Indifférence

     Elle n’avait pas du tout parlé d’amour avec Ado. Comment une telle chose peut-elle être possible. Comment peut-on à ce point vouloir être ensemble, se plaire, s’aimer réellement – mais ne rien dire, ne faire aucune espèce de déclaration à ce propos. A quoi bon vivre alors, à quoi bon exister, si l’amour n’est ni affirmé ni reconnu par les mots. Tel était au moins le sentiment d’Ado. Que l’on ressente de l’amour ou non, on doit en parler ; si on est à elle et qu’elle est à nous – et surtout – si elle le veut, alors elle doit le formuler avec des mots, s’exprimer, faire comme si elle prenait appui sur eux. Comme si elle avait besoin de se justifier, de s’excuser. Ou peut-être que nos oreilles trouvent si bon d’entendre ce que le cœur ressent dans son intimité. Naturellement, Ado aurait aussi pu rester sans parler mais il ne comprenait pas pourquoi elle se taisait, pourquoi se taisait l’être tendre et fragile qui ne lui permettait pas d’ouvrir la bouche quand il voulait parler de ce qu’il ressentait. Lui ne mentirait pas. Ou mentirait. Ou bien elle mentirait elle aussi, si elle entrouvrait les lèvres pour prononcer de longs mots importants dans une longue phrase importante  – comme pour demander grâce…
     
     Un jour Ado se trouvait à la gare, sur le quai après avoir accompagné la jeune fille qui était désormais dans le wagon et regardait à travers la vitre. Se parler n’était plus possible et se fixer des yeux n’avait non plus rien d’agréable – Ado regardait le ciel et l’observait attentivement car là aussi se jouait un événement capital. Un faucon poursuivait des hirondelles. Mais elles étaient vives, le faucon ne réussissait pas à les attraper et elles échappaient à l’attaque du prédateur, se mettant même à poursuivre leur ennemi. Le faucon déconfit n’avait plus d’autre choix que de retourner dans un trou sous le toit du dépôt, d’où il était apparemment sorti.
     Ce n’est pas la peine d’en parler davantage. Pendant qu’Ado observait le combat dans le ciel, le train emmenant la fille était parti et il regrettait terriblement qu’il en soit ainsi.
     En réalité, il entendait très mal, il n’y avait donc rien d’étonnant à ce qu’il n’ait pas perçu le coup de sifflet de la locomotive et le cliquetis des roues du train. Mais pour compenser sa mauvaise audition, la nature l’avait doté d’une très bonne vue.
     Il voulut courir après le train,  se disant que peut-être il pourrait le rattraper avant le bout du quai, mais ses jambes ne lui obéirent pas. Il resta figé comme une statue et suivit des yeux le monstre de métal qui s’éloignait.
     Il vit alors surgir de l’extrémité du quai pour regagner la gare, d’autres personnes qui avaient accompagné les voyageurs, des hommes et des femmes de toutes sortes qui, pour une raison quelconque, étaient tout joyeux et tout excités, comme s’ils étaient enfin libérés de visiteurs indésirables.
     Mais lui restait là, privé encore de ce dernier regard et peut-être aussi de cette caresse qui auraient pu se faire, si elle avait été capable de baisser la vitre et de tendre la main – peut-être l’avait-elle fait au dernier moment. Ado n’en savait rien.
     Il resta encore quelques instants sur le quai. Celui-ci fut bientôt vide. Tous ceux qui avaient accompagné les voyageurs, y compris les plus joyeux et les plus excités, avaient disparu.
     Ado continuait à regarder le train qui était parti ou, plus exactement, qui partait car le dernier wagon était encore visible.
     Il imagina alors le train faisant machine arrière vers le quai.
     Il le voyait reculer et s’arrêter exactement à l’endroit d’où il était parti cinq minutes avant.
     Et le train reculait vraiment dans son imagination. Et de cette manière, il pouvait encore jeter un regard à sa petite amie et serrer sa main chaude dans la sienne.
     C’était d’autant plus nécessaire pour Ado et la jeune fille qu’ils ne savaient pas quand ils pourraient se revoir dans ce monde si grand.
     Une fois pourtant ils le purent – dans la rue, au milieu de la foule –  Ado ne se rappelle pas où ; il était très fatigué, la journée de travail avait été longue. Ado se sentait seul et abandonné…
     La fille semblait avoir rencontré quelqu’un d’autre ; Ado ne croyait pas, ne pouvait pas croire qu’elle veuille être avec lui et l’invite à venir avec elle.  C’est pourtant ce qui arriva. Ils s’éloignèrent de la foule, de la cohue des heures de pointe – et s’enlacèrent dans un endroit calme, dans un de ces lieux tranquilles et peu fréquentés. Ils restèrent sans un mot dans les bras l’un de l’autre. De beaux instants. Le jeune homme ne se montra pas du tout insistant car la jeune fille semblait appartenir à un autre. Elle l’invita à venir chez des gens qu’elle connaissait, chez une amie. Ils se mirent en route. Ils prirent le bus. Pendant le trajet le garçon somnola. C’était comme un voyage à l’étranger.
     Et se retrouver chez les amis de la jeune fille, c’était comme se trouver au milieu d’un autre peuple, dans les territoires d’une autre nation.
     Ado fut naturellement bien reçu. Le comportement de la jeune fille laissait paraître sans l’ombre d’un doute qu’elle avait une véritable relation avec lui. Il y avait entre eux une sorte de complicité, du moins en apparence. Mais le jeune homme n’y croyait plus vraiment. 
     Ils étaient dans une petite ville inconnue, à l’intérieur d’une maison. Beaucoup de monde était là – l’amie de la jeune fille, son mari, des parents et diverses autres personnes. C’était une grande famille pleine de bienveillance.
     Ado regardait dehors par la fenêtre. Comme on voyait loin ! La maison se trouvait sur le flanc d’une haute colline. Tout au bord. La pente était très escarpée si bien que l’on éprouvait même un malaise à regarder en bas par la fenêtre. Mais comme on voyait loin ! La fenêtre n’avait pas de rideaux, rien ne gênait la vue. Le ciel était d’un bleu pur. Partout – des endroits inconnus. L’herbe et les flancs de la colline étaient couverts d’une poussière brune comme si elles étaient tout près d’une mine de charbon. Et les amis de la fille ressemblaient tous à des mineurs, des gens très simples, forts et sympathiques. Le genre de personnes qui ne vous refusent jamais leur aide quand vous en avez besoin. Quelle qu’elle soit. 
     La jeune fille racontait encore et toujours des secrets à son amie ; Ado était toujours plongé dans la contemplation du paysage, essayant de saisir l’immensité de l’espace, les jeux d’ombre et de lumière en même temps qu’il s’efforçait d’oublier la réalité. Entre les pentes brunes des collines, dans les vallées, on pouvait apercevoir les taches jaunes des champs de blé mûr.
     
     Mais l’œil du jeune homme essayait en même temps de saisir, de lire des bribes de mots sur les lèvres de la jeune fille. À ce moment précis, voici à peu près ce qu’elle expliquait à son amie :
     « Les sentiments de l’âme ont si souvent été décrits. Il est impossible qu’il y ait là encore quelque chose à découvrir. La haine et l’amour ont été dépeints dans toutes leurs nuances possibles, sans qu’aucune teinte n’ait été oubliée. La nouveauté dans ce domaine n’a été apportée que par la variation des situations… des situations géographiques… par les mutations sociales… éventuellement. Tu ne crois pas ?  Et aussi par les évolutions de notions morales… ou par le discours des religions… Tu ne crois pas ?» 
     Le ton de la voix de la jeune fille tantôt montait avec énergie, tantôt retombait. « Mais l’essentiel se répète d’une histoire à l’autre… d’un roman à l’autre. C’est intéressant mais en même temps sans intérêt. En fin de compte… tu ne crois pas ? »
     Son amie acquiesça.
     La jeune fille poursuivit, Ado lisait sur ses lèvres :
     « Ce qui a encore besoin d’être décrit et qui ne l’a pas encore été totalement – c’est l’indifférence. Là il y a du nouveau, quelque chose qui semble… sans précédent. C’est un espace infini, un endroit insaisissable, où l’on s’aventure avec crainte. Le péché n’est nullement dans l’amour, mais il est là. Et cela nous attire. Qu’y a-t-il là ? Et pourquoi ? Où en sont les racines ? Car ses fleurs et ses fruits … nous les connaissons déjà. »

Traduit de l’estonien par Guillaume Gibert