aggravaient : toujours plus de nuits à se blottir dans les abris antiaériens, et de journées où les gens étaient nerveux, somnolents, les yeux picotant à force d’insomnies. Et les tables des deux hommes devenaient bien inégales en garnitures : si Monsieur Palmquist se nourrissait de douceurs expédiées par la valise diplomatique (et de plus en plus souvent il en trimbalait dans son porte-documents une part pour le docteur), l’ordinaire de ce dernier, empoté qu’il était dans les choses pratiques, était constitué le plus souvent de pain à la sciure et de marmelade à la saccharine. Mais les bombardements devenaient de plus en plus effrénés, les ruines se multipliaient, et il n’était évidemment plus question de concerts. Nous étions en mars 1944, et le cinquantième anniversaire de Monsieur Palmquist approchait.
       Le docteur voulait fêter cet événement dignement. Non pas évidemment pour montrer au Suédois les possibilités qui s’offraient toujours à la Grande Allemagne — du jour qu’ils firent connaissance, il s’était fichu de l’impression positive que la Grande Allemagne pouvait produire sur un étranger; mais peut-être pas non plus dans un esprit trop accusateur, mais en citoyen honnête, nerveux, qui prend sur lui  ; c’est pourquoi dès le début de leur amitié il avait attiré l’attention du Suédois sur la nature foncièrement inhumaine du nazisme. Si bien que sur ce chapitre les choses étaient tout à fait claires entre eux : ils considéraient tous deux que l’Allemagne d’alors, avec son régime et ses dirigeants, était l’incarnation de la folie et brûlait déjà irrémédiablement dans le Ragnarök10. Quant à l’anniversaire de Palmquist, c’était l’occasion pour le docteur d’exprimer tout simplement à son ami son profond respect, et en plus d’une façon un tant soit peu originale. Cependant faire preuve d’originalité n’était plus possible du tout. Peu de temps auparavant, en faisant jouer ses relations, on aurait pu dénicher chez des particuliers ou dans des caves d’antiquaires et de bouquinistes toutes sortes de choses décadentes et interdites, c’est-à-dire présentant un minimum d’intérêt. Mais c’était fini : les magasins avaient été évacués ou fermés, ou tout simplement transformés en amas de ruines sous les bombes. Et à vrai dire, ce qui restait dans ces magasins ne répondait pas, même dans le meilleur des cas, à l’originalité à laquelle aspirait le docteur : car son cadeau devait être quelque chose de personnel et d’unique.
       Et au milieu de toutes ces insomnies dues aux attaques nocturnes et de cette constante nervosité face à des dispositions idiotes (« Evacuer les archives dans les vingt-quatre heures ! Rester sur place ! Attendre les ordres ! Miner et faire sauter dès que… Sauvegarder chaque bout de papier au prix de votre vie ! ») — face à tous ces ordres et contrordres et en proie à la peur perpétuelle des bombardements, le docteur n’avait pas perdu sa faculté de dégoter dans le tréfonds de son imagination, en souriant malicieusement du coin des lèvres, de petites idées originales qui soient dignes de l’anniversaire de Palmquist. Jusqu’au jour où il lui sembla avoir trouvé la bonne.
       Monsieur Palmquist avait une automobile. Il est probable que, sous une nature sincère mais empreinte de modération et de froideur, il dissimulait aussi un peu de snobisme. Et pourquoi ne se serait-il pas permis d’en avoir un peu, à sa manière, c’est-à-dire tout en délicatesse ? Si le docteur en avait par moments le sentiment, c’était sans doute en comparaison du désespoir qui régnait alors à Berlin. Toujours est-il que l’automobile de Palmquist était flambant neuve : une Mercedes modèle sport, rouge vif, avec deux banquettes arrière certes inconfortables, mais deux sièges spacieux à l’avant.  Pour le Berlin de 1944, une telle merveille était de la provocation pure et simple. Mais sa plaque diplomatique permettait à Palmquist d’ignorer cette provocation, tout autant que le salut des policiers, quand il parcourait au volant de son bolide les rues encombrées de gravats.
       Monsieur l’Attaché avait donc une auto. Le docteur, lui, n’était guère fortuné, mais il avait hérité un service en argent qui était dans la famille depuis plusieurs générations : plusieurs kilos de plats, de couteaux, de fourchettes et de cuillères. Tout cela avait eu autrefois de la valeur, mais tous ces monogrammes inscrits sur des manches solides mais encombrants avaient maintenant quelque chose d’absurde et de pitoyable… Et puis surtout, le docteur avait Monsieur Jakob Klemm.
       Ce vieux bonhomme, de plus en plus maigre comme tout le monde, mais toujours rasé de près comme les très rares hommes qui avaient dépassé les 70 ans, était soit un parent des Ulrich, soit une simple connaissance, je n’en sais rien. Il devait appartenir de toute façon à la génération précédente, artisanale, de la famille Ulrich ou de son entourage : un peu facteur d’orgue, un peu mécanicien, un peu inventeur. Et sans aucun doute bricoleur. Bref un Bastler, mot difficile à rendre dans notre langue. Il avait eu avant guerre un minuscule atelier avec un ou deux ouvriers, qu’il avait liquidé en partant à la retraite, mais il n’avait pu se résoudre à vendre le matériel et les meubles. Il les avait empaquetés avec un ordre tout allemand, et ils étaient maintenant soigneusement empilés à la cave. A cette époque où les gens passaient le plus clair de leur temps dans les caves, Monsieur Klemm avait été forcé d’avoir recours à la sienne du fait que sa maison, située quelque part dans le faubourg de Jungfernheid, n’avait qu’un étage et un faux plafond trop mince pour protéger des bombes. C’est dans cette cave, pendant et entre les grands bombardements de février, qu’Ulrich et Monsieur Klemm réalisèrent l’idée du docteur. Il faut dire que celui-ci ne possédait que l’idée. Plus le métal, bien sûr. Ainsi qu’une vague esquisse représentant un objet qui ressemblait à une coupe élancée mais montée, allez savoir pourquoi, sur un pied torsadé.
       Avant de se mettre, dans sa cave, à découper des bandes de cuivre, chercher des fils, faire un moule en kaolin et faire fondre le service en argent, Klemm avait été invité à Tiergarten. Et tandis que dans le salon le docteur improvisait à l’orgue avec Palmquist et que devant la grille la Mercedes rouge vif était garée au clair de lune, — côté cour, la maison du docteur encore épargnée par les bombes ; côté jardin, le parc effeuillé masquant une rangée de façades détruites, tel un absurde décor gris que trouait le bleu des rayons de lune, — pendant ce temps-là, Monsieur Klemm mesurait avec exactitude tout ce qu’il y avait à mesurer à gauche du tableau de bord. Et au bout d’une semaine, la petite farce qu’avait commandée le docteur fut prête. Et déjà même essayée dans la cave de la maison de Jungfernheid.
       Le docteur but une gorgée de thé de son quart, celui-là même dont il aimait se servir comme caisse de résonance pour tourner en dérision les discours de Hitler, et poursuivit son récit :
       — Et le jour de son anniversaire, le 6 mars, Palmquist vient me rendre visite, comme convenu. Il gare comme d’habitude son automobile près de l’entrée de service et monte en tenant deux porte-documents. Deux, parce que c’était son anniversaire. Moi je vais dans la cuisine et dis à Monsieur Klemm : « Allez-y ! », et le voilà qui dégringole l’escalier de service avec sa caisse à outils. Bon. Dans la salle à manger, Palmquist ouvre ses porte-documents. De l’un il sort deux bouteilles de Mumm. De l’autre je ne sais plus quoi. Nous étions là, assis, l’oreille aux aguets en cas d’alerte aérienne. Il n’y en a pas eu. Nous buvions notre champagne, nous mangions. Nous discutions — de musique, d’art, des femmes, de tout et de rien. Comme si derrière les rideaux de la défense passive le monde existait encore. Je mettais des disques. Et entre autres le Messie de Haendel. Il faut dire qu’à l’époque Haendel nous procurait un double plaisir. A tous les deux, je pense, à moi au moins sans aucun doute. D’abord, parce qu’il faut reconnaître qu’il est unique en son genre. Par sa clarté et son éclat, il est peut-être supérieur à Bach. Même si on peut discuter de ce point à l’infini. Et ensuite, parce que ce n’est quand même pas un quelconque Mahler ou Chopin, ou que sais-je encore, un de ces Français, un de ces Polonais ou un de ces Juifs, les écouter pouvait vous expédier tout droit à la Sécurité. Mais un Allemand à l’état pur, comme Wagner lui-même. Et même un plus grand Allemand que lui. Comme compositeur, s’entend. Et en plus, de la façon la plus diabolique qui soit, les Anglais le tiennent pour leur plus grand compositeur ! Et il a été sujet de sa Majesté durant quarante ans ! Et enterré dans l’abbaye de Westminster dans la même travée que leurs rois ! Et il est toujours tellement des leurs que — je l’ai vu une fois de mes propres yeux au Covent Garden — quand le chœur a entonné l’Alleluia du Messie, eh bien les deux mille personnes présentes se sont levées et l’ont écouté debout jusqu’à la fin. J’avais donc mis le Messie, et nous l’écoutâmes debout. Puis j’arrêtai le phonographe, éteignis les lampes et écartai le bord du rideau pour jeter un coup d’œil dans la cour : Monsieur Klemm n’était plus à côté de l’automobile et sa tâche était accomplie. Autant que je pouvais m’en rendre compte grâce au clair de lune.
       — Venez. Je veux vous remettre votre cadeau d’anniversaire, — dis-je à Palmquist.
       — Oh, oh ?! De quoi s’agit-il donc ? — Dans ses yeux gris légèrement rougis par l’alcool s’alluma une lueur enfantine, et il me sembla que la raison en était non seulement le cognac que nous avions pris après le champagne, mais aussi une curiosité sincère. Nous passâmes dans l’entrée, de la main je lui fis signe de prendre son manteau, et pris le mien au portemanteau. Car je pensai qu’ils pourraient nous être utiles. Nous descendîmes l’escalier et débouchâmes dans la cour. Evidemment, il remarqua tout de suite le klaxon sur la carrosserie rouge vif de son automobile :
       — Oh là là ! Il va merveilleusement bien ! Vous savez, il est ciselé comme un tuyau d’orgue baroque. Mais… comment sonne-t-il ?..
       Je compris qu’il doutait que le klaxon puisse avoir un son convenable. A tel point qu’il ne lui était pas venu à l’esprit de me remercier.
       — Montez et essayez-le.
       Il s’assit au volant, moi à ses côtés. Il remarqua aussitôt le bouton en argent que Monsieur Klemm avait installé sur le tableau de bord.
       — Klaxonnez, — dis-je alors.
       Il appuya sur le bouton.

       AL-LE-LU-IA !
       AL-LE-LU-IA !
       exulta alors le klaxon renforcé par toute la puissance de la batterie, puis il diffusa sa joie à travers les arbres effeuillés, les ombres du clair de lune, les ruines et les murs des maisons encore intactes. Argenté, cristallin, triomphant. Palmquist écarquilla des yeux ébahis et se mit à me secouer la main avec enthousiasme :
       — Je vous remercie ! C’est magnifique ! Justement cet air… Ce…
       Mais le son du klaxon dans ce silence nocturne qui se faisait si rare, c’en était trop pour les oreilles des voisins à bout de nerfs. Plusieurs volets s’ouvrirent alors :
       — Was ist da los ?!… Donnerwetter, schon wieder Fliegeralarm ?… Wieder die verdammten Tommies ?!… Oder doch nicht…11?
       — Filons d’ici ! dit Palmquist. Il mit le moteur en marche et nous partîmes en trombe.
       Nous roulions à toute allure à travers les rues. A vrai dire, je ne me rappelle pas les détails de notre équipée, continua le docteur. Vous savez, la capote en similicuir était évidemment relevée — on était en mars, il faisait 2-3° au-dessous de zéro. C’était le genre d’automobile où il faut que la capote soit ouverte ou fermée. Mais nous avions baissé les vitres. Pour que le vent nous hurle aux oreilles. Et plus il soufflait, plus le champagne et le cognac nous montaient à la tête. A la mienne en tout cas. Tout défilait devant nous : les ruines, les arbres, les maisons, les décombres ridiculement alignés en murets au bord des chaussées, les groupes de déblayeurs, les policiers. Un ou deux Schupo essayèrent bien de nous faire stopper, mais à la vue de la plaque diplomatique ils faisaient un bond en arrière. Et tous les cent mètres, Palmquist klaxonnait :

       Et cela nous procurait une joie infernale. Comme dans un enchantement ! Et c’était à la limite du délit, vous comprenez — Cet air-là, justement… Le docteur porta son quart vide à ses lèvres et entonna l’Alleluia, et le quart répondit trois fois plus fort, si fort que des chaussettes russes qui pendaient à une grille se mirent à trembler.

…, cet air-là, justement, — reprit le docteur, — cet air qui est une louange au Seigneur… alors que dans la Grande Allemagne Dieu était persona non grata, en tout cas dans la mesure où ce n’était pas le Dieu de l’Église officielle, cette divinité bottée et décorée de la Croix de Fer ; …une louange au Dieu de Haendel, omniprésent et aux mille visages. Et ce qui nous enchantait surtout dans cette canaillerie, c’était que ce mot que nous proclamions à coups de klaxon, Alleluia — Louez Yahweh, n’est-ce pas — c’était en lui-même un beau tour de cochon auquel ils n’étaient pas en mesure de répliquer, pour eux c’était… de l’hébreu…
       — J’ai un souvenir assez flou de la manière dont je me retrouvai chez moi cette nuit-là, — reprit le docteur. Palmquist m’aida à monter l’escalier, déplia sur le divan une couverture pour m’y allonger, mit le disque du Messie, tout bas, et quitta la pièce sur la pointe des pieds. Eh bien j’ai dormi tout mon soûl — autant que j’ai pu, car je guettais une alerte aérienne à travers mon sommeil et l’Alleluia —, tandis que Palmquist parcourait gaiement la ville avec son klaxon. Aussi gaiement que permettaient les circonstances. C’est-à-dire plutôt rageusement que gaiement. A cause des bombardements redoublés et de la terreur qui nous faisait vivre un vrai cauchemar. Surtout après le 20 juillet, bien sûr12. Mais là j’anticipe : je voulais dire qu’avec nos tickets d’alimentation on touchait de moins en moins de margarine, et le pain avait de plus en plus de sciure. Mais ces problèmes ne concernaient évidemment pas Palmquist. Et vers la fin mars, il revint me rendre visite. Ma maison était toujours debout, mais les derniers bombardements l’avaient sacrément esquintée. Un trou d’obus béait là où Palmquist avait l’habitude de garer son automobile. Les fenêtres étaient bouchées avec du contre-plaqué et on n’avait pas encore réparé l’électricité, si bien que des bougies faisaient provisoirement office de lampes. Cette fois-là, ce n’était pas son anniversaire, c’est pourquoi il monta avec un seul porte-documents. Mais au premier coup d’œil il me sembla bien épais ; oui, je pressentais que cela n’annonçait rien de bon. En fait, il contenait tout simplement deux bouteilles de Mumm.
       — Docteur, je suis venu vous faire mes adieux. Diable que je le regrette ! Mais rien à faire… J’ai été muté à notre ambassade en Union soviétique. Je prends l’avion demain pour Stockholm, et dans une semaine pour Moscou.
       — Je peux vous dire que ce fut une soirée bien morne, — se remémora le docteur. Le champagne ne fit pas son effet. Et les bouteilles à peine vidées, une alerte commença. Nous demeurâmes accroupis dans l’abri, jusqu’à une heure du matin, puis nous nous fîmes nos adieux à la porte, dans la cohue, tandis que la sirène de fin d’alerte hurlait encore.
       — Je ne l’ai pas revu depuis cette nuit-là, conclut le docteur. Après son départ, il s’est passé tout ce qui s’est passé. Nous avons eu ce que nous avions mérité : d’être étranglés encore toute une année, physiquement de l’extérieur et moralement de l’intérieur. Jusqu’à ce que les Russes arrivent à portée de canon de nos ruines qui se multipliaient chaque nuit sous les bombes des Anglais et des Américains. Et que leurs chars aussi arrivent. Et qu’ils nous mettent en caisse, moi et mes clefs. Mais tout ça, vous le savez déjà. Jusqu’à mon voyage en corbeau noir.
       Et c’était vrai. Les petites mésaventures qui lui étaient arrivées par la suite jusqu’à son arrivée au camp d’Inta, je les connaissais déjà. Depuis trois semaines qu’il était arrivé, il me rendait visite presque un soir sur deux, son quart de thé à la main, et j’écoutais ses récits de la Boutyrka. Et je constatais, inquiet, l’évolution de sa dystrophie. Il s’était retrouvé dans une brigade auxiliaire de surface, dans la scierie de la mine, à décharger des grumes abattues dans les forêts au sud du camp et qui, une fois débitées, servaient de voûtes dans les galeries.
       C’était une dure besogne, parfois même dangereuse si vous l’exécutiez avec la maladresse et la précipitation propres aux camps, et souvent par −40°. Nous tentions d’échapper au froid en rentrant bystro-bystro-bystro*13, en vitesse, dans la cahute, car là, à l’abri derrière les murs de planches, dans les bouffées âcres de la makhorka14 que fumaient tous les zek agglutinés, nous étions au moins protégés du vent et nous pouvions trouver un brin de chaleur à proximité du poêle métallique. Ce travail pouvait être dangereux surtout pour le zek qui, par excès de zèle, se trouvait sans cesse dans les jambes des autres (comme il arrivait au docteur, à ce qu’on disait). Car tout docteur qu’il était, il appartenait à la bohème, mais la bohème allemande, bien sûr. Et même dans ce travail pour lui surréaliste, son naturel pointilleux le faisait passer pour le plus grand des gêneurs : par exemple, la grume qu’il traînait avec son compagnon, il s’efforçait de la poser le plus parallèlement possible aux autres. En s’agitant parfois comme un imbécile et au péril de ses forces, il essayait de déplacer la pile instable de grumes, de façon que les extrémités de ces grumes de six mètres forment la surface la plus plane possible, etc. Mais bien souvent les grumes s’étaient figées sur les plates-formes en d’énormes blocs pris par la glace, et il fallait alors, dans nos bottes glissantes et raidies par le froid, grimper jusqu’en haut et les séparer les unes des autres avec un levier. Lorsqu’on retirait les pieux de sécurité, deux de chaque côté qui retenaient les tas de grumes hauts de trois mètres, tandis qu’un zek juché sur le tas donnait un grand coup de massue sur le bloc de bois gelé pour l’ébranler, les grumes roulaient alors comme une avalanche sur les pieds des zek qui se trouvaient en bas, et se dérobaient sous les pieds de celui qui était en haut. Il fallait s’écarter en vitesse, au risque de se casser une jambe, et, une fois en bas, les éviter. Ses compagnons durent saisir plusieurs fois cet étourdi de docteur par la main ou par le collet pour éviter qu’il se retrouve sous les grumes. Sinon il aurait sûrement eu les jambes brisées, cet espèce de jobany fachist* : « putain de fasciste« , comme l’appelaient les blatnoï, un bon tiers de la brigade. Bref, le docteur se retrouvait régulièrement dans les pattes des autres zek à les empêcher de remplir la fichue norme. C’est pourquoi le coupeur de pain lui balançait les morceaux les moins cuits, et le brigadier15 le laissait à chaque fois sans zapekanka*, sans nourriture chaude. Si bien qu’avec cette maigre ration, il avait pris en trois semaines un teint d’un gris jaunâtre, même si grâce à son ossature imposante il semblait à première vue aussi corpulent qu’avant. En tout cas, lorsqu’il me rendait visite le soir et qu’il ricanait de sa voix de fausset qui rappelait, à ce qu’on disait, celle d’un certain Walter Ulbricht16 : « Habe die Ehre genossen Pfilzstiefeltrockner’nen guten Arbeitstagsabend zu wünschen ! »17 — il me semblait en effet qu’à cause de la faiblesse qui l’accablait ses genoux tremblaient à chaque fois. Mais en même temps je sentais son énergie spirituelle se développer. Les blagues qu’il racontait paraissaient de plus en plus travaillées. Dans les histoires qu’il racontait sur sa vie il y avait davantage de pointes qui frappaient l’esprit. Et son registre était de plus en plus varié, allant du grondement le plus profond jusqu’au chuchotement du comédien le plus riche de significations diverses, en passant par diverses citations ! Soit dit en passant, j’ai toujours été intéressé, comme beaucoup de personnes peu familières de ces choses-là, par la question de savoir où passe au juste la ligne de partage entre le normal et l’anormal. Quelles déviances par rapport à une norme de conduite, disons une imagination bouillonnante, peut-on considérer comme relevant ou non de la normalité ? Et dans quelle mesure et de quelle manière tout ceci dépend-il du fonds mental du milieu environnant ? Quand je faisais mon droit, parmi les quatre cours optionnels — la comptabilité et que sais-je encore —, j’avais choisi sans hésiter la psychiatrie judiciaire. Et ainsi de suite. Mais en réalité, la relative superficialité de ma jeunesse et le confort d’une vie ordinaire m’avaient permis de ne côtoyer que des gens normaux ou de véritables fous. Je me disais qu’une certaine proportion de cas intermédiaires devait tout de même exister dans ce monde ! Mais c’est dans l’atmosphère des prisons et des camps, où les zek étaient à la fois opprimés et déprimés par le système, que je commençai à prendre conscience de la diversité de cette zone intermédiaire qui s’étend, par degrés successifs, entre la normalité et la folie. Ce qui compliquait d’autant la question de la fameuse ligne de partage. Il est probable qu’en pensée j’associais déjà le docteur Ulrich à cette question. A cause de sa placidité distraite et souriante. Et aussi de ses accès inattendus de loquacité, presque théâtrale, qui troublaient de plus en plus souvent cette placidité. Mon attention fut attirée en tout cas par cette phrase étrange, ou plutôt par l’intonation étrange qu’elle avait : « Mais tout ça, vous le savez déjà. Jusqu’à mon voyage en corbeau noir… », laquelle m’incita à dire, sans rien demander ouvertement :
       — Ç’a dû être pour vous un voyage plutôt singulier…
       — Ah ça oui ! — s’enflamma le docteur. — D’abord parce que c’est dans ce corbeau que j’ai compris à quel point l’homme est réduit à la condition de chien. C’est-à-dire à quel point moi-même j’en suis réduit à cette condition. Parce que, vous savez, le jour qu’on m’a fait traverser la cour de la prison pour m’embarquer — autour de moi quatre murs de fenêtres grillagées, au-dessus de ma tête le ciel éclairé par les lueurs de la ville, et devant moi ces 10 000, ces 15 000 kilomètres qui m’attendaient — jusqu’à la Nouvelle-Zemble, Karaganda, Magadan, tout ça — je ressentis ceci : cette cellule étouffante d’où on venait de me tirer, si répugnante soit-elle, eh bien c’était quand même un endroit sûr. Un refuge bien confortable, comparé à ce complet inconnu où j’allais être jeté. Le sentiment absolu d’un chien qui regrette sa niche. Pas une once de curiosité, absolument rien de faustien, comme j’aurais voulu ressentir. Et puis ce véhicule dans lequel on me faisait monter : un vrai cercueil tout noir …! Un caisson de bois posé sur un châssis de Jeep ou de Willis. A l’avant, bien sûr, un pare-brise et des portières. Mais à l’intérieur, une paroi séparant le chauffeur et son passager des types à l’arrière. A l’intérieur, la cabine recouverte de fer-blanc, pas la moindre fente ! Et, comme je l’ai dit, noir comme dans un four, à l’intérieur comme à l’extérieur ! Mes compatriotes m’ont expliqué qu’ici les zek étaient emmenés — d’un point à l’autre du camp, ou bien au Centre pour interrogatoire, etc. — dans un camion lui aussi fermé. Mais gris, au moins ! Et avec, sur ses flancs gris, le mot PAIN en lettres blanches. Il aurait fallu indiquer VOYAGEURS, mais c’était écrit : PAIN. Bon d’accord, c’est un mensonge, mais c’est quand même une information. Alors que là-bas il n’y avait aucune information, même pas de mensonge. Dedans et dehors, rien que l’obscurité. Bon. Je monte dans la cabine et entends le claquement du cadenas sur la portière arrière, puis c’est l’obscurité complète ! Je me tenais courbé à cause du plafond bas et demande, à tout hasard : « Jemand da? »18, puis une seconde fois, en russe, aussi bien que je peux : « Tšelovek jest ?« , mais il n’y avait personne. Je trouvai en tâtonnant un banc près de la paroi, je m’y assis et m’y cramponnai, ce qui m’évita de tomber lorsque le corbeau s’ébranla. Puis nous partîmes. Et je dressai l’oreille ; une oreille aux aguets à cause de l’obscurité complète.
       Le craquement de la neige gelée sur le pavé. Les freins. Les pas de quelqu’un en bottes de similicuir. La vitre de la portière qui se baisse. A l’extérieur un gardien qui contrôle les papiers, c’est le passager qui les a. Le tout évidemment sans un mot, pour que l’ennemi mortel qu’ils transportent n’aille pas apprendre ce qui ne le regarde pas. Le fracas des deux battants d’un portail de fer s’ouvrant contre la clôture de pierre en grinçant. De nouveau le craquement de la neige gelée sous les roues. Les freins, encore une fois. Encore un contrôle, apparemment. A entendre le vrombissement du moteur, j’ai l’impression que nous sommes déjà devant la prison. Et de nouveau le trajet sur le pavé et la neige. Puis de l’asphalte, recouvert de monticules de glace. Et puis les bruits de la ville, de plus en plus nombreux. Plusieurs automobiles roulent devant le corbeau, d’autres derrière. Les unes le croisent, les autres le doublent. Le corbeau ralentit et accélère. Et moi, pauvre niais que je suis, malgré mes cinquante ans je raisonne comme un gamin de quinze ans : et si dans une rue sombre de Moscou — à Moscou il doit y en avoir pas mal —, si un poids lourd venait à emboutir notre cabine, s’il nous télescopait par le côté pour que le chauffeur et son passager… ne meurent pas, grand Dieu non !, mais qu’ils perdent juste connaissance, et que la paroi s’écrabouille… et que le châssis en fer de mon cachot se disloque… que l’ouverture soit assez large… que je profite d’une minute… d’une petite minute… pour enjamber les deux types inanimés avant qu’accourent les badauds et les policiers, puis me glisser à travers le pare-brise éclaté ou la portière dégondée, m’extraire de mon cercueil et me retrouver en liberté… Eh bien qu’aurais-je dû faire alors ? Et je comprends à cette minute-là — bien qu’au plus profond de mon subconscient je voie mon évasion triomphale à travers des cours, des voûtes et des porches inconnus — je comprends alors que s’il arrivait quelque chose de semblable, c’est-à-dire une panne comme celle-là, alors la seule solution pour moi serait de rester près du corbeau noir et appeler au secours… Solution pire que celle d’un chien, mais la seule raisonnable !
       J’écarte cette vision pénible et m’en libère — si l’on peut appliquer le mot libère à mon cercueil noir, — et de nouveau j’entends, avec une acuité diabolique, j’entends les bruits de la ville.
       Mon cercueil semble emprunter maintenant une rue large et plus ou moins droite. Alors soudain, nous freinons, moi bien sûr je ne sais pas si c’est à cause d’un feu rouge ou sur le geste d’un policier. J’entends les automobiles freiner des deux côtés du corbeau et derrière, et puis les véhicules de la rue transversale qui passent devant nous à toute allure. Il y avait probablement autant d’automobiles qu’à Londres ou à Paris deux ans après la guerre. Ou bien autant qu’il y en aurait eu à Berlin, si Berlin existait encore. C’est quand même une grande ville, Moscou, et par sa nature étrangère, une ville effroyablement grande…
       Et puis encore un carrefour, nous freinons à nouveau, — poursuivit le docteur, qui s’était levé. Tout près du trottoir. J’entends la neige crisser sous des pas ; les bribes d’une conversation ; quelqu’un qui tousse. Puis je perçois le bourdonnement du carrefour. J’entends la neige craquer sous les roues, le sable antidérapant jaillir de dessous la caisse d’automobiles et crépiter contre d’autres, et des bruits de klaxon. Et là — croyez-moi si vous voulez — de ce flot de véhicules en déboule un plus rapide que les autres, il passe devant le corbeau à une certaine distance en klaxonnant :
       AL-LE-LU-IA !
       AL-LE-LU-IA !
       AL-LE-LU-IA !
       Trois fois. Pas plus. Mais pas moins. Pas besoin de vous expliquer ce que j’ai ressenti, hein ?
       Puis le corbeau continue sa route.
       Et c’est tout.
       Et maintenant je suis là. Je vous dis bonne nuit. Pour que demain je puisse rouler mes chères grumes.
       Il se dirigea vers la porte du séchoir, me fit signe de la main et sortit. Et je décidai aussitôt de parler de lui avec le médecin, le docteur Kačanauskas, qui m’était venu en aide une fois et à qui j’ai exprimé ma reconnaissance quelque part.
       Les jours suivants, le docteur Ulrich ne me rendit pas visite. C’est alors que je rencontrai Kačanauskas à la bibliothèque et engageai la conversation à son sujet. Il lui revint aussitôt à la mémoire :
       — Oui, je vois bien : un directeur d’archives ou quelque chose comme ça. Du baraquement onze. Il est venu il y a quelques jours à l’infirmerie. Une grippe. Ouais, et sacrément épuisé aussi. Mais il n’est pas le seul. Il va se reposer quatre-cinq jours et il sera de nouveau sur pied. S’il n’y a pas pneumonie…
       Je lui demandai s’il ne pourrait pas prendre le docteur Ulrich pour quelque temps à l’hôpital. Et Kačanauskas… le prit ! J’ai entendu dire qu’il y avait soigné sa grippe, qu’elle n’avait pas dégénéré en pneumonie, qu’il avait pris des calmants et qu’il s’était remis à dormir normalement. Avant, il avait un gros problème d’insomnie, mais il ne m’en avait pas parlé. Le docteur Kačanauskas lui avait permis de se rétablir à l’hôpital pendant environ deux semaines. Et il avait fait encore mieux : quand vint le moment de la sortie (pour un séjour de plus de deux semaines à l’hôpital il fallait avoir un pied dans la tombe ou bien être l’ami personnel d’un médecin), quand arriva donc ce moment, le docteur Kačanauskas convoqua le chef cuisinier du réfectoire et lui ordonna de prendre l’Allemand comme commis de cuisine pour un certain temps, comme on le faisait de temps en temps avec les convalescents.
       — C’est un gars sensé. Qu’il se retape un peu en cuisine et se refasse une santé pendant un mois ou deux.
       Je dois dire que je ne me considérais pas assez proche du docteur Ulrich pour aller à sa recherche, puisque d’après ce que m’avait dit Kačanauskas il travaillait au réfectoire. J’étais sûr que tôt ou tard Herr Doktor reparaîtrait. En pensée je le voyais déjà frapper à la porte du séchoir et siffler

en signe de reconnaissance, puis entrer. Mais comme il ne se montrait toujours pas, un jour que je rencontrai de nouveau Kačanauskas à la bibliothèque, je lui demandai comment allait notre aide-cuisinier.
       — J’ai posé la même question avant-hier au chef cuisinier, — me dit-il. Et il m’a répondu : « Je l’ai fichu à la porte ».
       — Pourquoi donc ? — demandai-je, étonné, comme Kačanauskas avait lui-même demandé au chef cuisinier. Et celui-ci avait expliqué :
       — Je l’avais mis à découper du fromage pour les brigades — les portions de 20 g qu’on distribue le soir aux zek qui ont rempli la norme.
       — Et alors ?..
       — Un jour que je passais devant la porte entrebâillée, je l’ai vu les découper…
       — Pas assez vite ?
       — Ouais, il aurait pu le faire un peu plus vite, c’est sûr. Mais ça me dérangeait pas qu’il lambine. Mais vous savez, je l’ai espionné pendant un quart d’heure. Pendant tout ce temps-là, il a découpé à peu près deux cent portions. Alors j’ai apporté un tabouret, je me suis assis, et j’ai continué à espionner. Une heure entière. Il en a coupé plus de mille… qu’il aille au diable…
       — Mais qu’est-ce qui s’est passé en fin de compte ?
       — Plus de mille, j’vous dis ! Et il en a pas bouffé une seule ! Alors je l’ai convoqué à la cuisine et je lui ai dit : « Tu rends ton tablier et qu’à partir de demain j’te vois plus ici ! »
       Et le chef cuisinier, toque blanche sur la tête, mains aux hanches, s’était planté devant le docteur Kačanauskas ; cet ancien cuisinier d’un restaurant de Piatigorsk ou de Makhatchkala, avec moustache et double menton, était au camp probablement pour vol de beurre. Il dit :
       — Docteur, on peut pas donner une place de planqué à cet en…* — mais après avoir jeté un coup d’œil au docteur Kačanauskas, il ravala à tout hasard ce juron pour …andouille, quand y en a des centaines qui veulent se retaper en cuisine. Pour ne pas dire des milliers…
       Le lendemain matin, on fit monter le docteur Ulrich dans un train avant même que Kačanauskas puisse intervenir. Et depuis ce jour-là, jamais plus je n’ai entendu parler de lui, c’est-à-dire du docteur Ulrich, ni de son Palmquist, ni de leur auto-alleluia.

Traduit de l’estonien par Jean-Jacques Triboulet

Notes

       * En russe ou en russe transcrit dans le texte.
       1. Zone : enceinte du camp jusqu’aux barbelés et aux miradors.
       2. Bateau blanc (valge laev) : les forces anglo-saxonnes. Après la chute du IIIe Reich, les Estoniens espéraient que les Alliés, après avoir délivré l’Europe occidentale du nazisme, libéreraient aussi l’Europe orientale du stalinisme.
       3. Bonsoir. Docteur Ulrich.
       4. En français dans le texte.
       5. Voilà. Maintenant je vous entends tout à fait normalement.
       6. Stolypinka : wagon pénitentiaire destiné aux transferts des zek, du nom du Premier ministre Piotr Stolypine (1906-1911), sous lequel il aurait été mis en circulation pour la première fois. Le terme s’est vite répandu à partir de 1930 parmi les détenus et la population, éclipsant le terme administratif de vagon-zak(wagon à détenus). Les wagons stolypine, grillagés et aveugles, se trouvaient en général entre la locomotive et le fourgon postal. Prévus à l’origine pour 6-8 personnes, ils pouvaient recevoir jusqu’à 30 ou 35 détenus, dont certains finissaient écrasés ou étouffés. (Dans L’Archipel du Goulag, Soljenitsyne évoque le voyage en stolypine de l’Estonien Arnold Susi, personnage récurrent du récit).
       7. Henlein (Konrad) : chef fondateur en 1933 du Parti allemand des Sudètes en Tchécoslovaquie. Après avoir facilité leur rattachement au Reich, il fut nommé Gauleiter des Sudètes en 1938. Capturé par les Alliés, il se suicida.
       8. Corbeau noir : fourgon cellulaire. Apparu à Moscou en 1927, le modèle le plus commun comportait un compartiment pour 15 prisonniers et 6 boxes individuels avec un banc. Comme ici, ils étaient souvent maquillés en camions de livraison portant l’inscription « pain » ou « viande ».
       9. Je vous le dis : si les ploutocrrates et les Juifs m’y forcent, nous marrcherrons pour défendre la terre et le sang allemands, — jusqu’aux confins du globe…
       10. Ragnarök : dans la mythologie scandinave, mise à mort des dieux et consommation du monde, consécutives à la dernière bataille entre les dieux et les monstres chtoniens.
       11. − Mais qu’est-ce qui se passe ?! Mille tonnerres, encore une alerte aérienne ? Seraient-ce à nouveau ces maudits Rosbeef ?! Ou peut-être pas ?
       12. 20 juillet 1944 : tentative d’assassinat de Hitler par un groupe de militaires nationalistes conservateurs, inquiets des menaces que faisait peser sur l’existence de la nation allemande la perspective d’une défaite totale du nazisme et d’une mise de l’Allemagne au ban des nations. L’attentat échoua parce qu’une lourde table protégea le Führer contre le souffle de la bombe, placée dans une serviette. La répression fit plusieurs milliers de morts.
       13. Vite-vite-vite : formule employée par les gardes pour presser les détenus dans les rangs ou au travail.
       14. Makhorka : tabac fort et bon marché, comparable à notre tabac gris.
       15. brigadier : détenu nommé par l’administration et qui dirige la brigade. L’attribution aux membres de la brigade des différents types de rations ne dépend que de lui, lui assurant ainsi une ration améliorée. Avant la Grande Purge de 1937, il touchait une double ration et était désigné par les autres membres de la brigade.
       16. Walter Ulbricht (1893-1973) : un des fondateurs du parti communiste allemand en 1918. De retour en Allemagne en 1945, après un exil à Paris à la suite de la prise du pouvoir par Hitler, il instaure au sein du Parti socialiste unifié (SED) le centralisme démocratique. Premier secrétaire de 1960 à 1970, il fut également chef de l’Etat.
       17. J’ai l’honneur de souhaiter au camarade Sécheur de Bottes de Feutre une bonne soirée après cette journée de travail !
       18. Y a quelqu’un ?