Don Juan et Jeanne la Pucelle

       À son réveil Don Juan Tenorio eut l’impression d’avoir dormi peu de temps mais d’émerger d’un très long rêve. Un rêve qui portait sur des années, sur toute une vie d’homme.
       « Un sommeil si court, un si long rêve… », se dit-il. Il lui semblait que cette simple affirmation avait une certaine profondeur que les mots n’arrivaient pas à rendre.
       « Il manque quelque chose dans la langue de Castille », pensa-t-il. « Elle n’a qu’un mot pour le sommeil et le rêve. Mais en quelle langue cette idée m’est-elle venue pour la première fois ? »
       Il ne trouvait aucune explication. Elles étaient toutes, en quelque sorte, flottantes, nébuleuses, diffuses. Il ne pouvait même dire en quelle langue il pensait. Sa pensée en était devenue plus libre mais en même temps avait perdu un support stable. C’était comme si son corps ne pesait plus, flottant librement dans une sorte de lumière verdâtre, qu’il croyait percevoir, même les yeux fermés.
       « C’est de l’eau. » Fébrilement, il cherchait à se raccrocher à des notions, des mots, des noms. « C’est un fleuve – le Guadalquivir… On m’a jeté dans le fleuve. Je nage. L’eau m’entraîne avec elle vers la mer. Peut-être suis-je déjà dans la mer. »
       Il ouvrit grand les yeux et découvrit qu’il était allongé sur un banc de pierre à l’ombre de grands arbres. La lumière qui perçait l’épais feuillage était verdâtre. Le soleil était à peine levé, l’air était frais et, sous lui, le banc était dur et froid.
       Ce n’était donc qu’un rêve. Mais il ne savait plus comment il était arrivé là, sur ce banc, comment il s’était endormi. Sûrement, il s’était enivré. Mais ivre à ce point, au point d’en avoir perdu le souvenir, il ne l’avait encore jamais été. Jamais il n’avait dormi à la belle étoile, en butte à la risée générale. Il ne s’occupait guère de l’opinion d’autrui, mais il n’avait jamais oublié le sens de sa dignité.
       « Mon honneur ! » cria-t-il. Car il avait retrouvé sa condition de grand seigneur castillan, et aussi l’usage de la langue de ses pères. « Sainte Mère de Dieu, mon honneur ! L’ai-je aussi perdu ? »
       Il se redressa mais dut alors lutter contre un léger sentiment de vertige, comme s’il avait réellement bu trop de vin la veille au soir. Étonnant qu’il n’en ait aucun souvenir. En revanche persistait un autre souvenir qu’il tenait pour un cauchemar. Il croyait se rappeler un coup sur la tête, qui l’avait étourdi, et un bref réveil dans les flots glacés d’une rivière. En même temps il regardait à gauche et à droite, mais l’endroit où il se trouvait lui était étranger. Il n’avait jamais vu un parc d’une telle dimension, et de si longues routes, bordées de platanes séculaires. On aurait pu se croire en forêt si les arbres n’avaient pas été si rigoureusement alignés. Ce ne pouvait être Séville, personne n’y possédait un si grand parc. Il se leva et s’arrêta au milieu de la route toute droite, mais elle ne semblait avoir de fin ni devant ni derrière lui.
       Tout revenait peu à peu. Et ce n’est qu’alors qu’il constata qu’il n’avait ni manteau, ni chapeau ni épée. Il était comme nu. Par bonheur l’heure était encore très matinale. S’il se hâtait, il pourrait être chez lui avant que Séville s’éveillât. Mais où pouvait-il avoir laissé manteau, chapeau et épée ? Près d’une femme, mais laquelle ? Et c’était maintenant la plus grande surprise de cette matinée : aucune femme ne lui venait à l’esprit. Sa mémoire était ratissée, nettoyée, aussi nette que la longue route toute droite devant lui.
       Mais ce n’était point le moment de se perdre en cogitations. Il se mit en route vivement, sans savoir d’ailleurs quelle direction prendre. Son pas était alerte, écrasant sous ses talons le sable à gros grains, l’air matinal était vivifiant et son anxiété disparaissait peu à peu. Quand il eut marché environ un quart d’heure, il remarqua que la route et les arbres n’avaient pas changé et qu’à la même place, au bord de cette route, il y avait un banc de pierre gris, exactement semblable à celui sur lequel il s’était réveillé. Une pensée confuse le poussa vers ce banc pour l’examiner de plus près. Et il vit alors devant le banc, sur le sable ratissé, des marques de pas. Il n’eut pas besoin d’y appliquer sa botte pour constater qu’il s’agissait de ses propres traces. Mais point d’autres empreintes d’être vivant.
       Don Juan Tenorio était un esprit éclairé. Il ne croyait à aucun enchantement d’aucune sorte comme ceux qui figuraient dans ces vieux romans de chevalerie, et les aventures du chevalier Amadis le faisaient rire. Il avait ri également de bien d’autres choses, mais là, il n’était pas d’humeur. Quoi qu’il en fût, cet endroit était différent de tous ceux qu’il avait vus jusqu’à présent. Il s’essuya les yeux, encore un peu chassieux. Peut-être d’ailleurs dormait-il encore, peut-être était-il en plein rêve. Mais si ce n’était pas un rêve….
       Il existait une possibilité : que ce qu’à son réveil il avait considéré comme un rêve eût été sa vie réelle et que ce fût de ce rêve qu’il se fût réveillé. Alors tout ce qu’au début il croyait se rappeler, le piège dans lequel les moines et leurs ruses maudites l’avaient fait tomber, le coup qui l’avait frappé, la chute dans les eaux, tout cela était réellement arrivé.
       Dans ce cas il était mort.
       Il se rappela la dernière pensée qui lui avait traversé l’esprit avant que l’eau froide l’eût submergé : « C’est la dernière gorgée d’eau rafraîchissante. Bientôt je serai dans un lieu entièrement brûlant. »
       Don Juan se mit à rire. Il avait souvent ri, longuement et bruyamment, quand quelqu’un, voire sa propre conscience, lui avait fait la leçon. « On a le temps », avait-il dit. Tous les sermons des prêtres disaient qu’il n’était jamais trop tard pour prendre le bon chemin. Plus grand était le pécheur, plus grande était la joie dans le ciel quand finalement il se repentait. Mais la veille au soir il n’avait plus le temps de se repentir de ses péchés. Son cœur était resté dur. À présent, s’il était vraiment mort, c’est dans les flammes de l’enfer qu’il aurait dû se réveiller, et non dans la fraîcheur de ce parc ombragé. Il aurait dû se réveiller au milieu des cris et des gémissements, et non dans ce silence que ne troublait aucun chant d’oiseau, ni même le moindre frémissement du feuillage.
       Non, il n’était pas mort. Ce devait être seulement encore un mauvais tour des moines. Comme quand l’un d’eux avait revêtu le manteau de Gonzalo de Ulloa pour lui faire croire que la statue du commandeur s’était vraiment animée.
       Il revint près du banc et s’y assit. « Le mieux est d’attendre que ma raison s’éclaire, dit-il. Point n’est besoin de s’inquiéter trop vite et de se rendre ridicule une fois de plus. » Peut-être que ses ennemis, en ce moment même, tapis dans l’ombre des arbres, l’épiaient pour voir ses réactions.
       C’est alors qu’il entendit des pas s’approcher. Il était devenu si méfiant qu’il se retenait de regarder de ce côté. Mais quand enfin il se décida à lever les yeux, il vit en face de lui un jeune page qui l’observait avec une indifférence insolente. Le garçon était vêtu de noir des pieds à la tête et ses cheveux châtain clair étaient coupés aussi court que le voulaient les beaux galants à la mode. Sans prononcer un seul mot, il s’assit à l’autre bout du banc.
       Cette absence complète de courtoisie irrita don Juan, au point qu’il se leva brusquement. Il restait debout devant le page, lui jetant un regard mauvais. Mais ce regard qui avait fait trembler tant de gens, était cette fois sans effet. Don Juan reprenait son souffle pour châtier l’impudent jeune homme par quelques paroles bien senties quand quelque chose les lui fit ravaler. Le jeune homme était une femme. La vêture masculine n’avait qu’un bref instant trompé son œil exercé. Le pourpoint ajusté ne pouvait pas cacher certaines rondeurs. Et le visage, bien qu’émacié, aux lignes dures, était pourtant celui d’une femme, et celle d’une femme la bouche fraîche et fleurie.
       Don Juan Tenorio sentit tout à coup le sol, jusque là instable, se raffermir sous ses pieds. Il fit un pas en arrière et s’inclina avec déférence :
       « Bonjour, Votre Grâce ! Quel heureux début de journée ! »
       La femme, ou la fille – il était difficile de décider de son âge –, leva vers lui son regard bleu et paisible. Elle répondit en français :
       « Je comprends ce que tu penses mais je ne peux te répondre dans ta langue. Le jour est long et il est bien tôt pour le louer ou le déplorer. Apparemment tu es nouveau ici… »
       « Ici… » commença don Juan mais il se mordit la langue. Il ne voulait pas donner l’impression qu’il ne savait pas vraiment où il se trouvait. « Cette rencontre au début d’une nouvelle journée est pour moi importante. Et même s’il s’agit seulement d’un rêve, j’en suis reconnaissant. Et dans ce dernier cas, j’espère qu’on attendra un peu avant de nous réveiller l’un et l’autre. »
       Les épaules de la femme eurent un frémissement, mais son visage et sa voix restaient paisibles. Il y avait même dans sa voix un ton de condescendance vaguement amicale quand elle répondit :
       « Le temps des rêves est passé. Tôt ou tard il te faudra le comprendre. Mais je ne sais point qui tu es… »
       « Don Juan Tenorio, pour vous servir. Me permettez-vous de me rasseoir sur ce banc, bien que j’ose à peine le toucher de cette partie du corps si digne de mépris ? »
       « Don Juan Tenorio ? » La femme fronça le sourcil, comme si quelque chose lui était venu à l’esprit. Es-tu Aragonais ou Castillan ? Les Aragonais sont trompeurs et les Castillans vaniteux, si bien que cela n’a pas grande importance. Mais tu es chevalier et vraisemblablement homme de guerre. »
       « Je suis Castillan, chevalier et homme de guerre. Et la proximité d’une belle femme rend vain tout homme, et donc un Castillan. Mais puisque vous ne semblez pas tenir en particulière estime les Castillans, je me permets de vous demander comment vous êtes arrivée en notre pays. »
       La femme sourit, mais ce n’était pas ce genre de sourire qu’attendait don Juan.
       « Oui, je vois bien que tu es Castillan. À qui d’autre viendrait cette idée grotesque que ce pays est le sien ? Même les Anglais ne sont pas allés si loin. »
       Don Juan sentit en lui s’allumer un feu que bien peu de femmes avaient pu allumer. Une excitation, un goût de la compétition, cette étincelle qui portait les autres hommes à combattre sur un champ de bataille ou à lutter dans l’arène, qui s’emparait d’eux à la chasse ou au jeu de dés, et qui dans son cas s’enflammait pour peu qu’il rencontrât une femme qui agissait comme une provocation, comme un roulement de tambour ou le son d’une trompette. Pourtant cette femme-ci n’était pas de la sorte à éveiller son désir charnel. Elle était trop maigre, les traits de son visage trop durs et les yeux trop froids.Mais il y avait en elle quelque chose de mystérieux, de nouveau et d’inconnu. Elle était si fière et sûre d’elle-même, on pouvait même dire impudente, comme si elle était une princesse. Et en même temps elle parlait comme une paysanne.
       Il se pencha vers elle et essaya de donner à ses paroles un ton aussi innocent que possible.
       « Je vous demande mille fois pardons de m’exprimer aussi maladroitement. Je sais bien sûr que je suis en terre étrangère et que j’abuse de votre hospitalité. Je dois reconnaître que je ne sais réllement pas à qui appartient le beau jardin où je me trouve actuellement. »
       « Je l’ai compris », dit la femme simplement. Apparemment tu ne sais pas la moitié des choses. Ce jardin appartient à celui à qui appartiennent le règne, la puissance et la gloire, pour les siècles des siècles. »
       « Amen », dit don Juan  et il fit le signe de croix. C’était donc en somme le jardin du cloître – ou de quelque autre cloître, à l’extérieur de Séville, où on l’avait été après avoir reçu ce coup sur la tête.Et cette femme était sans doute quelque novice d’un ordre particulier, qui portait cet habit excentrique. Mais on ne l’avait pourtant pas porté dans un couvent de nonnes ? On devait bien savoir ce que cela signifiait, on devait connaître l’histoire de sœur Sérafina… »
       « Je dois reconnaître qu’à cette heure matinale je n’ai point les idées très claires et que mes paroles peuvent donc vous sembler étranges. Mais juste avant de me réveiller, j’ai eu un rêve étrange et je n’en suis toujours pas revenu. J’ai eu exactement l’impression que j’étais mort. Et quand je me suis réveillé, j’ai été surpris de me trouver dans ce si beau jardin. Réellement je m’étais attendu à me réveiller dans un endroit tout à fait brûlant, car j’ai vécu une vie dépravée, si dépravée même, que j’ose à peine la mentionner à vos oreilles. » 
       « Tous les hommes vivent une vie dépravée. Le lieu où il nous sera donné de parvenir après la mort, ne dépend pas de notre vie mais seulement de l’amour de notre Père. »
       « Mais je suis maintenant heureux que tout cela n’ait été qu’un rêve et qu’il me soit pourtant possible de devenir meilleur. Et ce qui me cause une joie particulière, c’est que la Sainte Vierge ait mis sur mon chemin la seule personne qui puisse me secourir. »
       Il touchait la manche bouffante du pourpoint de page. Mais elle, secouant sa manche, fit tomber la main, comme on chasse une mouche.
       « Tu es dans une grande erreur, frère Juan. Il n’est plus possible de rien améliorer. »
       Don Juan Tenorio n’accorda pas trop attention aux derniers mots.
       « « Frère Juan »… Ai-je bien entendu ? Personne ne m’a jamais appelé ainsi, j’ai toujours été seul, même au milieu d’une foule. Et j’ai toujours été seul dans mon cœur. J’aurais plaisir à répondre de la même façon, mais je ne sais pas ton nom, ma sœur… »
       « On m’appelle Jeanne la Pucelle. Je n’ai pas d’autres noms car mon père n’avait ni château ni blason. Et le roi auquel j’ai rendu sa couronne, ne m’a fait présent d’aucune prière pour abréger mon temps de purgatoire. »
       « Jeanne la Pucelle… » Don Juan regarda la femme avec curiosité. Comment n’avait-il pas pensé qu’elle n’avait pas toute sa raison ? Mais ne l’avait-elle vraiment pas ? Où donc avait-il entendu parler d’une Pucelle Jeanne ? Cela ne lui disait rien, et pourtant là, à ce moment, il commençait à sentir, confusément, que quelqu’un venait de lui en parler. Oui, une fille, une petite paysanne, qu’on appelait simplement la Pucelle. Une vierge qui avait aidé le roi de France dans sa lutte contre les Anglais. Mais quand ? Les rois de France se sont toujours battus contre les Anglais. Et cette pucelle, elle était morte. Elle était morte d’une certaine façon… De mort violente… Son regard glissa sur le visage de la femme, son cou, sa poitrine, comme s’il cherchait une marque qui lui indiquât la façon dont elle était morte. Alors il se mit à rire. Si les moines avaient réussi à lui faire croire que la statue d’Ulloa s’était animée…
       « Jeanne la Pucelle est morte », dit-il.
       « Tu as raison, frère Juan. Ton rêve n’était pas un rêve. Ou plus exactement, c’en était un. Vue d’ici, notre vie n’est pas autre chose. »
       « Cela, tu ne pourras jamais me le faire croire. Si je suis réellement mort, je sais aussi où est ma place. Et elle n’est pas ici mais dans les flammes de l’enfer. Et là il n’y a point de pucelle, pas une seule. »
       « Qu’en sais-tu ? Y connais-tu quelque chose ? »
       « Oui, j’y connais quelque chose et j’ai tout fait pour que ma place soit en enfer. J’ai été un pécheur, un impudent libertin. Personne n’a été pire que moi dans tout Séville, dans toute la Castille, dans le monde entier. »
       « Tu es un vantard, c’est tout ce que tu es », dit paisiblement la pucelle. « Un vrai, un parfait Castillan. Mais quelle arrogance de se croire si grand pécheur que la miséricorde de notre Père ne puisse rien pour toi ! Dis-moi donc ce que ta malice t’a fait commettre ! »
       « Mais si ce lieu n’est pas l’enfer et si je suis réellement mort, où suis-je alors ? »
       « Au même endroit que moi, c’est-à-dire nulle part ! Nous sommes au début d’un long voyage et nous attendons. Et nous sommes tous les deux dans le même cas, toi qui te vantes de tes péchés, et moi qui ai parlé avec les saints, les anges et la Vierge Marie. »
       Ne percevait-on pas dans la voix de la pucelle une certaine amertume ? Mais don Juan Tenorio n’y prêtait plus attention. Il ne pensait plus qu’à lui-même, ou plus exactement à la situation dans laquelle il se trouvait. La brume des conjectures s’était épaissie en certitude. Oui, c’était bien cela. Il était mort. Mais où était-il ? À cette question il n’avait pas encore reçu de vraie réponse. Certes il avait lu Dante, mais cet endroit n’était comparable à aucun autre ni en enfer ni ailleurs. 
       « Un voyage ? Quelle sorte de voyage ? » demanda-t-il.
       Jeanne la Pucelle leva les yeux au ciel et don Juan fit de même. Il ne vit d’abord dans le ciel d’azur qu’une masse de nuages blanchâtres, mais quand il obligea son regard à se faire plus perçant, il crut apercevoir là-haut, dans le lointain, une montagne enveloppée de brouillard et dont le sommet disparaissait dans la lumière étincelante. Ce pouvait n’être qu’un mirage, mais il comprit bientôt que c’était la montagne du Purgatoire.
       « Crois-tu que nous devons faire cette route ? Même ceux dont la fin du voyage est l’enfer ? »
       « Je ne sais », répondit la pucelle. « Peut-être, pourquoi pas ? Pourquoi le chemin de l’enfer serait-il plus facile ? À supposer que tu aies été vraiment destiné à l’enfer. Tu sembles toujours avoir une très bonne opinion de toi-même. »
       « Je pense seulement que s’il nous faut de toutes façons faire ce voyage… C’est une longue route. Le plus sage ne serait-il pas de s’y mettre tout de suite, en profitant de la fraîcheur du matin ?
       « Aucun de nos pas ne nous approchera du but, si ce n’est pas la volonté de Dieu. Mais tu peux essayer… »
       Don Juan inclina la tête avec résignation. Il pensait à la promenade qu’il venait de faire et qui l’avait mené à cette même place près du banc.
       « Nous pouvons rester assis ici comme cela des années. »
       « Des années ? Qu’est-ce que cela signifie ? Ici il n’y a ni années ni jours. Ici c’est toujours le présent. Et nous sommes toujours à cette même place. »
       Don Juan tenait sa tête entre ses mains.
       « Attends, attends ! Ma raison n’arrive pas à tout embrasser à la fois. »
       «  Se fier à sa raison est tout à fait vain. Ici notre raison a aussi peu de pouvoir que nos pieds. »
       Chose surprenante, ces mots eurent un effet consolant. Si tous les efforts et les peines étaient chose vaine, à quoi bon la peur, la peur ou le regret ? Viendrait le temps… non, pas le temps mais quelque chose d’autre. Qu’il se trouvât ici, et de plus en compagnie d’une jeune femme, était à coup sûr le châtiment le plus doux auquel il pût s’attendre. Si les moulins de Dieu broyaient lentement, ils pouvaient donc ralentir encore davantage. Dieu avait peut-être son idée en le plaçant là, peut-être était-ce pour lui confier quelque mission. 
       « Jeanne la Pucelle », dit-il sérieusement, « tu sembles connaître beaucoup plus de choses que moi, même si je ne sais plus bien qui de nous deux s’est trouvé là avant l’autre. J’ai tant de questions à poser que je ne sais par où commencer. Mes questionnements peuvent te sembler superflus ou même absurdes, mais je n’y peux rien. Tu disais que tu avais parlé avec les saints, les anges et même la Sainte Mère de Dieu. J’avoue avoir été surpris de me trouver avec toi dans le même lieu, face à face. Le fardeau de mes péchés me semble s’en être encore alourdi. Je me sens tellement souillé que j’ose à peine lever mon regard vers toi… » En même temps il posait sa main sur la nuque de la pucelle. « Je n’ose plus dire que je suis le plus grand des pécheurs, puisque selon toi c’est vantardise. J’ai pourtant été un fieffé ruffian, et je te prie de ne pas prendre cette déclaration en mal. En nous amenant ici tous les deux le Seigneur avait peut-être son idée. Peut-être n’est-il pas encore trop tard. Les curés ont tant menti sur ce qui nous attend après la mort. Peut-être même était-ce un mensonge de dire qu’on ne peut après la mort devenir meilleur. Et peut-être t’a-t-on envoyée pour me diriger et m’instruire. Plus profondes sont les ténèbres, plus grande est la lumière dont on a besoin pour les repousser. »
       « Tu parles beaucoup et tu n’ épargnes pas les mots », dit Jeanne la Pucelle. « Si dans ta vie terrestre tu faisais de même, là était peut-être ton plus grand péché. J’ai déjà oublié ce que tu as dit au commencement. Mais tu as raison de dire que nous nous trouvons dans le même lieu et qu’aucun de nous deux n’estime que c’est vraiment sa place. Car moi non plus je ne m’attendais pas à arriver là. J’ai vécu et agi en instrument de Dieu, j’ai suivi les voix qui me dirigeaient. Personne n’a réussi à me convaincre que ces voix n’étaient pas des voix de la justice. Je suis morte en martyre, beaucoup le pensent. Et pourtant… Tout ce que j’ai fait semble être resté derrière moi sur la terre, exactement comme tes mauvaises actions. Moi aussi j’ai beaucoup de questions auxquelles je n’ai pas trouvé de réponse. Peut-être, au contraire, est-ce toi qu’on a envoyé pour m’éclairer dans mes ténèbres. »
       Don Juan poussa un profond soupir.
       « Alors nous sommes perdus tous les deux. »
       Soudain il sentit la main de la fille sur son bras.
       « Et pourquoi donc, frère Juan ? Nous savons si peu l’un de l’autre. Tu parles tout le temps de ta vie de pécheur, mais tu ne m’as pas encore dit ce que tu as réellement fait. Peut-être vaut-il mieux que tu me racontes les choses telles qu’elles étaient. De toute façon, ici, nous n’avons rien d’autre à faire. Je sais que je ne suis qu’une femme et qu’aux femmes on ne se confesse pas. Mais j’ai rempli aussi d’autres tâches qui ne sont pas habituellement des tâches de femmes. J’ai été soldat, on peut même dire que j’ai été chef d’armée. Ma main n’a jamais tenu la quenouille pour filer ni le seau pour la traite. Bien qu’on m’ait dite simple fille de ferme et que je sois vraiment d’humble origine, mon père n’a pourtant pas été pauvre au point de ne pouvoir employer des serviteurs et de forcer sa fille à un travail d’esclave. En revanche ma main a tenu l’épée et l’étendard. »
       Don Juan prit entre ses mains la main de Jeanne et la baisa. Était-ce manque de tact ? Lui n’y vit qu’un geste de courtoisie.
       « Au contraire, noble pucelle, au contraire ! S’il m’est arrivé dans ma vie antérieure de me confesser, ce fut toujours à des femmes. Seules les femmes manifestent pour cela intérêt et compréhension, et c’est seulement chez les femmes que je les ai trouvés. Si tu es vraiment prête à m’entendre et si cela ne te fait pas peur… »
       Jeanne la Pucelle retira sa main mais sans s’écarter de lui et sans baisser les yeux.
       « Qu’est-ce qui pourrait me faire peur ? J’ai vécu dans les camps, au milieu de gens de guerre assez rudes. Mon bras droit, mon plus proche ami était Gilles de Rais qui a pu dire avec raison qu’aucun péché ne lui était étranger. Frère Juan, je crois que dans ce domaine tu ne pourrais jamais rivaliser avec lui. Si je crains quelque chose, c’est seulement que ta confession ne m’ennuie. Mais en même temps je suis curieuse, je ne sais pourquoi. »
       Don Juan garda le silence et fronça le sourcil.
       « Eh bien, frère Juan. J’ai dit que j’étais curieuse. »
       « Je ne sais par où commencer. C’est une longue histoire et tout paraît si  terriblement loin… comme si j’étais mort il y a un siècle. Ma mémoire est toute obscurcie. »
       « Ici le temps n’a pas d’importance. Une longue histoire ne prendra pas plus de temps qu’une histoire courte. Mais il est peut-être plus facile de parler en marchant, c’est le cas pour beaucoup de gens. Le chevalier Gilles allait et venait à toute allure comme un loup en cage… »
       « Pourquoi pas », dit don Juan et il se leva. « Peut-être avancerai-je plus avec mes mots qu’avec mes jambes. »
       À peine avaient-ils fait quelques pas qu’ils se trouvèrent à un carrefour. La route à gauche aboutissait à une petite maison de jardin, que don Juan à son grand étonnement crut reconnaître. Elle ressemblait en tous points à la maisonnette du jardin où il jouait quand il était enfant. Il lui vint à la mémoire toutes sortes de jeux, dont, entre autres, sa première aventure amoureuse. Mais soudain il eut honte d’en parler. Non qu’elle eût été un si grand péché, mais parce qu’elle lui parut tout à coup bien futile et puérile. De plus ç’avait été une grande déception, car il en attendait beaucoup plus, d’après ce qu’il avait entendu sur ce sujet. Puisqu’il avait promis de parler avec la plus grande franchise, il le fit, bien que sans enthousiasme et à voix basse, comme s’il lisait quelque lettre indifférente et venant d’un inconnu.
       S’il avait persisté dans son péché, c’était plus par entêtement, et c’était aussi par entêtement qu’il en poursuivait le récit. Désormais le passé lointain revenait facilement à sa mémoire, car, au bord de la route, il y avait toujours une chose qui lui rappelait telle ou telle expérience amoureuse.
       Juanita, Catalina, Beatrix…Felicia, Isabella, Maria… La dernière avait été sa cousine et de plus une femme mariée, ce qui était deux fois pécher. Mais il remarqua que même la mention de cette circonstance laissait Jeanne indifférente. Anna, Teresa, puis Maria… Les noms commençaient à se répéter, les visages à se ressembler, et les aventures aussi se ressemblaient toujours davantage. Ces noms et ces visages qui se présentaient maintenant à sa mémoire, ils les avaient entre-temps complètement oubliés. Mais elles, l’avaient-elles aussi oublié ? 
       Il essayait de mettre davantage de sentiments dans les mots, de raconter avec expression, de faire voir les couleurs, respirer les odeurs. Il sentait aussi qu’il était déjà plus poète que pénitent, qu’il tentait consciemment de modifier un ou deux détails, de l’embellir. Il s’efforçait de se représenter dans le rôle d’un séducteur et d’un conquérant, bien qu’il lui vît de plus en plus clairement qu’il n’avait pas eu grand mal à cela, que toutes ces femmes et ces jeunes filles ne demandaient qu’à tomber dans ses bras. D’honorables femmes mariées comme Catarina et Aminta, deux sœurs qui au début avaient partagé ses faveurs et plus tard cependant s’étaient brouillées entre elles. Giralda, qui la nuit de ses noces avaient fui son fiancé ivre et avait donné sa virginité à cet hôte de passage. Même des femmes de grande famille comme la comtesse de Torres ou la duchesse Serpal, loin d’être des forteresses qu’il fallait assiéger, étaient plutôt des tables de festin toutes servies où l’on était invité par des laquais en livrée.
       Jeanne la Pucelle n’intervint qu’une fois dans le cours du récit. Ce fut quand il raconta l’histoire de la dévote sœur Sérafina qu’il avait séduite au milieu du carême.
       « Cette femme n’avait pas à faire un vœu qu’elle n’était pas capable de tenir. » Voyant que son histoire laissait son auditrice aussi indifférente, don Juan changea sa manière de parler. Il renonça à tout ornement et tout effet de style et se mit à décrire avec plus de détails son art de la séduction et les riches nuances du métier de pécheur pour lequel, nanti de l’expérience acquise avec le temps, il avait élaboré un art sui generis. Il ne recula pas devant l’emploi d’un vocabulaire qui était celui des mercenaires et des femmes vénales. Mais cela ne paraissait nullement affecter la jeune fille. Tout cela passait sur elle comme le murmure de l’eau. Et don Juan sentait que si la liste de ses péchés était longue, la réciter était aussi futile que s’il s’agissait de compter les grains de sable au bord de la mer.
       Quand il fit à nouveau silence, la jeune fille demanda soudain :
       « Et toutes ces femmes sont encore vivantes ? »
       Don Juan essaya de se rappeler ce qu’elles étaient devenues. Il n’avait jamais éprouvé d’intérêt à cet égard. Pour lui elles étaient mortes, et quand il avait, des années plus tard, rencontré l’une ou l’autre d’entre elles, il avait eu le sentiment étonnant de croiser des fantômes. Mais en posant sa question, elle était certainement loin d’imaginer cela. Ce n’était après tout qu’une simple paysanne et jamais elle n’aurait pu saisir ces subtilités. Qu’étaient-elles devenues, ces femmes ? Bien sûr beaucoup d’entre elles, quand il les avait quittées, avaient versé des torrents de larmes. Il ne comptait pas celles dont il avait fait le malheur. Mais les larmes n’étaient certainement pas dues au désespoir qui avait suivi la rupture, mais à la tristesse et à la fureur que la liaison eût si peu duré.
       « Pas toutes » dit-il. « Isabella est morte en couches. Estella a été tuée par son mari dans un accès de jalousie. Et Teresa s’est donné la mort. »
       « Tous les êtres meurent tôt ou tard », dit la jeune fille. « Ma question était apparemment trop simple. Ce que je voulais savoir, c’est si toi-même tu avais tué quelqu’un par amour. »
       Don Juan regarda sa compagne avec étonnement. Pour la première fois il voyait que  ses joues s’était légèrement teintées de rouge, que derrière ses mots on pouvait percevoir une certaine tension.
       « C’est une étrange question. Quelle raison aurais-je eu de tuer quelqu’un qui à mon  égard n’avait montré que de la bonté ? »
       « Ta question prouve la grande tiédeur de ton amour. Tout ce que tu m’as dit montre que tu étais comme un petit enfant qui joue avec ses jouets. Tu as vécu comme vivent les animaux privés de raison qui suivent leurs instincts. Et les enfants et les animaux privés de raison, après leur mort, ne vont pas en enfer. Tu n’as apparemment jamais senti dans ton cœur le vrai feu du péché et pourtant tu croyais que c’était les flammes de l’enfer qui t’attendaient. »
       Don Juan se redressa et dit d’un ton offensé :
       « Si cela ne suffit pas, j’ai encore beaucoup de péchés en réserve. Je n’ai parlé jusqu’à présent que des femmes. Mais si tu veux savoir, j’ai au moins six morts sur la conscience. J’ai tué trois maris en duel et deux frères qui me provoquaient pour venger l’honneur de leur sœur. Et pour finir Gonzalo de Ulloa, qui me refusait sa fille, donna Anna. Bien que cette mort soit vraiment accidentelle, car je n’avais pas la moindre intention de tuer un vieil homme, c’est pourtant ma main qui a éteint la lampe de sa vie. »
       « Six hommes, dont un, moitié par accident » dit la jeune fille déçue. « Mais, bien sûr, ce n’est pas la quantité qui compte, comme tu as l’air de le croire… Dis-moi maintenant ce qui t’a causé le plus de joie, séduire une femme ou tuer son mari. »
       Ils étaient près du banc, le même banc où ils s’étaient assis plus tôt, bien qu’ils eussent toujours marché droit devant eux. Pour se donner le temps de la réflexion, don Juan proposa de s’asseoir, car il se sentait les jambes lourdes.
       « Nous revoici à cet endroit. Je ne sais combien de temps s’est écoulé, mais tout cela semble bien loin. Et bien que je puisse me souvenir des événements eux-mêmes, il m’est difficile de ressusciter des sentiments qui sont morts en même temps que mon corps. »
       « Les sentiments vraiment forts ne meurent pas si facilement », dit la jeune fille. « Le méchant authentique ne meurt pas, même dans le feu de l’enfer. »
       « Maintenant je sais », dit don Juan. « Maintenant je sais ce qui m’a toujours procuré le plus grand plaisir. Le combat. Le combat, que ce soit avec les femmes ou avec les hommes. Le combat lui-même mais non le fruit de la victoire. C’est pourquoi j’ai toujours été en errance, c’est pourquoi j’ai toujours cherché de nouveaux adversaires… »
       « Le combat qui ne s’intéresse pas au fruit de la victoire, n’est qu’un jeu » dit la jeune fille. « Cela confirme ce que j’ai déjà dit : tu étais comme un enfant. Tu n’es jamais devenu adulte. Gilles de Rais était d’une tout autre espèce… »
       « Qui ? » demanda vivement don Juan comme si quelque chose l’avait piqué.
       « Le chevalier Barbe-bleue » dit la jeune fille et son visage s’éclaira d’un de ses rares sourires. « C’est sous ce nom qu’il est le plus connu. Vraiment, sa réputation n’a pas atteint la Castille ? Mais bien sûr, les Castillans sont vaniteux, ils ne veulent pas reconnaître qu’il y a aussi des grands hommes en d’autres pays…C’était mon bras droit, mon ami, frère et fils. Il était vraiment rempli de mal authentique. »
       Don Juan sentit soudain ses muscles se durcir et ses poings se crisper. Sensation si étrange qu’il lui était difficile de lui donner un nom. Était-ce vraiment la jalousie qui s’emparait de lui, seulement maintenant, après la mort, quand de son vivant il en était resté indemne ?
       « Est-ce que tu aimes cet homme ? » demanda-t-il.
       Maintenant c’était au tour de Jeanne la Pucelle de rester plongée dans ses pensées, comme si elle cherchait dans les strates de sa mémoire une chose qui lui était restée étrangère. 
       « Peut-être », dit-elle. « J’en ai aimé bien d’autres. Le roi, tous les gens de guerre, la France… Certes j’ai aimé le chevalier Gilles. Moi, j’avais choisi Dieu, lui était du côté de Satan. Et nous travaillions ensemble comme travaillent ensemble le feu et l’eau, la lumière et les ténèbres. »
       « Tu l’aimais », confirma don Juan avec force et sa voix était plus haute et plus stridente que d’habitude. « Et il t’aimait… »
       « Non », prononça la jeune fille vivement. « Non, lui ne m’aimait pas. S’il m’avait aimée, jamais je ne serais parvenue à Orléans, sans parler de Rouen. L’amour du chevalier Gilles était mortel. S’il aimait quelqu’un, il ne le laissait pas vivre. C’est bien pourquoi je demandais combien de femmes tu avais tuées. Pas une seule. Tu n’as jamais connu le véritable amour. »
       « C’est une conclusion pénible », dit don Juan et il baissa la tête. « Alors j’ai vécu pour rien. De moi il ne restera rien, pas même le nom… Un rêve, voilà tout ce qu’a été ma vie. »
       « Ce qui reste de toi sur la terre t’inquiète toujours plus que ce qui t’attend ? Alors, c’est sûr, tu vas rester longtemps ici. »
       Don Juan Tenorio sentait que tout ce qu’il avait tenté d’édifier jusque là tombait en ruines. Avec indifférence, avec seulement quelques mots, cette femme l’avait dépouillé de l’armure d’arrogance et de défi dont il avait voulu se protéger. Il se sentait vraiment nu, comme le jeune coq qu’une paysanne a entièrement déplumé. Et elle semblait avoir raison, car, apparemment, il n’était pas prêt même pour l’enfer.
       Mais cette prise de conscience n’avait pas tué son goût du combat. Il sentit croître et se renforcer l’âpreté de son esprit, et il éprouva un ressentiment violent contre la femme assise à ses côtés. Il oublia même que c’était une femme, et au moment où il se lança à l’assaut, il oublia aussi qu’il était don Juan Tenorio, quelqu’un qui habituellement luttait avec les femmes de tout autre façon et avec de tout autres mots.
       « Et toi-même, pucelle Jeanne, ne t’inquiètes-tu pas de ce qui restera de toi sur la terre ? Vraiment, tu ne penses pas qu’on pourra un jour réviser ton jugement et t’acquitter ? »
       « On m’a déjà acquittée… là-bas. Mais apparemment pas ici. »
       « Comment peux-tu le savoir ? »
       « Je le sais. Toi aussi tu sais déjà les choses qui arriveront beaucoup plus tard, même si apparemment tu n’y as pas réfléchi. C’est seulement quand nous serons un peu habitués que nous pourrons voir aussi bien l’avenir que le passé. Je vois aussi venir un temps où les sages prétendront que don Juan Tenorio n’a jamais existé. »
       « Et toi ? Personne ne mettra jamais ton existence en doute ? »
       « On me proclame sainte. Je suis une sainte, et malgré cela je me trouve toujours encore ici, au pied de la montagne du Purgatoire, et je ne peux avancer d’un pas. Pourquoi ? Si je recevais une réponse à cette question, la voie serait libre. »
       Don Juan haussa les épaules.
       « Quant à moi, c’est clair, je ne peux t’aider. Visiblement Gilles de Rais non plus, car il n’est pas ici. Mais tu as parlé avec les saints, les anges et même la Sainte Vierge. Ne vont-ils, eux, t’apporter quelque lumière ? »
       « Ils me disaient seulement ce que je devais faire. Je l’ai fait et j’ai jugé que c’était assez. Eh bien, soit ! J’ai au moins la consolation que ce que j’ai fait était juste. »
       « Tu en es aussi sûre que deux et deux font quatre », dit don Juan qui n’avait plus maintenant qu’un seul désir : ébranler la paix intacte de la jeune fille, percer une fissure dans sa brillante cuirasse. « Qu’as-tu fait alors réellement, dont tu puisses être fière ? »
       « J’ai mené au combat les armées françaises. J’ai chassé les Anglais du pays. J’ai délivré un peuple et couronné un roi. »
       « Est-ce que tu ne te contredis pas toi-même ? Si le roi est sur le trône, comment le peuple peut-il être libre ? »
       Il sembla que le calme de la jeune fille fût vraiment ébranlé, car son ton se fit soudain plus violent.
       « Quand un peuple est gouverné par son propre roi, un roi légitime, il est libre. C’est ce que disait aussi l’archange Michel. »
       « Loin de moi la pensée de contredire l’archange Michel. Tout en n’étant qu’un Castillan, je ne comprends pas vraiment en vertu de quoi Charles de Valois est plus Français qu’Henri Plantagenet dont la famille paternelle était originaire de Normandie et dont la mère était née Valois. N’as-tu pas tout simplement pris parti dans une querelle de famille, en combattant pour un enfant contre un autre ? En quoi le peuple de France était-il concerné par cette histoire ? »
       « Le peuple de France m’a donné raison, car il a combattu sous mon étendard et il a remporté la victoire. Et les Anglais eux-mêmes un jour me donneront raison, je le sais, car je vois l’avenir plus clairement que toi. »
       « C’est sans doute que les Anglais ont plus raison de t’être reconnaissants que les Français. En effet Henri Plantagenet serait devenu un jour un roi aussi français qu’anglais. Et que serait-il alors arrivé ? L’Angleterre, cette petite île, n’aurait bientôt été qu’une partie de la France, son roi se serait installé à Paris et y aurait régné. »
       « Tu veux me vaincre par la ruse », dit la jeune fille. « Mais avec aussi peu de succès que le juge qui a été obligé de me condamner à mort contre sa conviction. De ce qu’elle a profité aux Anglais mon action en est-elle plus mauvaise? »
       « Je n’ai pas dit qu’elle avait profité aux Anglais. Qu’un pays soit gouverné par un Valois ou par un Plantagenet, je ne vois pas la moindre différence. Mais ce que je vois, c’est que l’hostilité entre les Anglais et les Français continuera, que viendront de nouvelles guerres, de nouveaux massacres. Eh oui, moi aussi je peux déjà voir un peu l’avenir. »
       « Il existe des guerres qui viennent du diable, mais il existe aussi des guerres saintes. C’est ce qu’a dit l’archange Michel. Dans la guerre l’homme vainc non seulement l’ennemi mais aussi lui-même. S’il fait le sacrifice de sa vie. C’est le véritable amour. »
       « C’est l’amour de Gilles de Rais », dit don Juan.
       « Tu n’as rien à reprocher au chevalier Gilles. Tu as dit toi-même que tu avais tué. »
       « Oui, mais n’oublie pas que j’ai reconnu que c’était un péché. Je n’ai jamais dit que c’était une vertu. Et ceux que j’ai tués, je les ai tués avec ma propre épée. Je n’ai pas envoyé mes propres serviteurs ou des assassins aux gages pour le faire. »
       Les joues de la pucelle Jeanne rougirent, ses regards se firent durs comme des épées.
       « Tu es un insolent, don Juan ! »
       « Frère Juan, ma chère sœur ! J’ai toujours été insolent, c’est dans ma nature. Aussi m’étonné-je qu’on ne m’ait pas aussitôt infligé un châtiment. Mais qu’en est-il pour toi, pucelle Jeanne ? Tu te considères, je pense, comme une personne humble. Et pourtant non, puisque tu dis que tu as mis le roi sur son trône ? Peut-être même n’as-tu pas d’autre vertu que celle d’être vierge. Par malheur c’est une vertu dont très peu de femmes tiennent compte, et les hommes ne l’apprécient que très peu de temps…Oui, je sais, tu as accompli de grandes choses, plus grandes qu’aucune autre femme de ton époque. Et même qu’aucun homme. Tu marchais devant et les gens de guerre te suivaient, et le chevalier Gilles lui-même, pas à pas, comme un mouton, bien que Satan fût dans son cœur. Mais dis-moi : as-tu jamais fait ce par quoi commence toute autre femme, qu’elle soit Française ou Anglaise ? As-tu jamais bandé une blessure sanguinolente ? As-tu tenté de sauver quelque vie pour ceux qui t’aimaient ? As-tu jamais séché une larme ?…Tu as dit qu’on t’avait proclamée sainte. C’est possible. Mais, tu le vois par toi-même, cela ne te permet pas de te sauver d’ici. Tu as dit que tous deux nous avions des choses à notre actif. Des actions grandes ou petites, bonnes ou mauvaises, cela ne signifie plus rien, car ces actions, nous les avons laissées derrière nous. Mais nous n’avons ni l’un ni l’autre rien éprouvé – et c’est pourquoi nous sommes ici. »
       La jeune fille s’était levée, comme pour s’en aller, mais elle ne bougea pas. Ses yeux étaient grands ouverts et elle tremblait de tout son corps.
       « Frère Juan, comment oses-tu me parler ainsi ? Comment peux-tu ?…Comment peux-tu parler ainsi…à une femme ? Toi, don Juan Tenorio, qui es pourtant un chevalier… »
       Don Juan se leva aussi. Il clignait des yeux comme s’il se réveillait, comme s’il ne savait plus lui-même ce qu’il venait de dire.
       « Je ne sais…Tu as raison. Je n’ai jamais parlé ainsi, à aucune femme. Je ne sais ce qui m’a pris soudain… »
       Mais quand il regarda en face la jeune fille, il vit sur ses joues couler de grosses larmes.
       « Et j’espérais, quand je t’ai vu là, que tu m’aiderais. Qu’on t’avait envoyé pour m’aider… »
       Don Juan étendit la main en signe d’impuissance.
       «  Je pensais la même chose. Que tu étais une jeune fille envoyée pour me mener sur le bon chemin. Qu’il n’était encore pas trop tard… »
       « Tard…tard… » soupira Jeanne la Pucelle et elle pressa ses mains devant son visage. Même don Juan Tenorio ne peut m’apprendre ce qu’est l’amour. »
       « Sœur Jeanne, regarde ! » cria tout à coup don Juan. Il prit les deux mains de la jeune fille pour découvrir son visage.
       « Lève les yeux et regarde ! »
       « Je ne vois rien… »
       « Non, pas là-haut, je m’exprimais mal. Juste à cet endroit, à nos pieds…Que vois-tu ? »
       Et alors la jeune fille le vit aussi. Juste à cet endroit, entre les arbres, il y avait un petit sentier auquel ils n’avaient pas prêté attention plus tôt. Un sentier étroit, pierreux, qui montait, serpentant entre des buissons d’églantine en fleurs. Il conduisait au sommet de la montagne, aussi loin que le regard pouvait porter.
       « C’est bien le chemin qui conduit à la montagne du Purgatoire », dit-elle étonnée. « Comment ne l’avais-je pas vu plus tôt ? »
       Don Juan s’inclina profondément, comme devant une dame de grande noblesse. Et offrant son bras à la jeune fille, il dit :
       « M’accorderez-vous cette promenade, sœur Jeanne ? »
       

(Sigtuna väravad)  
       

Traduit de l’estonien par Yves Avril