Des roses pour du café

    Cela faisait déjà quelques jours que la petite vieille songeait à l’anniversaire d’Egbert. Elle avait décidé d’apporter un bouquet de roses à son parent qui était devenu un grand homme, comme elle avait l’habitude de le dire aux voisins. En fait, Egbert enseignait à l’université, il était maître de conférences en sciences naturelles, mais la vieille dame ne comprenait rien à la hiérarchie universitaire ; pour elle, toute personne travaillant à l’université était professeur. À chaque anniversaire, elle lui apportait un bouquet de roses, mais ce jour-là, elle s’était occupé de ses poules, puis elle avait arraché les dernières carottes du jardin, si bien que le bouquet de roses lui était complètement sorti de la tête. Ce n’est qu’au crépuscule, en voyant par sa fenêtre, de l’autre côté de la rue, noircir la silhouette de la grange qui devait être détruite, et en entendant les chants étouffés des oiseaux — elle habitait en périphérie —, qu’elle repensa à l’anniversaire.
    « Oh, mon dieu ! » murmura-t-elle, puis elle alla dans la pièce du fond. Là, elle revêtit une vieille jupe noire, chercha un chandail neuf dans la commode, enfila un manteau de velours rouge et se regarda dans le miroir poussiéreux. Ensuite, elle sortit en fermant soigneusement la porte à clef. Depuis la mort de son mari, quelques années auparavant, elle avait appris à toujours fermer la porte à clef et à protéger les quelques biens mités et démodés qu’elle possédait. Hier encore, deux poulettes avaient disparu.
    Les pieds en dedans, le corps petit et massif, elle se dandinait comme un canard, incapable de marcher vite. Elle connaissait une dame, à quelques pâtés de maisons de là, qui avait des roses dans son jardin et qui lui en donnait chaque année. Elle décida de s’y rendre. À l’arrêt de bus, au coin de la rue, il y avait du vent et le bus n’arrivait pas. « Ce n’est pas si loin, se dit-elle, j’y serais bien allée à pied, mais je n’en suis plus capable. » Deux garçons amusants parlaient de sport. Les lumières de la ville brillaient au loin. Elle se mit dos au vent. « Je me demande si j’ai fermé le bouchoir de ma chambre, oui ou non… » Un bus aux lampes vertes clignotantes arriva en brinquebalant. Les jeunes gens sautèrent sur le marchepied. La vieille dame voulut les suivre, mais la marche était trop haute et elle n’arrivait pas à monter. Alors elle saisit des deux mains la rampe nickelée et fit plusieurs tentatives, mais en vain. Heureusement, il y avait dans le bus une jeune vendeuse de billets. Elle jaillit de sa place, empoigna la vieille dame sous l’aisselle et la souleva.
    — Pourquoi me tirez-vous ? Je peux y arriver toute seule !
    — Le bus ne doit pas prendre de retard. Nous avons un horaire à respecter. Vous auriez pu passer par l’avant.
    — Pour avoir une amende ! Avec quoi la paierais-je ? Je ne touche pas de pension, répondit la vieille dame, tout en regardant autour d’elle à la recherche de sa canne.
    — Vous n’auriez pas eu d’amende. La montée par l’avant est autorisée pour les invalides et les femmes avec des enfants.
    — Mais je ne suis pas invalide, je n’ai plus de force, voilà tout, dit sèchement la vieille dame.
    — Bon, ça va.
    — Non, ça ne va pas… Où est ma canne ?
    La canne n’était pas perdue. Elle était restée coincée dans la portière et, comble de malchance, la partie recourbée se trouvait à l’extérieur.
    — Asseyez-vous maintenant, nous la récupérerons au prochain arrêt, dit la vendeuse.
    — Au prochain arrêt ! Mais moi, je descends au prochain arrêt !
    — Bon, bon, mais calmez-vous.
    — Comment voulez-vous que je me calme alors que votre bus est en train d’abîmer ma canne ? Qui me donnera une nouvelle canne aussi légère ?
    — Ne craignez rien, le bord de la portière est en caoutchouc.
La vieille dame essaya de décoincer sa canne, mais elle n’avait pas assez de force.
    — De nos jours, on n’aide plus les personnes âgées, marmonna-t-elle en haletant. Autrefois les gens étaient prévenants…
    — Restez tranquille. C’est bientôt l’arrêt. Vous allez la récupérer, elle ne va pas s’envoler, expliqua la vendeuse qui commençait à perdre patience.
    — Elle va tomber et quelqu’un la prendra, dit la vieille dame. Je vais aujourd’hui à l’anniversaire d’un professeur. Comment pourrai-je y aller sans ma canne ?
    Le bus s’immobilisa quelques mètres avant l’arrêt dans un crissement de freins. Un enfant à bicyclette faillit passer sous l’avant du véhicule. La vieille dame chut sur son séant. La vendeuse l’aida à sortir par l’arrière.
    — Ça va… ça va… je peux me débrouiller seule. C’est juste que je n’ai pas de force, gémit-elle.
    Au bord de la route, elle attacha solidement sous son menton son fichu de laine qui avait glissé pendant le trajet. Elle jeta un coup d’œil inquisiteur aux passants et partit chercher les roses. Haletante et frappant l’asphalte de sa canne, elle arriva enfin à destination. Lentement, elle ouvrit un portillon peint de diagonales brunes et vertes. Après un instant d’hésitation, elle s’engagea sur le chemin dallé qui menait à la maison. De dessous l’escalier bondit alors un gros chien-loup qui aboyait avec force. Effrayée, la vieille dame brandit sa canne. L’animal était enchaîné. Il arrivait juste à mordre la canne, ce qu’il faisait avec un grognement lugubre.
    — Voyou !… Canaille !… disait la vieille dame en le repoussant. Oust !
    Alerté par le bruit, un homme en bretelles et en pantoufles sortit de la maison et ordonna au chien de se taire. En reconnaissant la visiteuse, son visage maigre aux pommettes saillantes et aux sourcils noirs et touffus s’éclaira d’un sourire.
    — Bonsoir, monsieur le professeur, dit la vieille dame fort civilement.
    Le maître de maison, qui n’avait pas encore soutenu sa thèse, souriait de plus en plus.
    — Vous avez un chien drôlement méchant, poursuivit-elle, toujours aussi poliment. Et très vif aussi. Il s’est élancé comme un boulet de canon !
    — Oui, mais j’en ai besoin, répliqua le savant. Aujourd’hui il y a beaucoup de voleurs de pommes… et de façon générale, il vaut mieux avoir un chien.
    — On m’a volé deux poules hier, se plaignit la vieille dame. Je m’étais absentée un petit moment pour aller au magasin, et pendant ce temps on me les a prises. Allez savoir si quelqu’un avait guetté ou quoi…
    — Ah bon, même des poules…, compatit le savant.
    La vieille dame esquissa un mouvement de défense avec sa canne.
    — Oh, une poule, maintenant, ce n’est rien du tout pour eux… L’année dernière, ma dinde a disparu !
    Elle regarda l’effet produit sur le professeur.
    — Non ! La dinde aussi ?
Le savant feignit l’étonnement. Il désirait rentrer chez lui. Son travail l’attendait.
    — Oui, dit fièrement la vieille dame en riant. Une dinde, oui ! Qui refuserait un bon rôti ?
    — C’est sûr, dit le savant.
    — Votre dame n’est pas là ?
    — Non, elle est à la chorale.
    Elle réfléchit et poussa avec l’extrémité de sa canne un morceau de planche qui traînait.
    — Une jeune personne sans enfant… Rien ne l’empêche d’aller à la chorale… La prochaine fois, j’emporterai ce bout de bois pour ma cuisinière, si le professeur ne s’en sert pas.
    — Bien sûr, bien sûr, dit le savant impatienté.
    — Bon, alors je suis venue pour rien.
    — Vous voulez que je lui transmette un message ? demanda le maître de maison avec gentillesse.
    — Oh, ce sont des affaires de femmes, dit la vieille dame en faisant un geste résigné et en jetant un coup d’œil furtif au fond du jardin. On ne voyait pas de roses. « Peut-être derrière la maison », pensa-t-elle.
    — Alors bonsoir, monsieur le professeur.
    Tout en marchant clopin-clopant dans la rue sombre, elle pensa à nouveau : « Est-ce que j’ai fermé le bouchoir, oui ou non ? Le vent va souffler dans la chambre. Après, elle sera froide comme une glacière. »
    Elle arriva sans encombre chez une autre dame qui était en train de débarrasser la table. Elle avait un visage frais et propre et devait avoir des roses, elle aussi.
    — Voyez qui je vois ! lança la maîtresse de maison.
    — C’est l’anniversaire d’Egbert aujourd’hui. Je dois lui apporter des roses, comme chaque année.
    La vieille dame s’assit au coin de la table.
    — Est-ce qu’il t’a offert des roses, lui, pour que tu te démènes pour lui en apporter ?
    — Oui, répondit la vieille dame mal à l’aise, et elle changea aussitôt de sujet :
    — Cet automne, quel beau temps ! On est déjà en octobre et on n’a pas encore eu de gelée blanche.
    — Beau temps, oui, approuva la maîtresse de maison au frais visage, en lavant les assiettes. Mais on ne sait pas si ça va durer.
    — Non, on ne sait pas, concéda la vieille dame.
    Au bout d’un petit moment elle dit :
    — Les années passées, vous aviez beaucoup de fleurs.
    — Cette année aussi, affirma la maîtresse de maison de bon cœur.
    — Je suis allée chez madame Nõmmela, mais elle était partie à la chorale. Elle avait toujours beaucoup de belles roses.
    — Ah, vous êtes allée chez elle ? demanda brusquement la maîtresse de maison.
    Le fait l’intéressa à un point tel qu’elle laissa son geste en suspens. Une ombre à peine visible glissa sur son visage soigné.
    — J’ai beaucoup de fleurs cette année, mais je n’ai plus de roses, je les ai toutes vendues.
    — Et moi qui voulais justement vous en demander, dit la vieille dame avec un sourire en guise d’excuse.
    — Je n’en ai pas ! Non, plus une seule ! assura l’autre d’un air compatissant.
    — Miel alors, quel dommage, dit la vieille dame, et elle se leva en faisant du bruit avec sa canne.
    — Vous me l’auriez dit plus tôt, je vous en aurais gardé. Je ne sais vraiment pas où vous pourrez en trouver.
    La vieille dame était de nouveau dans la rue.
    — Que faire ? Tant pis, je n’apporterai pas de roses.
    Un peu plus loin, elle connaissait encore quelqu’un qui cultivait des fleurs. Cet été, elles s’étaient rencontrées au marché et Selma lui avait dit qu’elle avait des roses. Maintenant, il était temps d’aller vérifier. Elle se mit en route à petits pas chaloupés. La marche l’essoufflait. « Je n’ai plus de forces », pensa-t-elle. Aller d’un pâté de maison à un autre lui prit bien une demi-heure, sinon plus.
    Selma était devant sa porte, un chapeau marron foncé sur la tête et un cabas vide à la main. Elle partait faire ses courses.
    — Quelle histoire, je ne trouve de roses nulle part, haleta la vieille dame. Je suis allée chez les Nõmmela, c’est le professeur lui-même qui m’a ouvert, je n’ai pas osé lui dire ce que je voulais. Et madame Sanglepa m’a dit qu’elle avait vendu toutes les siennes.
    — Tiens donc ! Pas plus tard qu’hier, je suis allée chez elle et il m’a semblé qu’elle en avait encore pas mal, dit Selma en ouvrant de grands yeux.
    — Pourtant, elle m’a bien dit qu’elle avait tout vendu.
    — Est-ce que tu lui as dit que tu étais allée chez les Nõmmela ?
    — Oui, je lui ai dit que madame Nõmmela avait toujours de belles roses, des rouges, des blanches et des crème.
    — C’est de ta faute, dit Selma en souriant. Tu n’aurais pas dû vanter les roses des Nõmmela. Lors des floralies, elles ont été beaucoup plus appréciées que celles des Sanglepa.
    Pendant que Selma allait chercher des roses dans le jardin, la vieille dame fourragea dans la poche intérieure de son manteau rouge. Selma lui donna des roses en bouton de couleur crème, trois grosses et une petite. La vieille dame lui tendit sa main fermée.
    — Laisse, dit vivement Selma. Je ne te les vends pas, je te les donne.
    — Ne fais pas de manières, dit la vieille dame, dont les yeux agrandis brillaient dans la pénombre. Sinon je ne veux rien.
    — Allons, allons, tu plaisantes ! dit Selma en repoussant la main de la vieille dame.
    Mais, de force, celle-ci lui fourra l’argent dans la paume puis s’en alla. Enfin elle avait des roses ! Elle les tenait délicatement et avec beaucoup de précaution. Tous ces détours l’avaient rapprochée de chez elle. Sa maison toute rafistolée n’était qu’à une rue de là. Pendant quelques minutes, debout sur le trottoir, elle réfléchit pour savoir si elle se rendrait immédiatement chez le professeur ou si elle passerait chez elle afin d’envelopper les roses dans du papier blanc. « Un homme cultivé, il lui faut du papier blanc. » À grand-peine et en se reposant de temps en temps, elle marcha jusqu’à chez elle. C’est une maison vide, inhospitalière et sombre qui l’accueillit. Mais, à son grand soulagement, le bouchoir était fermé. De ses mains tremblantes, elle chercha du papier dans la commode. Le bouquet était vraiment beau. En le regardant, elle fut remplie de joie. Elle s’assit un moment en étendant ses jambes pour les reposer. Avec inquiétude, elle regarda deux ou trois fois le réveil renversé sur la table. « Je dois partir, sinon il sera trop tard », pensa-t-elle. Et elle se remit en route. Entre temps, les étoiles étaient apparues dans le ciel. L’air était frais et les feuilles d’érables embaumaient. Il y avait toute une rue à remonter. La vieille dame tâtait du bout de sa fidèle canne le chemin plongé dans l’obscurité. Cette rue en bordure de la ville était pleine de trous et complètement sombre.
    Devant la porte du maître de conférences en sciences naturelles, elle prit le bouquet de fleurs et la canne dans sa main gauche et, avec son pouce droit, pressa le bouton de la sonnette. Personne ne vint ouvrir. « Ils sont probablement en train de manger », pensa-t-elle. « C’est surprenant qu’ils fêtent cet anniversaire si calmement. Mais va savoir, les gens cultivés ne sont pas comme tous ces paysans qui gueulent aussi fort qu’ils le peuvent. »
    Finalement, quelqu’un vint lui ouvrir. C’était la belle-mère d’Egbert. Elle avait l’air contrariée.
    — Entrez, dit-elle poliment, mais sans chaleur, et elle laissa passer la vieille dame devant elle.
    Celle-ci tâtonna un moment dans l’entrée obscure avant d’atteindre la porte de la cuisine.
    L’état de cette dernière était tel qu’il était impossible de penser qu’on fêtait un anniversaire dans cette maison.
    — Prenez un siège, ne restez pas debout, dit la belle-mère sur le même ton.
    — Ce n’est pas la peine. Je vois qu’Egbert n’est pas là. Je lui ai apporté des roses pour son anniversaire.
    — Il n’est pas encore rentré du travail.
La belle-mère était la veuve d’un célèbre professeur — un vrai — mort depuis quelques années. Le digne passé de son mari ne lui permettait pas d’être trop bavarde.
    — Pour son anniversaire, il ne peut pas rentrer plus tôt ? s’étonna la vieille dame.
    — À l’université, vous savez…
    — Même à l’université… Est-ce que madame est à la maison ?
    — Non, au travail aussi.
    — Oh miel, marmonna la vieille dame. C’était bien la peine que je coure dans toute la ville…
    — Vous pouvez laisser les roses.
    — C’est bien ce que je compte faire. Je ne vais pas les ramener chez moi ! Mais… c’est vraiment dommage qu’ils ne soient pas là.
    — Voulez-vous les attendre, dit la belle-mère d’Egbert, toujours impassible.
    — Oui, que faire d’autre ? soupira la vieille dame.
    Elle s’assit sur un tabouret au milieu de la cuisine. Vêtue de son manteau rouge, tel un cardinal, elle échangeait de temps en temps quelques mots avec la belle-mère d’Egbert. La conversation languissait, comme lors de ses précédentes visites. Elles eurent bientôt parlé du temps et de leur santé. La santé et la mort des maris disparus alimentèrent quelque temps encore la conversation. Puis un silence pénible s’installa. La veuve du professeur s’entretenait uniquement avec des personnes cultivées qui parlaient parfaitement plusieurs langues étrangères. Elle n’avait aucun don pour les conversations ordinaires.
    À dix heures, la vieille dame dit :
    — Je ne peux pas attendre plus longtemps.
    — Restez encore un instant, insista l’autre poliment.
    — Inutile. Les roses sont là, c’est l’essentiel. Mais comment se fait-il qu’ils travaillent si tard ?
    Depuis un moment, la belle-mère réfléchissait. Finalement, elle proposa :
    — Vous prendrez bien une tasse de café ?
    — Non merci.
    Le visage de la belle-mère s’éclaira.
    — Venez donc dimanche ou lundi, Egbert et Silvia seront là. Vous pourrez prendre le café avec eux.
    La vieille dame écarquilla les yeux, comme lorsqu’elle avait payé les roses.
    — On ne m’a jamais offert à boire ou à manger ici. Et ce n’est pas pour cela que je viens.
    — Ne le prenez pas comme ça, dit l’autre sur un ton aimable, mais sans chaleur.
    — Bon, eh bien bonsoir !
    Il faisait sombre dans l’entrée. « Ils n’ont même pas de lumière ici ! » pensa la vieille dame en se cognant au chambranle de la porte.
    Elle marchait à la façon d’un canard, mais dans l’obscurité, personne ne le remarquait. Dans la journée aussi, c’est à peine si l’on faisait attention à cette petite vieille solitaire et à sa vieille maison isolée.
    « Vous prendrez bien une tasse de café ? » prononça-t-elle dans la rue en imitant le ton guindé de la belle-mère.
    Pendant un moment elle sollicita la serrure. « C’est vieux et rouillé, par tous les diables ! » Sa maison vide lui parut lugubre et inamicale. Elle n’entendit pas le tic-tac du réveil. Celui-ci était au bout du rouleau, comme sa propriétaire de quatre-vingts ans qui s’était épuisée à chercher des fleurs pour un anniversaire.
    Elle enleva son manteau rouge, s’assit devant la table, se fit une tartine de margarine et, avant d’y mordre, murmura :
    — Bon, ça y est, l’anniversaire du professeur est fêté… Qu’est-ce que je vais bien pouvoir donner à manger à ces poules demain ?

Traduit de l’estonien par Hélène Challulau