Fragments des cahiers de Northfield

Traduit de l’estonien par Jean-Luc Moreau



                                       I

Et de nouveau écrire à cette table dans la lueur de la lampe,
quand la mitraille de la pluie impitoyablement
déchiquette le toit, l’obscurité par la fenêtre
passe le poing, douloureusement serre le cœur,
car ta liberté, qu’est-elle, où est-elle,
ta liberté sur le rivage de cette table,
de cette île en suspens au milieu de la nuit,
au-dessus des tourbillons du gouffre, atome de pensée,
pure chimère et rien de plus,
lorsque le vent des siècles emmêle tes cheveux
et souffle librement à travers ta chambre.

                                       II

Notre amour est comme un sang qui circule,
comme une respiration profonde et continue,
comme un arbre qui croît d’un anneau chaque année,
enraciné dans notre poème.

                                       III

Le flot coulait en clapotant dans la cave de la maison,
printemps grondeur et fondations longtemps corps à corps se mesurèrent,
nous vivions dans un navire qui faisait eau, à l’ancre dans la tourmente.
Nuit et jour on entendait les suffoquements de la pompe dans la cave inondée,
comme si le Mississippi lui-même était entré dans la pièce, avait dit : salut ! d’une voix rauque,
avait offert un coup de whisky à sa gourde immensément houleuse
pour me mettre avec femme et maison dans sa poche mouillée.

                                       IV

Un frelon dans les framboisiers cramoisis disparaît,
apiculteur gourmand qui bizarrement bourdonne au rythme de juillet.
Ainsi le mot se fond dans la nature sans espoir du poème.

                                        V

L’année, Icare tombé, tenait dans la forêt,
les plumes de ses ailes, à la fourche des branches, caressaient les nuages,
la cire fondue veinait la mousse,
une odeur de cadavre prenait aux narines.
Bientôt on allumera les feux des sacrifices,
l’année retournera au ciel en une colonne de fumée.
Le froid fait table rase de tout.
Les hêtres, vaporisant l’encre de l’ombre,
dessinent sur le feuillet de la neige le chiffre nouveau de l’année,
et calculent en soupirant l’âge éternel du globe.

                                    VI

Ton pays dût-il rester longtemps obscur* —
malgré les éclairs des batailles
la nappe de la nuit demeure sur tes champs,
les ours s’en vont, balourds, dans les taillis,
le cerf porte fièrement le blason de ses andouillers
dans le marais, l’attente du peuple
est silence hors du temps, qu’une comète
illumine parfois, comme la vision du Blanc Navire**,
crépitant dans la hutte enfumée du destin.

                                   VII

Je tombe avec chaque goutte de pluie
Et me libère en chaque feuille qui flambe
Je vole d’arbre en arbre avec le vent
Pour renaître dans le terreau de tes entrailles.

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* Vers d’un célèbre poème de Juhan Liiv. (N. d. t.)
** Symbole du salut utilisé dans ses prophéties par Maltsvet, prédicateur estonien hétérodoxe du 19e siècle. (N. d. t.)