Dans une ville étrangère

     Il était arrivé dans une ville étonnante. Déserte et sans aucun caractère. Des maisons se dressaient en bordure des rues et de rares passants marchaient en silence le long des trottoirs.
     Il cherchait leurs yeux, mais leurs regards fuyaient, glissaient sur lui, le traversaient. Peut-être n’avaient-ils que des orbites creuses.
     Les maisons étaient grises, vertes, brunes, jaunes — grises malgré tout. Protégées par de hautes grilles de fer. Il voulut saisir le bras d’une jeune femme, mais sa main rencontra une manche vide, inanimée. L’air était froid, embrumé par la lumière des réverbères. Seule une enseigne rouge, au loin, essayait de se faire remarquer, mais il ne la voyait pas.
     Il s’engagea dans une rue transversale. Derrière les voûtes sombres s’ouvraient des cours à l’abandon. Quelqu’un avait bien dû jeter là ces planches, sur lesquelles une ombre devait bien glisser chaque jour. Même les petites lumières aux fenêtres étaient sans vie. Ces gens ne représentaient rien pour lui.
     Loin, comme cette ville était loin de lui et de son univers ! de ce lac chaud, riche de sens, dans lequel il nageait, de cet aquarium clignotant où des tiges vertes se tendaient vers son corps en frissonnant. Il était seul, comme à l’écart. Aussi loin que portait son regard aucun autre monde n’était visible. Rien que l’obscurité du soir, le brouillard immobile, les maisons, les rues — rien d’autre n’était possible. Pour se sentir ici des attaches, il lui aurait fallu connaître quelqu’un.
     Mais les passants le traversaient, froids. Aucune émotion n’effleurait son âme. Quelle ville était-ce donc pour qu’il s’y sentît aussi superflu? Comment était-il arrivé là? Peut-être vivait-il ici depuis toujours? Peut-être était-ce seulement maintenant que tout lui semblait différent?
     Il décida d’aborder la première personne qu’il rencontrerait. Il dit :
     — Bonjour, je suis très heureux de faire votre connaissance.
     Il ne s’entendit pas, mais espéra que l’autre avait l’ouïe plus fine. Le son de sa voix, cependant, n’atteignit pas non plus le piéton, qui poursuivit son chemin sans se hâter, sans même tourner la tête.
     Il le suivit du regard. Aucune force n’aurait pu détourner cet être de sa route. Fallait-il se résigner? Mais où aller? À quoi se lier, se comparer? Comment définir cette présence unique, au fond de lui, qui jetait sur le monde un regard plein de curiosité?
     Nul ne venait vers lui, nul ne lui donnait d’ordre, ni ne sollicitait son aide ou son soutien. Pourquoi marchait-il ainsi? Où donc allait-il?
     Il aperçut tout à coup, dans un passage sombre, par terre, une forme humaine recroquevillée. Il s’engagea sous la voûte et se pencha au-dessus du corps, qui n’ébaucha pas le moindre geste. Lorsqu’un être reste immobile, il devient possible d’entrer en contact avec lui. Il se pencha un peu plus et sentit le rythme de son cœur s’accélérer.
     La tête était enfouie entre les bras. Rien ne permettait de comprendre ce qui l’avait amené à s’endormir à cet endroit.
     Il souleva délicatement un bras et le reposa un peu plus loin. Malheureusement, le gisant ne baignait pas dans la félicité de l’ivresse. Sa bouche ne sentait pas l’alcool. On apercevait en revanche, au coin de ses lèvres, presque imperceptible, un minuscule filet de sang. C’était un mort, et il le sentit soudain très proche.
     Il resta un long moment penché sur le cadavre, jusqu’à ce que son dos devienne raide. L’être humain n’était pas sans receler une certaine beauté. Il y avait quelque chose de singulier dans tous ces gens qu’il avait croisés — mais pourquoi le traversaient-ils avec tant d’indifférence?
     Il se redressa lentement, considéra avec regret le corps étendu et retourna sans se presser sur l’avenue, au coin de laquelle il avait aperçu une cabine téléphonique.
     Il composa le numéro de la police :
     — Je crois que vous devriez venir, il y a un cadavre dans un passage voûté.
     Le téléphone grésilla. La voix féminine qui avait répondu fut remplacée par une voix d’homme au timbre métallique :
     — Répétez, s’il vous plaît, répétez. Il répéta.
     — Où se trouve-t-il?
     Il ne le savait pas et inspecta les alentours.
     — Tout près de l’avenue principale. Il y a un magasin de photo. Je vous attends là, à l’angle.
     — Quel est le nom de la rue? Vous ne le connaissez donc pas?
     — Attendez un instant. Ne raccrochez pas.
     Il lâcha le combiné, courut jusqu’au coin et se dressa sur la pointe des pieds pour essayer de déchiffrer, dans l’obscurité, le nom de la rue transversale. La plaque était irrémédiablement ternie. Il devina plus qu’il ne lut.
     — Rue des Fondeurs de bombes, énonça-t-il dans l’appareil.
     — Attendez-nous sur le lieu de l’accident, lâcha la voix sur un ton lourd de menaces. Puis on raccrocha.
     Il sortit de la cabine. La rue s’était brusquement emplie d’une animation fébrile. Les gens semblaient se hâter vers quelque destination importante. Un rire éclata quelque part. Oui, un rire; il avait bien entendu.
     Avant même qu’il n’ait le temps de regagner la rue transversale, deux véhicules arrivèrent toutes sirènes hurlantes : le fourgon de la police et la voiture du médecin.
     Il se mit à courir en leur montrant le chemin. Il se hâtait, se démenait, savait où aller. Il commandait des armées, des hommes, dirigeait leur action. Tous ces gens avaient soudain besoin de lui.
     Les voitures lui obéissaient. Il les guida jusqu’au passage voûté. Une crainte s’insinua : si le cadavre n’était plus là? S’il s’en était allé, si quelqu’un l’avait emporté? Si tout cela n’avait été qu’une illusion? Mais le corps était bien là, dans sa position initiale.
     Le médecin confirma aussitôt le décès. La forme recroquevillée n’avait plus besoin des soins destinés aux vivants.
     On chargea le cadavre dans le fourgon. Pour sa part, il s’affairait parmi les policiers comme un des leurs. On ne lui prêta attention que lorsque les lieux furent photographiés et examinés méthodiquement et que le moment fut venu de repartir. On lui ordonna alors de monter dans le véhicule où il s’accroupit à côté du corps. L’éclair d’un appareil photo le surprit dans cette position.
     Au commissariat, on le fit attendre plusieurs heures dans une sorte de salle d’accueil. Il observa sans se lasser les hommes aux airs importants et fatigués qui passaient devant lui. De temps en temps, un rayon traversait son âme. Pas une seule fois l’image des rues grises ne lui revint à l’esprit. Il revoyait en revanche le passage voûté où il avait trouvé le corps.
     Un des policiers s’approcha enfin et l’interrogea :
     — Que représentait-il pour vous?
     — C’était mon meilleur ami, lança-t-il précipitamment. Ce n’était peut-être pas tout à fait vrai, mais il ne regrettait pas sa réponse. Il avait acquis peu à peu la conviction que, dans cette ville étrange, aucun être ne lui était plus proche. Même les policiers et les geôliers étaient trop froids, prisonniers de leurs pensées.
     On le fit entrer ensuite dans une pièce bien différente. Là, on braqua sur lui une lampe éblouissante. Il était sur la scène, sous les feux de la rampe, dans l’éclat de la gloire, la chaleur des regards. Il était plus important que ce policier qui se préparait à écrire, assis derrière son bureau terne.
     — Qui était la victime ?
     — Mon ami.
     — Est-ce que vous le connaissiez ?
     — Non.
     — Comment s’appelait-il?
     — Peut-être Paul. Je n’en suis pas très sûr.
     — Et vous, comment vous appelez-vous?
     — C’est une chose à laquelle je n’ai jamais pensé.
     Ce n’était pas faux. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait plus songé à cela.
     — Mais je devrais avoir sur moi une quittance, ajouta-t-il, plein d’espoir, et il commença à fouiller dans ses poches. Il finit par en exhumer un bout de papier froissé. Il le lissa, le plaça dans le faisceau de lumière vive et s’écria joyeusement :
     — C’est bien ce que je pensais ! C’est écrit : Miller. Je m’appelle Paul Miller, je crois bien que c’est cela.
     Le policier le scruta avec insistance.
     — Quand êtes-vous né ?
     — Le matin, probablement.
     — Quel âge avez-vous?
     — Dix-sept ans. Peut-être un peu plus. Je me souviens d’avoir su que j’avais dix-sept ans. C’était il y a longtemps. Mais aucun autre nombre ne me revient à l’esprit.
     — Bon, va pour dix-sept, fit le policier, sur un ton qui montrait bien que cela n’avait aucune espèce d’importance. Alors, pourquoi avait-il posé la question? Cette ville était vraiment étrange. Nulle part ailleurs il ne lui serait venu à l’idée de répondre aussi stupidement.
     — Quel métier avez-vous ?
     — Je n’ai pas de métier, c’est le métier qui m’a.
     — Où travaillez-vous?
     — Je suis garçon de courses au ministère du Sol. J’aime ce travail. J’en rêvais déjà enfant et j’ai réalisé ce rêve. Je peux dire que je suis heureux, n’est-ce pas ? Et vous, êtes-vous content de votre métier de policier?
     — Non. Où habitez-vous?
     — Ça, je n’en sais rien. Non, malheureusement, je ne sais pas. Et je serais très heureux si quelqu’un parvenait à le découvrir.
     — Pourquoi avez-vous tué cet homme, dans le passage ?
     Cette question était prévisible. Mais il rit :
     — Ce n’est pas moi qui l’ai tué. Personne ne tue son meilleur ami. D’ailleurs, c’était la première fois que je le voyais, et il était déjà mort. N’est-ce pas logique?
     — Quelles étaient vos relations?
     — Il était couché et moi je le regardais.
     — Pourquoi l’appelez-vous votre ami?
     — Je n’en avais pas d’autre, tout simplement. Chacun doit bien sentir, au fond de soi, les êtres qu’il peut considérer comme ses amis. Vous, par exemple, vous ne voudriez pas être mon ami. Vous me trouvez trop insignifiant, bien qu’en réalité je ne le sois pas. Je crois qu’un cadavre ne refuse jamais une amitié.
     Le policier le dévisagea longuement :
     — Oui, vous avez raison. Même avec la meilleure volonté du monde, je ne pourrais pas me considérer comme votre ami. Ma fonction ne me le permet pas.
     — Peut-être est-ce pour cela que vous n’êtes pas heureux dans votre métier.
     À vrai dire, cela n’avait aucune importance. Ce n’était pas son rôle d’apprendre aux autres à vivre.
     — Bon, vous pouvez partir maintenant.
     — Pour aller où?
     — Où vous voulez. Nous ne vous imposons rien.
     — Dommage, soupira-t-il, et il sortit du commissariat.
     La ville n’avait pas changé. Terne et froide. Il restait debout à la porte, tournant le dos à la lumière, à l’animation joyeuse, et même aux sentiments qu’il laissait derrière lui. Mais c’est ainsi que tout s’achève. Semblablement passent les trains, quand on attend suffisamment longtemps au bord des voies ferrées.
     Il se remit en route, flâna sur l’avenue principale, tourna dans la rue des Fondeurs de Bombes et s’arrêta longuement dans le passage voûté, à l’endroit où il avait rencontré son seul ami — mort. Était-ce un homme, une femme? Était-il beau ou laid, riche ou pauvre, intelligent ou simple? Avait-il un nom, une famille, un pays? Parlait-il une langue intelligible? Sur quelle place avait-on érigé sa statue?
     Dans ce monde, il est impossible de répondre à toutes les questions. Comme de rester longtemps au même endroit.
     Il se remit en route. En avant, droit devant lui, à droite, avec l’espoir d’arriver un jour dans une autre ville.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin