Journal de Flandre

(Extrait)

     Aujourd’hui c’est dimanche, la cloche du village a sonné plus longuement, pas comme d’habitude, et un peu en avance. On l’entend d’ici. A midi, à six heures et je ne sais pas à quelle heure encore. Je ne sais même pas si ce pays de Flandre est plutôt catholique ou plutôt protestant. Toutes ces petites chapelles mariales au bord des chemins, en pleine campagne, évoquent plutôt le catholicisme. Mais qui sait. Maintenant, de toute façon, elles sont plutôt là pour faire joli, comme ces moulins à vent restaurés (j’en ai vu un) ou ces infinités d’oies, de nains, de Flamandes en coiffes, de lions, de grenouilles et de citrouilles en plâtre ou en plas­tique qu’on voit dans les jardins. Lesquels sont terriblement bien tenus. Terriblement, au sens strict du terme. Trop encombrés pour qu’on puisse s’y tenir, et de toute façon, la plupart sont trop petits. Les maisons aussi sont terriblement bien tenues, sauf quelques grosses vieilles fermes qui servent encore de fermes. Ça repose la vue, instantanément. Hier, à bicyclette, je cherchais de petits chemins avec moins de circulation (mais il n’y en a pas beaucoup, ou alors ils se terminent tout de suite ou bien ils me ramènent à une route) et je regardais toutes ces maisons et la manière dont elles sont tenues, elle se touchent pratiquement. Je me disais que ce serait intéressant de savoir pourquoi, mais c’est vrai qu’il n’y a pas une seule maison neuve, pas une seule, qui soit belle et qui ait de l’allure. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. À la différence des vieilles maisons en revanche : elles ont peut-être fait l’objet de moins d’efforts, on les a construites toutes simples, comme c’était la coutume. Sûr que dans l’ancien temps, les gens ne cherchaient pas à construire à l’ancienne mode, mais comme ça venait, à la mode de l’époque. De nos jours, on construit à l’ancienne, et ça ne donne jamais rien. Jamais. Car ce ne sont plus ni les mêmes gens ni la même époque. Plus le temps. Les vieilles maisons ont été construites plus lentement, avec une autre notion du temps. Ou bien est-ce le Temps qui donne de l’allure aux maisons ? Serait-ce que le Temps et la Nature sont d’infiniment meilleurs artisans que l’homme ? C’est certain, mais, sans savoir pourquoi, je doute que ces maisons neuves d’aujourd’hui, qu’elles aient l’air ancien ou moderne, sauront prendre de l’allure en vieillissant. Et peut-être en est-il de même pour les gens. Que s’est-il passé pour que le sens de l’allure et de la beauté ait à ce point disparu ? Que nous ne sachions plus rien faire. Même pas copier. Ne sommes-nous pas déjà complètement immergés dans une culture de l’imitation, de la contrefaçon, où seul ce qui est ancien conserve de la valeur et de l’allure ? C’est peut-être la première fois dans l’histoire que cela se produit. Et cela ne va pas durer éternellement, on ne peut se reposer éternellement sur ses acquis. Toutes ces vieilles maisons finiront par tomber en ruines, ou bien on les rénovera tellement qu’elles perdront leur beauté et leur allure. Les gens ne comprennent plus la musique ancienne ni la littérature ancienne. Car le secret de la culture, si secret il y a, et même si on n’y prête pas toujours attention, c’est que ce qui est ancien est le fondement de tout, mais on ne peut le comprendre que par l’intermédiaire de ce qui est nouveau, en créant quelque chose de nouveau, au lieu de consacrer toutes nos forces à imiter ce dont nous avons hérité, ou à faire du nouveau à tout prix, mais en partant de ce qui a été créé pour faire à nouveau acte de création. La maladie du XXe siècle a été de faire du nouveau en tout. Ça n’a pas été une réussite. Le XXIe assiste à l’aggravation d’une épidémie qui s’était déjà déclarée à la fin du siècle précédent : tout faire à l’ancienne, se contenter de restaurer, de sauvegarder le moindre vieux loquet, la moindre vieille assiette (c’est vrai qu’elles sont plus belles que les nouvelles), mais cela aussi ne peut mener qu’à l’échec. Il viendra une force ou des événements qui balaieront tout ce vieux fatras. En fait, les gens eux-mêmes s’en chargeront. L’oubli viendra, car il n’y a rien de plus doux. Parfois le fardeau de la culture se fait trop lourd. Les barbares sont à nos portes. En réalité, ils sont déjà entrés depuis longtemps. Nous sommes ces barbares. Et à notre manière barbare nous sommes très cultivés, bien entendu. Nos maisons n’ont jamais été aussi bien tenues et dans nos jardins il y a plus de sculptures, de nains, de lions et d’oies qu’aucune époque passée n’est parvenue à en produire. Et moi non plus, je ne fais pas autre chose en les alignant dans ces lignes, ces produits culturels, ces nains et ces oies. Mes réflexions sont aussi prédéterminées que l’agencement des jardins flamands, même si c’est à un niveau intellectuel un peu différent (et l’est-ce vraiment tant que ça ?). Ici un nain, une oie, là-bas une Flamande en coiffe, une petite grenouille, un lion. Entre, il a poussé un parterre de fleurs, un bout de haie, parfois un araucaria, du gazon. Essentiellement du gazon. L’incarnation fondamentale de notre culture, c’est le gazon tondu à la machine. Facile d’entretien, mais dépourvu de sens et gourmand en énergie. Mais ça laisse une impression de culture. Dieu merci, ma maison dans le Järvamaa ne sera jamais aussi bien tenue que ces « presque-maisons de campagne » flamandes (presque, parce qu’en majorité elles abritent pour la nuit des gens qui travaillent à Bruxelles dans la journée). Dieu merci, chez nous il y a encore de l’authentique, de l’ancienne barbarie, c’est-à-dire un souvenir de l’authentique culture d’autrefois. Car dans la véritable culture, il y a toujours quelque chose de barbare. Une culture trop raffinée, trop effrayée par la barbarie (politically correct) est toujours déjà dégénérée ou dégénérescente, mûre pour les barbares, c’est-à-dire pour la culture, la vraie.

     Traduit de l’estonien par Vincent Dautancourt, Jean-Pierre Minaudier et Aija Sprivul