Exercices

(Extrait)


     Je voudrais que rien ne change. Que tout dans ma vie reste identique. Immuable. Autour de moi, oui, tout peut changer : c’est intéressant d’observer les réformes, les catastrophes, les révolutions, les guerres. À distance, évidemment. Ma plus grande erreur : imaginer que je désire que ma vie change. Pourquoi devrait-elle changer ? Même immuable, elle me dérange bien assez comme ça. J’ai déjà tant de mal à y comprendre quelque chose !
     Le plus grand des bienfaits, c’est la routine. Et dire que, dans mon ingratitude, je la prenais pour la source de mon désespoir ! Pourtant, instinctivement, je n’ai jamais rien recherché d’autre que la stabilité. Rendre ma vie si répétitive qu’elle s’annule, s’efface elle-même, et cesse enfin de gâcher le paysage.
     Comme tous les jours de semaine, j’ai pris aujourd’hui, vers deux heures de l’après-midi, le métro jusqu’à la station Notre-Dame-des-Champs. Pour y aller, je dois changer une fois, mais cela va assez vite. Je connais les noms des stations par cœur. Je sais à quel bout de la rame il est préférable de s’installer, quelle station vient après quelle autre. Rue du Bac, Sèvres-Babylone, Rennes, Notre-Dame-des-Champs.
     Il y a là un petit snack-bar, que j’ai découvert cet été, pendant cette exposition à l’orangerie du Luxembourg. Les prix y sont modiques — le menu est à 35 francs. Pour cette somme, je prends un panino (poulet au curry ou dinde-emmenthal), un ice-tea (les boissons chaudes ne sont pas prévues dans le menu) et un flan — qui est une sorte de gâteau à l’apparence tout à fait insignifiante, voire repoussante, mais que j’aime parce qu’il me rappelle une sorte d’omelette ou un dessert aux œufs de mon enfance. Je fais toujours semblant de réfléchir, puis, avec des pauses soigneusement calculées, j’annonce mes choix à la fille, ou à la femme, ou à l’homme qui se trouve derrière le comptoir. C’est mon acte quotidien de socialisation, de communication avec cette ville. Je n’ai pas la moindre envie d’établir des relations plus étroites avec les tenanciers de cet établissement. Je suis même dérangé par le fait qu’ils me reconnaissent et ont l’habitude de me voir arriver chaque jour. Si cela dépendait de moi, je ferais en sorte qu’ils m’oublient après chaque visite et que j’entre là chaque jour par hasard, en passant.
     Le plus important, c’est que ce snack-bar ne me réserve aucune surprise. Les panini et les flans ont toujours le même goût. Et le goût de l’ice-tea ne change que si je prends la peine de demander « citron ». Dans le cas contraire, on me donne toujours « pêche ». Mais la différence est minime. Aujourd’hui, sans trop savoir pourquoi, j’ai décidé de varier le menu et j’ai remplacé le flan par une tarte aux pommes. Ce changement m’a perturbé pendant tout le repas. Je pensais à la tarte aux pommes. Je n’étais pas sûr qu’elle me satisferait. Et de fait, elle était un peu trop sucrée.
     À l’heure où j’arrive, il n’y a plus grand monde dans le bar. Il est deux heures passées, ce n’est plus vraiment l’heure de manger. L’établissement est surtout fréquenté par des étudiants. Beaucoup d’écoles dans les environs. Et ce bar me rappelle justement la cafétéria de mon école. Deux petits pains à la crème, un thé. Neuf kopecks en tout.
     Je m’assieds toujours sur le tabouret à côté de l’entrée. La porte est ouverte et je peux voir les passants dans la rue. Cela ne veut pas dire que je les observe. Ou peut-être que si. En tout cas je n’en garde aucun souvenir. Ils ne font que me traverser. Quand j’ai fini de manger, je me laisse glisser au bas du tabouret et sors dans la rue. Le bar et le repas sont aussitôt oubliés eux aussi. Ma conscience est alors envahie par un sentiment de bien-être post-prandial. Je traverse le jardin. Les feuilles tombent. Les jardiniers les regroupent avec des râteaux spéciaux, très larges. Chaque jour, on arrache les fleurs dans une nouvelle plate-bande. Il fait chaud, et elles pourraient encore fleurir, mais le planning des travaux prévoit apparemment que le moment est venu de nettoyer les plates-bandes. Toute notre civilisation est fondée sur la prédictibilité, l’immuabilité. J’aime la civilisation, surtout cet après-midi, dans le jardin du Luxembourg, alors que le soleil fait son apparition.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin