Un chez-soi nommé Tammiku

     Il existe en estonien un mot, kodu, qui n’est pas toujours facile à traduire dans certaines autres langues, par exemple en français ou en russe. De bons équivalents sont en revanche l’anglais home, l’allemand Heim ou le scandinave hem. Étymologiquement, kodu est lié à l’ancien mot koda, qui désignait la maison, la hutte. Ainsi, l’Estonien dit en réalité la même chose que le Français : être chez soi (kodus) signifie être dans l’espace domestique, « à la maison ».
     Kodu, c’est donc l’endroit où l’on se sent chez soi. Le mot identifie un lieu géographique, une maison, un appartement, une pièce, comme un endroit où se trouvent réunis des proches, une famille, un mari et une femme, des parents et des enfants. Le mot chinois jia signifie aussi bien le chez-soi, la maison, que les gens qui y habitent, la famille. Se marier signifie créer un chez-soi commun. Ainsi, il ne peut pas y avoir de chez-soi sans amour, sans le sentiment de constituer une unité, de former une famille. Lorsque ce sentiment disparaît, c’est aussi la fin du chez-soi et les époux se séparent, partent vivre chacun de leur côté. De nos jours, le chez-soi est aussi le bien le plus précieux de la plupart des gens, c’est là qu’ils gardent ce qui leur appartient, qu’ils rassemblent ce qui leur est cher et proche.
     L’amour pour les proches s’élargit en amour pour le chez-soi. Il est difficile de les séparer l’un de l’autre. La nostalgie du chez-soi est aussi une nostalgie de la famille et des êtres que nous aimons. La nostalgie des siens est aussi une nostalgie du chez-soi. Être sans chez-soi est un grand malheur, parfois aussi tragique que d’être privé d’une personne proche. Des dizaines de millions de gens à travers le monde en ont fait la triste expérience, y compris des millions d’Européens chassés de leurs foyers par la guerre ou la terreur. Mes parents et moi étions parmi ces millions. Nous aussi, nous avons perdu notre maison pendant la guerre, et c’est pourquoi la guerre signifie pour nous principalement la perte du foyer. La guerre est une période où l’homme et son chez-soi sont en danger, peuvent disparaître, où l’on peut se retrouver sans domicile, être emmené au loin, déporté.
     En Union soviétique, la déportation était l’une des activités préférées des staliniens. On déplaçait des familles, des « koulaks », des villages, et même des peuples entiers, comme les Kalmouks et les Tchétchènes. C’est également ce qui s’est passé en Estonie où, par exemple, en juin 1940, une semaine avant le début de la guerre, une dizaine de milliers de personnes furent arrêtées et envoyées très loin à l’est, dans le nord de la Russie ou en Sibérie. Les hommes, considérés comme plus dangereux, furent expédiés dans des camps de prisonniers, où la majorité d’entre eux mourut — parmi eux se trouvait mon père. Les femmes et les enfants étaient généralement envoyés dans des villages, d’où ils n’étaient pas autorisés à sortir et où ils devaient travailler au kolkhoze. La plupart d’entre eux réussirent à survivre et revinrent plus tard dans leur pays. En estonien, la patrie (isamaa) est souvent appelée aussi kodumaa, le pays du chez-soi, où l’on est chez soi.
     Des Estoniens ont été déportés encore à plusieurs reprises, toujours par familles entières, et la plupart du temps vers la Sibérie. Après la guerre, les conditions de vie étaient plus faciles là-bas ; certains déportés ont réussi à s’installer convenablement dans leur nouveau lieu de résidence, et même à gagner beaucoup d’argent. Pourtant, lors du « Dégel » khrouchtchevien, quand on commença à libérer les prisonniers des camps et qu’on autorisa les déportés à rentrer chez eux, très peu choisirent de rester en terre étrangère. Même ceux qui avaient une excellente situation, et qu’on essayait parfois de convaincre de rester (il y avait parmi eux des travailleurs très compétents), retournèrent en Estonie.
     Comme je l’ai mentionné, mon père est mort en Russie dans un camp de prisonniers. Mais les autres membres de ma famille n’ont pas été inquiétés, bien que mon grand-père — ancien libraire — et ma mère — épouse d’un prisonnier — eussent perdu leur emploi et dussent gagner leur vie en réalisant divers travaux de fortune.
     La vaste maison de mon grand-père, en bordure de la ville, fut réquisitionnée par l’armée allemande, qui nous attribua à la place un appartement dans le centre. Mais il fut détruit dans un incendie et nous trouvâmes refuge dans un autre appartement, où habitaient également quatre autres familles, qui devaient partager une cuisine et une salle de bains. Nous devions vivre, étudier et travailler à six dans deux pièces, où il était impossible de s’isoler. Il n’est pas étonnant que je ne me sois pas senti chez moi, que j’aie eu envie de partir, et même parfois envie qu’on nous envoie nous aussi en Sibérie, car je pensais qu’il y avait là-bas davantage de place…
     Heureusement, rien de tel n’arriva. Mais je pus tout de même échapper, pendant l’été, à l’exiguïté de la vie en ville : depuis mon enfance, j’ai toujours passé l’été à la campagne. Il n’était pas facile de trouver des endroits où passer les vacances. Nous avions beaucoup de parents à la campagne, mais certains avaient été déportés, d’autres déclarés « koulaks » et chassés de leur maison. Ma mère et moi passions un été ici, un autre là, selon les possibilités. Jusqu’au jour où ma grand-tante et sa fille acceptèrent de me prendre chez elles, à Pindi. Tout au long des dix années qui suivirent, leur ferme devint ma seconde maison et ma seconde école.
     Cette maison, qu’on appelait « la ferme de Tammiku », était un modeste logement de « nouveau fermier », comme on en construisait dans les années trente sur les terres confisquées aux grands propriétaires fonciers allemands. Trois pièces, une cuisine, une petite étable, une grange, une remise, et deux ou trois hectares de terre, dont la majeure partie avait été attribuée au kolkhoze. Cette maison et ses habitants incarnèrent pour moi une grande partie de l’histoire et de la culture estoniennes du XXe siècle.
     C’est ma tante qui me conduisit à Pindi la première année. Nous y allâmes en taxi depuis Võru, la ville la plus proche. Nous fûmes accueillis par ma grand-tante Anna, avec sa fille Meeta et son petit-fils Are, un adolescent qui avait à peu près mon âge. Ses deux frères et son père n’étaient pas là. Ils avaient été arrêtés pour avoir participé à un mouvement de résistance et avaient été envoyés en camp de travail. Dans la maison s’étaient également dissimulés des partisans armés. Le destin voulut que le dernier d’entre eux mourût le jour même de notre arrivée, mais en un autre lieu d’Estonie. Meeta, la cousine de ma mère, fut conduite le lendemain en ville, où elle dut témoigner que le « frère de la forêt » qui gisait à la morgue était bien leur lointain parent Jaan.
     Ce sinistre incident marquait la fin du mouvement de résistance en Estonie. Je le percevais confusément, mais ce qui était pour moi essentiel à Pindi, c’étaient trois autres choses : le contact avec la nature, la forêt et la rivière, mon amitié avec Are, et les livres. Car la petite maison, et même la remise, étaient pleines de vieux livres, de revues, de partitions, d’albums… On y trouvait la majeure partie des publications imprimées en Estonie au cours du dernier demi-siècle.  Ma grand-tante et son mari étaient instituteurs, son mari était en outre organiste à l’église et chef de chœur. Il était abonné à la majorité des revues de qualité et achetait la plupart des ouvrages « sérieux ». Il y avait là des livres sur l’éducation, des manuels, des revues pour enfants, des revues littéraires, des livres religieux et sur la nature, et beaucoup d’autres encore. Grâce à lui, on avait fait beaucoup de musique dans la famille : le mari de Meeta, Ants, et son fils aîné jouaient du violon ; le fils cadet, Kalle, devint plus tard un professeur de musique très réputé. Mais pour le moment, ils étaient encore tous dans un camp de prisonniers et ne pouvaient écrire à leur famille que de brèves cartes de quelques phrases. Il m’arrivait pourtant d’entendre de la musique dans la maison : ma grand-tante jouait parfois sur le vieil harmonium quelque choral luthérien, et Are jouait des morceaux faciles au piano.
     Il y avait eu dans la ferme des fouilles et des rafles : les agents des forces de sécurité cherchaient des « frères de la forêt », mais comme ils ne les trouvaient pas, ils emportaient des sac entiers de livres anciens. Il restait pourtant suffisamment de livres et ce n’était pas leur apparence qui m’intéressait, mais leur contenu. Je farfouillais pendant des heures, des jours entiers dans les piles de livres, lisant ce qui me tombait sous la main, sans méthode, avec passion, en m’oubliant moi-même, parfois même sans entendre lorsqu’on m’appelait pour manger. Un jour où, absorbé par ma lecture dans le grenier, je ne suis pas descendu quand elle m’a appelé, ma tante est partie me chercher dans la forêt, toute proche de la maison.
     Lorsque j’en avais assez de lire, j’allais dans la remise et je fabriquais quelque objet en bois, je partais vagabonder dans la forêt ou pêcher au bord de la rivière. Dans la remise, je me contentais parfois de regarder Are fabriquer quelque chose — il avait quelques années de plus que moi, et était aussi plus habile de ses mains. Assis sur l’échelle, je l’observais en silence, parfois pendant des heures. La forêt commençait à une vingtaine de pas de la maison et s’étendait sur des dizaines de kilomètres. Sur les buttes de sable poussaient de grands pins, tandis que les endroits les plus bas étaient occupés par des bosquets de sapins impénétrables. À quelques kilomètres de la ferme se trouvait un lac, qu’il était facile d’atteindre en longeant un fossé qui le reliait à la rivière. Le propriétaire du domaine avait fait creuser ce fossé jadis, pour faire baisser le niveau du lac et assécher ainsi la pinède tourbeuse qui le bordait. Mais la pente du fossé n’était pas correcte et le projet fut échec. Le fossé était à moitié comblé par la végétation. On y voyait, çà et là, de petites flaques pleines d’une eau sombre mêlée de tourbe. Dans la tourbière, les pins étaient de petite taille, plus espacés, et entre eux proliféraient les lédons des marais et autres plantes des tourbières. Le lédon des marais (Ledum Palustre) a une odeur capiteuse et enivrante. Certaines personnes se plaignent que cette odeur leur fait tourner la tête. Comparée à une forêt ordinaire, une tourbière a quelque chose d’étrange, de mystérieux même, que je percevais moi aussi. Je me souviens d’avoir un jour tardé plus que de coutume à revenir du bord du lac. La forêt s’assombrissait et je fus soudain saisi par la peur. Tout autour de moi me paraissait étranger et plongé dans un silence lourd de menaces. Je m’empressai de rentrer, presque en courant, et éprouvai un merveilleux soulagement en voyant apparaître, à travers les arbres, le grand bouleau qui poussait à côté de la ferme. Il y a cinquante ans, ce lac était un endroit paisible, où je ne rencontrais jamais personne. Derrière lui, en surplomb, s’étendait une belle forêt sableuse. En continuant le long du lac, on arrivait à une ferme qui était presque au bord de la route, au-delà encore se trouvait la rivière, et sur la berge de celle-ci le moulin de Paidra, où ma grand-mère avait passé son enfance, avec ses sept sœurs et son frère. L’aînée des sœurs, ma grand-tante Anna, était restée vivre à proximité de sa maison d’enfance, le destin avait conduit les autres plus loin, l’une d’elles même jusqu’en Mandchourie, où elle avait disparu dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale. Le moulin de Paidra était encore en activité à l’époque où je passais mes vacances chez ma grand-tante, et une ou deux fois nous y portâmes nous aussi, avec Are, un sac de grain à moudre.
     C’était une chance d’avoir quelque chose à moudre. Mes premières années à Pindi étaient une époque misérable. Les gens étaient contraints de travailler pour le kolkhoze, mais on ne leur versait pour cela qu’un salaire dérisoire. Ils survivaient grâce à leur jardin et à leur lopin de terre, ils avaient une vache, un cochon, des poules. Cela les sauvait de la disette. Mais les autorités ne voyaient pas cela d’un très bon œil. Elles craignaient qu’en cultivant leur terre et en s’occupant de leurs bêtes, les paysans ne parviennent pas à se défaire de leurs « instincts de propriétaires » et négligent le travail pour le kolkhoze. Le plus difficile était de trouver du foin. Les kolkhoziens n’avaient souvent pas de prairie, ils devaient faucher là où ils pouvaient : sur les bords des fossés, et même dans la forêt, sur les chemins où poussait une herbe clairsemée. C’était cette herbe que nous faisions sécher et que nous transportions avec une brouette jusqu’à la maison. Pendant ce temps, sur les grandes prairies du kolkhoze, le foin n’était pas coupé, ce qui attirait des ennuis aux kolkhoziens. À certains endroits, on leur interdisait de faire les foins pour eux-mêmes avant que ceux du kolkhoze n’aient été rassemblés — ce qui, en pratique, pouvait signifier jamais. Il arrivait même qu’on aille chez les gens pour contrôler s’ils n’avaient pas enfreint les ordres et accumulé une quantité de foin excessive dans leur grenier. Si c’était le cas, on pouvait transférer ce foin dans le fenil du kolkhoze. Pourtant on ne renonçait pas à élever sa vache, et en bravant les ordres et les interdictions, on parvenait à rassembler suffisamment de foin pour la nourrir pendant l’hiver. Ce n’était pas facile : Meeta me raconta que parfois, l’hiver, elle courait jusqu’à la route lorsqu’elle voyait un camion passer avec un chargement de foin, car il en tombait parfois quelques brassées au bord de la route, ce qui était fort utile pour la vache du kolkhozien.
     Je n’étais encore qu’un enfant, qui n’avait pas suffisamment d’empathie ni d’imagination pour mesurer toute la terrible absurdité de la situation dans un village estonien. Je ne comprenais pas non plus ce que signifiaient pour Meeta et Anna les lettres envoyées par le père et le fils depuis les camps de Sibérie. Cela, je ne commençai à le comprendre que bien plus tard. Les premiers étés, je les passai dans le grenier ou dans la grange et je lisais, lisais. Je lisais absolument tout : poèmes, revues pédagogiques, magazines féminins, publications religieuses, manuels d’aviculture et d’apiculture, journal des jeunes de la Croix-Rouge, revues d’histoire et de littérature. Parfois, j’allais à la rivière pour pêcher — les rivières d’Estonie étaient encore très poissonneuses à cette époque — et me baigner avec Are et les autres garçons du village, j’apprenais à faire du vélo et participais à de menus travaux de ferme.
     Quand Staline est mort, j’étais en ville. Je me souviens du jour où la nouvelle a été annoncée. J’étais au bord de la rivière avec un camarade de classe : nous poussions avec une perche les blocs de glace coincés sur la rive, qui se mettaient alors à partir avec le courant. Il y avait là quelque chose de symbolique. À la campagne, Meeta travaillait à l’étable du kolkhoze, avec les autres femmes. Quand la radio annonça que Staline était mort, toutes se mirent à faire tinter leurs seaux. C’est avec cette musique funèbre que ces simples travailleuses dirent adieu à celui que les journaux appelaient « le grand dirigeant et professeur du peuple travailleur ».
     Après sa mort survinrent en Estonie, comme dans le reste de l’Union soviétique, de grandes transformations. On commença à recevoir des messages des parents et amis à l’étranger. Même les prisonniers des camps envoyaient désormais de longues lettres, et non plus de brèves cartes. Les kolkhoziens eurent la possibilité de faire les foins pour leur vache sur les prairies communes et on rémunéra le travail correctement. Les gens réparèrent peu à peu les toits et les clôtures délabrés. L’étable de Meeta eut un nouveau toit de bois clair qui sentait bon la résine. Pendant tout l’été, une longue échelle y resta installée, sur laquelle je prenais plaisir à m’asseoir : depuis le faîte du toit la vue portait très loin. Un soir, alors que le soleil était déjà couché, j’aperçus un homme de haute taille qui marchait sur la route en direction de la forêt, une valise à la main. Un moment après, je le vis ressortir de la forêt. Il entra dans notre jardin, puis dans la maison. Je compris alors que ce ne pouvait être que le second garçon de la famille, Kalle, qui avait été libéré du camp et revenait chez lui.
     Les jours qui suivirent me fournirent, comme à beaucoup d’autres gens du village, des connaissances assez détaillées sur le Goulag. Kalle, l’ancien prisonnier, était assis dans la cuisine, et les parents, amis et quelques voisins écoutaient son récit en silence. Il racontait les interrogatoires, les passages à tabac, les bagarres meurtrières entre les droit-commun et les prisonniers politiques, le travail dans les mines et sur les chantiers, la faim, le froid rigoureux, les révoltes de détenus et leur répression. Ces récits sur la réalité du camp étaient un complément important aux connaissances que j’avais tirées de mes lectures dans le grenier et la grange de ma grand-tante. Kalle avait été libéré avant son frère aîné et son père : il n’avait que seize ans lorsqu’il avait été arrêté. Mais il était bon conteur et je me souviens encore parfaitement de certaines de ses histoires, de même que je me souviens de la petite cuisine de la ferme, de la lampe à pétrole allumée sur la table, et des visages graves des villageois silencieux.
     Le retour des premiers prisonniers marqua pour nous le début du « Dégel » khrouchtchevien. Ils annonçaient le printemps, comme les hirondelles ou les alouettes. Dans les années qui suivirent, beaucoup de choses changèrent à la ferme : on installa l’électricité, on construisit un petit sauna, le maître de maison répara les clôtures délabrées, on planta des fleurs et des arbres d’ornement. On recommença à entendre les accents du violon et du piano. J’allais déjà au lycée, mais je passais toujours l’été chez ma grand-tante. Je partageais mon temps entre la lecture, les randonnées et les travaux de la ferme. Je me passionnais pour la littérature. Je lisais de la poésie estonienne, mais aussi des traductions de Baudelaire, Leconte de Lisle, Shelley et Keats, que j’avais découvertes dans la maison, dans de vieilles revues littéraires. Celles-ci contenaient également des articles sur les grands philosophes du vingtième siècle : Bergson, Whitehead, Dilthey, que j’essayais également de lire, malgré leur difficulté. Cela donna néanmoins une certaine assise à ma conception de la philosophie : je savais désormais que celle-ci pouvait être quelque chose de tout à fait différent de la philosophie marxiste-léniniste qui avait seule droit de cité et que je dus bientôt étudier à l’université.
     Je peux donc considérer que cette modeste petite maison de ferme a été ma seconde école. S’il n’y avait pas eu ce grenier, cette grange et cette bibliothèque dans la salle de séjour, s’il n’y avait pas eu les récits sur la vie au Goulag des hommes qui revenaient des camps, s’il n’avait pas eu la nécessité d’aider Meeta à faire le foin, à s’occuper des abeilles et la possibilité de bricoler dans l’atelier, mon instruction aurait été beaucoup plus médiocre. En entrant à l’université pour étudier la philologie, j’avais déjà lu bien des choses auxquelles les jeunes de mon âge n’avaient pas eu accès. J’étais peut-être plus cultivé et pouvais avoir une attitude plus critique. Cela me fut fort utile par la suite, mais m’attira aussi des ennuis avec les autorités, qui ne voyaient pas d’un bon œil cette pratique de la réflexion critique de la part d’un jeune homme.
     Pendant mes années d’étude, j’allais toujours chaque été à Tammiku, je lisais des livres, je faisais de longues promenades en vélo et parfois Kalle ou Ako m’emmenaient plus loin sur leurs motos. Une fois marié et père de famille, mes séjours à Tammiku se firent plus rares, surtout après la mort de ma grand-tante et de Meeta, quand la ferme fut reprise par les fils et les belles-filles de celle-ci, puis par leurs enfants. Ils se consacrèrent avec énergie à réparer la maison, créèrent un joli jardin d’ornement et continuèrent à s’occuper des abeilles. Mais aucun d’eux n’était, comme moi, intéressé par les livres. Ceux-ci suscitèrent la convoitise de bouquinistes et de collectionneurs qui, parfois pour une bouchée de pain, achetèrent par caisses entières de vieilles et parfois précieuses éditions.
     Aujourd’hui, je ne vais plus à Tammiku que pour les enterrements, et je sens que mes liens avec cet endroit ne cessent de s’affaiblir. La maison est toujours la propriété des descendants de Meeta, mais elle n’est plus habitée à l’année. Il n’y a plus guère de livres au grenier, et dans la grange, à la place des livres, se trouve une centrifugeuse à miel et de vieux rayons de ruche. Le jardin commence à disparaître sous les mauvaises herbes. La forêt, qui me semblait jadis si grande, et même si effrayante, est devenue plus basse et clairsemée. Seul le vieux bouleau, à sa lisière, est toujours aussi beau et solide, et les chênes autour de la maison sont beaucoup plus hauts et larges qu’avant. Au bord du lac de forêt autrefois si calme, on rencontre en été des vacanciers, on y entend souvent des moteurs de voiture et de la musique, il paraît que l’on projette aussi d’y construire des villas. D’importantes zones de forêt ont été coupées et vendues : pour les gens de la campagne, à certains endroits, la forêt est aujourd’hui la seule source de revenus, et la nouvelle vie que nous voulons vivre exige beaucoup plus d’argent. Il faut aussi de l’argent pour les voitures, les tracteurs, les tondeuses à gazon et les autres machines qui ont pris la place des vaches et des moutons. Je sais que le Tammiku de mon enfance, la forêt et le lac, le fauchage des foins et les piles de livres ont disparu à jamais. Tout cela n’existe plus que dans mes souvenirs, qui, comme c’est souvent le cas, sont beaux et mélancoliques. Rien ne peut occulter cette mélancolique beauté, même si je sais bien que mes premiers étés à Tammiku ont coïncidé avec la période peut-être la plus sombre de l’histoire estonienne. Et pourtant, à l’époque où des dizaines de milliers d’Estoniens ont perdu leur foyer, j’ai trouvé quant à moi ma seconde maison et ma seconde école.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin