Gerko

     Dans mon enfance, on voyait encore en Estonie de nombreux champs de maïs hérités de l’époque de Khrouchtchev. Il y en avait un aussi dans le sovkhoze de Taagepera, où je suis né et où j’ai grandi : une véritable forêt de maïs de dix hectares. Elle était particulièrement épaisse et nous y jouions souvent à la guerre avec les autres garçons. Un jour pourtant, ce plaisir nous fut interdit.
     Un agronome du sovkhoze avait en effet expliqué que dans ce champ s’était installée une créature étrange dotée d’une queue de renard et d’un rire rond, et qui portait le nom de Gerko. Au début, personne ne prit cette histoire au sérieux — qu’est-ce que c’était que ce Gerko et son rire rond ! —, mais ladite créature fut aperçue un peu plus tard par le zootechnicien, ainsi que par le gardien de troupeau Väino Meos, qui était l’homme le plus intègre de notre village.
     Cela régla la question. Comme on ne savait pas quelle était l’attitude de Gerko à l’égard des enfants, on nous interdit à compter de ce jour de traîner dans le champ de maïs. Nos pères sortirent de derrière les armoires leurs fusils rouillés, les chargèrent de cartouches de calibre douze et pénétrèrent à la place de leurs fils dans les profondeurs du champ.
     
     La vie dans notre village devint alors passionnante.
     Quelque temps plus tard, un chasseur entreprenant découvrit que Gerko prenait volontiers le thé le matin à la lisière ouest du champ. Mais pas tous les jours, seulement le mardi ! On installa donc un piège à l’endroit indiqué. Mais on ne le captura pas, car ce matin-là un autre chasseur le vit boire son thé du côté est. Gerko avait été plus malin que nous.
     Personne ne savait exactement à quoi ressemblait cette créature. Notre voisin Juhan avait vu très clairement dans un rêve que Gerko était un homme-chaise avec un rire rond qui devait sans cesse s’agiter de-ci de-là et se poursuivre lui-même tout en restant assis sur place… Mais on ne pouvait pas faire entièrement confiance aux rêves. Les chasseurs du nord-ouest de Taagepera pensaient que Gerko était un carnassier particulièrement rusé. Ils proposèrent de rassembler tous les hommes du secteur forestier de Valga pour faire une battue. Le reste du village était contre. Même le président du sovkhoze pensait que nous devions résoudre nos problèmes locaux par nos propres moyens.
     On découvrit à cette occasion qu’une employée du sovkhoze était tombée amoureuse de Gerko. « Cet homme n’est pas du tout un monstre, aboya-t-elle en direction des chasseurs. Moi je l’ai vu et je sais. C’est un très bel homme qui vient de l’étranger et porte un costume à rayures jaunes. Et vous, espèces d’imbéciles, vous feriez mieux de le laisser tranquille, car j’ai des projets avec lui. »
     Sur un point au moins, tout le village s’accordait : Gerko avait un rire rond. De nombreux garçons essayèrent d’apprendre à rire rond. Mais c’était moi qui réussissais le mieux. Certes, pas aussi bien que Gerko, mais je parvins tout de même à tromper ma jeune sœur, qui me prit pour lui et courut aussitôt se cacher. Cela me valut pour quelque temps l’estime de mes camarades.
     L’été avança. Nous étions à la mi-août, les foins étaient déjà rentrés, le temps des moissons était proche et nos pères avaient perdu l’envie de chasser Gerko dans le champ de maïs. 
     « Quand nous couperons le maïs, nous verrons bien de quel genre d’animal il s’agit », disaient-ils en réponse à nos questions, puis ils retournaient vaquer à leurs activités. Mais cette situation ne nous satisfaisait pas. Nous délibérâmes et résolûmes de continuer en cachette à chercher Gerko.
     Le lendemain, à l’aube, nous nous retrouvâmes à la lisière du champ. Nous tremblions de froid, et pas seulement de froid, à vrai dire, mais aussi de bravoure. Il fut convenu que chacun partirait dans une direction différente. S’il arrivait quelque chose à l’un de nous, il devait aussitôt se mettre à crier et les autres viendraient l’aider.
     Le soleil venait de se lever derrière le champ. Le vent faisait osciller les feuilles couvertes de rosée, et quelque part dans les profondeurs du maïs un râle des genêts chantait. Nos cœurs battaient très fort, comme de petits tambours de chamane. Avant de nous enfoncer dans l’épaisse forêt, nous nous adressâmes les uns aux autres un signe de la main.
     Il n’était pas de tout repos de progresser parmi les plants de maïs humides hauts de deux mètres. Surtout lorsque dans ce champ vivait Gerko, dont la seule chose que nous savions était qu’il riait rond. Nous explorâmes ce maquis pendant près de deux heures, avant que la chaleur devienne insupportable et que les taons commencent à nous attaquer. Alors nous ressortîmes. Nous n’avions réussi à passer au peigne fin qu’une toute petite partie du champ.
     Nous poursuivîmes nos recherches les deux matins suivants, mais sans résultat. Mon cousin Kaarel découvrit bien des traces en bordure du champ, mais elles étaient si confuses qu’elles pouvaient appartenir aussi bien à un lièvre qu’à un renard. Je soupçonnais d’ailleurs mon cousin de les avoir fabriquées lui-même.
     Vint alors le quatrième jour.
     Je me réveillai beaucoup plus tôt que d’habitude. Il restait encore une bonne demi-heure avant le lever du soleil. Je sentais en moi une étrange agitation. Incapable d’attendre les autres, je partis seul dans le champ de maïs. Le temps était couvert et humide, mais il faisait très chaud. Ma bouche fredonnait une mélodie et ma poitrine n’était pas agitée par la peur, mais par un tout autre sentiment. Mes bras se frayaient un chemin en direction du centre du champ et je perdis bientôt toute notion du temps. À un moment, je sentis que j’étais arrivé. Que j’étais à l’endroit où Gerko se trouvait habituellement lorsqu’il ne bougeait pas. Et en ce moment, il ne bougeait pas : il était là. À l’endroit exact où je me trouvais. À l’intérieur de moi.
     Ses yeux regardaient le monde à travers les miens et il y avait en eux une grande tristesse. Pourtant, je n’avais jamais perçu en moi une plus grande méchanceté qu’à cet instant. Je sentis qu’il était très maigre, un véritable clou, et en même temps je n’avais jamais rencontré auparavant une créature aussi grosse. C’était un sentiment très étrange. Je sentais aussi, au bas de mon dos, sa queue de renard, mais je préférais ne pas regarder ce qu’il en était en réalité. Je le percevais et je le voyais en moi, mais quand j’essaye de le décrire avec des mots, il me glisse entre les doigts. Comme s’il me jouait un tour aujourd’hui encore. Je sentais en moi sa sagesse infinie, une sagesse si grande qu’elle ne pouvait appartenir qu’à la créature la plus stupide. Et ses dents : il avait des dents blanches et pointues, que ses lèvres découvraient pour produire un rire édenté — un rire parfaitement rond — par l’intermédiaire de ma bouche. Il riait à travers moi, comme un renard jappe dans le froid glacial de février, comme un bouc beugle dans le brouillard de novembre et comme une chouette ricane à la cime d’un épicéa. Il riait à la manière des araignées et des criquets. C’était à la fois si amusant et si repoussant que je ne comprenais pas si mon ventre était crispé par le rire ou par la peur. Puis il se glissa hors de moi et je cessai de le sentir et de le voir.
     Je ne me souviens pas combien de temps je restai là, au milieu du champ. Le soleil était peut-être déjà à son zénith lorsque mon cousin Kaarel me découvrit et me cria quelque chose dans l’oreille. Il me secoua, me saisit par le bras et me traîna presque de force jusqu’à la maison. En me voyant, mon père et ma mère prirent peur. Ils me demandèrent ce qui m’était arrivé. Mon visage, disaient-il, était « blanc comme de la chaux ». Je haussai les épaules. Quelqu’un me plaça un miroir devant les yeux et ce fut mon tour de m’effrayer. J’en tombai aussitôt malade, au point qu’il fallut m’envelopper dans deux couvertures et me mettre aux pieds des chaussettes imbibées de vodka. Je restai alité quelques jours. Mes amis me rendirent visite à tour de rôle. Ils voulaient savoir ce qui m’était arrivé dans le champ de maïs et si je l’avais vu. Je faisais semblant de ne pas entendre et leur répondais par un sourire bête. Les malades ont ce privilège. « Mais les bruits, tu as bien dû les entendre les bruits ? Tu étais dans le champ à ce moment-là. » « Oui, dis-je. Les bruits, je les ai entendus, mais je n’ai rien vu. » 
     L’été touchait à sa fin. Le maïs fut coupé au début de septembre. Je guéris et fis ma rentrée en CM2. Jusqu’au milieu de l’hiver, les gens du village continuèrent à parler du champ de maïs et de Gerko. Ils se demandaient toujours à quoi pouvait ressembler cette créature et si elle avait vraiment existé. Lorsque le sujet fut de nouveau abordé chez nos voisins, le soir du 31 décembre, je ne pus me retenir et expliquai que Gerko était en réalité l’être le plus maigre et le plus gros, le plus amusant et le plus terrible, qu’il avait dans la bouche des dents blanches et pointues, mais qu’il riait comme une vieille édentée, et aussi qu’il avait une queue de renard. Après cela, on me jeta un long regard d’incompréhension et l’on fit dévier la conversation sur le Père Noël.
     Le printemps suivant, on ne sema pas de maïs à Taagepera, et personne ne revit plus jamais Gerko.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin