Anamnèse

     Suis-je vraiment un chaman ? me demandais-je par cette journée ensoleillée, en faisant mon sac pour abandonner l’agréable rue Berlioz et prendre le chemin de la Catalogne. Je partais cette fois dans une tout autre disposition d’esprit que lorsque j’avais quitté, quelques semaines plus tôt, ce satané hôtel Sheraton de Copenhague…
     J’avais dû, au bout du compte, payer la note moi-même. Ces sales chiens — j’avais fini par l’apprendre — n’étaient pas des Allemands, malgré leur nom, mais des Allemands de l’Est pure race, des salauds, des chiens. Je les avais attendus, eux et leur argent, pendant dix jours, les escrocs. Et je ne savais pas quoi faire, maintenant, avec le germanium. La ville d’Hamlet m’ennuyait déjà à mourir. En plus de ça, pas la moindre pute ! J’ai donc acheté pour trente marks un billet pour Hambourg. Pendant le voyage, j’ai passé mon temps à boire et à lire Foucault. Toute ma vie, j’avais vaguement pressenti qu’un type qui donnait des cours sur la solitude et la sexualité ne pouvait pas être un homme d’affaires. Après avoir ouvert l’Aufklärung — qu’est-ce que la période moderne ? —, je m’étais rendu compte que mon pressentiment était fondé. Ce qui caractérise l’homme moderne, c’est la sortie de l’état de minorité, état dont il est lui-même responsable. L’obligation de payer des impôts n’empêche pas de raisonner autant qu’on veut sur la fiscalité. Pourquoi diable devrais-je encore payer des impôts ! À Hambourg, vite ! Là-bas, je dépenserais mon argent jusqu’au dernier pfennig et que vienne le déluge ! Plutôt que de distinguer la période moderne des périodes pré ou post-moderne, il valait mieux, selon Foucault, chercher comment l’attitude de modernité s’est trouvée en lutte avec des attitudes de contre-modernité. Par exemple, dans certains pays sous-développés, il n’y a même pas de bordels convenables. Oubliant le livre dans le bus, je suis allé tout droit dans la rue Sankt-Pauli. Dans une étable, j’ai trouvé aussi des putes, le foin fraîchement coupé crissait dans la mangeoire. Qui a utilisé le premier ce truc cinématographique consistant à montrer un film à l’envers, comme si le cours du temps était inversé ? Dans un tel film, un vase tombé par terre — archétype de la tristesse (qui n’a jamais tenté ensuite de réassembler les morceaux et, avant de les jeter, ne les a gardés quelque temps dans un placard du garde-manger avec l’idée d’acheter de la colle forte ?) — se reconstitue à partir de ses éclats et reprend place sur la table, devenant un archétype de la joie. Dans un cinéma porno, un Noir m’a projeté un film à l’envers. C’était l’archétype le plus absolu, car cela ne produisait aucun changement dans l’intrigue. Quel que soit le sens dans lequel ce monde évoluait, je ne voyais pas la différence. Le soir, je me suis assis au bord d’un caniveau pour bavarder avec des clochards. L’un d’eux m’a expliqué les larmes de la fleur de pavot. Il fallait, avec une lame de rasoir, faire de petites entailles, essuyer ensuite les larmes du pavot avec un bout de gaze, puis faire sécher celui-ci au grand air et au soleil. Toute cette histoire me plaisait et m’a rappelé une nouvelle de Thomas Mann dans laquelle un homme blessait les autres pour pouvoir éprouver ensuite le plaisir suprême, le plaisir du don, en soignant ses propres victimes. Ensuite, le vocabulaire est devenu trop compliqué. Je me souviens juste que quelqu’un m’a demandé si je voulais boire encore un petit coup. Je me suis réveillé le lendemain et j’ai dépensé mes cinq derniers marks pour soigner ma gueule de bois avec une chope de bière. Je me rendais bien compte que tout cela ne m’avait pas avancé d’un pouce. Et je ne savais toujours pas quoi faire avec le germanium. J’ai pris le chemin du retour. Je suis allé à petits pas jusqu’au début de la route de Berlin et j’ai commencé à lever le pouce. Une jolie fille s’est arrêtée. Elle m’a dit qu’elle était fatiguée. J’ai essayé de lui faire la conversation. Je lui ai expliqué que si une femme avait envie de proposer son corps à un grand nombre de partenaires (du même sexe ou du sexe opposé), elle avait parfaitement le droit de le faire. Elle m’a répondu qu’elle avait eu autrefois un ami qui avait aussi des idées intéressantes. J’ai ajouté qu’il serait tout de même nécessaire de légaliser la prostitution en Estonie, parce que, de fait, personne ne pouvait proposer son corps. « Ce n’est pas du tout une idée moderne, cette idée que je suis moi et que je possède certaines choses, notamment un corps. Mais du fait que j’existe, je peux être parasité par des poux, des champignons, des gènes, des mitochondries, et pourquoi pas des fœtus. Non, le législateur ne doit pas porter son attention sur les efforts de l’esprit immatériel pour exercer un contrôle sur le corps qu’il lui appartient de gérer ; il doit veiller à ce que la subjectivité de ce corps ne soit pas entravée. »
     Mais elle n’était pas d’accord avec moi : « Pourtant, m’a-t-elle répondu, j’ai parfois l’intuition que mon corps est comme une porte par laquelle mon âme accède à ce monde-ci… »
     « Certes, l’ai-je coupée, mais personnellement, j’ai peur de vivre dans un pays où le législateur fonde ses décisions sur des expériences spirituelles. » Ensuite je l’ai attaquée de front, l’ivresse m’a repris et j’ai commencé à me demander si cette fille n’était pas une authentique féministe.
     « Est-ce qu’une loi sur la prostitution doit définir des normes de qualité pour les préservatifs ?
     — Si cela ne tenait qu’à moi, dit-elle, j’interdirais tous ces Sankt-Pauli et ces Reperbahn. C’est une atteinte à la dignité des femmes…
     — Mais que feriez-vous si vous appreniez que votre fille se prostitue ?
     — Je serais très malheureuse. C’est justement pour que cela n’arrive pas qu’il faudrait interdire la prostitution.
     — Mais que ferais-tu si tu apprenais — la question imposait le tutoiement — que ton fils a attrapé le SIDA parce que dans le bordel où il est allé on utilisait des préservatifs soviétiques ?
     — Des préservatifs soviétiques ? Qu’est-ce que c’est ?
     — Tu vois, si on considère les choses d’un point de vue général, presque tout est paradoxal !
     — Oui, a-t-elle fait d’un air étonné.
     — Kant déjà le disait.
     — Sans blagues ? a-t-elle dit, encore plus étonnée. Tu sais, mon ami aussi est très paradoxal. En ce moment il vit à Paris. Une année, juste avant l’été, il est allé à New York. Et là, figure-toi — la vie est bizarre —, il a trouvé… une machine à hamburgers.
     — Une machine à hamburgers ?
     — Oui, je crois que c’était à Harlem, un vieux Juif avait installé une machine qui marchait avec des pièces d’un dollar. Mais mon ami a dit qu’il avait déjà vu cette machine. Voilà pourquoi maintenant il est roi.
     — Ton ami est roi ?
     — Oui, roi de France.
     — Il y a un roi en France ?
     — Ben oui, c’est mon ami. »
     Elle a levé son pied gauche et l’a appuyé sur le volant en repliant sa jambe contre sa poitrine, a lancé son bras à l’extérieur par-dessus son genou, a penché sa tête sur le côté pour l’appuyer sur son épaule et a enfoncé l’accélérateur avec son pied droit. Le soleil encore chaud a commencé à sautiller en descendant sur l’horizon. La Volkswagen s’était engagée sur une route est-allemande en plaques de béton et tressautait en faisant « proum-pouroum-proum » à chaque changement de plaque.
     « On n’est pas fâchés, je n’ai absolument rien contre lui, mais… maintenant il vit à Paris et moi à Hambourg. »
     J’ai remarqué qu’une larme luisait sur sa joue. Réfléchissant à la vitesse de l’éclair, j’ai essayé de la convaincre que je m’intéressais à sa vie intérieure :
     « Alors comme ça, il avait déjà vu une machine à hamburgers ?
     — Oui… »
     Elle a lâché le volant, a essuyé avec le dos de sa main la larme qui coulait sur sa joue et a repris :
     « À l’époque, on appelait ça une guillotine. »
     Elle a posé à nouveau son pouce sur le volant. Mon cœur s’est mis à faire « boudoum-boum-boudoum » et j’ai fait : « Oh ! », avant d’ajouter aussitôt, comme pour expliquer mon étonnement (et non ma peur !) :
     « Avant, c’était donc une guillotine ?
     — Oui, tchac ! et puis plus rien. C’était le chômage. »
     Le disque du soleil était à déjà moitié enfoncé dans les cimes des arbres.
     « Mais il ne faisait aucun effort pour s’en sortir. On a vécu à Paris comme des rats dans un trou. Jusqu’au jour où il a eu cette lubie : aller chercher fortune en Amérique ! »
     Elle a baissé ses deux jambes et, aussi étonnant que cela puisse paraître, a trouvé la pédale de frein. En tenant le volant de ses deux mains solides d’Allemande, elle a ajouté :
     « Tout notre argent est resté là-bas, en Amérique, avec la machine à hamburger. »
     La voiture s’est arrêtée.
     « Un café ?
     — Non, merci, je n’y tiens pas.
     — Un thé alors ?
     — Je… euh … mon budget est un peu… enfin…
     — Viens, c’est moi qui t’invite ! »
     Elle m’a pris par la manche. « Cling-clang », a fait la porte de ce boui-boui de bord de route. Un moment après, deux cafés fumaient sur la table. Elle m’a demandé :
     « Tu ne vas pas à Paris ?
     — Ce n’est pas tellement mon chemin. Je vais vers l’est, d’abord en Pologne, puis…
     — Attends, tu as de quoi écrire ? Note…
     — Euh… Tu peux me répéter le nom de la rue ?
     — Donne, je vais te l’écrire moi-même. Si tu passes un jour par Paris, va lui rendre visite, c’est un type intéressant. Salue-le de ma part, et dis-lui que Marie a demandé… non… qu’elle a demandé… ah ! dis-lui simplement que tu as vu Marie.
     Le lendemain matin, les yeux écarquillés, je regardais fixement l’Oder. Il restait encore une vingtaine de mètres avant le poste frontière. Les histoires d’achat de voiture en letton et en polonais m’emplissaient les oreilles. Je suis allé vomir de l’autre côté de la route. Puis je suis revenu et j’ai contemplé encore un moment le fleuve. J’ai retraversé la route, mais cette fois je n’ai pas vomi, j’avais pris mon sac avec moi. Un Portoricain m’a fait monter. Le surlendemain j’étais à Paris.
     Comme c’était un dimanche, j’ai pu entrer au Louvre sans payer. J’ai choisi au hasard la salle Sully et me suis retrouvé dans l’Egypte ancienne. Je suis passé très vite — je voulais plutôt aller du côté de la Renaissance, mais dans quelle salle était Michel-Ange, déjà ? — et sans leur accorder beaucoup d’attention devant ces bateaux de Râ de l’Ancien Empire que des hommes et des femmes en minijupe faisaient avancer à la perche, dans un état de tranquillité béate, pendant que d’autres pêchaient des poissons ; il y avait aussi des agriculteurs avec des bœufs. Et puis soudain : une tête de quatre-vingts centimètres de haut, 1750 avant J.C., et au-dessous, cette inscription : Le roi Seostris III. Je n’avais jamais vu d’homme avec une tête aussi longue. On aurait dit un soldat de l’armée rouge, ou Pinocchio, ou un prêtre catholique, ou encore un gentleman anglais avec un chapeau melon taillé sur mesure. Ce n’est évidemment pas une bonne comparaison. Personne n’a jamais porté de chapeau aussi haut. Comme je l’ai dit, la tête faisait près d’un mètre et ce n’était pas un hasard, car la statue voisine — le roi Sethi II vers 70 avant J.C. — avait une tête encore plus haute. Ensuite, il y a eu des chats à tête d’homme, assortis d’une explication confuse selon laquelle les sphinx représentaient des dieux, mais après ces têtes cela n’était plus très convaincant (pourquoi n’avait-on pas dit que les têtes représentaient des dieux ?) En plus, il y avait juste après des femmes-chats noires assises, avec un truc dans la main gauche. Sept poils de moustache, sept traits sur le cou. Et un triangle caractéristique en guise de nez. Moins 1400. Un soleil autour de la tête. Puis des créatures encore plus bizarres, de prétendues divinités à tête de lion. Ensuite Ramsès II est monté sur le trône, XIXe dynastie, moins 1250, puis les hommes-singes. Juste après eux, il y avait une pyramide d’environ cinquante centimètres de haut, à usage domestique et privé ! Et puis un sarcophage qui ressemblait à une navette spatiale, avec sept oiseaux et d’autres hiéroglyphes bien sentis. Mais plus aucune trace de bœufs, ni des modèles réduits de bateaux fabriqués en moins 2060, non, toutes ces scènes idylliques se sont brisées dans la tête de Thutmosis III, et regardez encore l’oreille d’Aménophis IV ! Et l’expression des visages. D’où est venu cet homme à tête de faucon ? Pourquoi mettait-on un masque sur le visage des embaumés ?
     Ensuite, je suis resté un moment assis dans la salle à manger royale en regardant les trucs de Rubens. Pas mauvais comme peintre. Ses femmes sont plus proches de la terre, elles rappellent les paysannes estoniennes ou les femmes komi. Les Estoniens ont tellement de mépris pour leur véritable nature incarnée par la mère primitive que, même en matière d’art pornographique, ils n’importent que des filles minces aux longues jambes. C’est l’influence de l’Égypte. Dans le ciel égyptien, il y avait une déesse dont les jambes allaient des bords du monde jusqu’au ciel. Chez les Grecs, les querelles des dieux se déroulaient assez près des hommes, mais les Égyptiens avaient besoin de bateaux spéciaux pour se transporter là-bas, et aussi de calculs précis concernant le soleil, c’est pour effectuer ces calculs qu’ils utilisaient les pyramides. Quant au ciel des Chrétiens, des jambes de femme ne l’avaient atteint que par l’intermédiaire du Saint Esprit, c’est pourquoi leur longueur précise n’avait pas beaucoup d’importance. En outre, le logoi spermatikoi se déplaçait chez eux de haut en bas, alors que chez les Égyptiens le mouvement de bas en haut était devenu de plus en plus important. Dans notre siècle encore, Sofia Loren et Marilyn Monroe avaient un type relativement komi-permiak. Mais les particularités de la photographie en couleurs, le développement de la publicité et le besoin incessant de vendre quelque chose ont ramené dans le paysage urbain le type égyptien. Un rôle déterminant dans cette évolution a été joué par Youri Gagarine, qui a redonné vie au délire de l’Egypte ancienne concernant la possibilité d’arriver, grâce à un sarcophage spécial, dans le giron de la mère céleste. Je suis sorti de la salle à manger.
     J’ai escaladé en compagnie d’un noir la construction métallique qui marque l’entrée du monde souterrain et le métro m’a emmené à toute allure jusque dans une banlieue de Paris. Là, beaucoup de Noirs sont sortis de terre. Là, le maire était communiste. Après quelques détours, j’ai fini par trouver la rue Berlioz. Je suis arrivé juste au bon moment. Au bord du trottoir se trouvait une Citroën d’un modèle ancien. Une de ces voitures qui, à l’arrêt, ont le ventre presque collé à terre, mais qui se gonflent d’air et se soulèvent quand on démarre. Celle-ci, dans cette banlieue de Paris, s’était déjà pas mal gonflée. Le moteur tournait, mais les roues étaient remplacées par des briques blanches, et aucune fumée ne sortait du tuyau d’échappement. De l’intérieur du véhicule aux vitres embuées provenait un bêlement étouffé. Une écoute plus attentive semblait indiquer qu’il s’agissait en réalité d’une chanson allemande. J’ai ouvert brusquement la porte et je l’ai vu, une bouteille de whisky à la main. Je lui ai demandé tout de suite s’il était bien l’ami de Marie. Cela lui a redonné du tonus. Il a arrêté le moteur et est descendu de la voiture. Marchant d’un pas chancelant sur l’allée unie, il m’a conduit jusqu’à une petite cabane située derrière la maison. Nous nous sommes faufilés à l’intérieur. L’unique pièce de cette cahute était plutôt sympathique, avec des piles de livres jusqu’au plafond. Je lui ai demandé de but en blanc pourquoi les pharaons avaient de si longues têtes.
     « Ah, ce n’est rien à côté de leurs éléphants à pattes de moustique ! D’ailleurs, les pyramides étaient des trucs impossibles à construire, on les a apportées d’Afrique centrale il y a cinquante-six mille ans, grâce à ces mêmes éléphants. Un arbre particulier permettait aux prêtres égyptiens d’utiliser la cinquième force, la force antigravitationnelle. Ils ont développé dans des temples spéciaux une race d’éléphants moustiques. Ces animaux, qui se déplaçaient constamment dans l’antigravité, pouvaient faire des pas nettement plus grands, en outre ils avaient de là-haut un meilleur point de vue pour chercher les pyramides. Les pyramides elles-mêmes sont des… » À ce moment-là, il s’est interrompu, la fumée dans sa tête semblait s’être dissipée. Il a demandé d’un air plus posé :
     « Comment tu connais Marie ? »
     Je lui ai répondu que je l’avais rencontrée par hasard sur la route. Il est tombé à genoux et a commencé à pleurer. Plus tard, il m’a expliqué qu’il se demandait sans cesse, depuis ce temps-là, ce qu’il avait bien pu faire de travers avec Marie, ce qu’elle attendait de lui en réalité, etc., etc.
     Il était roi et se consacrait à des recherches. Il m’a montré une photo, très floue. On y voyait quelque chose qui devait être une pierre et rappelait vaguement une tête humaine qui serait tombée par terre. C’est ce que je lui ai dit. Mais il s’est mis à rire et m’a expliqué que ce n’était pas une pierre, que cela faisait plus d’un kilomètre de haut et que cela se trouvait sur Mars. Mariner l’avait photographié au passage. Il ajouta fièrement :
     « Les savants, les pays et les gouvernements du monde entier consacrent actuellement tous leurs efforts à essayer de deviner qui ce monument représente et comment il est arrivé sur Mars. Personne n’a encore percé le secret. Je suis le seul à savoir. Des années de travail acharné ont porté leurs fruits. »
     Quelques jours plus tard, comme nous mangions du poisson sur la terrasse en buvant du vin, et alors que l’ami de Marie avait retrouvé ses esprits, je lui ai demandé :
« Mais pourquoi voulais-tu te suicider ?
— Ah, m’a-t-il répondu, je sais de grandes choses, mais il y a une chose que je ne comprends pas : je ne comprends pas ce que Marie attendait de moi en réalité. »
     C’était vraiment triste. Ensuite, il m’a emmené de l’autre côté de la Seine et m’a montré un café. « C’est là que c’est arrivé. Un jour, un homme en pull-over gris qui ne buvait jamais d’alcool est entré. C’était son premier jour à Paris. Comme il faisait très chaud, il a demandé un verre d’eau. Mais il ne parlait pas encore très bien le français. Le garçon l’a mal compris et lui a apporté un plein verre de vodka. Mais avant cela, deux messieurs, ou plus précisément deux hommes d’affaires en costume noir sont venus s’asseoir à côté de l’homme au pull-over gris (ce pull était son fétiche, il ne l’ôtait jamais, pas même par les grandes chaleurs). L’un des hommes d’affaire avait aussi son fétiche : un téléphone portable. Ils auraient préféré s’asseoir à une table séparée, car ils devaient discuter d’une affaire très importante, mais — fâcheuse coïncidence — toutes les autres tables étaient aussi occupées, et ils ne pouvaient pas aller dans un autre café, car c’était précisément dans celui-là qu’ils avaient l’un et l’autre toujours conclu de bonnes affaires. Leurs négociations étaient dans leur phase finale. Ils se sont rapidement mis d’accord et ont échangé des papiers. Celui qui était assis en face de l’homme au pull-over gris était particulièrement pressé, car il espérait faire un gros profit au détriment de son partenaire. Il avait déjà signé les documents. L’autre, qui ne se doutait de rien, était aussi un peu tendu, car il se demandait s’il n’avait pas fait un mauvais calcul. Il avait sous ses ordres de nombreux et sympathiques pères de famille qui élevaient des chats à leur domicile. Lorsqu’il a saisi son stylo plume, on venait d’apporter le verre d’eau — qui était en réalité de la vodka — à l’homme au pull-over gris. Celui-ci a jeté un regard distrait sur les papiers de son voisin et a voulu boire son eau d’un trait comme il en avait l’habitude. Au moment précis où l’homme d’affaires a levé son stylo, les yeux du buveur d’eau se sont révulsés, et les papiers importants — il y avait un million à gagner — se sont couverts de vomi. Vaguement énervé, l’homme d’affaires a donné un coup de coude, le type au pull-over gris est tombé avec sa chaise et s’est fracassé le crâne contre le bord d’une amphore. Celui dont les subordonnés élevaient des chats n’a pas voulu signer des feuilles maculées de vomi, et le temps qu’ils ont mis à chercher d’autres papiers a été suffisant : dans la nervosité de l’autre, il a percé à jour le piège qu’on lui tendait. Il s’est levé avec mauvaise humeur, a pris son fétiche, a refusé la transaction et s’en est allé. C’est ainsi que plus de cent braves pères de famille ont conservé leur emploi, que leurs ménages ne se sont pas décomposés et qu’ils continuent à élever des chats. Aucun des deux hommes d’affaires n’a jeté le moindre regard à celui qui s’était brisé le crâne contre l’amphore. Il n’y a que moi qui l’ai regardé. Et je l’ai reconnu tout de suite, évidemment. C’était celui que la sonde Mariner avait photographié sur Mars, avant d’envoyer le même jour sa photo à la Terre. Est-ce que ce n’est pas juste ? Est-ce qu’il n’était pas un héros, un chevalier ? » a crié le roi ami de Marie, très excité. Nous ne sommes pas entrés dans ce troquet. Nous avons pris un café au marché des Arabes. On y vendait aussi des ailes, des ailes d’oiseau tombés.
     Il a promis qu’il me ferait chevalier si j’accomplissais un acte héroïque ou si je résolvais un mystère. Nous étions assis sur la terrasse, il venait de me parler des rites d’initiation égyptiens et de la découverte de la cinquième force lorsque je lui ai demandé tout à trac comment il était devenu roi.
     « Ah ! C’était à New York. Il y avait un distributeur de hamburgers, mais il s’est détraqué. Il sortait d’une sorte de tuyau sombre, à peu près à hauteur de la ceinture — le hamburger, je veux dire. Il y avait un tapis roulant noir et c’est là-dessus qu’il arrivait, mais tout d’un coup, j’ai entendu un craquement. J’avais terriblement faim, je venais de mettre dans la fente mon dollar le plus essentiel. Je me suis donc penché, mais mes yeux étaient trop bas, je n’arrivais pas à voir l’intérieur du tuyau et je ne comprenais pas où était mon hamburger. Alors j’ai incliné la tête, c’était difficile, mais les poignées se sont écartées suffisamment pour que je puisse tourner la tête et regarder à l’intérieur du tuyau. Elle était là : une lame brillante. C’était le bord en papier aluminium de l’assiette à hamburger. Un rayon de soleil tombé d’un gratte-ciel s’y reflétait. Puis elle s’est remise à descendre. Il ne me restait plus qu’un bref instant. Qu’est-ce que le monde attendait de moi ? Mais j’ai compris que je n’avais plus le temps de chercher la réponse. La lame descendait trop vite. Qu’est-ce que la France attendait de moi ? Plus le temps de chercher la réponse. La lame descendait trop vite. Qu’est-ce que Marie attendait de moi ? Cela a été ma dernière idée, la question la plus limitée que j’aie pu trouver. La lame luisante descendait avec un bruit de frottement, et je réfléchissais, je réfléchissais, je réfléchissais, et la lame descendait de plus en plus lentement, lentement, encore plus lentement. Alors tout autour de moi s’est mis à tourner, à rouler. Je me demandais seulement ce que Marie attendait de moi. Mais même si la lame était tombée avec une lenteur infinie, je n’aurais pas eu le temps de répondre jusqu’au bout à cette question. Je réfléchissais en me tortillant dans cette boîte pleine de grains de lumière d’une forme indéfinie, lorsque tout à coup la lame a miroité juste devant mes yeux et au même instant j’ai entendu une voix, loin, très loin : « Hé ! Qu’est-ce que tu regardes comme ça ? » Je me suis retourné, une clarté aveuglante m’a fermé les paupières. En clignant des yeux, j’ai vu un Noir apparaître dans mon champ de vision, puis un petit bout de ciel, et d’énormes masses de verre sombre qui jetaient des reflets effrayants. Ensuite j’ai tourné la tête. Devant moi se trouvait la machine monstrueuse. J’ai baissé les yeux : sur un bout de carton traînait une sorte de galette. J’étais un mendiant à New York, mais j’étais aussi un roi à qui l’on avait accordé du temps pour trouver ce que Marie attendait de lui, jusqu’au jour où la lame tomberait à nouveau. À partir de ce jour, tout a changé dans ma vie. Je savais désormais pourquoi on m’avait donné du temps, et je ne l’ai plus gaspillé en vaines agitations, je me suis consacré à mes recherches. J’ai déjà découvert quelques petites choses, mais je n’ai pas encore trouvé la vérité suprême. »

     Le lendemain, il m’a donné le bout d’un fil pour résoudre un nouveau mystère (il s’agissait de ma nature secrète) : le fil conduisait à un monastère peu connu de Catalogne, mais j’ai compris aussitôt que l’affaire avait aussi un lien avec un rite ostiak.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin