Brouillards

     Le brouillard apparaît l’été après le coucher du soleil. Émergeant des broussailles, il se faufile dans le champ comme l’amant va à la nuit, secrètement courbé dans l’espoir de passer inaperçu.
     Ou plutôt, c’est au criminel qu’il ressemble, il est furtif comme lui.
     Et d’ailleurs ne le dirait-on pas animé d’intentions malfaisantes. Si l’on s’approche, il se retire, se dérobe ou tente de nous envelopper et de nous endormir avec son haleine froide et humide. En aucun cas, il ne souhaite devenir notre ami.
     Et d’ordinaire ils sont plusieurs, les brouillards. Ils viennent des quatre vents ; certains semblent littéralement monter de la terre et rester au même endroit toute la nuit, assez bas, comme condamnés à ne pas dépasser la taille d’un homme, et peut-être sont-ils des humains, des veilleurs.
     D’autres brouillards, les nappes et les amas qu’ils forment, ne peuvent rester immobiles ; ils errent à l’aventure, changent de place ou quittent l’arène pour d’autres prés. Une forêt épaisse ne leur convient pas non plus.
     Les brouillards dansent en silence. Aucun cri de chien ne leur répond.
     Et j’ignore tout ce qu’ils peuvent bien faire pendant la nuit.
     Mais au matin, quand on se lève tôt, très tôt, on les voit : les brouillards sont toujours là, chacun à sa place, durant la nuit ils se sont peut-être bien partagés le terrain comme des frères.
     Au lever du soleil pourtant s’achève aussi leur fête.
     L’astre qui se lève agit sur eux comme le chant du coq sur le diable, soudain l’urgence s’empare d’eux.
     Ils ne disparaissent plus dans les broussailles d’où ils sont venus mais s’élèvent au-dessus de la forêt, se dispersent en montant, se dissipent et cherchent à se réfugier derrière les arbres, dont les sommets semblent les écorcher et les tailler en pièces : je ne sais, au juste, ce qui parvient là-bas derrière la forêt ; ce ne sont que lambeaux de leur gloire passée. Ainsi s’enfuient les criminels du lieu de leur forfait, ainsi revient l’amant de sa nuit prolongée, il court à la maison où l’attendent la faux qui coupera les foins et la pierre qui aiguisera sa lame.
     On dirait que le brouillard libère la place pour les travailleurs, les fils du soleil.
     Mais certains brouillards se montrent en plein jour sans que l’on s’y attende. En particulier ceux qui viennent de la mer. Ils ne sont pas aussi craintifs que ceux du soir, ces visiteurs du soir et de la nuit, ils n’attendent pas, comme les criminels, le crépuscule ou le coucher du soleil et ne restent pas tapis dans quelque creux ou quelque champ, mais se répandent rapidement sur les terres ; ils sont assez froids, beaucoup plus vaporeux que les précédents et pourtant plus vigoureux, ils ont l’air de savoir trancher sans hésitation. Ils semblent même avoir une mission, comme des éclaireurs voire des contrebandiers ; la forêt ne les retient pas. Ils traversent les arbres et sur les pins chauffés par le soleil, laissent partout la fraîcheur de leur pas ; dans leur voyage, les sentiers qu’ils empruntent en deviennent plus froids.
     Qui sont-ils pour la mer ? de l’eau dont elle ne sait que faire ? une peau ? l’écume emportée par le vent ?
     Comment savoir d’où ils viennent. Ce sont simplement des esprits qui glissent sur les eaux sans demander la permission pour quoi que ce soit et surtout pas pour suivre leur mouvement. Quoi qu’il en soit, à toute hâte, ils gagnent le continent et se dissipent à plusieurs kilomètres du rivage pour se dissoudre quelque part dans l’espace des prés.
     Pour se souvenir d’eux ne subsiste dans l’herbe que le cristal pur des gouttes de rosée.

Traduit de l’estonien par Guillaume Gibert