Cinq courts poèmes en prose

Traduits de l’estonien par Guillaume Gibert

  

 De l’éternité

     L’éternité tient sans difficultés dans quelques heures. En quelques heures, on se hisse au sommet de la vague et retombe en son creux, on connaît l’enthousiasme, la déception, et l’on a le temps de passer d’un extrême à l’autre.
     Comme si l’on s’enivrait avant de retrouver ses esprits.
     Alors l’éternité paraît trop courte. On ne veut pas si peu.
     On ne veut pas que la déception s’approche. On souhaite qu’elle soit le plus loin possible. On voudrait rester vainqueur le plus longtemps possible.


Quand il n’y a personne…

     La ville me surprend quand elle est vide – tard le soir, la nuit, tôt le matin.
     Curieusement, il en est de même avec la forêt. Et avec un champ après la récolte. Ils me surprennent alors et agissent sur l’âme quand ils sont vides, quand ils ne sont parcourus que par l’absence.


Histoire

     Pendant la nuit la lune voyageait dans le ciel. Sa course semblait raconter quelque chose ; que racontait-elle ?
     Je suis éternelle, disait-elle, et la terre, la terre sur laquelle je jette ma lumière est éternelle, mais les hommes, eux, ne le sont pas, ce sont des étrangers, arrivés là par hasard…


Au printemps

     La fin de mai déjà, mais aux pommiers les fleurs n’ont pas encore éclos. 
     Ni n’éclatent encore les bourgeons sur les chênes. Il fait froid.
     Ces derniers jours pourtant il a beaucoup plu et le courant de la crue a emporté tous les œufs de grenouilles qui se trouvaient dans le fossé.


Peut-être

     L’homme doit avoir quelque secret ou quelque rêve en réserve. Il doit être amoureux ou espérer que quelque chose l’attend : l’accomplissement, par exemple, d’un exploit ; dans les moments difficiles de sa vie, il résiste, il conserve sa force et sa fraîcheur.
     Il en est ainsi dans notre jeunesse.
     Mais en vieillissant tout disparaît. Rien n’importe. Rien ne nous attend. La vie devient une rude épreuve. Toujours nous pouvons dévier de notre course, être battus.
     En réalité, il ne nous arrivera rien de grave peut-être. Nous sommes comme le soleil, comme la lune : parfois nous nous couchons et parfois nous brillons. C’est un chemin que nous connaissons bien.
     Ou plutôt nous sommes des comètes dont la traîne est immense ; nous glissons sous le ciel en provoquant l’effroi chez les autres et en nous-mêmes. Oui, en nous-mêmes aussi.
     Jusqu’à ce que l’on disparaisse entièrement consumé dans l’inconnu, dans l’infini, ne laissant que le souvenir (peut-être mauvais) de ce que nous avons été.