Événement littéraire à Mustamäe

     Cet événement qui concerne l’histoire de la littérature mondiale se produisit dans un quartier de Tallinn appelé Mustamäe et met en cause un individu du nom de Peeter Savi, demeurant rue Tammsaare, non loin du magasin ABC. Peeter Savi était assistant scientifique à l’Institut de langue et de littérature de l’Académie des sciences. Il transférait des fiches d’un tiroir à un autre et gagnait environ cent roubles par mois. Il avait une petite femme, enseignante de son état, et une fillette de trois ans, Kadri. Toutes deux s’étaient rendues pour l’été dans la ferme d’une tante, dans le nord-est de l’Estonie. Sa femme aidait la tante à faire les foins. Kadri buvait du lait et racontait à sa grand-tante qu’il y avait à la ville des robinets par où sortaient de l’eau chaude et de l’eau froide.
     Peeter Savi avait choisi de rester seul à Tallinn. Il avait le sentiment qu’il travaillerait plus intensément pendant que sa famille serait en vacances. Il devait être présent une partie de la journée à l’Institut, mais on y passait son temps à blaguer, à boire du café, ou même à insulter ses supérieurs, et cela n’était pas sans le perturber dans son efficace transfert de fiches. Il abattait beaucoup plus de besogne assis à son bureau, dans son appartement du cinquième étage. La science, alors, progressait sous ses doigts indiscontinûment.
     Parfois cependant, lorsque ses yeux étaient fatigués de déchiffrer des phrases mal écrites, il relevait sa tête bourdonnante et scrutait l’horizon. Des images lointaines se dessinaient alors devant lui. Il existait des pays où tout était possible, et Peeter Savi, tel un chevalier, partait à leur recherche. Un étendard au bout de sa lance, il aurait voulu se rendre sur le tombeau du Christ, mais l’histoire et la géographie comportaient encore bien des incertitudes.
     Il avait parfois le sentiment que des actions d’éclat l’attendaient depuis son enfance et qu’il devait entrer résolument dans l’histoire de la littérature.
     Un jour, sous ses fenêtres, il aperçut une fleur étonnante qui poussait dans une poubelle. Il sentait qu’il lui appartenait de modeler la réalité. Il pouvait corriger le visible. Les associations poétiques paraissaient une méthode prometteuse. Mais l’essentiel dépendait de lui. Il fallait se donner de la peine, occuper l’espace, conférer au réel une forme plus belle en s’épanchant dans sa langue.
     Il se montrait surtout sensible aux possibilités de l’estonien, mais n’en était pas moins conscient que les autres idiomes avaient autant de consistance. Rimes et allitérations sont partout le fruit du hasard, songeait-il. Les esprits facétieux ne cessent d’établir des liens entre les choses, mais les racines de ces rapprochements plongent dans les profondeurs obscures de l’histoire, jusque dans la bouche d’un vieil ancêtre rieur.
     Après ces pensées vagabondes, Peeter Savi fut saisi d’un nouvel accès d’enthousiasme. Il voulait accomplir une œuvre, ici et maintenant, prononcer des mots décisifs, noter un hiéroglyphe à naître qui serait à lui seul une beauté indépendante. L’exaltation le stimulait, sa pensée prenait déjà son élan, mais son œil s’arrêta sur les fiches empilées, et sa main se remit à l’ouvrage.
     Mais un beau soir…
     Le rideau était tiré devant sa fenêtre — une épaisse toile grise des filatures de Pärnu. Le jour sombre et brumeux éclairait faiblement la pièce. Les cris d’enfants qui montaient des terrains de jeux se perdaient dans les profondeurs de l’espace. Peeter Savi suçait un bonbon à la menthe, pour rafraîchir sa bouche et son cerveau. Sur sa table brûlait comme d’habitude une lampe ancienne en bois sculpté, qui stimulait la réflexion scientifique du siècle. Soudain, on frappa à la porte.
     Peeter Savi alla ouvrir. Dans le couloir obscur se tenait un individu curieusement vêtu. Il ne le distinguait pas nettement, mais il lui sembla qu’il avait une épaule dénudée et l’autre recouverte d’une grossière toile de jute. Il tenait à la main une sorte de balluchon.
     Le visiteur posa une question dans une langue étrangère. À l’université, en complément au programme, Peeter Savi avait étudié l’espagnol. A l’époque, il s’était attelé à ce passe-temps avec beaucoup de sérieux. Il avait même lu dans le texte des écrivains latino-américains. À sa grande joie, il reconnut la langue, mais sa surprise était telle qu’il ne comprit pas la phrase. Il s’adressa à l’inconnu en bon espagnol :
     — Entrez, monsieur!
     L’homme pénétra dans le vestibule, écarta les bras comme s’il voulait étreindre Peeter Savi et s’exclama :
     — C’est donc vrai! C’est toi, Miguel? Peeter Savi recula d’un pas.
     — Non, je m’appelle Peeter. Peeter Savi.
     — Pourtant, on m’a dit que dans cet appartement habitait un Espagnol, écrivain de surcroît.
     — Oh! je ne suis qu’un petit déblayeur sur le grand chantier de la littérature, répondit Peeter Savi avec la modestie qui le caractérisait.
     — Tu n’es donc pas Miguel, mon compagnon de cellule dans la prison de Séville? demanda l’étranger, incrédule, en examinant Peeter Savi avec attention.
     — Dieu m’en garde. Je n’ai jamais séjourné en prison. Et encore moins à Séville où je ne suis même pas allé en tant que touriste.
     — Tu as l’air en effet plus jeune que lui, constata l’Espagnol qui se prenait à douter.
     La vérité commençait à apparaître.
     — D’ailleurs, je ne suis pas espagnol. Vous voyez bien que je parle avec un accent.
     — C’est que la langue d’aujourd’hui est bien différente, et je n’en connais pas toutes les particularités, soupira l’autre en posant son balluchon à terre.
     Peeter Savi n’était pas vraiment un spécialiste, mais il remarqua que le personnage utilisait d’étranges associations de mots. Des archaïsmes, supposait-il. Cependant, comme sa pratique orale se limitait à quelques discussions avec un ami mexicain, il préférait ne pas se fier à son instinct pour juger de la langue d’un véritable Espagnol d’Espagne.
     Il ne convenait pas de laisser un visiteur aussi longtemps dans le vestibule.
     — S’il vous plaît, entrez dans le séjour. Je vais faire du café.
     Il fit asseoir son hôte sur le canapé. L’homme était harassé et couvert de poussière. Contre le mur, en face de lui, se dressait la grande bibliothèque de Peeter Savi, qui ’ possédait aussi des ouvrages en finnois et en espagnol. Mais les livres ne semblaient pas intéresser l’étranger. Leur présence sur les étagères n’avait aucun sens. Il examina en revanche la lampe de bureau, d’un air un peu las et dédaigneux, ou peut-être avec le sentiment inexplicable d’un danger.
     En posant la tasse de café devant l’Espagnol, Peeter Savi l’interrogea d’un air intéressé :
     — Qui est donc ce Miguel que vous cherchez ? Je connais un peu la littérature, c’est mon métier, et je pourrai peut-être vous aider à le trouver.
     Le visiteur soupira.
     — J’ai ses affaires ici, dans mon balluchon. Voici longtemps que je le cherche pour les lui remettre. Et je n’ai pas même le temps de mourir.
     Il a vraiment besoin de repos, en effet, pensait Peeter Savi en observant cet homme d’antique apparence.
     — Si cela ne vous est pas trop pénible, racontez-moi votre histoire un peu plus en détail, l’encouragea-t-il. Et il le regarda dans les yeux en buvant son café chaud.
     — Je suis un peu las de répéter ce récit, mais il ne faut jamais perdre l’espoir, déclara l’Espagnol en guise d’entrée en matière. Comme je vous l’ai dit, Miguel était mon compagnon de cellule. Il avait échoué en prison à la suite de machinations fomentées contre lui lors de la collecte des impôts. Quant à moi, j’avais eu quelques embrouilles avec le ravitaillement militaire. Miguel écrivait. Cela l’absorbait tellement que, le jour de sa libération, il oublia ses affaires dans le cachot. Quand mon tour fut venu d’être libéré, je rassemblai ses frusques et en fis un petit balluchon, mais le destin aussitôt m’éloigna de Séville. Lorsque j’arrivai à Madrid, il était à Valladolid. Plus tard, les circonstances m’entraînèrent jusqu’au Nouveau Monde. J’avais toujours avec moi les affaires de Miguel. Je ne l’oubliais pas. À mon retour, j’appris qu’il voyageait à travers l’Europe. J’avais déjà vécu ma vie et fait tout ce que j’avais à y faire. Il ne me restait plus qu’à retrouver Miguel. C’est ce qui m’a tenu debout jusqu’à aujourd’hui. Je voyage depuis lors de pays en pays, en m’enquérant de lui là où je passe. Il y a longtemps que les dates et le temps se sont brouillés dans mon esprit. Me voici à présent dans cette contrée, et je continue de croire que l’on m’indiquera un jour une porte derrière laquelle je trouverai mon compagnon de cellule. Ah! mais pourquoi diable a-t-il fallu qu’il se mette à écrire? Ici, personne ne comprend ma langue, et lorsque j’ai demandé avec force gestes un Espagnol qui écrivait des livres, on m’a envoyé chez vous. Je ne connais même pas le nom de ce quartier.
     — Mustamäe, répondit Peeter Savi d’un air important. Il commençait à deviner de qui son interlocuteur voulait parler, mais cela paraissait tout à fait incroyable. Pourtant, dans son esprit aussi le temps prenait parfois un cours inexplicable.
     — Quel est le nom de famille de votre Miguel ?
     — Oh ! vous en avez probablement entendu parler. Il est originaire d’un village dans les environs de Madrid, Alcalá de Henares, vous connaissez certainement. Son père était un pauvre hidalgo, chirurgien de son état : de Cervantes y Saavedra.
     — Je l’avais deviné, s’exclama Peeter Savi, et dire qu’il y a quatre cents ans de cela!
     — Et comment donc! Il serait grand temps pour moi de mourir, mais je continue à trimballer fidèlement les effets de prison d’un autre. Quand je pense qu’on a osé prétendre que j’avais fait du trafic avec les provisions de l’armée ! Elles peuvent bien pourrir, leurs provisions!
     Peeter Savi éprouvait de la compassion pour cet homme. Il aurait voulu l’aider en lui donnant un bon conseil.
     — Pour autant que je sache, l’hidalgo que vous cherchez est mort depuis longtemps dans sa bonne ville de Madrid, commença-t-il doucement, pour ne pas trop attrister son interlocuteur. Seuls ses personnages voyagent à travers l’Europe. Et nous, valeureux chevaliers de la littérature, nous les interprétons de la manière dont l’exige notre époque. Croyez-moi, vous feriez mieux de renoncer à votre vaine recherche. On ne fait pas revenir le passé.
     — Ça, je suis bien d’accord. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’on me tient ce genre de discours. Mais que vais-je faire des affaires de Miguel?
     Peeter Savi eut soudain une idée, et voici ce qu’il proposa à l’étranger :
     — Allez donc à Madrid. Il y a probablement là-bas un musée Cervantes. Vous n’aurez qu’à leur remettre ce balluchon. Les générations futures viendront s’incliner devant lui et vous pourrez reposer en paix.
     Après ces bonnes paroles, il ne resta plus dans l’air la moindre incertitude.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin