Autobiographie : les deux premières semaines

(Extrait de roman)

À mes enfants : Jonatan, Hanna, Debora.


     
PREMIÈRE SEMAINE. PREMIER JOUR.
27 mai 1949

     Alors que tante Mari (comme l’appelaient certaines de ses jeunes collègues estoniennes) approchait du service d’obstétrique de l’hôpital numéro un de Tallinn, où elle travaillait comme infirmière depuis environ deux ans, un vent violent se leva soudain. Surprise par ce brusque changement de temps, Maria Ivanovna (c’était sous ce nom que s’adressaient à elle, de façon déjà plus familière, ses quelques collègues russophones) s’arrêta avec un air soucieux. Juste avant de sortir de chez elle, elle avait étendu sur le balcon le linge soigneusement lavé la veille au soir, afin de « lui faire prendre l’air », comme elle avait coutume de le dire. Une rafale puissante risquait à présent d’emporter une chemise de Vassili, voire – ce qui serait encore plus gênant – l’un de ses caleçons, et de l’envoyer sur le balcon des Koukoulov qui habitaient à l’étage au-dessous.
     C’était déjà arrivé au début du printemps et Maria Ivanovna Sidorkina n’avait guère envie de devoir à nouveau affronter les complications qui en découleraient. Surtout après ce qui lui était arrivé le dimanche précédent, au petit matin : tirée du lit par des coups puissants frappés à sa porte, elle était allée ouvrir et s’était retrouvée face à deux hommes en uniforme. La milice, comme elle le comprit bientôt, avait été conduite jusqu’à son appartement, depuis le poste situé au bout de la rue, par Léna Koukoulova en personne.
     On ne pouvait pas dire que ces agents plutôt jeunes fussent particulièrement déterminés, mais on apercevait derrière eux le visage furieux de Koukoulova, qui agitait les bras et criait cette phrase menaçante :
     « Il faut le mettre en prison ! »
     Maria ne comprenait rien.
     « Qui faut-il mettre en prison ? » demanda-t-elle, ahurie.
     Le plus grand des deux miliciens marmonna des mots incompréhensibles et entra d’un pas hésitant dans l’appartement. Plus exactement, il n’entra pas de sa propre initiative, mais sous la poussée directe et vigoureuse de la voisine. Le second représentant de l’ordre, plus petit et doté d’une courte moustache, entra à leur suite.
      « Il faut le mettre en prison ! » répéta Koukoulova.
     Maria, qui ne comprenait toujours pas, demanda de nouveau :
     « Qui ?
     — Le chat ! hurla Koukoulova, de plus en plus agitée.
     — Le chat, répétèrent machinalement les deux miliciens. Où est-il ?
     — Quel chat ? demanda Maria en reculant instinctivement en direction de la cuisine.
     — Ton maudit chat ! L’assassin ! » cria Koukoulova dont le visage était devenu écarlate. Après quoi elle saisit le bras du grand milicien et le supplia d’un ton qui s’était fait subitement très humble :
      « Arrêtez-le. »
     Maria entendit alors un avertissement de sa voix intérieure, nourrie par son expérience professionnelle : « Elle va tomber dans les pommes. » Mais la voisine semblait avoir repris des forces au contact du milicien. Les dents serrées, elle s’approcha de la maîtresse de maison en agitant les poings d’un air menaçant.
     « Je vais le tuer ! » hurla-t-elle en perdant toute maîtrise d’elle-même.
     Maria prit peur et continua de reculer.
      « Quel chat ? se demandait-elle. Tout de même pas Barsik ? »
     Maria ne comprenait pas ce qu’avait bien pu faire ce chat que sa sœur lui avait donné à garder pour quelques jours. À supposer qu’il s’agisse bien de lui.
     Elle était si perturbée qu’elle se tourna vers les miliciens et leur déclara que Vassili était parti à la pêche. Bien que personne ne lui eût posé de questions au sujet de Vassili.
     En entendant ce nom, Koukoulova s’énerva encore plus et se mit à pleurer bruyamment. Le petit milicien fit glisser vers elle un tabouret qui se trouvait dans l’entrée. Mais Lena Koukoulova n’avait pas l’intention de se calmer ni de s’asseoir. Bien au contraire, elle redressa le dos et déclara avec des accents hautement tragiques :
     « Il est en train de pêcher alors qu’il y a ici quelqu’un qui meurt. »
     Elle tourna le dos à Maria, plaça ses mains sur ses hanches et aboya en direction des miliciens :
     « Arrêtez-le ! Ou sinon… »
     Pendant ce temps, les occupants des deux appartements voisins s’étaient rassemblés devant la porte ouverte des Sidorkine. Ceux du numéro six, trois sœurs célibataires qui se partageaient deux pièces, mais aussi ceux du numéro huit, en face, un appartement d’une pièce où venait tout juste d’emménager une vendeuse à taches de rousseur, Linda, avec sa fille de trois ans, Õie, et sa mère. Plus tard, quand les événements de cette matinée furent derrière elle, Maria se souvint pour quelque raison des chemises de nuit identique que portaient les trois sœurs. Peut-être parce que leur couleur lui rappelait celle des groseilles à maquereau. Ces groseilles dont Maria, quand elle était petite, n’avait jamais eu la patience d’attendre qu’elles mûrissent.

     La tension autour de la porte de Maria était à son comble et nul ne peut savoir comment l’histoire se serait terminée si l’on n’avait pas entendu, depuis l’étage au-dessous, la voix puissante de Kostia Koukoulov :
      « Lénotchka, ou es-tu ? »
     Un miracle se produisit alors. Léna Koukoulova poussa un soupir de soulagement, saisit le petit milicien par le cou, l’embrassa sur la joue et cria : « Il est vivant ! » avant de s’éclipser précipitamment.
     Maria, qui retrouvait peu à peu son calme, ne comprenait toujours pas ce qui avait pu mettre à ce point hors d’elle Léna Koukoulova. Certes, ce n’était pas son premier accrochage avec les voisins du dessous, mais elle n’avait jamais vu Koukoulova dans cet état.
     Le départ soudain de Léna Koukoulova ne mit pas pour autant un point final à l’histoire. D’autant plus que les voisins curieux, qui entre-temps s’étaient tous agglutinés dans la minuscule entrée de l’appartement des Sidorkine, n’avaient pas la moindre intention de s’en aller. Les miliciens, qui avaient repris leurs esprits et adopté l’expression faciale caractéristique des représentants de l’ordre, semblaient à présent beaucoup plus résolus. Il s’étaient souvenu que, dans ce tourbillon d’événements, leur devoir était de garder la tête froide et d’arrêter l’auteur présumé du crime. Et ce même si la victime avait quitté les lieux inopinément. Le grand milicien vint se placer en quelques pas à l’endroit où se trouvait un instant auparavant la gesticulante Léna Koukoulova et demanda d’un ton qui ne souffrait aucune contestation :
     « Camarade, où est votre chat ? Nous allons le conduire au poste. »
     À quoi le petit milicien ajouta :
     « Jusqu’à ce que la situation soit élucidée. »
      Maria comprit alors que le chat recherché était bel et bien Barsik. Mais qu’est-ce que ce jeune chat avait bien pu faire aux Koukoulov ? Cela restait pour elle une énigme. Elle se souvenait simplement que, pendant qu’elle se prélassait encore dans son lit comme tous les dimanches, Vassili était sorti en laissant le chat sur le balcon. Pour qu’il regarde les oiseaux, avait-il expliqué. Elle n’avait pas revu Barsik ce matin-là. En outre, elle se rendit compte seulement à cet instant que, pour aller ouvrir la porte où l’on tambourinait avec insistance, elle avait enfilé à la hâte la veste de pyjama de Vassili, qui la serrait au niveau de la poitrine et ne descendait pas suffisamment bas pour cacher complètement sa culotte. En prenant conscience de cela, elle rougit et tendit la main pour attraper sa blouse de rechange accroché à une patère. Mais elle ne parvint pas à s’en saisir, car le grand milicien écarta sa main et lui demanda d’arrêter son cirque et ses simagrées.

     « Apportez-nous ce chat, et vous vous occuperez ensuite de vos affaires personnelles », ajouta le petit milicien.
     Alors elle se sentit mal. Par chance, le tabouret destiné à Léna Koukoulova se trouvait encore au milieu de l’entrée et Maria s’y laissa tomber, en essuyant avec sa manche les gouttes de sueur qui perlaient sur son front.
     Le malaise de Maria Ivanovna provoqua un silence de quelques secondes, qui fut interrompu par une question directe et enfantine posée par la fille de Linda :
      « Pourquoi Tante Marie porte une culotte comme ça ? »
     Bien que cette question fût posée en estonien, langue qu’une partie des voisins et probablement aussi les miliciens ne comprenaient pas, Maria se sentit encore plus mal à l’aise. Son seul souhait était de fuir son propre appartement, de se ruer au-dehors pour mettre fin à cette situation dans laquelle elle se retrouvait à la fois considérée comme une meurtrière et ridiculisée.
     Malheureusement, ses forces l’avaient abandonnée. Les miliciens quant à eux connaissaient une évolution inverse. Plus le temps passait, plus ils devenaient autoritaires. C’était désormais le plus petit qui avait pris les choses en main. Il entreprit de refouler vigoureusement les voisins en direction de la porte et informa Maria qu’ils l’attendaient sur le palier dans cinq minutes.
      « Avec ou sans chat », précisa-t-il. Puis il ajouta d’un ton menaçant : « C’est à vous de décider lequel de vous deux ira au trou. »
     
      La porte des Sidorkine ne s’était pas encore refermée derrière l’aînée des trois sœurs, qui avait été la dernière et la plus réticente à partir, que depuis l’étage inférieur monta le cri triomphant de Léna Kukoulova :
     « Je l’ai ! »
     Aussitôt, Maria Ivanovna vit apparaître tout d’abord les mains tendues de Koukoulova gravissant l’escalier au pas de course, qui tenaient fermement le corps gesticulant de Barsik, puis le visage de la voisine où se lisait une joie triomphale.
     « Je l’ai ! » répéta-t-elle en tendant le chat au grand milicien, qui le passa à son collègue. À cet instant, la fille de Linda, Õie, dont tout le monde avait du mal à prononcer le prénom, annonça qu’elle aussi voudrait avoir un chat, ce à quoi les trois sœurs répondirent avec un sourire malicieux et en parlant presque d’une même voix, habitude qu’elles avaient développée au cours de leur longue vie commune : « Tu en auras un pour ton anniversaire. »

     Maria, qui ne s’était pas encore relevée de son tabouret, jeta un regard suppliant vers les miliciens. Son esprit n’était plus occupé que par une unique pensée : qu’allait-elle dire à sa sœur s’ils emmenaient Barsik ? Que se passerait-il ? Et les larmes se mirent à couler le long de ses joues rondes.
     « Je ne le ferai plus », dit-elle instinctivement d’une voix implorante. Et elle ajouta pour plus de sûreté : « Nous ne le ferons plus. »
     Léna Koukoulova répliqua qu’il n’était effectivement pas nécessaire de tuer quelqu’un deux fois. Le petit milicien qui, pour quelque raison, avait de nouveau perdu son assurance, demanda :
     « Qui a été tué ?
     — Toi-même ! » lui lança Koukoulova.
      Cette réplique exaspéra le grand milicien, qui conseilla à Koukoulova de réfléchir un peu avant de parler, « sinon on vous embarque avec le chat. »
     Les nerfs de Koukoulova lâchèrent alors complètement. Elle se remit à hurler et toute sa fureur, qu’elle avait jusqu’alors dirigée contre Maria, se concentra sur les miliciens. Le vocabulaire fleuri qu’elle déversa sur eux fit prendre une teinte rouge écarlate aux joues des trois vieilles filles. Même Linda, pour qui les insultes en russe n’étaient qu’un vacarme en langue étrangère, sermonna Koukoulova : « Vous devriez avoir honte ! » À quoi les trois sœurs répondirent à l’unisson : « Et en présence d’une enfant en plus ! » Laquelle enfant exultait parce qu’entre-temps l’un des miliciens lui avait confié le chat.
      Le grand milicien éleva à son tour la voix, posa un regard menaçant sur Léna Koukoulova et lui dit :
     « Camarade, arrêtez cette hystérie ! Quel est exactement le problème avec ce chat ? Votre voisine reste assise tranquillement — il fit un geste en direction de Maria — mais vous, vous faites du tapage.
     — Comment ça “quel est le problème ?” beugla Koukoulova. Il a failli tuer Kostia !
     — Un chat ne peut pas tuer un être humain », déclara alors Linda avec son fort accent estonien. Il est trop petit. »
      À ces mots, les trois sœurs, dont les visages exprimaient auparavant leur soutien à Léna Koukoulova, commencèrent à hocher la tête d’un air compréhensif, et la plus jeune, qui était placée le plus près de Koukoulova, essaya de la prendre dans ses bras et de la rassurer en lui disant :
     « Lénotchka, Kostia est en vie ! Il t’a appelée ! Que s’est-il donc passé ? »
     Et Léna Koukoulova raconta.
     
     Kostia, comme il en avait l’habitude les jours de repos, était allé le matin, après un petit déjeuner pris de très bonne heure, faire la sieste en plein air. À cette fin, ayant vérifié la veille au soir qu’il n’allait pas pleuvoir, il avait sorti du placard de l’entrée et installé sur le balcon une chaise longue pliable, sur laquelle il avait disposé deux vieilles peaux de mouton. Le placard où la chaise était rangée, Kostia l’appelait « mon placard ». Il y rangeait toutes sortes d’outils dont il pouvait avoir besoin à la maison, ainsi que ses vêtements de travail. Sur l’étagère la plus haute se trouvaient ses chapeaux, depuis une chapka d’hiver jusqu’à un bonnet carré qu’un camarade de régiment ouzbek, Karim, lui avait offert avant la guerre pour son anniversaire. Bien que ce dernier couvre-chef ne fût guère à son goût, il l’avait apporté avec lui en souvenir quand il était venu s’installer en Estonie. À deux ou trois reprises, Léna l’avait posé sur sa tête à son insu pour le protéger du soleil pendant qu’il dormait. Et à chaque fois, lorsque Kostia s’était réveillé, il s’était fâché :
      « Pourquoi me mets-tu ce vilain bonnet ? Je ne suis pas un Ouzbek ! »

      Cette fois-ci, en découvrant son mari endormi, Léna décida d’agir différemment, car elle s’était souvenue qu’autrefois, avec ses amies, elles s’étaient fait des bonnets de fortune avec leurs mouchoirs. Il suffisait de faire un nœud à chaque coin en laissant dépasser une queue d’environ cinq centimètres.
      Elle prit dans l’armoire à linge le mouchoir le plus clair, en noua les coins et, en riant sous cape — elle imaginait déjà la surprise de Kostia lorsqu’il découvrirait, en palpant son crâne avec sa main, que son chapeau ouzbek avait une queue — elle déposa délicatement sur la tête de son mari endormi le couvre-chef qu’elle avait confectionné. En retournant à l’intérieur, Léna était très contente d’elle-même et de sa brillante idée, d’autant plus que la matinée était inhabituellement chaude pour la saison. Puis elle se recoucha.
      Mais à peine avait-elle eu le temps de s’endormir qu’elle entendit Kostia pousser un hurlement désespéré : « Au secours ! »
     L’esprit encore embrumé, elle se précipita sur le balcon, où s’offrit à ses yeux un horrible tableau. Son mari était tombée sans connaissance entre la chaise longue et le grand bac à légumes, et un chat était accroché à son dos. L’animal avait saisi entre ses pattes avant l’une des queues du mouchoir et, sans doute pour garder l’équilibre, avait enfoncé les griffes de ses pattes arrière dans le dos de Kostia. Sous l’effet de la stupeur, Léna ouvrit la bouche et cessa de respirer. Au bout de quelques secondes, retrouvant ses esprits, elle se jeta sur le chat avec force jurons. L’animal n’était probablement pas moins effrayé qu’elle. Il feulait de peur et n’avait pas la moindre intention de lâcher le mouchoir. Bien au contraire : il enfonça plus profondément encore ses griffes dans la nuque de Kostia. Mais les forces de Léna s’étaient décuplées. D’un mouvement vigoureux, elle écarta l’animal grognant et entreprit de replacer son mari sur sa chaise longue, en répétant son nom.
     Elle accomplit tout cela de façon machinale, sans parvenir à comprendre si Kostia respirait encore ou si tous ses efforts étaient inutiles. Au même instant, le chat se mit à ronronner comme si rien ne s’était passé.
     « Il est mort », bredouilla Léna. Lâchant alors son mari, elle se tourna vers le chat, qui se mit tranquillement à lécher sa patte gauche tachée de sang. Soudain elle comprit : c’était le nouveau chat des Sidorkine ! Et sans savoir elle-même parfaitement ce qu’elle faisait, elle se mit à courir en direction du poste de la milice.
     
     Plus tard, lorsque les miliciens eurent fait leur rapport sur l’incident, leur supérieur, qui portait les insignes de lieutenant, déclara après un temps de réflexion : « Le chat de l’étage au-dessus a dû penser qu’on voulait jouer avec lui et il a attaqué la queue du mouchoir qui flottait au vent. » Les deux miliciens acquiescèrent.
     
      C’était donc le matin du vendredi 27 mai 1949. La veille au soir, Maria et Vassili s’étaient mis au lit de bonne heure, comme d’habitude. Chacun avec son journal : La Voix du peuple pour Maria Ivanovna et L’Estonie soviétique pour Vassili Pétrovitch. Il en était ainsi tous les soirs presque sans exception, et ce depuis plusieurs mois. Qui avait proposé cela ? Maria et Vassili n’abordaient pas ce sujet. Maria était convaincue que c’était elle qui avait fait cette proposition. Mais elle ne voulait pas polémiquer avec son mari : quelque temps auparavant, celui-ci s’était félicité d’avoir eu cette excellente idée ! Maria avait sur lui, depuis bien des années, l’avantage de lire couramment dans les deux langues. Ses collègues estoniens s’étonnaient encore de la rapidité avec laquelle elle avait appris à parler estonien et de sa maîtrise parfaite de la langue. Quand on lui demandait comment elle avait fait, elle répondait habituellement ceci :
      « Ah, c’est venu un peu tout seul. »
     Et en effet, déjà à l’école, elle apprenait tout avec une grande facilité. Sans avoir besoin de perdre du temps à réviser à la maison.
     Vassili Petrovitch, quant à lui, avait d’abord eu beaucoup de mal à retenir les mots estoniens. Un jour, longtemps auparavant, il avait tout de même étonné Maria en prononçant une phrase qu’il avait entendue au magasin d’alimentation : « L’ours arrive… ». Mais après la réaction de sa femme, il n’avait plus jamais répété cette phrase. Quand elle lui avait demandé : « Tu ne sais vraiment rien dire d’autre ? », il avait essayé de plaisanter en disant qu’il était comme la cannibale Ellotchka dans Les Douze chaises, qui pouvait exprimer tout ce qu’elle voulait avec une trentaine de mots.
      C’était encore à l’époque où ils se mettaient au lit avec un livre. Maria lisait généralement de la littérature classique russe et Vassili un ouvrage de la série « La vie des gens extraordinaires ». Un soir cependant, pour quelque raison, ils se couchèrent beaucoup plus tard que d’habitude et leurs mains se tendirent en même temps, sans qu’ils se soient concertés, vers les journaux posés sur les tables de nuit. Vassili les avait posés là le matin, pendant qu’il attendait que Maria revienne de l’hôpital. Il les avait apportés de la cuisine, où il lisait habituellement le journal. Maria prit La Voix du peuple et Vassili L’Estonie soviétique. Une telle synchronisation de leurs mouvements aurait-elle provoqué un autre jour l’étonnement de Vassili ? Probablement pas. Mais ce soir-là, il était rongé par la culpabilité.
     
      Ils avaient fêté ce jour-là l’anniversaire de la mère de Maria, Agafia Fiodorovna. Bien qu’elle disposât d’une chambre individuelle dans un appartement collectif situé place de la Victoire, cela faisait déjà plusieurs années qu’elle organisait son anniversaire chez sa fille. Il en était de même cette année-là, et presque avec les mêmes invitées que d’habitude. Avec Maria, Vassili et elle, ils étaient douze à table. Vassili avait pensé de nouveau aux Douze chaises.
     À vrai dire, il ne savait pas précisément quel âge allait avoir sa belle-mère, soixante-seize ou soixante-dix-sept ans. Les invitées d’Agafia avaient en tout cas le même âge qu’elle. Vassili était au moins sûr de cela. Il y avait parmi elles deux personnes qu’il ne connaissait pas : deux femmes vêtues de robes bleues, dont l’une devait s’asseoir plus tard à côté de lui. Il voulut demander à Maria qui elle était, mais il ne trouva pas d’occasion convenable et finit par renoncer en se disant qu’il lui poserait la question plus tard. D’autant plus que, ce jour-là, Maria était déjà passablement énervée. En rentrant à la maison après sa garde de nuit (prévue de longue date), elle avait l’intention de dormir deux ou trois heures avant de commencer à préparer le repas d’anniversaire. Vassili devait quant à lui faire le ménage dans l’appartement.
     
     De façon générale, Maria n’avait rien contre le fait de préparer à manger. Cette fois, comme d’habitude, elle avait tout planifié. Le menu comporterait du hareng, que lui avait offert en cadeau de remerciement le mari d’une femme qui avait accouché de jumeaux (il avait laissé le paquet à l’accueil et avait ajouté une lettre que Maria avait trouvé étrange : « Puissiez-vous nager dans l’océan de la vie avec autant de bonheur que ces poissons l’ont fait un jour. Avec les remerciements des Pétrov, qui sont maintenant quatre ! »), ainsi que des rondelles de saucisson et des tranches de jambon, découpées dans un gros morceau de jambon fumé que lui avait apporté une paysanne estonienne qui avait accouché d’une fille prématurée et lui avait dit qu’elle voulait l’appeler Maria, même si son mari pensait que Teele serait mieux. Il y avait aussi sur la table des cornichons et des champignons fermentés que Maria avait faits elle-même, et trois salades différentes pour la préparation desquelles elle avait acquis une grande maîtrise. Au milieu trônait un grand plat de lamproies de Narva, cadeau de Kirill, un ami de Vassili.
     Et bien sûr de la viande en gelée ! Maria n’avait pas le souvenir que sa mère eût un jour préparé elle-même de la viande en gelée, bien qu’elle eût prétendu deux ans auparavant (quand ce plat avait fait sa première apparition sur la table) que Maria, enfant, avait l’habitude de jeter sous la table des morceaux de viande en gelée, pour regarder ensuite en secret comment ils fondaient. Maria pensait que ce récit de sa mère était une pure invention, ne serait-ce que parce que ces morceaux de viande en gelée auraient instantanément disparu dans le ventre de Tusik. Elle l’avait fait remarquer à sa mère, à quoi Agafia avait rétorqué, sur un ton qui ne souffrait aucune contradiction, que Tusik n’aimait pas la viande en gelée !
     Malgré cette table bien garnie, Maria n’était pas satisfaite, car son plan n’avait pas pu être parfaitement réalisé. L’avant-veille, la voisine Linda était revenue de la campagne avec cinq poulets qui venaient juste d’être tués et, en croisant Maria dans l’escalier, elle lui avait demandé si elle ne voulait pas lui en acheter deux. Au même moment, la petite Õie qui tenait la main de sa mère avait commencé à réclamer, les larmes aux yeux, qu’on lui donne un poulet pour qu’elle puisse « jouer au zoo ». Maria avait accepté avec joie la proposition de la voisine.
     « Ce sera une bonne surprise pour maman », avait-elle pensé lorsque, un peu plus tard, elle avait apporté à Linda l’argent des deux poulets.
     Mais la surprise qu’elle voulait faire à sa mère était tombée à l’eau, car Hildegard, qui aurait dû la remplacer à l’hôpital le matin de l’anniversaire, n’était pas venue travailler, de sorte que Maria était arrivée à la maison quatre heures plus tard que prévu. Il lui restait si peu de temps avant l’arrivée de sa mère et des invités qu’elle ne pouvait plus faire cuire les poulets à la marmite comme elle l’avait prévu. Il n’y avait rien à faire, bien que Vassili eût proposé d’essayer tout de même. Maria avait eu alors un geste désabusé de la main, avait poussé un profond soupir et dit à Vassili :
      « Va plutôt chercher la brioche torsadée. »
     Celle-ci devait être préparée par la deuxième des trois sœurs de l’appartement voisin, Oktjabrina. Ou Oktja, comme Maria et Vassili l’appelaient entre eux.
     
      Vassili n’aimait guère les anniversaires de sa belle-mère. Il s’entendait très bien avec celle-ci, mais certaines de ses amies lui couraient sur les nerfs. Surtout Ganna Voulfovna, une ancienne professeur d’anglais. Non seulement elle commençait presque toutes ses phrases en disant : « Vous vous trompez ! », mais elle avait en outre l’habitude, au bout d’un moment, de se lever de table et d’annoncer qu’elle allait s’allonger un peu. C’était effectivement ce qu’elle faisait, en s’introduisant sans autre forme de cérémonie dans la chambre de Maria et de Vassili. Quand elle en revenait, environ une demi-heure plus tard, elle déclarait à la cantonade :
     « Ah, ça fait du bien… »
     À la seule pensée de Ganna Voulfovna allongée sur son lit, Vassili perdait tout appétit. Mais Maria ne lui témoignait aucune compréhension et répondait à ses plaintes en disant :
     « Elle est âgée, elle a bien le droit de se reposer un peu. Elle n’a pas eu une vie facile. »
     L’année précédente, Vassili avait même essayé de mentir en disant à Ganna Voulfovna dès son arrivée, comme si de rien n’était :
     « Ah, nous avons pulvérisé de l’insecticide dans la chambre. »
     À quoi elle avait répondu, sans paraître le moins du monde étonnée :
      « Très bien ! »
      Elle n’avait pas précisé le fond de sa pensée. Mais elle était allée s’allonger dans la chambre à coucher. Son comportement étrange ne suscitait jamais de réaction chez les autres invités d’Agafia. La première fois que Vassili en fut témoin, il demanda à Maria, une fois que les invités furent partis :
     « Est-ce que c’est normal ?
     — Elle a toujours fait ça », répondit-elle.
     Maria Ivanovna connaissait Ganna Voulfovna depuis son enfance. Depuis l’époque où elles habitaient à Novgorod.
     
     Mais Vassili trouvait plus désagréable encore Marfa Kondratievna, qui était la voisine de sa belle-mère dans l’appartement collectif. Il ne supportait pas de la voir manger. Car, à vrai dire, elle ne mangeait pas, mais suçait les aliments. C’était peut-être dû au fait qu’elle n’avait presque plus de dents, et Vassili aurait probablement pu s’en accommoder. Malheureusement, après avoir longuement sucé la nourriture, Marfa Kondratyevna ne l’avalait pas, mais la ressortait de sa bouche. Elle pouvait ainsi examiner longuement et avec beaucoup de concentration un morceau de saucisse tout mâchouillé. Puis elle poussait un soupir et alors seulement avalait ledit morceau. Vassili faisait tout son possible pour ne pas se retrouver assis à côté d’elle à table. Maria ne le souhaitait pas non plus, car elle trouvait elle aussi cette façon de manger répugnante. Elle essaya même deux ou trois fois de suggérer qu’il n’était peut-être pas nécessaire d’inviter Marfa Kondratievna, mais sa mère ne voulut rien entendre : Marfa était très gentille et ce n’était pas sa faute si elle n’avait plus de dents.
     
     Ce jour là aussi, le principal souci de Vassili était de ne pas se retrouver assis à côté de la voisine de sa belle-mère. Pour cela, avec une bienveillance affectée, il prit Marfa Kondratievna par le bras et la conduisit jusqu’à une chaise. Mais lorsqu’elle se fut assise, il s’éloigna d’elle autant qu’il le put et s’installa à côté d’une inconnue vêtue d’une robe bleue (il lui avait semblé que les autres invités la connaissaient). C’était là une grosse erreur, car à peine s’était-il assis, après avoir prononcé un petit toast à la santé de sa belle-mère, que sa voisine se rapprocha de lui et lui chuchota à l’oreille :
     « Agafia Fiodorovna ne me paraît pas très en forme aujourd’hui. »
     Avant que Vassili eût le temps de lui répondre, cette voisine, qui s’était présentée sous le nom de Véra Ippolitovna, se pencha de nouveau vers lui et demanda :
     « Pourquoi Maria Ivanovna est-elle si pâle aujourd’hui ? » 

     Pour ne rien arranger, Vassili eut l’impression que cette question était posée sur un ton particulièrement ironique. Sans lui laisser le temps de réagir, Véra Ippolitovna poursuivit :
     « Cette robe la fait paraître plus grosse. »
     N’attendant visiblement aucune réponse de Vassili, elle se tourna de l’autre côté et demanda à quelqu’un de lui passer un morceau de viande en gelée, en ajoutant d’une voix forte :
     « J’ai un petit faible pour la viande en gelée. »
      Vassili était tellement estomaqué que, sans réfléchir (même plus tard, il ne parvint pas à expliquer sa réaction), il tapota l’épaule de sa voisine et lui dit d’une voix très basse :
     « Il y aura aussi du poulet. »
     Véra Ippolitovna hocha la tête d’un air entendu et repoussa résolument le plat de viande en gelée qu’on lui tendait. Après quoi elle se tourna vers son autre voisine (une ancienne collègue d’Agafia, du temps où elle travaillait à la laiterie industrielle) et lui chuchota quelque chose à l’oreille.
     Vassili ne sut pas comment l’information sur le poulet s’était propagée — il était parti entre-temps à la cuisine pour aller chercher le pain qu’on avait oublié en dressant la table. À son retour, il remarqua tout d’abord l’étonnement et la confusion sur le visage de sa femme. Les invités, qui habituellement mangeaient de bon appétit, observaient cette fois-ci une curieuse retenue. Même Marfa Kondratievna, qui était toujours la dernière rassasiée, refusait à présent tout ce que Maria lui proposait : 
     « Merci, mais je n’en peux vraiment plus. »
     La mère de Maria essayait aussi de soutenir sa fille :
     « Mangez donc », disait-elle à ses amies. Mais, pour seule réponse, celles-ci se contentaient de lui adresser des sourires de politesse.
      Maria n’eut donc pas d’autre solution que de commencer à débarrasser la table. Dans la cuisine, elle renifla encore la nourriture : non, aucun problème, tout sentait bon. Elle haussa les épaules.
     « S’ils n’en veulent pas, tant pis », murmura-elle doucement, avant de commencer à couper la brioche torsadée.
     
      Pendant ce temps, l’autre amie en robe bleue de la belle-mère de Vassili racontait qu’elle avait vu deux chats faire la chasse à un pigeon. L’un était noir et l’autre rayé. Elle avait même dû détourner le regard, car l’un des chats avait grimpé sur le dos de l’autre.
     « Je me disais : mon Dieu, pourvu qu’aucun enfant ne voie ça. »
     En entendant ces mots, Ganna Voulfovna pouffa de rire et cligna de l’œil :
     « Comme toi quand tu étais petite ! »
     Elle s’apprêtait à ajouter quelque chose lorsque Agafia lui posa la main sur l’épaule d’un geste apaisant et elle se tut. Mais cela n’empêcha pas Marfa Kondratievna de produire avec sa bouche des bruits sonores et lourds de sens.
     La narratrice expliqua qu’elle avait alors remarqué derrière un buisson un pigeon que les chats scrutaient. Alors elle avait compris qu’en réalité les chats chassaient peut-être le pigeon.
     « Ce n’est pas possible », estima Agafia. Mais la femme en robe bleue (Vassili apprit plus tard qu’elle s’appelait Klava Aleksandrovna) confirma sa version :
     « Je pense que les chats voulaient simplement induire le pigeon en erreur en se présentant à lui sous une forme qu’il ne connaissait pas et qui pouvait lui paraître sans danger. »
     Ce à quoi Ganna Voulfovna répondit d’une voix forte :
     « Vous vous trompez ! Les chats ne sont pas aussi intelligents. »
     C’est alors qu’intervint Alla Ilyinitchna, une invitée un peu plus jeune que les autres, que la mère de Maria avait rencontré dans un centre de vacances. Elle dit :
     « Pour attraper un pigeon, il n’est pas nécessaire de se grimper sur le dos », puis elle se mit à rougir.
     À cet instant, Maria entra dans la pièce avec la brioche torsadée.
     Si l’apparition de la brioche suscitait habituellement l’enthousiasme — les brioches confectionnées par la voisine étaient délicieuses et magnifiquement décorées —, les invitées parurent cette fois déçues. Il y eut un silence, qui fut finalement rompu par la question indignée de Marfa Kondratievna :
     « Mais il n’y a pas de poulet ? »
     Maria ne sut que répondre. Elle promena autour d’elle un regard déconcerté et posa la brioche sur la table.
     « Quel poulet ? » demanda à son tour Agafia Fiodorovna en se tournant vers sa fille. Et avant que Maria pût prononcer un mot, Véra Ippolitovna se pencha vers Vassili et chuchota de telle sorte que tout le monde l’entendit :
     « Il s’est envolé. »

     Maria était si fatiguée que l’attitude des invitées de sa mère lui fit monter les larmes aux yeux. Se retenant à grand-peine de pleurer, elle adressa un regard implorant à Vassili et fut seulement capable d’articuler :
     « Je n’ai pas eu le temps. »
      Marfa Kondratievna ne se laissa pas arrêter par si peu. Elle se leva d’un bond et déclama d’une voix théâtrale :
     « Pas de poulet, pas d’invitées. »
      Mais au lieu de s’en aller, elle se rassit à sa place et commença à manger avec appétit sa part de brioche, comme si rien ne s’était passé.
     Le silence régnait. Pour quelque raison, tous les regards étaient tournés vers Marfa Kondratievna. Cela ne la dérangeait pas. Elle mâcha brièvement un morceau de brioche, puis le sortit de sa bouche et l’examina. Ce fut elle qui se remit à parler la première :
     « Il n’y a pas de raisins secs ? » demanda-t-elle à Agafia.
     Bien que cette affaire de poulet restât mystérieuse pour Agafia, elle comprit que les choses avaient pris un tour inattendu et qu’il fallait sauver sa fille de la honte. Elle se leva donc et dit :
     « Mes amies, il est temps de chanter ! »
      Tout le monde accueillit avec joie cette proposition et les heures qui suivirent se passèrent en chansons.
     
     Après le départ des invités, puis de sa mère, Maria ne répondit à aucune des questions de Vassili. Celui-ci essaya même de la prendre dans ses bras, mais elle repoussa fermement sa tentative. Elle avait tout compris. Le responsable était Vassili. Celui-ci n’avait d’ailleurs pas essayé de le cacher. Il avait expliqué entre-temps à Maria, dans la cuisine, qu’il avait simplement voulu plaisanter. Quoi qu’il en soit, elle était très vexée. Son seul commentaire fut :
     « La prochaine fois, fais tes plaisanteries à tes propres dépens. »
     Vassili comprenait qu’il aurait été préférable de se taire. Il essaya pourtant de se justifier :
     « Je ne l’ai pas faite à tes dépens, mais aux dépens des poulets. »
     
      Vassili avait donc conscience, ce soir-là, qu’il était coupable. Il prit L’Estonie soviétique et dit à Maria d’une voix aussi tendre que possible :
     « Ma chérie, lisons les journaux ensemble. Toi en estonien et moi en russe. »
     Mais Maria fit comme si elle n’avait pas entendu. Elle posa La Voix du peuple, se tourna de l’autre côté et essaya de dormir. Le lendemain matin, elle n’adressa pas la parole à Vassili. Mais vers la fin de la journée, sa colère s’était dissipée.
     « Franchement, pensait-elle, cela vaut-il vraiment la peine de faire tout un scandale pour un poulet ? »
     Mais elle n’avait toujours pas envie de parler avec Vassili.
     
     Vassili se couchait habituellement le premier. Le soir venu, il prit de nouveau les journaux. Lorsque Maria le rejoignit, il se mit en position assise, regarda Maria dans les yeux et lui dit :
     « C’était vraiment idiot de ma part. Mais au moins les poulets sont toujours là. C’est déjà ça. »
     Pendant sa journée de travail, qui s’était déroulée très paisiblement, Maria était parvenue à la même conclusion réconfortante. Pour mettre un terme à toute cette affaire, elle demanda à son mari :
     « Qu’est-ce que tu voulais faire avec ces journaux ? »
     Vassili, qui connaissait sa femme sur le bout des doigts, comprit qu’elle lui avait pardonné. Cela le remplit d’un tel courage qu’il passa son bras droit autour de son épaule et l’embrassa sur la joue. Elle ne s’y opposa pas. Ensuite, il se pencha hors du lit et ramassa les journaux sur le plancher.
     « Lisons maintenant », dit-il.
     Alors Maria eut une idée. Elle regarda Vassili et lui dit :
     « D’accord, mais seulement à une condition.
     — Laquelle ? demanda-t-il.
     — Nous allons apprendre l’estonien. »
     Vassili ne s’attendait pas à cela, mais il ne voulait pas mécontenter de nouveau sa femme. C’est pourquoi, bien que cette idée lui parût absurde, il répondit :
     « Très bien, mais peut-être que nous pourrions commencer seulement demain. »
     Il espérait que Maria oublierait sa proposition. Mais elle n’oublia pas. Le lendemain soir, elle était au lit avant lui, et lorsque son mari, étonné, s’allongea à côté d’elle, elle sortit les journaux cachés sous l’oreiller, en arborant un sourire mystérieux.
     
     Depuis cette époque, presque tous les jours de semaine, Maria et Vassili lisaient au lit, allongés côte à côte, La Voix du peuple et L’Estonie soviétique. De temps en temps seulement, quand Vassili prévoyait de se lever tôt pour aller à la pêche, il proposait à sa femme :
     « Si on laissait tomber pour aujourd’hui ? »
     Maria acceptait toujours, à condition que le journal non lu serait, comme elle le disait, « rattrapé » ultérieurement. Même quand elle devait travailler de nuit, elle essayait de trouver le lendemain une petite heure pour se glisser au lit avec son mari et les journaux. Elle emprunta même à sa mère deux gros oreillers qu’ils pouvaient mettre derrière eux pour s’adosser confortablement pendant qu’ils lisaient.
     
     La proposition de Maria consistant à transformer la lecture du journal en cours de langue ne procurait aucun plaisir à Vassili. Les premiers temps, il espérait que sa femme changerait d’avis ou finirait par se lasser. Il rapporta même de la bibliothèque un livre de Saltykov-Chtchédrine qu’il posa sur la table de nuit de Maria, en espérant qu’elle commencerait à le lire et oublierait les journaux. Mais elle se contenta de le remercier et dit :
     « Les livres dans la journée, les journaux le soir. »
      Ensuite, Vassili prétendit qu’il avait mal à la tête et qu’il ne se sentait pas très bien.
     « Ne me raconte pas de blagues. Allez, on commence », répondit Maria.
     
     Un jour pourtant, Vassili cessa de regimber. Ou plutôt il admit simplement que toutes les mauvaises choses avaient aussi des bons côtés. Il avait seize ans de plus que Maria et, en tant que militaire, il était à la retraite depuis déjà plusieurs années. Plus le temps passait, plus il devenait clair que leur différence d’âge provoquerait quelques problèmes. Lesquels exactement, il ne voulait même pas y penser. Toujours est-il qu’il commença à se coucher systématiquement avant sa femme. Quand celle-ci le rejoignait dans le lit, soit il dormait déjà soit il faisait semblant de dormir. Parfois, elle essayait tendrement de le réveiller, sans rien obtenir d’autre de lui que des marmonnements incompréhensibles.
     On ne pouvait pas dire que le manque d’ardeur de son mari attristât particulièrement Maria, mais Vassili était devenu nerveux à cause de ce qui lui arrivait. Un jour, il demanda à Kirill, au détour d’une conversation et sur le ton de la plaisanterie, s’il ne connaissait pas une plante capable d’augmenter la force virile, ainsi qu’il le formula. Il ajouta :
     « Ah, c’est un vieux célibataire qui m’a posé la question. »
      En réponse, Kirill lui raconta une histoire drôle :
     « Est-ce que tu sais pourquoi, quand on mange beaucoup de poisson, il faut dormir avec des chaussettes aux pieds ?
     — Je ne sais pas.
     — Parce que quand on mange du poisson, on bande tellement fort que ça soulève la couverture et que les pieds peuvent prendre froid. »
     Mais cela ne fit pas rire Vassili. Il répondit seulement :
     « Ce n’est pas pour ça que je vais à la pêche. »
     Toujours est-il qu’un jour, Vassili trouva que la lecture des journaux n’était pas une si mauvaise idée. Souriant même à part lui, il se dit : « C’est quelque chose qu’on peut faire au lit. »
     
      Ce qui se produisit avec Vassili, les progrès qu’il accomplit, fut quelque chose de miraculeux. Maria n’en finissait pas de s’étonner de la rapidité et de la facilité avec laquelle il apprenait les mots estoniens. Au début, il lisait une phrase en russe dans L’Estonie soviétique, puis demandait à Maria de chercher l’article correspondant dans La Voix du peuple et de lui lire la même phrase en estonien. Maria la lisait plusieurs fois.
     « Attends un moment », disait-il alors. Il fermait les yeux et reproduisait presque sans faute la phrase qu’il venait d’entendre.
     Peu à peu, le nombre de phrases augmenta, pour atteindre des paragraphes entiers. Vassili lui-même pensait que cette mémoire mécanique lui venait d’un passe-temps qu’il avait cultivé dans l’armée, consistant à apprendre par cœur les données tactiques et techniques des différents modèles d’armes. Même si la mitrailleuse Degtyarev avait été adoptée après son départ à la retraite, il pouvait citer instantanément les caractéristiques numériques de la puissance de cette arme.
     Pour que son épouse puisse lui poser des questions de contrôle, il avait même dessiné un tableau, dans lequel il avait copié la portée, la déviation horizontale et verticale moyenne et l’énergie des projectiles. Il était capable de dire sans la moindre hésitation que, si l’on tirait à une distance de 200 mètre avec un fusil-mitrailleur Degtyarev, la déviation verticale moyenne était de dix centimètres, la déviation horizontale de neuf centimètre et l’énergie du projectile était de 1226 joules. Et si la distance de tir était de 700 mètres, alors les chiffres correspondants étaient respectivement 39, 37 et 353. Comme Vassili ne se trompait jamais, ces contrôles étaient inutiles et il avait fini par jeter tous ces tableaux.
     
     Peu à peu, Vassili se mit à traduire lui-même les passages qu’il lisait et Maria se bornait à vérifier que la traduction de son mari correspondait à ce qui était écrit dans La Voix du peuple. Pour pimenter l’exercice, ils s’étaient mis d’accord pour en faire une sorte de jeu à points. Quand il commençait à traduire, Vassili disposait de dix points, et chaque faute (du moins chaque faute grave) lui faisait perdre un point. S’il perdait tous ses points, Maria avait gagné. S’il lui restait au moins un point à la fin, c’était lui le vainqueur. Mais ils n’avaient pas réussi à se mettre d’accord sur l’enjeu. Vassili avait proposé que le perdant doive aller vider le seau à ordures, mais Maria avait répondu :
     « Ça, c’est à toi de le faire. »
      Toujours est-il que, s’ils allaient autrefois se coucher vers onze heures (« à l’époque des livres », comme disait Maria), ils se mettaient à présent au lit à neuf heures, assez précisément.
     
      Le soir du 26 mai 1949, Vassili commença à lire dans L’Estonie soviétique un article intitulé « Американские нравы » qui disait ceci :
     « Выходящая в Сент-Луисе газета „Пост диспетч“ напечатала недавно корреспонденцию, рассказывающую о нравах в городе Джери, расположенном вблизи Чикаго. Джери, пишет газета, считающийся центром сталеплавильной промышленности США, превратился за последние годы при попустительстве властей в „рай преступного мира“ с сотнями игорных домов, притонов и домов терпимости. „Город,“ указывает „Пост диспетч“, „наводнен всевозможными жуликами, игроками в азартные игры, торговцами наркотиков и проститутками. Хозяева „преступного мира“ отчисляют в фонд полиции еженедельно тысячи долларов и полиция не только „не мешает“ их деятельности, а, будучи материально заинтересованной, потворствует активизации „преступного мира“ »
      Habituellement, Vassili ne traduisait pas les titres, car il avait remarqué depuis longtemps qu’ils pouvaient être très différents de l’original. Il demanda simplement à Maria : « Ils ont traduit ça comment ? » et reçut comme réponse : « La morale de l’Amérique ». Il enchaîna alors :
      « Le journal Post-Dispatch, qui paraît à Saint-Louis, a publié récemment un article traitant de la morale dans la ville de Gary, située à proximité de Chicago. Gary, écrit le journal, qui est considérée comme le centre de l’industrie du fer des États-Unis d’Amérique… »
     Maria l’interrompit :
     « Non, il est écrit ici : de l’industrie sidérurgique. »
      Vassili poursuivit :
      « … le centre de l’industrie sidérurgique des États-Unis d’Amérique, est devenu ces dernières années, par la faute des autorités, un “paradis pour le monde criminel”, avec des centaines de casinos, de bars clandestins et de maisons closes. La ville, signale le Post-Dispatch, est envahie par toutes sortes de voyous, d’adeptes des jeux de hasard, de trafiquants de drogue et de filles de joie.
     — Encore une faute, annonça Maria. Il fallait dire : de prostituées. »
      Mais Vassili ne voulait pas qu’on lui enlève un point pour ça.
     « Quelle différence ? demanda-t-il sans lever les yeux de son journal.
     — Ce n’est pas pareil, répondit Maria. Les prostituées, c’est pire. »
     Vassili renonça à pinailler et poursuivit sa traduction :
     « Les dirigeants du “monde criminel” versent chaque semaine des milliers de dollars à la fondation de la police et celle-ci non seulement “ne dérange pas” leur activité, mais, étant financièrement intéressée, contribue au développement des activités du “monde criminel”. »
     
      Parfois, notamment lorsqu’un article lui apportait des informations nouvelles, Vassili, au lieu de le traduire à haute voix, se plongeait dans son contenu. Il en fut ainsi lorsqu’il tomba sur un article intitulé « Salutations aux Estoniens d’Amérique ». Apprendre qu’il y avait des Estoniens en Amérique fut pour lui une surprise. Pour ne pas avoir l’air ignorant, il ne posa aucune question à sa femme, mais lut attentivement l’article en entier :
     « Il y a quelques jours est arrivé au nom du camarade Eduard Päll, président du présidium du soviet suprême de la RSS d’Estonie, une lettre envoyée par les représentants des clubs d’ouvriers estoniens des États-Unis d’Amérique réunis pour leur congrès annuel. Dans leur lettre, ceux-ci écrivent : « Nous vous félicitons, ainsi que le gouvernement de la RSS d’Estonie et l’ensemble du peuple estonien, pour la grande réussite qui a couronné le redressement de notre patrie. Nous observons tous avec une extrême attention le travail acharné du peuple estonien libre qui s’efforce de construire une nouvelle vie, et nous nous réjouissons infiniment des progrès qui ont été accomplis en très peu de temps. Pour notre part, nous nous engageons à lutter inlassablement pour la paix et la démocratie, dans cette Amérique qui, malgré le désir du peuple américain, est devenue un bastion de la réaction. Nous promettons également de consacrer toutes nos forces à développer les relations amicales entre les peuples de l’Union soviétique et des États-Unis d’Amérique. » La lettre était signée, au nom des clubs des ouvriers estoniens d’Amérique, par Karl Leiker et Mihkel Nukk.
     
     Il arrivait que Maria devance Vassili. En particulier lorsqu’une information frappait son attention et que Vassili ne trouvait pas immédiatement l’article correspondant dans L’Estonie soviétique.
     « Écoute ça ! » lui disait-elle alors en lui donnant un petit coup de coude. Et sans attendre sa réponse, elle se mettait à lire à haute voix. C’est précisément ce qu’elle fit le soir du 26 mai. Elle poussa d’abord une exclamation de surprise :
     « Ça alors ! »
      Puis elle lut :
     « Les impressionnants progrès du maçon Mikhaïl Makartsev. Molotov, 23 mai (TASS). Dans le district de Kirov de la ville de Molotov, on construit de nouveaux quartiers d’habitation. Dans le cadre du concours en vue de l’achèvement avant terme des travaux de construction, le maçon Mikhaïl Makartsev fait preuve d’une réussite exceptionnelle. Avec l’aide de ses deux assistants, il monte en une journée de travail 4400 briques, alors que la norme est de 1100. Certains jours, il atteint même les 5600 briques. Mikhaïl Makartsev a promis, dans une lettre au célèbre maçon moscovite Nikolaï Olchanov, de monter cette année 1 320 000 briques. Le célèbre maçon de l’Oural tient scrupuleusement sa promesse. En trois mois et demi, il a déjà monté près de 350 000 briques. »
     Quand Maria eut terminé sa lecture, Vassili demanda :
     « Et alors ?
     — Comment ça, “et alors” ? dit-elle en haussant la voix. C’est peut-être le même Mikhaïl Makartsev ?
     — Quel Mikhaïl Makartsev ? Je ne connais aucun Mikhaïl Makartsev, répondit Vassili.
     — Comment ça ? s’échauffa Maria. Tu te souviens, quand nous sommes rentrés de Leningrad, il y avait dans notre compartiment les Makartsev, Ivan et Lidia. Et Lidia nous a parlé de son fils Mikhaïl. Des gens très gentils. À qui venaient-ils rendre visite à Tallinn ? Des parents, je crois… Est-ce que ce n’était pas un militaire ? Elle nous a dit aussi que leur fille était infirmière comme moi et que leur fils était maçon et travaillait dans la ville de Molotov. Je me suis souvenue du nom de la ville parce que tu as mentionné que Molotov était venu un jour inspecter votre unité. La fille s’appelait… Je ne me souviens plus de son nom. Mais je suis sûre que le prénom du fils était Mikhaïl.
     — Je ne m’en souviens pas, répondit Vassili. Qu’est-ce qui te fait penser qu’il s’appelait Mikhaïl ?
     — Comment peux-tu ne pas t’en souvenir ? s’emporta Maria. Tu as même dit que leur saucisson était délicieux ! Comment as-tu pu oublier que leur fils s’appelait Mikhaïl ?
      — Non, je ne me souviens pas qu’il s’appelait Mikhaïl », dit Vassili. Mais il ajouta à tout hasard : « Bon, peut-être bien. En tout cas c’est un bon gars.
     — Eh bien, tu vois, dit Maria plus doucement. Continue. Il te reste huit points. »
     Vassili voulut objecter qu’il lui en restait neuf, mais il n’en eut pas le temps, car Maria eut une nouvelle idée :
     « Ou plutôt regarde si cet article se trouve aussi dans L’Estonie soviétique. » 
     Et elle lut :
     « Un tractoriste sabote les champs du kolkhoze. Sous ce titre a été publié dans le numéro 23 de La Voix du peuple, le 14 mai, un article critiquant un tractoriste de la base de tracteurs d’Audru, R. Popp, pour la mauvaise qualité de son travail à l’occasion du labourage des champs du kolkhoze de Veskijõe. Le directeur de la base de tracteurs d’Audru nous fait savoir que le tractoriste R. Popp a été renvoyé. »
     Vassili parcourut de nouveau avec attention la totalité de son journal et annonça que cet article n’y figurait pas.
     « Ils écrivent juste qu’on s’attend à une récolte de fruits exceptionnelle, mais cela concerne la ville de Frunze », ajouta-t-il.
     Maria resta un moment silencieuse, puis elle éclata de rire.
     « Popp a pris la porte ! » dit-elle. Elle posa le journal, afin de pouvoir caresser plus facilement de la main droite la tête de Vassili, puis elle lui expliqua longuement, à l’aide de différents exemples, ce que signifiait l’expression « prendre la porte ».
      Cette longue digression de son épouse arrachait des bâillements à Vassili. Il posa lui aussi son journal et annonça à sa femme :
     « Ça suffit pour aujourd’hui. Dormons maintenant. De toute façon c’est moi qui ai gagné, je n’ai perdu qu’un seul point.
     — Comment ça, un seul ? Et la prostituée alors ?
     — La prostituée ne compte pas ! déclara-t-il fermement en ajustant son oreiller.
     — Bien sûr que si ! insista Maria. Prostituée, c’est quand même un mot beaucoup plus fort. »
     Pour mettre un terme à ce différend, Vassili ramassa le journal qui était tombé par terre et proposa à Maria d’aller au cinéma le samedi suivant. L’humeur batailleuse de Maria Ivanovna s’était elle aussi tarie. Elle se rapprocha de son mari et lui demanda de lire à haute voix le programme des cinémas de Tallinn, en précisant :
     « Tu peux traduire directement. »
      Et Vassili traduisit :
      « Octobre : La dernière étape. Forum : La jeune fille de Naples. Lembitu : Les chasseurs de caoutchouc. Pionnier : Le printemps. Partisan : La chauve-souris. Enclos : …
     — Enclos ? Quel Enclos ? demanda Maria.
     — C’est ce qui est écrit ici, répondit Vassili. Est-ce que je continue ? »
     Maria Ivanovna hocha la tête et Vassili poursuivit :
     « Enclos : On l’appelle Soukhé-Bator. Viktoria : La bataille de Stalingrad. Club culturel : Le chemin de l’échafaud. »
     
     Si l’on avait demandé à Vassili ce qu’il préférait entre aller au cinéma ou à la pêche, il aurait eu bien du mal à répondre. Ces deux activités étaient pour lui tout aussi passionnantes et pouvaient être également décevantes. Ces derniers temps, il était plus souvent déçu par le cinéma. Il ne parvenait même pas à se souvenir de la dernière fois qu’il était rentré de la pêche les mains vides. Il rapportait toujours au moins un gardon. En pareil cas, Maria lui demandait ce qu’il comptait faire avec ce petit poisson :
     « Une soupe de poisson ? »
     Vassili se contentait de hocher la tête avec une indifférence feinte, mais en réalité il avait pour son poisson un projet bien précis.
     Le lendemain matin, une fois que Maria était partie au travail (quand elle travaillait la nuit, il devait attendre le jour suivant), Vassili allait déposer le poisson à côté de la porte extérieure de l’immeuble, où la pluie avait creusé une petite rigole. Il remontait ensuite en courant, ouvrait la fenêtre de la cuisine se penchait au-dehors aussi loin qu’il le pouvait et observait attentivement le poisson pour voir qui s’en emparerait en premier. La première fois qu’il avait fait cette expérience, Vassili avait voulu se poster sur le balcon, mais les cordes à linge de Maria l’avaient gêné et il n’avait pas eu le courage de les détacher, car il aurait fallu ensuite les remettre en place, sans compter qu’il y avait ce jour-là du linge qui séchait.
      Il ne voulait pas parler à Maria de son petit travail de recherche, ainsi qu’il l’appelait pour se justifier. Il notait dans un petit carnet secret les résultats de ses expériences, qui montraient que les chats avaient beaucoup d’avance sur les goélands. Une fois seulement, le premier être vivant à remarquer le poisson avait été une vieille boiteuse qui passait devant la maison. Sans doute parce que ce poisson-là était un peu plus gros que d’habitude. La vieille s’était arrêtée, avait regardé autour d’elle, donné un petit coup au poisson avec sa canne, puis elle s’était baissée avec une étonnante vélocité et avait caché sa prise dans un grand sac rose qu’elle portait en bandoulière. Vassili avait voulu lui crier que ce poisson ne lui appartenait pas, mais il avait eu un peu honte et avait refermé la fenêtre.
     
     Vassili avait déjà vu plusieurs fois le film intitulé On l’appelle Soukhé-Bator. D’abord pendant la guerre, puis une fois avec son ami Kirill, et une deuxième fois avec Maria. Kirill n’avait pas aimé l’acteur Lev Sverdline dans le rôle de Soukhé-Bator. Il ne trouvait pas crédible que le rôle d’un Mongol ne soit pas joué par un Mongol. Mais Vassili avait jugé Lev Sverdline excellent. Quelques semaines auparavant, quand il était allé à Leningrad pour rendre visite à des parents, il avait vu Le croiseur Varyag, où Sverdline jouait le rôle d’un consul japonais.

     « S’il peut jouer un Japonais, pourquoi ne pourrait-il pas jouer aussi un Mongol ? » avait objecté Vassili. 
     Maria, quant à elle, avait beaucoup aimé le film, et après avoir entendu l’avis de Kirill rapporté par Vassili, elle avait dit à son mari : 
     « Soukhé-Bator, ce n’est rien. Il aurait dû plutôt regarder comment Maksim Chtraukh incarnait Lénine. On aurait dit son sosie ! »
     
     Kirill venait à Tallinn au moins deux ou trois fois par mois et consacrait la majeure partie du temps qu’il passait dans la capitale à se déplacer en tramway. Quand Vassili lui avait demandé quel plaisir cela lui procurait, il avait répondu que cela lui rappelait son enfance. En effet, quand il était petit, sa mère l’avait conduit dans un parc d’attractions installé pour l’été dans la bourgade la plus proche de chez eux. Là, son frère et lui avaient pu faire plusieurs tours dans un petit tramway miniature, au son de la musique, et cela avait été une expérience inoubliable.
     Kirill était donc toujours très excité quand il arrivait dans la capitale. Il ne faisait chez Vassili et Maria qu’une courte visite, leur offrait un cadeau (habituellement des lamproies), puis se dépêchait d’aller à l’arrêt de tram. Les premières fois, Maria avait essayé de le convaincre de rester pour prendre le thé, mais elle y avait renoncé en voyant à quel point il était pressé de partir.
     Le matin du 27 mai 1949, Kirill était plus excité encore que d’habitude, et cette fois-là il n’apportait pas de cadeau. À Maria qui lui ouvrit la porte, il annonça qu’il devait repartir tout de suite. Quand elle lui demanda pourquoi il était si pressé, il répondit qu’il avait entendu dire que l’intervalle des trams sur la ligne Tõnismäe-Kadriorg passerait à compter de ce jour de cinq minutes à quatre minutes et demie. Ce progrès avait été rendu possible par le nouvel aiguillage de la rue de Vaestepatuste, qui accélérait la manœuvre. Il fallait absolument qu’il voie ça.

     Plusieurs décennies plus tard, en prenant le tram en compagnie du comédien Juhan Viiding, je reçus une leçon très révélatrice sur ce que signifie une société multiculturelle. C’était un bon jour et Juhan improvisa dans le tram un petit spectacle. D’une voix forte et brillante, comme lui seul pouvait le faire. En m’utilisant comme faire-valoir. La moitié des voyageurs, qui avaient conscience de l’existence de Juhan Viiding dans leur espace culturel, apprécièrent sa prestation. Les autres virent simplement un inconnu qui faisait du tapage dans une langue incompréhensible.

      La dernière étape, Vassili était allé le voir tout seul. Il avait entendu dire que ce film polonais parlait d’un camp de concentration. Il s’était dit que Maria se mettrait certainement à pleurer et qu’il était sans doute préférable de ne pas montrer ce film à une femme. La bataille de Stalingrad, ils l’avaient déjà vu, de même que La chauve-souris. Maria pensait que ce dernier film était sans aucun intérêt, du bla-bla, comme elle disait.
      Vassili lui proposa donc d’aller voir Les chasseurs de caoutchouc. C’était un film allemand d’avant la guerre. Par principe, il refusait généralement de voir des films allemands (il avait déjà fait une exception pour La chauve-souris), mais pour quelque raison, un jour où Maria travaillait, il était allé voir ce film et cela lui avait plu.
     « C’est un vrai film d’aventure », dit-il à Maria.
     
     Maria aurait préféré La fille de Naples. Sa jeune collègue sage-femme, Sirje, lui avait dit que c’était une très belle histoire d’amour. Mais elle savait que Vassili n’aimait pas trop ce genre de film.
     « D’accord », répondit-elle. Elle posa le journal sur la table de nuit, tourna le dos à son mari et s’endormit très vite.
     
     Vassili quant à lui ne trouva pas le sommeil. Il se leva en silence, fit le tour du lit avec beaucoup de précautions et prit sur la table de nuit de Maria La voix du peuple. En lisant un peu plus tôt L’Estonie soviétique, il avait jeté quelques coups d’œil sur le journal dans les mains de sa femme et avait remarqué un article qui avait éveillé son intérêt. D’autant plus qu’il ne figurait pas dans L’Estonie soviétique.
      L’article parlait des projets des impérialistes en Afrique. Mais il n’eut pas le courage de le lire jusqu’au bout.
     « C’est déjà assez clair comme ça », murmura-t-il pour lui-même, avant qu’un bâillement ne lui échappe. Il s’apprêtait à remettre le journal à sa place, mais il décida de regarder encore le programme de radio du lendemain, qui était un vendredi. Autrefois, Maria et lui écoutaient toutes les conférences radiophoniques du soir. Il n’en avaient plus le temps, mais Vassili lisait toujours attentivement le programme des émissions de radio. En particulier la partie qui concernait les conférences du soir. Il apprit ainsi que le 27 mai à vingt-deux heures serait diffusée une conférence sur « les nouvelles victoires en matière d’électrification de l’agriculture en Union soviétique » et à vingt-deux heures trente une conférence de Filipenko intitulée « La légende des héros-partisans ».
      « C’est curieux, se dit-il. Pourquoi ne donnent-ils pas le nom du premier conférencier ? Ils disent juste que c’est une émission paysanne. »
     Il se demanda encore s’il devait ou non remettre La voix du peuple à sa place et, ayant pris la décision qui lui paraissait la plus raisonnable, il laissa tomber le journal sur le plancher. Après quoi il se mit sur le dos et entreprit de se réciter les noms latins des poissons. Cela l’aidait toujours à s’endormir.
     « Esox lucius, perca fluviatilis, rutilus rutilus, abramis brama… »
     À peine avait-il eu le temps de murmurer dans un demi-sommeil « rotengle – scardinius erythrophthalmus » qu’il dormait déjà profondément.
     
      Rétrospectivement, il est difficile d’en être sûr, mais c’était probablement juste après la finale de la coupe du monde de football qui opposa le 30 juillet 1966 l’Angleterre et la république fédérale d’Allemagne, une recontre qui est entrée dans l’histoire à cause des violentes polémiques suscitées par le but de Geoffrey Hurst — c’était donc sans doute juste après cette finale que ma mère m’a dit :
     « Tu as failli naître pendant un match de foot. »
     
     C’était le 25 mai 1949 : au stade de Kadriorg se déroulait un match amical entre le « Dynamo » de Koutaïssi et le « Dynamo » de Tallinn. Mon père et ma mère n’avaient pas particulièrement envie d’y assister, car le club « Kalev » de Tallinn venait de perdre deux rencontres successives face à cette équipe géorgienne. Le public nombreux massé dans les tribunes du stade espérait que, dans la deuxième partie au moins, les Tallinnois montreraient un jeu plus substantiel, mais les Géorgiens avaient pris l’initiative dès le premier coup de sifflet de l’arbitre. À la quatrième minute (alors que mon père était en train de sortir un sandwich de sa poche), l’ailier gauche de Koutaïssi, Ninuna, avait ouvert le score d’un tir précis. Un peu plus tard, à la vingt-neuvième minute, l’attaquant Herhadzé avait envoyé une seconde fois le ballon dans les filets des Tallinnois.
      Mon père avait alors émis l’idée d’aller un jour au cirque, où l’artiste émérite de la Fédération de Russie Tskomelidzé se produisait avec ses chiens dressés et un éléphant nain. Il avait ajouté :
     « Je viens juste de m’en souvenir. »
      Puis il avait proposé de rentrer à la maison, mais ma mère, qui avait déjà un peu de mal à marcher, avait répondu que les joueurs de Tallinn se ressaisiraient peut-être dans la deuxième mi-temps. Elle ne s’était pas trompée : la partie était devenue plus équilibrée et il y avait même eu, devant les buts des Géorgiens, plusieurs occasions dangereuses, mais les Tallinnois n’étaient pas parvenus à marquer le moindre but. Le coup de pied qui aurait pu être décisif arrivait toujours trop tard. La partie s’était donc terminée sur le score de deux à zéro pour le « Dynamo » de Koutaïssi.
      Le jeu de bien meilleure qualité délivré le lendemain par le « Dynamo » de Tallinn fut probablement la raison pour laquelle ma mère dut se rendre directement du stade à la maternité. Si elle avait renoncé à assister à ce match amical entre le « Dynamo » de Tallinn et le « Dynamo » de Koutaïssi qui avait battu à deux reprises le « Kalev » de Tallinn en match de championnat d’Union soviétique, je ne serais peut-être pas né le 27 mai. Le « Dynamo » de Tallinn se montra en effet plus coriace que le « Kalev » et remporta une victoire bien méritée par trois buts à un. Après avoir nettement dominé, les Tallinnois ouvrirent le score à la dernière minute de la première mi-temps avec un but de la tête de Kilk. À la quatorzième minute de la deuxième mi-temps, Kilk marqua un second but, puis le troisième fut inscrit deux minutes plus tard par Piir. Les Géorgiens sauvèrent l’honneur seulement à la fin de la partie.
     À chacun des buts marqués par les Tallinnois, ma mère se levait d’un bond, agitait les mains et serrait mon père dans ses bras. Après le deuxième but de Kilk, elle était si occupée à enlacer mon père qu’elle ne vit pas vraiment le troisième but. Lorsque retentit le coup de sifflet final, elle poussa un profond soupir, regarda mon père dans les yeux et dit :
     « Maintenant, il faut vraiment y aller. »
      Mon père fit un signe au frère de ma mère, qui était assis deux rangs derrière eux et dont la DKW d’avant-guerre était garée à proximité du stade. Une vingtaine de minutes plus tard, ils étaient à la maternité.
     
      De façon générale, mai 1949 fut un mois funeste pour le football, car le 4 mai, les membres du noyau dur de l’équipe nationale italienne — dix-huit joueurs du « Torino » — qui revenaient en avion de Lisbonne, trouvèrent la mort dans le crash de leur appareil.
     
     Maria rassembla en vitesse le linge qui séchait (heureusement, le vent n’avait rien emporté), déposa un baiser furtif sur le front de Vassili qui dormait encore et s’empressa de partir travailler. Elle était contente d’avoir pu quitter la maison un peu plus tôt que d’habitude et de ne pas risquer d’être en retard. Elle arriva à l’hôpital à sept heures quarante-huit. Une fois qu’elle eut changé de chaussures, enfilé sa blouse blanche et arrangé ses cheveux (elle accordait beaucoup d’importance à son apparence, en particulier à l’ordonnancement de sa coiffure), la pendule dans son bureau sonna huit heures. Elle arrangea encore sa blouse, jeta un coup d’œil dans le miroir et s’approcha de la porte.
     Il était huit heures zéro une.
     Je venais tout juste de venir au monde.
     
     Il est intéressant de signaler que, par un décret daté de ce même jour, le 27 mai 1949, le présidium du soviet suprême de la RSS d’Estonie, agissant au nom du présidium du soviet suprême de l’Union soviétique, décerna les décorations de l’« Honneur maternel » et les « Médailles maternelles » à quarante-neuf mères de familles nombreuses.
     Le même jour aussi, les troupes communistes chinoises entrèrent à Shanghai.
     
     

PREMIÈRE SEMAINE. DEUXIÈME JOUR.
28 mai 1949

     Je vis la chambre pour la première fois vers six heures du matin, lorsqu’on me confia à ma mère pour qu’elle m’allaite. Avant cela, j’avais été nourri avec du lait collecté auprès des autres mères.
     Il avait plu à verse toute la nuit. Comme je l’appris plus tard, il était tombé dix à onze millimètres à Kuusiku, Haapsalu et Viljandi, sept à neuf millimètres à Pärnu, Türi et Tapa, trois à six millimètres à Tallinn, Võru, Tartu, Valga et Mustvee, et un à deux millimètres à Purtse et à Narva.
     La chambre comprenait six lits. Celui de ma mère était le plus proche de la fenêtre.
     À côté de lui se trouvait un lit de fer peint en beige clair, un peu plus court que les autres, occupé par une femme aux yeux légèrement bridés, assez trapue, âgée d’environ trente-cinq ans. Elle disait s’appeler Tamara et gardait cachée sous son oreiller une grande feuille de papier. Elle n’avait pas peur de ses voisines de chambre, mais dès qu’elle entendait des pas approcher dans le couloir, elle dissimulait aussitôt sa feuille et s’allongeait sur son lit en prenant un air indifférent. Ce faisant, elle essayait de baisser autant que possible son oreiller au-dessous de ses épaules. Quand la femme de service assez âgée qui nettoyait la chambre l’avait vue dans cette position pour la première fois, elle lui avait dit :
     « Ma petite, ta tête va tomber si tu te tiens comme ça.
     — Mais j’arrive mieux à respirer », avait répondu Tamara.
     Et l’autre n’avait pas insisté.
     Comme ses voisines ne tardèrent pas à le découvrir — car le troisième jour, sans dire un mot, Tamara fit circuler sa feuille dans la chambre —, son précieux papier était une grande photo reproduisant une affiche d’avant-guerre. Sur le bord inférieur de celle-ci était écrit en russe : « Affiche “Mémento de la kolkhozienne enceinte”. Auteurs : Karmanova, E. G. et Granat, N. E. » L’image représentait trois femmes marchant en direction d’une étuve située un peu plus loin. C’était l’hiver. Deux des femmes tenaient des récipients et la troisième portait des sortes de baluchons.
      « Ce sont sans doute des serviettes », estima la plus jeune occupante de la chambre, Ülle, âgée de dix-sept ans, lorsque l’affiche parvint entre ses mains.

     L’affiche comportait aussi le texte suivant :
     « 1) En cas de retard menstruel, présentez-vous à la sage-femme de la maternité du kolkhoze et suivez précisément ses instructions. 2) Utilisez votre congé pré- et postnatal pour vous reposer. Seuls sont autorisés, avec l’accord de la sage-femme, les menus travaux domestiques. 3) Veillez scrupuleusement à la propreté de votre corps, de vos sous-vêtements et de vos vêtements. Allez à l’étuve au moins trois fois par mois. Pendant les derniers mois de la grossesse, n’allez pas dans une étuve trop chaude. Prenez soin de vos dents : brossez-les le matin et avant le coucher, rincez-vous la bouche à l’eau tiède après chaque repas. 4) Dormez au moins huit heures. Aérez correctement la chambre avant le coucher. 5) À partir du milieu de la grossesse et tout particulièrement à la fin, votre alimentation doit être principalement végétale et lactée. Il est interdit de boire de l’alcool et de fumer. 6) Les vêtements d’une femme enceinte doivent être amples. Il convient de porter des culottes longues. Les jarretières sont mauvaises pour les jambes. Utilisez un porte-jarretelles. À partir du milieu de la grossesse, portez des bandes de contention. 7) Dès les premières douleurs, rendez-vous aussitôt à la maternité. »

     Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin