La beauté de l’Histoire

Roman traduit de l’estonien par Antoine Chalvin
  

Vers le soir, le ciel monte plus haut et prend sa véritable forme. Se change en voûte et en coupole. Recouvre de son étrange et menaçante évidence les bureaux de conscription, les postes de la milice et les services des passeports. Pour qui demeure sous cette voûte, il n’y a point d’issue.

Elle recouvre le monument du Roussalka à Tallinn comme les quais de gare et les viaducs de chemin de fer à Riga. Les champs de pommes de terre et les vergers de pommiers comme les casernes et les postes-frontière. En bas, au sud, les forêts de sapins cèdent lentement la place aux forêts de hêtres. En haut, il y a l’Océan Glacial Arctique et le canal de la Mer Blanche, dont le percement a requis plus de victimes humaines qu’on ne le croit. En haut toujours, il y a l’isthme de Carélie, où traînent encore les os des morts de la Guerre d’Hiver. En bas, dans les montagnes, se trouvent le château de Dracula et le pays de Ceausescu. Sur les pentes, entre les troncs noirs et lisses des hêtres, d’immenses fantasmagories tournoient comme les rêves et la fumée.

Il se passe quelque chose. Des ordres secrets circulent le long des câbles, à travers l’air, l’eau et la terre. Le papier craint la lumière. Au milieu des forêts de sapins et de hêtres, des champs de céréales, des cimetières, des vieilles plaines, du vent et de l’obscurité qui s’avance se dressent les demeures des humains. Les pommes blanches luisent dans les arbres, leur graines sont déjà brunes. Les fruits mûrissent.

Que fait-on en ce moment dans le vaste monde ? Que fait Brejnev ? Boit-il de la graisse fondue ? Mange-t-il du miel et va-t-il, clopinant et clappant, se coucher entre deux fourrures ? Que se passe-t-il ? Et où ?

Personne ne souffle mot. Le silence s’étend des côtes de l’Océan Glacial jusqu’aux rives du Danube. On entend seulement le froissement des journaux. La lumière triste du soir coule encore sur les pays disparus, où des hommes continuent à vivre, bien que les murs aient des oreilles. Tante Olga a connu la grande famine. On n’entassait pas les cadavres dans les maisons pour les brûler, contrairement à ce que certains prétendent. Lorsque les gens n’étaient plus capables de ramper, ils mouraient à l’endroit où ils se trouvaient et y restaient. Avant de trépasser, ils poussaient un long hurlement. Le nom officiel de la grande famine était sinistre. La région sinistrée a été fermée. Dissimulée. Qui en a ramené Olga ? Nul ne le sait. On lui a donné à lécher le sucre d’un mort. Mais pourquoi le mort avait-il du sucre ? Pourquoi ne l’avait-il pas léché lui-même lorsqu’il était en vie ? Et qui était ce mort ? Cela non plus personne ne le sait.

Aujourd’hui, on n’a plus faim ! Aujourd’hui, la moindre cuisinière sait diriger un État ! L’essentiel, c’est qu’il n’y ait pas la guerre !

Sem a réussi à partir, mais Anna a dû apprendre à lire à un assassin. Le grand-père est enterré à New York. Quelque part se trouvent d’autres tombes. Dans les tiroirs, des enveloppes noires contiennent des photos et des lettres.

Le rideau bouge. Les langues étrangères donnent au soir un charme ténébreux. Le téléphone crachote et grogne. On a jeté dessus l’un des épais coussins verts du canapé. Inutile de demander pourquoi. Cela finira bien par s’éclaircir. Derrière la vitre, le feuillage des arbres paraît noir, comme s’il était de fer. Dans l’air montent les feux et la fumée de l’été. On dirait que les feuilles grondent au lieu de bruire. Ce grondement emplit la ville entière. Il entre par la fenêtre et étouffe tous les mots que l’on prononce. On aura beau se les remémorer encore et encore, ils resteront à jamais masqués par ce sourd grondement de tôle. Ce ne sont pas des mots estoniens. Ce ne sont pas des mots de sa langue.

Elle est assise ce soir au milieu d’une haute pièce et laisse la main d’un autre — une main d’homme — palper son menton et son crâne. La main est jeune mais experte. Habituée aux os comme celle d’un amputeur, ou comme celle de l’ange du jugement dernier qui ramènera les morts à la vie. Sans laisser voir son intérêt, elle observe l’être d’argile indéfini sur lequel s’activent les mains habiles de l’autre et qui, peu à peu, commence justement à prendre vie. Elle constate avec surprise qu’une âme est en train d’y entrer. Les paupières et le bout du nez ont été remodelés à plusieurs reprises. Même les oreilles ont été refaites. Ses paupières, ses oreilles, le bout de son nez. Elle s’étonne que l’autre soit capable de la reproduire ainsi dans l’argile. Elle regarde en remuant le pied. À midi, elle se disait avec fierté qu’il était impossible de la reproduire de telle sorte qu’une âme entre dans la statue. D’où lui vient cette fierté ? Sans doute de ce que le Seigneur n’a pas encore ordonné à son ange de mettre pour elle les verges dans le sel. Le Seigneur attend et observe.

Pendant ce temps, elle suit les gestes de l’autre, le mesure du regard, le scrute, l’examine en détail sans la moindre gêne, comme un enfant examine un visiteur. Elle l’a vu modeler cette figure d’argile toute la journée, mais vient à peine de remarquer qu’il existe vraiment. 

En regardant ses yeux, elle y voit pour la première fois quelque chose qui la surprend et la fascine : sa propre image, et rien qu’elle. Non d’argile, mais de chair. Quarante huit kilos de chair et d’os, dans lesquels il faut pour résider plus de courage et de détermination qu’on ne pourrait le penser. Il faut être un esprit, ou au moins une machine. Plutôt une machine d’ailleurs, car les machines deviennent de plus en plus chères et réclament des soins de plus en plus attentifs : on a le droit et même le devoir de les aimer !

Elle a déjà écrit deux livres et pressent confusément que les mots ne peuvent agir que s’ils ont été gorgés de sang, mais en secret, de façon que personne ne comprenne exactement ce que l’on a fait avec eux. Elle a vendu des mots, elle en a aussi jeté. Son nom d’aujourd’hui est le même que celui qu’elle aura dans l’avenir, mais il agit différemment. C’est un nom de vingt et un ans. On le savoure, on s’en délecte, on est curieux de savoir ce que les autres en diront. Ce sont des jeux qui la dépassent. Elle ne les remarque même pas. Elle s’en tire proprement. 

Elle voudrait à la fois se tenir en pleine lumière et voir ce qui se trouve dans les coins sombres. Les étoiles à cinq branches et les croix gammées la passionnent autant que les yeux des humains et ce qu’on y découvre. Quand elle voit une rose, elle a envie de la manger. Elle a déjà mangé beaucoup de roses. Elle sait précisément quel goût ont les pissenlits et les fleurs de pommier. Quant au lilas, le peuple estonien tout entier connaît son goût amer. Chaque année, quand les lilas en fleurs se dressent à côté des granges et des rangs de pommes de terre, tels des émissaires de mondes inconnus, on a le sentiment que sur Tallinn et sur Tartu descend à nouveau ce silence de mort que les rescapés ont décrit dans leurs souvenirs. Plus l’odeur du lilas est suave et plus le ciel est bleu, plus il paraît dangereux de se trouver dans les pays baltiques. Ces pays, personne ne sait s’ils existent véritablement. La vie y est secrète et incompréhensible. Cinquante années s’y réduisent à un unique instant, un rêve, une vapeur qui recouvre les ruines et les fondations vides. Le vent rayonnant du printemps pourrait y insuffler la vie dans les ossements des morts et les ramener des profondeurs de la tombe. On y a entendu en plein jour le diable faire un discours à la radio. En voyant les lilas de ces pays, on ne peut jamais savoir s’ils fleurissent aujourd’hui ou dans le passé, ou s’ils ne sont qu’une image engendrée par la nostalgie et visible même au-delà de la frontière.

La nuit, on veille. On tend l’oreille. On guette l’arrivée du démon. 

Le lilas fleurit comme avant. À la place de l’ancien gouvernement dispersé, un nouveau surgit et se réunit.

Toute sa vie, sur ce fond de l’Histoire des pays baltiques, elle a joué, insouciante, avec des mots et des images. Elle s’est servie des mythes grecs et romains comme d’un catalogue de vente par correspondance, dans lequel elle a choisi des dieux. Mais aucun d’entre eux ne lui a plu suffisamment pour qu’elle s’en contente. Chaque fois, elle a feuilleté le livre de la fin au début et du début à la fin, a examiné toutes les images et a voulu prendre quelque chose à chaque dieu. À l’un son sourire malicieux, à un autre ses pieds ailés. Elle a examiné leurs genoux et les commissures de leurs lèvres comme des pièces détachées de bicyclette qu’elle aurait été incapable d’assembler pour en faire un vélo neuf et meilleur.

Ainsi qu’il a été dit, l’ange du Seigneur n’a pas encore mis pour elle ses verges dans l’eau salée. 

Mais pour l’instant, nous sommes encore au mois d’août 1968. Le parquet grince. Un courant d’air fait surgir des moutons de poussière de dessous les bibliothèques et les chaises de bois rouge. Ils tournoient au milieu du plancher comme des pelotes grises enchantées. Son train part dans deux heures. Avec un hurlement pathétique, brinquebalant niaisement à travers Valmiera, Cēsis, Sigulda, Valga et Tartu, il la ramènera à Tallinn.

La méticulosité avec laquelle l’autre mesure ses os avive son intérêt. Personne ne les a jamais observés aussi avidement et avec autant de concentration. Personne n’a encore manifesté le désir de résoudre l’énigme de sa vie avec ses os à elle, ni n’a tenté de les reproduire dans l’argile, le bois ou la pierre comme ceux d’une divinité.

La tête penchée sur le côté à la manière d’un chien, elle essaie de comprendre les mots prononcés par l’autre, sans laisser voir qu’elle ne comprend rien. L’expression diela v tom la plonge dans la plus grande confusion. Elle l’a déjà entendue et même lue à de nombreuses reprises, mais elle ne jurerait pas de ce qu’elle signifie. Il y a beaucoup d’autres mots mystérieux. Elle était convaincue de connaître parfaitement le monde des mots, jusque dans ses plus obscures profondeurs, mais se rend compte qu’il suffit de faire quelques centaines de kilomètres en train  pour que ce monde s’évanouisse comme une fumée bleue. Un voyage en train de quelques centaines de kilomètres peut vous rendre muet comme une carpe.

« Pourquoi on ne parle pas allemand ? » demande l’autre avec impatience. Mais l’allemand est caché dans l’obscurité de son crâne et il ne suffit pas pour qu’il apparaisse de le lui ordonner. L’allemand, elle n’a encore jamais eu besoin de le parler. Elle a fait des exercices écrits. Elle est capable d’écrire sans la moindre faute : Der große, bunte, fettige Hahn sieht nach links und nach rechts und kräht lauter, ou encore : Wenn der Morgen schön ist, geht der Onkel zur Arbeit zu Fuß.

Ainsi, les premiers temps, la parole ne leur réussit guère et ils doivent s’y habituer. Ils doivent apprendre à dire beaucoup avec peu de mots. Il semble que la vie leur ait présenté là une exigence très pathétique, mais par bonheur ils ne le comprennent pas eux-mêmes. Les feuilles sur les arbres sont devenues complètement noires. La grande ville retient son souffle. C’est l’heure des nouvelles à la radio. Le soir est définitivement là. 

Cela ne la concerne pas. Le nom de l’autre ne lui paraît pas du tout littéraire, ni usé, simplement très étranger. Lion. Au téléphone, on dit Lev. Pourquoi ? Il n’en a pas été question. Elle n’a jamais eu de Juif parmi ses connaissances, à l’exception d’une institutrice immigrée dont le fils était comptable à la scierie. Pendant son enfance, elle a observé la maîtresse et le comptable, mais n’a rien remarqué chez eux qui révélât leur relation particulière avec Jésus, qui fut livré, et avec Juda, qui reçut trente deniers pour sa trahison. Le comptable de la scierie avait un porte-cigare avec un portrait de Staline sur le couvercle. On disait que cela le protégeait des persécutions. L’institutrice, sa mère, avait un vieux chien jaune à poils longs. Avec sa laine, elle tricotait des pull-overs à tous ceux qui ne craignaient pas l’odeur de chien. Elle vendait aussi du lait de chèvre, que personne n’achetait. Se pouvait-il qu’elle fût en relation avec Yahvé ton dieu ? Ou avec Jésus, qui mourut, fut mis au tombeau, ressuscita le troisième jour et monta au ciel, où il est assis à la droite de son père et d’où il reviendra au moment précis où on aura cessé de l’attendre ?

Quel rapport peut-il y avoir entre Lion et ces gens ? Qu’y a-t-il en lui de spécial ou d’étrange ? Une chose est sûre : s’il ne veut pas que ses yeux le trahissent, il devrait les garder baissés, surtout dans un pays où son nom est Lev ! Les yeux donc, en premier lieu. En second lieu, la peau. Cette peau qui pourrait faire la fierté d’une vierge des temps anciens se baignant au clair de lune. Le sang brasille à travers elle comme du charbon ardent. L’odeur du sang pourrait la traverser et se répandre dans la pièce comme un rideau rouge invisible. Un chat verrait aussitôt la veine qui bat sur le cou nu et se mettrait aux aguets. Mais elle, que fait-elle ?

En regardant les yeux et la peau de l’autre, elle éternue, car la pièce est pleine de poussière et sent l’argile humide. Elle a observé dans ce visage tout ce qu’il y avait à observer, et cela ne l’intéresse plus pour le moment. Elle voudrait déjà être de retour à Tallinn et raconter ce qu’elle a vu à Riga. Elle voudrait à nouveau gouverner les mots et non leur être soumise. Il lui suffirait pour cela de voyager trois cents kilomètres vers le nord. Là-bas, elle ferait de cette journée un mythe. Elle pourrait la tenir dans sa main. À l’aide des mots, elle la rendrait de tous côtés visible et inoffensive. 

Elle imagine les lieux, les endroits où elle pourrait être en ce moment et où elle n’est pas. Elle se voit en train de raconter aux chevelus le mythe tout frais de sa statue d’argile. Peut-être ajouterait-elle, flattée, oui, flattée tout de même, que cette statue sera exposée quelque part. Mais peut-être aussi garderait-elle cela pour elle. Elle se représente la scène avec beaucoup de vie, sans oublier l’arrière-plan, où elle place les clients habituels du café et les petites vieilles de la table d’angle qui mangent leurs gâteaux avec énergie. Elle fait s’agiter les serveuses et entrer la lumière par la grande fenêtre, comme elles s’agitent et comme elle entre dans la réalité. Elle projette de voler à l’écrivain letton Skalbe une phrase au sujet de la Daugava : « Dans la Daugava nageait un gros poisson ». Sur le grondement sinistre des feuilles, elle n’aurait rien à dire à Tallinn, car elle ne l’a pas encore véritablement remarqué, même s’il est vrai qu’elle écoute de temps à autre quelque chose.

Son regard est comme une eau dormante. Mais l’expression de son visage se transforme de façon si radicale qu’on dirait que la couleur de ses yeux et la ligne de son destin changent aussi en même temps. Quand on la regarde de près, elle peut aisément évoquer des pipeaux, des pieds nus, des champs de lin et de seigle. Mais on pourrait aussi voir apparaître des enfants innocents et de fieffés gredins qui utilisent leurs larges sourires comme des ailes : ils les déploient par surprise et les replient après avoir pris leur envol.

Tout cela donne d’elle une image douteuse et oblige à la considérer plusieurs fois avec attention. Ses cheveux, elle les a taillés elle-même au-dessus des sourcils. Sa chemise kaki à épaulettes est passablement usée. La couleur est beaucoup plus claire sur le dos que sur la poitrine. Elle porte aussi une large ceinture de cuir, comme les autres, comme tous ceux qui respirent avidement l’air de cette année et donnent un nouvel aspect aux rues des capitales. Cette ceinture, elle l’a soutirée à un garçon de Tartu répondant au nom de Geneviève.

Ses sandales traînent sous la chaise. Leurs lanières entaillent ses orteils nus comme une lame de couteau. (Mais seulement lorsqu’elle a marché deux kilomètres. Elle a mesuré très précisément.) Le sang les a peu à peu durcies. Elle devrait les faire tremper dans l’alcool et les ramollir avec le dos d’une hache ! 

Dans les vêtements des autres, elle lit les nouvelles comme dans un journal. Elle sait ce que signifient des tennis barbouillées de feutre ou une fleur stylisée sur le dos d’une chemise. Les gens aux cheveux courts ne représentent rien pour elle. Lion a les cheveux courts. On lui voit même les oreilles. Ce matin encore, il observait ses sandales et sa chemise à épaulettes avec un étonnement bien compréhensible, tandis qu’elle-même n’éprouvait que du mépris pour le moelleux chandail bleu de Lion sur lequel une étiquette indiquait : « Pure Wool, Reine Wolle ». Elle trouve que c’est un chandail de vieux. Elle jette pourtant sur lui des regards de convoitise : elle aurait envie de le vendre dans un magasin d’occasions. Elle s’étonne d’ailleurs secrètement que l’autre ne l’ait pas encore vendu pour s’acheter du halva ou des beignets à la confiture. De même qu’elle ne sait rien de l’oncle de New York, ni de la tombe du grand-père, ni de ce que signifie OVIR, l’autre est incapable de se représenter exactement ce que sont les beignets bon marché à la confiture ni ce que c’est qu’une grosse somme. Une grosse somme, c’est cent roubles.

Il ne peut pas non plus imaginer qu’à moins de trois cents kilomètres se trouvent des bourgades, d’anciennes capitales régionales, des champs et des prairies au-dessus desquels, même par les plus éclatantes journées d’été, voltigent de légères plumes noires tombées des ailes de l’ange de la mort. Ni que d’étroits chemins blancs serpentent entre les marais et les tourbières, les prés à vaches et les paddocks en friches.

Ni qu’un clocher pointu se dresse soudain dans le ciel, qu’on est en Estonie, dans la bourgade de Kolga-Jaani, où depuis cent ans, au fond d’une tombe oubliée, repose la vieille Ell de Pika-Mihkli, qui conservait l’urine et la graisse de chien, cueillait les orties et prenait les quauquemaires en flagrant délit. Elle leur criait : « Les queues en l’air ! » et, avec une verge de sorbier sacré, frappait jusqu’au sang leurs grosses fesses blanches de matrones.

En 1923, à proximité de Kolga-Jaani, on avait trouvé dans un berceau, à la place du bébé, un brochet vivant, les mâchoires ouvertes et les yeux comme ceux d’un baron. Une vieille fermière avait entendu grommeler sous la marmite : « Une goutte de sang sur la bouillie ! Une goutte de sang sur la bouillie ! » Devant l’ancienne station des pompiers, on voit encore parfois Einar et Oskar. Einar a pourtant eu la gorge clouée par une baïonnette au portail du fenil. Et il n’est resté d’Oskar, sur le champ de bataille, qu’une phalange calcinée et un cahier de chant noirci où un crayon mal taillé avait écrit en grosses lettres :

     Notre chemin est sans retour.
     Vers la mort, heureux, nous marchons.
     Pour l’Estonie, à notre tour,
      Jusqu’au dernier nous tomberons.

     Refr. Au milieu du fracas des armes
              Le Diable rit entre les flammes
              Ha haa ha ha haa…

Mais cela n’empêche pas l’avenir de se rapprocher. Dans l’avenir, les gens de Kolga-Jaani se battront eux aussi dans les magasins pour acheter des oreilles de porc et de la farine mitée, parce que qu’est-ce que vous voulez, il faut bien acheter quelque chose. En rentrant de l’école, les enfants gémissent : on a faim ! on a faim ! On ne peut quand même pas se mettre soi-même dans l’assiette !

Dans l’avenir, à Kolga-Jaani aussi les visages seront méfiants et soumis, habitués depuis longtemps aux menaces. Dans l’avenir, une menace incompréhensible en cyrillique ornera de son mystère les pots au lait et les théières des Estoniens : Nu pogodii !

Malgré tout, les vieilles fleurs continueront d’apparaître avec ténacité : hépatiques et anémones, trolles et primevères, agrostides et marguerites, comme si un bulldozer ne les avait pas enterrées à jamais sous l’argile et la terre.  Sur l’eau noire des trous d’eau se reflètent de vastes pans de ciel, et dans leur lumière, même la nouvelle et coûteuse porcherie, avec tout son fumier et son purin, semble se réduire à néant.

On plante les pommes de terre en mai et on les récolte en septembre. En juillet, elles fleurissent. Leurs fleurs mauves et blanches ornent les champs, comme des tombes où reposent l’Histoire et le grand oubli. Les couplets jaunis, les cahiers retrouvés dans les bunkers et les tranchées n’expriment pas autre chose que la tristesse du couchant sur les sapins noirs.

Comme des phrases de chansons, les papillons jaunes du mois d’avril voltigent une fois l’an au-dessus des étendues d’herbe sèche et des bunkers effondrés. On ne sait d’où ils sont venus ni où le vent les emporte.

Ce qui se passe à Prague cette nuit-là, les ombres qui bougent au plafond, la radio qui soudain fait silence et le souffle qui s’arrête dans la poitrine, il appartient de le raconter à ceux qui, là-bas, veillaient dans les ténèbres. Nous avons pour cela Milan Kundera et Václav Havel. Un jour ou l’autre, tout le monde saura ce qu’a été cette nuit. Ceux qui ne voient pas Brejnev vivant verront peut-être Ceausescu mort. Tous finiront par voir quelque chose.

Elle, elle voudrait voir son billet, car le train part dans peu de temps. Elle voudrait regarder son numéro de place pour savoir si c’est un chiffre qui porte chance, ou simplement pour voir de quel numéro il s’agit. Pendant qu’elle cherche le billet dans sa poche, son regard se pose sur le vieux miroir noir accroché au mur, tel un morceau de nuit encadré. Elle y voit les chaises, les rayonnages et le canapé vert-billard couvert de coussins multicolores. Dans le miroir, la pièce vibre et scintille, comme si elle venait à peine de surgir à un endroit vide. La nuit jette des ombres sur tout ce qui est. Son propre visage lui paraît nu et redoutable, comme si les os et la chair en avaient été ôtés.  Rien ne le protège plus, et personne n’est plus protégé contre lui.

Elle baisse la tête, le cou se dénude, et un baiser y tombe comme un couperet.

Cette phrase, écrite beaucoup plus tard par un autre écrivain, pourrait apparaître à cet instant sur le sol devant leurs pieds, comme un titre de film muet. Mais elle ne la lirait pas, car elle est maintenant debout face à l’autre, œil contre œil, dent contre dent. Elle voit de près sa peau et ses cils, à propos desquels on ne peut s’empêcher d’employer une expression ancienne et fameuse, un inquiétant et doucereux cliché de conte de fée : « Lait et sang. Bois d’ébène. » Le temps d’une longue inspiration, ils se jaugent mutuellement d’un étrange regard, se mesurent en tant que matière et matériau, message et signe, ligne et forme, proie. Ce regard commun, froid et secret, qu’ils surprennent et enregistrent au même moment, se mêle au goût de sang de leur baiser et fait d’eux, pour un instant, des compagnons de jeu et des frères d’arme.

Qui verrait l’expression de leur visage pourrait se souvenir de l’histoire des deux ondins qui se retrouvent sous un tilleul à une fête de village, où il sont venus, à l’insu l’un de l’autre, séduire les filles de ferme et les garçons meuniers.

Le tilleul frémit. Des avions à réaction surgissent en hurlant dans l’espace aérien de la Lettonie. Le billet de train ne lui servira plus à rien, elle peut le mettre à la poubelle. Les heures qui suivent, elle les écrasera comme un cœur humain ou comme des baies noires à chair rouge. Elle les réduira en bouillie et boira leur jus.

Il importe maintenant de relater comment le Vendredi Saint de 1951 a imprimé sa marque sur elle. L’obscurité descendait sur la terre, la neige commençait à tomber à gros flocons, une bergeronnette surprise par le gel avait les pattes collées au sol, et dans la cour, au fond d’une baignoire en tôle, un gros poisson luttait contre la mort : un brochet qu’on devait tuer d’un instant à l’autre, dès qu’on aurait fini de lire à l’enfant, dans le livre d’histoires de la Bible, le chapitre qui se trouvait à côté de l’image représentant un holocauste. 

Quand la lecture s’interrompait, le temps de tourner la page, elle entendait le poisson battre de la queue contre le bord de la baignoire, qui rendait un son triste et désespéré. L’agonie du gros poisson, les roulements de tôle, la neige, la glace et l’Écriture appartiennent aujourd’hui à sa vision de l’amour de façon aussi indissociable que l’ordre : « Prend du feu et un couteau ! » Voilà pourquoi elle décide, en regardant l’autre dans les yeux : « Si je devais un jour immoler une victime à Yahvé, je sais maintenant où je la trouverais. Je la prendrais ici. »

La pièce est devenue sombre. Les chars de Brejnev viennent d’arriver à Prague. L’ange du Seigneur sourit d’un air tendre et moqueur. Il ne tient dans la main ni épée de feu, ni lance, ni pique, ni verge salée, mais une simple ortie, qui donne la force de résister au mal et purifie admirablement le sang.

Les fumées des usines montent droit dans le ciel, le fer gronde, des ampoules nues éclairent les couloirs et les cages d’escalier. Il ne faut se fier à personne. Ne pas parler de soi. À la lumière des ampoules de quarante watts, la peur est blanche comme un œuf de poule, comme le beurre ou la crème fraîche, comme le papier d’un questionnaire. Les nuages volent comme des tracts au-dessus des longues plages solitaires de la mer Baltique, au-dessus des empreintes laissées par les bottes militaires et les molosses. Les forêts de Bohême et de Moravie gémissent, le vent ploie les blés de Lituanie et fait tomber les haricots de Lettonie. Davantage de foi ! Davantage d’espoir ! Davantage d’amour ! Ne pas oublier que sous le coussin se trouve un téléphone dans lequel il est interdit de parler tant que l’on n’a pas appris le langage secret. Une fois qu’on le connaît, il n’y a plus d’échappatoire, on prend part à tout ce qui se passe. Ne pas oublier qu’au téléphone on ne doit pas prononcer les mots livrepapierdocumentvaliselettrehommes. Le livre peut être interdit, voire imprimé à l’étranger. Les papiers sont la même chose que le passeport, et celui-ci peut être faux. La valise indique le transport de certains objets d’un endroit à un autre. Mais quels objets ? Et de quel endroit ? La lettre peut avoir franchi la frontière par le courrier clandestin. Les hommes peuvent avoir des idées différentes. Il y a même de bonnes raisons de le croire. Les hommes sont toujours plus suspects que les femmes. Pour plus de sûreté, il faut donner aux hommes des prénoms de femme, rebaptiser Paris « Kiev » et New York « Moscou ». « Chez tatie » signifie à Kiev et « chez tonton » à Moscou. Il vaut mieux éviter aussi de prononcer sans nécessité les noms de Tallinn et Riga. On peut toujours parler du beurre et des œufs. C’est même recommandé. On peut parler aussi des chiens, mais pas des muselières, car cela éveillerait inutilement l’attention et on n’a pas besoin de ça. De tante Olga, de maman, de la polyclinique, des choux et des betteraves, on peut parler autant qu’on veut. Les heures doivent être dans la journée, car le soir est suspect par nature. Quant à la nuit, ce n’est même pas la peine d’en parler. Dieu nous préserve de la nuit !

Si l’on veut dire : « Je viendrai mercredi soir à huit heures », il faut le formuler ainsi : « Tante Olga enverra mercredi prochain à maman les huit boutons noirs qu’elle a demandés pour son manteau ». Ou huit kilos et demi de cassis. Ou sept pots d’olives — des noires, pas des vertes. Ou des pantoufles noires à six roubles. Le soir est toujours noir. Il faut apprendre à parler de la vie de tante Olga. Ne jamais dire « télégramme » mais « paquet de beurre ». On finit par s’y habituer. On réussit bien à faire danser les ours. Il ne faut pas s’étonner de tout. Quand quelqu’un demande : « Ça fait longtemps qu’on n’a pas entendu parler du gendre de Kouzminitchna. Est-ce qu’il fait encore de l’art ? », cela signifie que l’autorisation de sortie du territoire est à nouveau bloquée et que le fonctionnaire qui devait s’en occuper en faisant jouer ses relations est en vacances, en mission, ou a été muté dans un autre service. Tous ceux qui organisent quelque chose par des relations sont les gendres de Kouzminitchna ; cela, il faut s’en souvenir, et il ne sert à rien de s’étonner si ce ne sont pas des hommes mais des femmes. Elles aussi peuvent être des gendres. Kouzminitchna existe bel et bien, on lui apporte du miel letton et de la laine que maman va acheter elle-même au marché.

Au sujet de maman et de tante Olga, elle ne sait encore que peu de choses. Pendant très longtemps, elle comprendra de travers même les mots les plus ordinaires. C’est pourquoi elle aura de cette famille, qu’elle n’a pas encore vue pour l’instant, une image mystérieuse et sauvage dont elle ne s’ouvrira à personne. Elle croira dur comme fer que tante Olga pêche le soir des perches, car elle aura entendu dire que, le soir, tante Olga a mal aux coudes. La ressemblance de ces deux mots dans la langue étrangère l’aura induite en erreur. Le langage secret rendra les choses particulièrement confuses. Elle ne comprendra jamais si l’on parle simplement d’acheter du beurre et de la crème ou si des nouvelles fatales sont arrivées d’OVIR.

Le parquet grince tout seul. Il fait déjà trop noir. On ne voit plus rien. Peut-être des décennies entières voltigent-elles en bourdonnant dans la pièce obscure. Peut-être un courant d’air fait-il bouger le rideau. S’il ne faisait pas si noir, on pourrait voir isolément toutes ses vertèbres. Bien qu’elles ne soient pas visibles, l’autre les compte, comme s’il faisait une déclaration ou un serment, les mains nues, seul. Ses deux noms — le Lion secret comme le Lev public —, son lendemain, et même la tombe de son grand-père à New York, il les livre à présent, avec une confiance touchante, au pouvoir d’un sourire et d’un regard que l’obscurité l’empêche de distinguer.

Il ne peut pas deviner que ces doigts, dont il a appris aujourd’hui à connaître les phalanges comme sa poche, qu’il a reproduits dans l’argile et même remodelés deux fois, écrivent en ce moment dans l’air, au-dessus de ses omoplates, une formule magique russe en estonien : « Par l’ordre du brochet, que ma volonté soit ! », ni que cette bouche, dont il croit déjà connaître les coins, refaits eux aussi plusieurs fois, sourit aux ténèbres nocturnes comme si le destin de l’homme et la tristesse de la terre n’étaient que plaisanterie et amusement.

L’ange du Seigneur fronce le sourcil et se rapproche. Dans le silence funèbre de la nuit, les pays et les peuples se déplacent d’Ouest en Est sans même faire aboyer un chien.


Dans la lumière triste et éclatante de cette fin d’été, la peur flamboie comme un gosier d’argent, qui ne permet pas de parler mais seulement de chuchoter d’une voix éraillée. TASS annonce quelque chose, mais il n’y a rien à entendre. À Stockholm et à Helsinki, à Hambourg et à Vienne, la victime d’un holocauste fait peut-être une apparition fugitive dans les informations du soir : un individu aux cheveux longs qui proteste contre les chars d’une façon étrange et désespérée, avec en arrière-plan les rues pittoresques de Prague et les troupes de Brejnev. Cette image d’un jeune Tchèque qui s’asperge d’essence et craque une allumette ne s’accorde guère avec le tapis de la salle de séjour européenne. Alors on éteint la télévision. Dans la bouche de ceux qui bâillent, on aperçoit la nuit originelle et insondable. Une poignée de cendre grise tombe sur tout ce qui est.

C’est depuis ce moment qu’en Estonie, en Lettonie et en Lituanie, on ne construit plus que de grands, voire de très grands bâtiments. Les étables et les écoles doivent avoir des dimensions particulièrement imposantes. En sortant de leur immense et lointaine école, il arrive que des enfants se perdent, montent dans le mauvais bus et ne rentrent pas dormir chez eux. Où ont-ils passé la nuit ? Il sont incapables de le dire. Peut-être dans la cabane d’un ogre ? Peut-être dans la forêt de Tontla ou dans l’enfer de Tori ? La radio évoque le cas d’un pauvre enfant de sept ans qui errait un soir d’hiver dans une bourgade inconnue en essayant de rentrer chez lui ; il n’osait pas demander son chemin et a été retrouvé le lendemain matin à un arrêt de bus, froid et raide, le cartable toujours posé sur les épaules.

C’est depuis ce moment qu’on rase les haies au bord des routes, car les champs doivent être plats et vastes, les routes et les rivières tracées au cordeau. Si ce n’est pas le cas, il faut les tracer. On débat longuement du sort des oiseaux chanteurs, des hérissons et des lièvres. Mais personne ne dit véritablement ce qu’il pense.

Des saunas sont construits en grand nombre au bord des lacs et des rivières. Certains s’endorment sur les gradins lors des soirées vapeur et y cuisent complètement, mais cela n’effraie pas les autres. Le soir, on se rassemble dans les saunas et près des fours de fumage, on ronge des os, on se verse de la vodka et de la bière, on en propose aussi aux petits garçons, on grogne et on braille. On brise les bouteilles vides contre une pierre. Les regards se font obliques, les visages insolents.

Les livres restent pourtant debout vaillamment sur les rayonnages, comme une menace et une rédemption, une promesse ou un serment secret, bien que le pouvoir les ait fait  brûler dans plusieurs feux et couper en morceaux par plusieurs haches. Quand on détourne le regard de ces livres, on peut voir, avec des yeux entièrement neufs, que la lumière turbulente du matin se change comme avant, une fois par jour, en lueur paisible du couchant, que les nuages arrivent du début du siècle et survolent comme avant l’Autriche et la Hongrie, Riga et Tallinn, les guerres mondiales, les illusions, l’ironie et l’amour, le feu et l’eau, avant de s’éloigner vers la fin du siècle. Que le message, tôt ou tard, parviendra à destination et que rien n’est fini ni ne finira. Que tout arrive en même temps, comme toujours.

Les mariées en robe blanche flottent au-dessus de l’empire immense et sans limites de Brejnev, comme une troupe de théâtre emportée par le vent. Elles déposent leurs coûteux bouquets nuptiaux — qu’elles ont eu tant de mal à se procurer — sur le bout des souliers de Lénine, et leurs cous blancs de vivantes paraissent effroyablement nus et démunis devant cette statue d’un mort.

De leur pas officiel et averti, les dirigeants des partis du bloc de l’Est s’approchent de la statue. Ils portent des imperméables bleu foncé. On voit briller l’or de leurs dents et l’argent inaltérable de leurs tempes. Sur le bout des souliers du mort, ils posent des roses vivantes achetées avec l’argent du parti, des roses si vigoureuses et si rouges qu’on pourrait croire qu’une goutte de sang a été versée sur leurs racines. Les dirigeants des partis rient en plissant les yeux de contentement. Tiens, Dubcek n’est pas là aujourd’hui ? Où est Dubcek ? Peut-être TASS saura-t-elle nous le dire ? L’oracle de TASS répond avant même qu’on lui pose la question : « Bien que Dubcek n’ait rien fait pour mettre un terme à l’activité des forces révisionnistes et antisocialistes, les projets de contre-révolution soutenus par l’impérialisme international ont pu être contrecarrés. L’appel lancé par les responsables du parti et de l’État, ainsi que par tous les communistes et les travailleurs, a été entendu. Les forces alliées des pays-frères sont entrées en Tchécoslovaquie. »

Tout cela demeure caché derrière l’horizon. Malgré ces nouvelles, les grands nuages d’été aux bordures lumineuses se déplacent à travers le ciel en une longue et solennelle procession. Quand on les regarde suffisamment longtemps, on pourrait presque oublier l’année dans laquelle on se trouve : la vie est infinie, on a tout son temps, le chemin ne mène ni vers l’avant ni vers l’arrière, mais droit vers le haut.

En ce milieu de journée, les plages sont complètement désertes. Les trains de proximité ne viennent pas jusqu’à ce lieu si reculé et isolé. Lion connaît bien cette plage. Il y est venu souvent guetter l’apparition d’un signe. Tout seul, sans le moindre indice, il est difficile de savoir quoi faire. Faut-il vraiment soulever le rideau qui dissimule les terres promises et regarder soi-même ce qu’il y a derrière ? Que faire ?!

Il y a deux semaines à peine, Lion a vu sur cette plage un arc-en-ciel planté dans un large buisson d’osiers, comme l’échelle dans le rêve de Jacob. Il émergeait du buisson tel un esprit à sept couleurs. Lion voudrait bien savoir aujourd’hui s’il s’agissait d’un signe ou simplement d’un hasard ! Il affirme avec fougue qu’il ne croit pas aux signes, qu’il ne peut pas y croire, que sa raison l’en empêche. Car il lui faudrait croire aussi à toute sortes d’absurdités. 

Pendant ce temps, ses yeux regardent d’un air moqueur à travers les mots qu’il vient de prononcer et voient derrière eux le buisson d’osiers où se dresse l’échelle de Jacob. Pour briser cette image, Lion prend les mains de l’autre et appuie leurs os et leur chair si fortement contre ses yeux qu’il n’y reste plus que du noir où danse une étincelle rouge.

Leur ombre unique à tous deux recouvre les traces du vent et des oiseaux sur le sable, les fleurs violettes du bord de mer, l’image de l’holocauste qui vibre au loin comme une menace, le silence et la lumière. Une joie sans cause claque au-dessus de leur tête comme une flamme.

De part et d’autre, les longues plages de sable disparaissent derrière la courbure de la terre. En bas, ce sont les côtes de la Lituanie, de la Pologne et des deux Allemagnes. Elles commencent à Saulkrasti, mais ne se terminent pas forcément à Travemünde. En haut, il n’y a rien d’autre que l’Estonie : un ciel blanc et vide, des vaches qui pataugent dans l’eau jusqu’au ventre, l’herbe rare et salée des pâturages en bord de mer et le sifflement impitoyable du vent. Il n’est pas possible d’aller plus haut, la mer et les armes barrent le chemin.

Dans les dunes poussent des saules. L’écorce rouge de leurs branches brille d’un air sévère et menaçant. Au printemps comme à l’automne, l’eau glaciale des marées les brûle. Il ne reste plus d’eux, au bout du compte, que de blancs squelettes de sel. L’odeur du sable rappelle celle du papier sec et jauni, et celle des crayons brûlants restés longtemps au soleil. Quelques abeilles égarées, venues des landes de bruyères, cherchent le chemin du retour. Bien que le ciel soit profond et bleu comme un retable, un filet de brume persiste à l’horizon, tel un signal. Le sable sous les pieds produit un bruit aigu comme un sifflement d’ailes.

Bourdonnement d’abeilles. Éclairs d’hirondelles. Heures fantomatiques qui glissent entre les doigts. Le temps dans toute sa splendeur, sans passé, sans avenir. Parfum d’une plante mellifère inconnue. Odeur du sang à travers la peau.

Ils sont restés assis dans un train pendant une heure et demie, ont marché au hasard à travers une pinède sèche et craquante, se sont empêtrés dans un bosquet de jeunes sapins et se sont réjouis en apercevant la mer. Lion marchait devant. Derrière son dos, elle l’épiait d’un œil attentif, le fixait du regard comme un livre ouvert, un cadran d’horloge ou une porte entrebâillée.

Elle a remarqué que les fleurs des bois, les pins et les étendues de mousse n’adoptent pas Lion. Il ne se fond pas avec eux, ne s’efface pas, mais choque étrangement la vue, comme une bibliothèque plantée au milieu des arbres. Sa présence dans la forêt a quelque chose d’inquiétant. On l’imagine liée à des affaires troubles, à des tentatives pour fuir ou pour se cacher. Son dos surtout fait naître l’angoisse. Il paraît ici beaucoup plus vieux et solitaire qu’en ville. En observant Lion, elle a trouvé dans un fourré une plume à rayures, qui ne peut provenir selon elle que d’un coucou ou d’une buse, et non d’un innocent oiseau chanteur. Avec cette plume de coucou, elle a touché le dos de Lion, si discrètement qu’il ne s’en est pas aperçu. Il ne saura jamais que, dans son dos, quelqu’un a tenté gravement de lui déclarer son amour et de lui jurer fidélité.

Ils sont enfin arrivés au bord de la mer, près du buisson dans lequel se dressait l’échelle de Jacob. Là, sur le rivage, il leur est arrivé quelque chose qu’ils n’avaient vu jusqu’alors que dans les livres, d’un œil indifférent et incompréhensif : le temps lui-même s’est manifesté à eux, leur a donné un signe de sa nature et de son pouvoir.

Ce sont eux qui changent et avancent, et non le temps, qui ne progresse pas de la façon dont ils le croient. Ce qu’ils prennent pour le mouvement du temps, ce ne sont que les jours de leur propre jeunesse, leur vieillesse, leur condition de mortels. Par-dessus tout cela vole un oiseau blanc, s’élève l’odeur du varech et de la mer, souffle le vent. Même à Prague et à Moscou, rien ne sera tout à fait perdu tant que le vent vivant soufflera et que le ciel montrera ses couleurs.

Ils ne savent rien de Prague, et Moscou ne les intéresse pas. Leur journée repose sur la longue plage comme le cadeau d’une idole au sourire espiègle. Ils en détachent des heures étincelantes qu’ils jettent négligemment par-dessus l’épaule de l’autre. Ils sont pourtant suffisamment sages pour se taire. De leur bouche ne pourraient sortir que des mots très usés.

Ils ont fini par faire du feu entre les dunes, parce que les branches sèches des saules morts paraissent avoir été créées spécialement à cet effet. Les flammes sont incolores, transparentes, et l’on dirait que ce n’est pas un feu qui brûle sur le sable, mais seulement le fantôme d’un feu. Ce qu’ils ne se disent pas, les flammes le disent à leur place. De même que les squelettes rouge et blanc des saules, l’éclat du quartz dans les rochers et le trait blanc qu’un avion militaire trace dans le ciel au-dessus de la mer.

Ici, il n’y a pas de téléphone et l’on n’utilise pas le langage secret. On peut donner aux choses leur véritable nom, si tant est qu’elles en aient un. La plume, dont elle ne sait pas si c’est celle d’un coucou ou d’une buse, est jetée au feu d’un geste et se consume : nul n’entendra jamais son véritable nom. Tous les objets que l’œil perçoit n’ont que des pseudonymes, conventionnels et provisoires. Lesquels exactement ? Cela dépend de la langue. Seul peut-être l’ange du Seigneur connaît les noms véritables. En les entendant, même le sable nu et la pierre inanimée pourraient se mettre à bouger, mais l’ange a tourné le dos et s’est lavé les mains. Ses mollets brillent pendant qu’il entre dans la mer.

Le feu dégage de la fumée. Le pouvoir des ombres s’accroît. Le temps du silence est passé. Lion s’appuie sur ses coudes. Ses épaules bronzées luisent comme du bois poli. On pourrait croire qu’il les a taillées lui-même dans la chair du monde, sans l’aide de Yahvé, et les a fait briller en les frottant avec sa paume. Dans la lumière qui descend vers le soir, on peut voir la couleur exacte des yeux de Lion : ils ne sont pas marron, ni noirs comme elle le pensait, mais jaune sombre avec des taches orangées, couleur d’abeille.

Maintenant, Lion parle sans s’arrêter, avec beaucoup d’animation, en employant une profusion de mots qu’elle ne connaît ni ne comprend. Une phrase cependant revient constamment : « La terre d’aucun pays n’est suffisamment sacrée pour qu’on doive la porter dans un sachet sur sa poitrine ».

Celle à qui cette provocation est adressée devrait l’accepter, la vider de son contenu et la jeter. Elle devrait procurer à l’autre apaisement et réconfort. Au lieu de cela, elle conserve un silence suspect et dessine sur le sable des grimaces et des ricanements. Elle est parfaitement contente d’elle-même. Un léger sourire soulève les commissures de ses lèvres. Elle constate maintenant de ses propres yeux et de ses propres oreilles que l’autre lui fait confiance. Mais elle n’écoute pas vraiment ce qu’il lui dit. Son sourire sage dissimule des choses dont elle est la première étonnée.

En ce moment, elle aurait envie d’être cet autre, ce Lion dont elle jauge la couleur des yeux et le hâle uniforme des épaules d’un regard de voleur, sans gêne et rayonnant. Comme un coucou ou un corbeau, elle convoite le seul nid et le bien le plus précieux de l’autre : ni plus ni moins que sa chair et son âme. Si elle en avait le pouvoir, ici même sur le sable chaud, en plein jour, accompagnée par le rugissement des avions et le grondement lointain des trains qui se répète à chaque heure, avec une vulgarité sauvage, elle extirperait l’âme de l’autre par ses narines et la remplacerait par son propre souffle vital.

Chaque fois qu’elle offre sa bouche, elle se rapproche un peu plus de son but. Déjà, il lui semble que l’autre vient tout juste de venir au monde par sa volonté à elle. Le mot terre qui revient dans sa bouche la rend cependant attentive et l’arrache au royaume des rêves douteux pour la ramener dans la vie réelle, où l’on dissimule ses pensées les plus intimes, où tout se passe de la façon prévue et où l’on ne peut sauter aucun battement du pouls ni aucune heure de vie.

Elle s’étonne secrètement que Lion emploie des mots aussi désuets que sachet et terre. Surtout terre. Cela lui évoque des lamentations de personnes âgées avec tablier et fichu : « Je ne suis plus bonne à rien, il est temps de rejoindre la terre » ou « Je ne serai bientôt plus qu’un peu de terre ». 

En matière de terre, elle n’est pas complètement ignorante. Elle ne confond jamais la terre sableuse, légère et grise, avec la terre argileuse, lourde et rouge. Elle a vu sortir de terre des vers, des pommes de terre et des betteraves, des couteaux rouillés, des boutons, des tiges de bottes, des racines de sapins et des mâchoires d’animaux. Elle a regardé au fond d’une tombe fraîchement creusée et y a vu des traces de pas et de pelle. La menace : « Tu as été pris à la terre et tu redeviendras terre », fait de la terre son ennemie mortelle, avec laquelle elle doit régler ses comptes.

Un vent chaud et léger souffle du large, change de direction et soulève des braises ardentes. En retombant, ces étincelles rouges et vivantes se transforment en flocons de cendre grise. Lion ajoute au feu une brassée de branches mortes qui crépitent violemment. Il y jette aussi un roseau blanc échoué sur le rivage, qui brûle en envoyant de tous côtés du feu liquide. Avec le soir, l’air, l’eau et le feu ont perdu leur quiétude et se sont mis à bouger.

L’agitation environnante se communique bientôt à Lion. Il ne tient plus en place, s’assoit et se relève, se cherche une meilleure place, tourne le dos à la mer et demande à tout ce qu’il voit — à l’eau et aux rochers, aux pins et aux saules — et à tout ce qu’il ne peut pas voir — à l’obscurité que l’horizon parvient encore à dissimuler, aux anciennes frontières disparues sous la terre, à la Mer Blanche et à la Mer Noire, à Brejnev en personne et aux dirigeants de chaque république fédérée — pourquoi il devrait vénérer un État sous prétexte qu’il en a le passeport dans la poche. Pourquoi devrait-il baiser la terre ici alors que ses tombes sont ailleurs ?

Dans sa bouche, les mots littéraires « baiser la terre » et « tombes » deviennent banals et quotidiens, comme les mots « gare » ou « office du logement ». Le ton de sa voix se fait réprobateur, son visage s’assombrit. Il se recroqueville sur lui-même, se fige sur place et ses épaules paraissent se couvrir de poussière. Il a peur de recevoir une réponse négative d’OVIR, peur que le gendre de Kouzminitchna ait été muté à un autre poste et ne fasse plus de l’art. Mais que signifie faire de l’art en langage secret ? Ah oui, organiser un départ pour l’étranger.

En ce moment, Lion redoute une réponse positive plus encore qu’une réponse négative. Et ce bien qu’il ait décidé de partir il y a si longtemps qu’il ne se souvient même plus quand. Peut-être à l’époque où ils avaient le chien Nosson, qui mangeait tous les mégots qu’il trouvait par terre. Il devait être en première ou en deuxième année du cours élémentaire, car à l’automne où il est entré en cours moyen, Nosson s’est mis à suivre les fumeurs et les buveurs et n’est plus revenu à la maison. Il restait vautré près du kiosque à bière. Un jour, tante Olga l’a aperçu, mais le chien a regardé ailleurs. Il a raidi le cou et a fait comme s’il ne la connaissait pas.

C’est à cette époque qu’ont commencé les préparatifs du départ, car la disparition du chien Nosson était un signe indubitable : maintenant, il faut commencer, il n’y a plus de temps à perdre, même Nosson a cessé d’être un obstacle : il ne sert plus à rien de se demander combien d’années encore il vivra. La préparation du départ s’est tellement prolongée qu’il ont eu le temps de prendre un nouveau chien, Kinski, et que celui-ci a déjà la barbe grise.

Pour Lion, préparer le départ signifiait sacrifier ses mardis soirs à l’allemand et ses jeudis soirs à l’anglais. Le langage secret et l’art d’utiliser le téléphone, il les a appris en même temps qu’il apprenait à parler, en jouant. Tante Olga lui téléphonait souvent et demandait toujours Lev. Il répondait d’une voix sérieuse et énergique : « Lev à l’appareil ». Il ne comprend toujours pas pourquoi il employait ce nom alors que sur son passeport est écrit Lion. Il est pourtant convaincu que là où il n’était pas nécessaire de montrer son passeport, cela lui a été utile. Surtout à l’école.

Ici, près du feu, il avoue qu’il a sculpté deux vachères en bronze et une tête de Lénine en pierre de pays, et qu’il en a honte aujourd’hui encore. Pour la tête de Lénine, on lui a même attribué un prix à Moscou. Il voit cette tête en rêve, toujours de la même façon : il marche à pas pressés dans un couloir d’OVIR et la tête sans corps de Lénine le suit à vive allure. Basse, lisse et noirâtre, elle ressemble à un chien. Il essaye de la cacher avec un pan de son manteau. Il a très peur que Kouzminitchna la voie, s’en offusque et lui fasse dire que son gendre ne fait plus de l’art.

Pendant qu’il raconte cela, une expression à la fois amusée et triste apparaît dans ses yeux. Il décrit son vieux manteau américain en tissu pelucheux, qui était long à l’époque où, dans l’empire de Brejnev, on en portait des courts. Il illustre même son récit avec des images et dessine sur le sable les traits de Kouzminitchna. Il a du mal à dessiner les boucles d’oreilles et les branches des lunettes. Le sable est sec et s’affaisse, mais Lion rampe sur la plage, efface certains traits et en trace de nouveaux, jusqu’à ce que le visage épaté de Kouzminitchna commence à ressembler au masque mortuaire de Beethoven.

Le dessinateur comme la spectatrice se roulent à présent sur le sable en riant, et leur insouciance est tout à fait étonnante. On a le sentiment qu’aucun État ne pourrait empêcher leurs yeux de briller et leurs dents d’étinceler. Peu leur importe le sort des milliers de prisonniers politiques et les secrets des hôpitaux psychiatriques. Il se fichent bien des autres. Qu’importe que la terre autour d’eux soit maudite. De toute façon, aucun de ceux qui ont séjourné ici sous l’aile chaude d’Intourist ne le croit. C’est un pays de rêve, où un livre ne coûte pas plus cher qu’une miche de pain, où les loyers sont exceptionnellement bas, où l’on ne met pas exclusivement l’accent sur la beauté extérieure, où l’on n’a pas peur du lendemain.

À la lisière de cet immense pays, sur l’ultime parcelle de son territoire, ils dessinent le visage de Kouzminitchna et ne se soucient pas le moins du monde des villes qui bourdonnent derrière eux, ni des fichiers où leurs noms peut-être sont  déjà inscrits. L’ange du Seigneur ne prend pas ses grands ciseaux pour couper leur rire. Celui-ci s’efface de lui-même. Les années qu’ils n’ont pas encore vécues tombent du haut du ciel. L’ombre du départ recouvre leurs visages comme une tente noire. La flamme se fige. Plus un souffle de vent. Puis le ciel se referme, on roule l’ombre et on l’enlève, la fumée commence à tourner sur elle-même. Tout est comme avant.

Lion dit ne pas savoir s’il vit à l’étranger en ce moment ou s’il y vivra dans l’avenir. L’autre répond avec profondeur qu’il ne le saura que lorsque l’avenir sera là. Elle apprend de la bouche de Lion qu’il est possible de sortir du pays. Aussi incroyable que cela puisse paraître, cette idée est pour elle tout à fait nouvelle. Cela l’excite tellement qu’elle gratte jusqu’au sang les piqûres de taon sur ses chevilles lisses et luisantes.

Sa tête est pleine d’images sur papier glacé vues dans des magazines en couleurs, tout un fatras qu’elle laisse resurgir en secret, avidement et un peu honteuse, des labyrinthes de sa mémoire. Chaque fois qu’elle a dû choisir entre un roman sérieux et un magazine frivole, elle a choisi les deux. Elle a vu voler au dessus de Vienne une femme qui portait un soutien-gorge « Triumph ». Elle a vu Iseult verser du café dans la tasse de Tristan. Sous une cascade finlandaise nage le cygne de Tuonela, une police d’assurance-vie dans le bec. Des chœurs de fées chantent : « Dior ! Mercedes ! Volvo ! Braun ! Dior ! Mercedes ! Volvo ! Braun ! » Partout traînent des clefs de voiture, des anneaux de diamants et des canettes de bière. Les dents des hommes sont blanches et leur nuque rouge. Lion devrait tenir compte de l’existence de ces hommes et y réfléchir sérieusement. Au lieu de cela, il raconte la vie d’Andy Warhol, décrit les statues de Henry Moore et rapporte ce qu’on lui a dit sur la lumière de l’Amérique. Il la met en garde : « Là bas la lumière est jaune. Les ombres sont jaunes. Ne va surtout pas t’imaginer qu’elles sont bleues ! ». Il dit qu’il pense constamment aux statues de Moore et que leurs ombres le hantent tout particulièrement. « Ces ombres travaillent ! Elles travaillent pour le bien des statues ! » Il confesse qu’il a observé aussi les ombres de ses propres statues, mais qu’elles ont quelque chose qui ne va pas : elles ne travaillent pas. « Quand l’ombre vit, la statue est prête ». C’est le secret de son métier qu’il lui révèle là.

Tout en parlant, Lion observe leurs deux ombres qui bougent. Son regard s’absente, ses mains retombent et pendent d’un air soumis. On leur a donné une tâche trop difficile : faire d’après un corps vivant une statue morte qui aurait pourtant une ombre vivante. Il ne pardonne pas à l’autre de bouger, de modifier son expression, de vivre et de changer. Il a pourtant choisi lui-même pour ce visage la bonne expression, il a donné lui-même l’inclinaison adéquate aux vertèbres de ce cou. Elles doivent rester ainsi. Elles doivent exprimer la main qui les a touchées et le regard qui les a rendues vivantes. C’est seulement ainsi qu’elles appartiendront définitivement à cette main et à ce regard.

Lion pose la main sur le cou de l’autre, comme s’il voulait le plier, et leurs ombres se confondent à nouveau. Aucun mot ne saurait décrire la tristesse brûlante qu’il éprouvent ensemble en voyant qu’ils ne parviennent pas à franchir la frontière assignée aux mortels qui protège chaque être des autres. Si elle n’existait pas, ils échangeraient aussitôt leur chair et leurs os comme des vêtements. Ils envahiraient les ténèbres du sang de l’autre, s’installeraient en propriétaires dans son crâne, lui prendraient ses poumons dont ils comprimeraient l’obscurité humide et crue, s’approprieraient ses reins et son cœur, banderaient sa colonne vertébrale comme un ressort brillant et effrayant. Avec horreur et fascination, ils comprendraient que l’autre agit de même dans leur chair.

L’air est humide comme le sel des larmes. Le vent tourne. Lorsqu’elle fait tomber de son cou les mains de Lion et se dirige vers la mer, le dos raide, la tête droite, l’autre reste debout tout seul dans la lumière vive du soleil. Par son œil intérieur, il la voit achevée. Comme une statue de bois brun-jaune. La seule chose dont il n’est pas sûr, c’est le bois dont elle est faite. Il écarte d’emblée le bouleau et le poirier. Son choix se fixe sur le noisetier. À cet instant, elle jette un regard en arrière. Sur son visage rayonne une joie nue et dépouillée qui la fait paraître aussi innocente et cruelle que la lumière du jour, aussi soustraite au pouvoir du temps que l’herbe qui disparaît en octobre et réapparaît en mai, aussi inaccessible que l’horizon. Chacun de ses pas est une déchirure dans le sable.

Elle s’arrête devant un buisson de ronces isolé et mange toutes les mûres qui s’y trouvent. Leur jus rouge sombre lui dégouline le long des doigts. Elle s’essuie négligemment les mains sur son ventre. Une chose est sûre : plus jamais elle ne pourra refaire ce geste. Plus jamais sa journée ne sera aussi jeune. Plus jamais et pour l’éternité. Voilà une légende bien pathétique pour une image qui ne représente qu’une bande de sable, la mer et le destin des gens qui vivent dans cette journée.

Elle laisse l’eau lui monter jusqu’à la poitrine. Alors seulement elle se met à nager. L’eau ne fait pas de bruit, les vagues ne clapotent pas, tout alentour est vide et silencieux, comme si une porte s’était refermée derrière elle.

Il ne faut pas oublier que celle qui nage ici est la même personne que cet enfant qui marche en 1956 dans la verdure d’un sentier de forêt. Le soleil d’été dessine sur son visage les taches de lumière habituelles : un motif de feuilles ancien et poétique. Elle tient sous le bras un gros livre intitulé La forêt russe. Elle vient de l’emprunter à la bibliothèque et considère maintenant comme son devoir de le lire. Elle a l’intention de grimper au sommet du putiet et de lire en mangeant des baies. De chaque côté du sentier brillent des campanules bleues, comme si elles étaient posées sur un autel dans un verre d’eau. Les sapins exhalent une capiteuse odeur d’ambre. Sur le sentier approche le fils du brigadier du kolkhoze, à qui l’on a confié une mission facile : voir si les framboises sont mûres dans la forêt.

Le garçon a peut-être cinq ou six ans. Il tient dans sa main un coq couineur en caoutchouc. Le sentier serpente entre les framboisiers et conduit les deux enfants vers une rencontre inéluctable. Ils s’arrêtent, tapent des pieds par terre, tripotent leurs boutons et grappillent des baies sur les buissons. Le fils du brigadier a cinq ans de moins qu’elle et paraît plus jeune encore, ce qui ne l’empêchera pas, devenu adulte, d’être fort comme un aurochs.

Les ombres mouvantes des feuilles donnent au visage de la grande une expression rusée et espiègle. Elle examine du crâne aux talons le petit garçon indécis et lui dit d’une voix charmeuse : « Viens, je vais te montrer un endroit secret ! » Comme l’autre ne sait que répondre et demeure figé sur place, la grande insiste en fronçant les sourcils : « Alors ? ». Dans ses yeux clairs clignote une étincelle noire. Et voilà que le petit garçon, avec obéissance, se faufile derrière elle dans l’épais bosquet de sapins, où il faut prendre garde à ne pas se faire piquer les yeux.

Au bout d’un moment, elle le pousse hors de cet enchevêtrement de branches et le fait émerger dans une petite clairière où le soleil coule à la verticale du haut du ciel. Une odeur de foin coupé envahit l’air qui vibre et scintille. Les papillons quittent la lumière, disparaissent dans l’ombre et réapparaissent soudain à l’improviste. Là où l’ombre se pose, la terre est noire comme la bouche de l’enfer. Les arbres bruissent de façon presque imperceptible. Tout le monde connaît cette clairière. On l’a peinte un nombre infini de fois et décrite en de multiples langues. C’est exactement la même. Le petit garçon reste debout, déçu : il ne voit là rien de particulier, il est sur le point de se mettre à pleurer et fait couiner avec humeur son coq en caoutchouc.

Sans doute ne s’effrayerait-il pas si l’autre ne lui soufflait à l’oreille : « Ne crains rien ! Je suis là ! » et ne le poussait tout doucement dans la lumière vive. La clairière brillante et bruissante est maintenant envahie par ce chuchotis : « Ne crains rien ! Tant que je serai là, il ne viendra pas ! »

L’instant d’après, une branche craque, un buisson se referme comme une porte secrète et la chuchoteuse a disparu. Retenant son souffle, elle se glisse jusqu’à l’autre bout de la clairière et se met à épier entre les branches. Dans la splendeur et l’éclat de cette journée de juillet se tient une petite forme grise qui n’ose pas même ouvrir la bouche. Des deux mains, le garçon serre la gorge de son coq jaune en caoutchouc. Plus tard, chez lui, le petit garçon égaré et retrouvé à grand-peine ne saura rien expliquer de sensé.

Cette plaine et ces buissons, un homme, vingt ans plus tard, dans le rugissement d’un bulldozer, les effacera de la surface de la terre. On lui versera un salaire et on lui attribuera un prix. Si cela avait été en son pouvoir, il aurait fait en sorte que le soleil ne brille plus jamais à cet endroit. 

Il est possible que les sept siècles d’esclavage du peuple estonien, les revenants, les naïades et les lutins n’existent que dans l’imagination populaire et comme sujet de recherche pour les folkloristes, mais il se peut aussi que tous les conducteurs de bulldozer connaissent leur existence.

L’avenir seul révélera si Lion a ou non un rapport avec cette histoire. Pour le moment, il verse du sable sur le feu jusqu’à ce que celui-ci s’éteigne. Il se recueille alors sur la tombe du feu, les bras croisés sur la poitrine. Personne ne peut savoir ce qu’il pense. Intensément, il observe l’autre reprendre peu à peu ses membres à la mer et ceux-ci retrouver leur forme première. Les épaules sont à nouveau des épaules, les genoux des genoux, et non plus un frémissement imprécis sous la surface de l’eau.

Ses lèvres sont bleues d’être restées si longtemps à barboter. Elle a la chair de poule. Dès son premier pas sur la plage, elle pose le pied sur une ampoule électrique cassée que les vagues ont ramassée quelque part et amenée jusque là. Le verre mince pénètre aisément et sans douleur dans la chair tendre.

De façon toute naturelle, elle s’appuie de la main sur l’épaule de Lion et, debout sur une jambe, examine son talon. Elle s’assied ensuite sur le sable et ordonne : « Prends un couteau ! ». Cette phrase est si simple que tout le monde devrait savoir la dire dans une langue étrangère. Sans un mot, Lion prend sous son aisselle le pied mouillé couvert de sable. D’un seul geste, avec la lame de son précieux couteau suisse, il extrait adroitement le morceau de verre de la plaie. Le mince filet de sang qui apparaît alors ne mérite même pas d’être mentionné. Il étincelle pourtant comme un bijou bon marché dans la lumière du soir. C’est Lion qui l’obtient. Le sang a le goût de sang, peu importe à qui il appartient.

À qui appartiennent les chars de Brejnev ? À qui appartient la tristesse du ciel de l’ouest et le poison des livres ? À qui appartient ce « couple d’amants qui court sans crainte sur le rivage, les pieds nus, les pieds nus et le vin du vent dans les veines » ?

Aujourd’hui, TASS n’annoncera rien de plus. Sur les rives de la Daugava comme sur celles du golfe de Finlande, l’eau coule des robinets, remplit les casseroles et les cafetières, les baignoires, les bacs à lessive. On sort le beurre du frigo. Le pain est déjà coupé.

Le dieu-soleil se rue vers l’Occident, traversant le rideau de fer sans même ciller des paupières. Ses genoux nus et ardents flamboient au-dessus des tentatives de coup d’État et des silos de missiles, aussi inexorablement qu’au-dessus des pommiers et des seaux à traire mis à sécher. Et comme le veut la loi, son chariot quitte la Place Rouge de Moscou une heure avant la Plage de Riga.


Les assiettes blanches apparaissent sur la table, puis on les enlève à nouveau. Le couteau à pain n’a pas été remis à sa place. On jette le marc de café et le fond de thé. Les fenêtres sont ouvertes sur le soir d’août. Le rideau ondoie si innocemment, le bouquet de fleurs dans le vase exhale un parfum si doux et le cercle lumineux de la lampe au plafond brille avec tant de chaleur qu’on pourrait croire qu’en bas, à Prague, l’automne n’est pas encore là et qu’en haut, à Riga, l’État ne peut mettre la main sur les jours des humains, que les bureaux de conscription ne sont qu’une plaisanterie ou un produit de l’imagination.

Tous ceux qui passent la tête par la fenêtre la retirent aussitôt, car le soir est vaste et noir comme le royaume de la mort. Derrière la vitre, en l’air, se tient l’ange du Seigneur, un carnet à la main. Il écrit. Ce qu’il inscrit sous la date d’aujourd’hui, il le garde pour lui, comme tout ce qu’il voit en regardant à travers les murs des maisons et les cages thoraciques. Il ne fait pourtant aucun doute qu’il note au moins deux mots en souvenir de cette journée : fumée et sel, car l’État n’est pour lui qu’une fumée bleue qui s’évanouira, car la vie et le corps de l’homme ne sont pour lui que du sel qui se dissout. On peut débattre avec lui — et on l’a fait —, on peut tenter de lui expliquer au moyen des livres — et on l’a fait — que l’homme est un animal. Il ne daignera pas même hausser les sourcils. Discuter avec lui est comme porter de l’eau dans une passoire.

Les premières étoiles apparaissent dans le ciel. Quelques-unes d’entre elles tomberont sans aucun doute dans les orties estoniennes, dans les ansérines lettones, dans la boue et la poussière tchèques.

Comme s’ils n’étaient pas concernés par ce qui se passe aujourd’hui derrière l’horizon, Lion ouvre l’armoire et les tiroirs à linge et en extirpe, comme de la gorge d’un fauve, des draps de bain et des serviettes de toilette. Les piles de linge frais qu’on aperçoit dans l’armoire, les sachets odorants au col froncé, confectionnés avec amour, suscitent en elle un certain malaise. Quand donc apparaîtront la mère mythique et la mystérieuse tante Olga ? On ne sait pas. On sait seulement qu’elles sont à la villa avec le père. Du père, il n’a pas encore été question. C’est la première fois qu’il entre en jeu.

Pour être franc, il y a beaucoup de choses dont il n’a pas été question. Par exemple son logement à Tallinn, où le robinet ne délivre qu’une eau glacée et où l’on fait semblant de vivre plus qu’on ne vit véritablement. Il n’a pas été question non plus des serviettes et des draps qui ont été brûlés dans le poêle parce qu’on s’en était servi pour essuyer des pinceaux pleins de peinture. Ni des fripes et des disques, toujours en train de circuler et d’être échangés. Encore moins du fait qu’elle n’a pas de sœur, de père ni de mère. Sans parler de parents plus éloignés. Père et mère ? Quel genre d’animaux est-ce là ?

Comme il y a longtemps qu’elle ne s’est pas trouvée dans un endroit où l’on fait des confitures, des boulettes de viande, et où l’on repasse les draps, elle est convaincue que les confitures, la cuisine et le repassage en général ont partout cessé. En voyant maintenant sur la table la confiture de cerise de tante Olga, et dans l’armoire à linge les draps repassés par la mère, elle reçoit un choc. Cette confiture et ces draps la surprennent, tout comme la surprend la désinvolture avec laquelle Lion les utilise, comme s’il n’avait jamais entendu parler de la comédie musicale Hair ni de l’avenir du monde. Ce grand pot de confiture de cerise la consterne : ainsi, rien n’a changé ! La confiture est toujours dans le placard et l’ordre règne dans la maison ! À quoi ont donc servi ces extases nocturnes, cette fleur sur le dos de la chemise, ces mots, ces couleurs et le destin du monde ? À quoi bon avoir brûlé des ponts, miné le sol sous les pieds paternels et méprisé les jardinières de légumes maternelles ? 

Qu’espère-t-elle en tendant la main et en la posant sur la ligne de vie de l’autre ? Ils restent debout un instant face à face devant la porte de la salle de bains, main dans la main, comme des ambassadeurs dont les pays se sont alliés en dépit de toutes les prévisions, mais sans que l’on sache encore dans quel but. Il ne leur manque plus que de se congratuler mutuellement, avec un regard candide et un éclatant sourire officiel : « Félicitations ! Bon courage ! Tous nos vœux de succès ! » Mais peut-être devraient-ils plutôt se chuchoter avec empressement : « Ne crains rien ! Je suis là ! ».

Au fond d’elle-même, elle attend que Lion déchire ses filets et ses cordes, les jette par-dessus son épaule et s’arrête malgré tout à côté d’elle, la justifie, la comprenne et la réconforte. Mais comment pourrait-il faire cela alors que, trois ans plus tôt, il a adressé de gracieux sourires froidement calculés à l’enseignante qui dirigeait son travail de fin d’études, a pris dans son filet ce gros et redoutable poisson, l’a regardé un certain temps se débattre, avec un intérêt obscur mêlé de crainte, et l’a laissé pour finir avaler de l’air. Il a soutenu brillamment son travail, et tout ceux qui ont assisté à la soutenance se souviennent aujourd’hui encore du regard innocent de ce garçon. Son professeur, pourtant, est toujours hantée par la peur. Elle ne sait pas avec certitude ce que Lion a deviné à son sujet, ni ce que l’État sait d’elle. Personne ne peut l’aider.

On entend soudain cliqueter les longues aiguilles en flèche de l’horloge. Le temps bouge et on dirait que ce sont ses os qui craquent. L’horloge sonne. La voix claire et féminine de la cloche retentit à travers l’appartement, comme pour leur faire signe de vivre et d’agir tant qu’ils ont des jours devant eux.

Lion ferme les portes de l’armoire et tend à l’autre un drap de bain soigneusement plié, qu’elle jette négligemment sur son épaule. D’une main ferme, elle pousse la porte en verre dépoli de cette salle de bains étrangère, ferme le verrou, ouvre les robinets et éparpille nonchalamment ses quelques hardes sur le sol. La serviette sent le propre : une odeur ancienne de neige et de lavande qui la met mal à l’aise. Sans raison, elle la tortille et la jette par terre elle aussi, malgré la rangée de crochets libres qui s’aligne sur le mur.

Elle évalue la salle de bains. D’après elle, c’est une salle de bains de vieux. Son opinion est confortée en particulier par les pieds de la baignoire, qui sont en fonte mais tentent de se faire passer pour du bronze. Même la chaise blanche à la peinture usée, même le cadre du miroir, sur lequel serpentent de langoureux nénuphars en bois, lui évoquent des personnes âgées et des boutiques de brocante, et non les pages Art Nouveau des revues d’ameublement.

Elle examine ce qui l’entoure d’un regard vigilant de chasseur, sans oublier le moindre pot, la moindre bouteille, la moindre boîte. Comme on pouvait le prévoir, tout ce qui brille l’attire particulièrement. Ciseaux, pinces à épiler, lames de rasoir. Elle les change de place et savoure le caractère maudit et redoutable de ces objets prêts à tout. Avec insouciance, elle complète par des détails singuliers la scène classique « Seule dans une salle de bains étrangère ». Si certains, en pareil cas, reniflent le savon parfumé et le déodorant des autres, elle découvre quant à elle un gobelet cylindrique en pierre dans lequel se trouvent trois brosses à dents : l’une blanche comme un os, une autre rouge comme une bouche, la troisième noire comme du bois d’ébène. Sur la pierre blanche serpentent des veines brun-rouge. On ne saurait dire si cette pierre évoque davantage les genoux blancs des anciens dieux ou la chair froide et les graines brunes des pommes d’été à peau claire.

Elle serre le gobelet dans sa main jusqu’à ce que la pierre devienne chaude, puis elle le repose sur l’étagère. Les trois brosses à dents, ainsi que le tube de dentifrice letton à la menthe, elle les laisse traîner dans le lavabo.

Elle ouvre ensuite le placard sous le miroir et y cherche longuement du shampooing, qu’elle ne finit par trouver qu’après avoir mis sens dessus dessous toutes les autres affaires. Et lorsqu’elle découvre ce petit flacon de shampooing aux œufs, elle le rejette aussitôt avec une moue dédaigneuse. Elle a sorti du placard un miroir à main avec un long manche, beau mais terne, ainsi qu’une boîte à chaussures contenant des pansements, des morceaux d’ambre jaune, une pierre ponce et quelques crayons émoussés. Sur le sol se répandent des pilules, des glands, des pommes de pin et toute une collection de bouchons en verre récupérés sur de vieilles bouteilles de parfum, que le petit Lion considérait autrefois comme son trésor le plus précieux.

Tant bien que mal, elle fourre toutes ces objets dans le placard, ferme la porte en la poussant avec force, et se trouve enfin parvenue au point où elle peut entrer dans la baignoire et ouvrir le robinet de la douche. Des jets d’eau droits, minces et denses surgissent aussitôt de tous côtés et la cernent comme les barreaux métalliques d’une cage. Elle se tient nue dans la cage, la tête renversée. On se demande d’où elle est venue et qui l’a laissée entrer. D’autant plus qu’en sortant du bain, elle s’empare d’une crème rare et coûteuse pour les paupières, en étale sur son dos mouillé et s’en badigeonne abondamment la plante des pieds.

Un tiroir est resté inexploré. Elle y trouve un petit sac en flanelle rouge sombre, dont elle défait aussitôt les lanières en laissant sur le tissu doux des taches odorantes de crème grasse. Par l’ouverture rougeâtre du sac sort en rampant une grosse tresse de cheveux bruns, solidement liée aux deux extrémités par un mauvais fil à coudre.

On n’y voit nulle trace de poussière et, contrairement à ce que son apparence pourrait laisser penser, elle ne sent ni le vieux parfum ni la naphtaline, mais les cheveux lavés de frais. Lorsqu’elle touche la peau, ce ne sont en effet que des cheveux étrangers : à la fois chauds et froids, lisses et rêches, repoussants et attirants. On pourrait les faire glisser indéfiniment dans le creux de sa main.

C’est d’ailleurs ce qu’elle fait, sans savoir qu’il s’agit de la tresse d’écolière de maman coupée à Varsovie. En 1932 précisément, dans un salon de coiffure, aujourd’hui disparu, où Ada faisait à grand-mère des ondulations incomparables. On avait offert à maman, pour son anniversaire, un séjour à Varsovie chez grand-mère et une nouvelle coiffure, qu’elle n’avait pas pu conserver dans son austère lycée de la République Lettone : il avait fallu peigner ses cheveux pour les redresser, puis les laisser pousser. La tresse coupée n’a pas été donnée à grand-père. On devait la mettre dans son cercueil lorsqu’il mourrait. Mais en 1952, personne n’osait demander une autorisation de sortie du territoire pour se rendre à un enterrement. Il ne faut pas jouer avec cette tresse !

Personne cependant ne peut le lui interdire, car à partir de cet instant elle tiendra toujours dans sa main un bout de cette tresse. Il lui sera toujours possible, comme elle le fait aujourd’hui, de regarder le monde à travers ces jeunes cheveux doux et bruns qui n’ont pas été placés dans le cercueil. Elle ne sait pas elle-même en quel lieu ni à quel moment elle les laissera remonter des profondeurs de sa mémoire. Ils sont imprévisibles et redoutables comme l’avenir lui-même.

Bien que derrière elle se trouvent les forêts de sapins estoniennes, une vue de Tallinn et la porte en verre dépoli d’une salle de bains lettone, devant ses yeux ondule déjà un ciel bleu et chaud ; un vent violent de mauvais augure souffle dans la large Marzalkowska et la défunte Krochmalna — dans toutes ces rues célèbres ensevelies sous la nouvelle Varsovie austère et impitoyable du Bloc de l’Est. En tant que rues de Varsovie, elles n’existent plus que dans les mémoires. Grâce à la mémoire, n’importe qui, comme Isaac Bashevis Singer, peut faire surgir d’entre les morts l’ancienne Varsovie, ouvrir les portes des salons et des cafés changés en cendre et en poussière, emplir les pièces de battements de cœur et de destins. Faire disparaître irrémédiablement, en une demi-page poignante et avec une citation de Nietzsche, une froide journée d’hiver à Varsovie. Convoquer sur les murs la lumière d’un coucher de soleil éteint depuis longtemps, dans la radio un discours d’Hitler, et derrière les constellations étincelantes le visage moqueur de Yahvé, chef de l’armée céleste.

La mémoire en poésie, en prose ou au théâtre est pourtant bien différente de ce qu’elle est dans le chaos de la vie. Il n’y a pas de place pour les humiliations subies et dissimulées par tout un chacun : le café ne se renverse pas sur les chemises blanches, les chaussures ne blessent pas les pieds, les gens qui courent vers un rendez-vous important ne sont pas pris en pleine rue d’une envie imprévue de faire pipi, ni d’une terrible quinte de toux. Les mains ne sont jamais moites et on sait toujours immédiatement pourquoi quelque chose se produit.

Malgré cela, le pointillé lumineux de la mémoire traverse toutes les ténèbres, le passé se manifeste dans l’avenir et l’avenir dans le passé. On ne sème que ce qu’on récolte. La vie terrestre est à l’image de la vie éternelle. Puisqu’il y a eu une année 1968, il y aura nécessairement une année 1971. Cet été-là, l’asphalte fond. Les pavés sont incandescents et les touristes estoniens entrent d’un pas pressé dans les grands magasins de Varsovie. Solidarnosc et Walesa sont encore des noms qui ne disent rien à personne, mais ils sont déjà semés et le temps de la moisson finira bien par venir. Pour le moment, les Estoniens farfouillent encore avidement dans les produits polonais, bien qu’ils leur paraissent plus chers et de moins bonne qualité qu’ils ne l’imaginaient avant ce voyage.

Elle est avec les autres, examine comme eux les gants et les chaussures en comptant mentalement son argent. Pas plus que les autres elle ne parvient à décider ce qu’elle devrait acheter, car tout lui paraît nécessaire. La journée de travail est bientôt finie, l’heure de la fermeture approche. Dans le grand magasin les néons sont allumés. On a pourtant l’impression que l’électricité est rationnée. La chaleur torride qui règne dans les rues ne pénètre pas à l’intérieur. Les pièces sont humides et sombres. Dans ces bâtiments neufs flotte curieusement une odeur ancienne de moisissure et de teinture d’iode. Les lampes grésillent et grondent, la lumière tremblote.

Petites, vieilles, le regard lourd, les vendeuses, avec leurs cols en dentelle flétris, ressemblent à des fantômes couverts de givre ou de poussière. De temps en temps, elles vont se placer derrière un autre comptoir et émettent un sifflement chuintant. Elles surveillent avec un soin tout particulier le rayon des chaussures. 

Bien que dans les vitrines soient exposées des chaussures de femme, d’homme, d’enfant et même de bébé, les Estoniens cherchent fiévreusement, pour leurs femmes, leurs fiancées et leurs filles, de coûteuses bottes montantes en cuir lisse, mais ils n’en trouvent pas. Ce n’est pas encore la saison des bottes. Ils en tiennent rigueur au peuple polonais. Lui en font le reproche. Ne le lui pardonnent pas. Devant les comptoirs du grand magasin, certains vont jusqu’à évoquer les crimes de la szlachta. Pendant ce temps, très haut dans la pénombre des rayonnages, les souliers de soirée aux prix faramineux les épient, comme des bêtes assoiffées de sang.

Le vernis brille en jetant des éclats ; le cuir gratté, au contraire, absorbe la lumière. Les doublures couleur chair luisent paisiblement. Les noms de marque en lettres d’or rappellent des inscriptions funéraires. Celle qui enfilera ces chaussures en forme de sabot pourra s’estimer parfaitement heureuse : ses pieds ressembleront enfin à ceux du diable, comme le veut la mode de l’époque.

Juste à côté se tiennent les valises et les mallettes, serpentent les ceintures et les laisses, pendent les bretelles, les fouets et les muselières. Il ne serait pas nécessaire de recenser tous ces objets si les Estoniens — et elle en particulier — ne les voyaient ici pour la première fois en aussi grand nombre. Le pays d’où ils viennent est si pauvre que même les chaussures à bouts durs et les valises bosselées polonaises leur laissent une impression de luxe et d’abondance !

Les gants reposent sous un comptoir vitré. Disposés en éventail ou jetés avec négligence, comme ôtés à une main invisible. Dans ce grand magasin humide empli de fantômes, on est surpris de voir des gants qu’on porte dans les gares et les aéroports, qu’on oublie dans les cafés et les taxis, des gants mille fois vus et revus, sentimentaux, inactuels, des gants du monde d’hier, de derrière le rideau de fer.

Dans la rue, elle reste un certain temps encore sous l’emprise des gants, dont le parfum l’accompagne jusqu’au premier carrefour.

Dehors, rien n’est plus comme avant. Le soleil commence tout juste à se coucher. Le ciel est comme du feu liquide mêlé de fumée. Des vieillards au regard indiscret surgissent des passages voûtés. Les rails du tramway brillent d’un éclat rouge. Les gens et les maisons ressemblent à des spectres. Tous ceux qui sont allés à Varsovie connaissent sans doute beaucoup mieux qu’elle le château du Belvédère, les places et les fontaines reconstruites de la vieille ville, l’église de la Sainte-Croix et l’urne qui contient le cœur de Chopin. Il n’est pas sûr en revanche qu’ils aient ressenti comme elle l’arrivée de l’obscurité. Personne en tout cas n’en a jamais parlé.

On a parlé de deux artistes polonais doués comme des enfants mais méchants comme des chiens. On a raconté comment un célèbre écrivain estonien s’est fait bombarder de cailloux par des Polonais parce qu’il roulait dans une voiture avec une plaque soviétique. Lorsque l’écrivain furieux est sorti de voiture, les autres se sont exclamés joyeusement : « Oh, c’était vous, cher Monsieur ! Nous nous demandions qui diable cela pouvait bien être ! » Quelqu’un a trouvé un paquet de billets de banque dans un cimetière. Un autre a acheté pour ses enfants des préservatifs déchirés en croyant que c’étaient des chewing-gums américains. Certains ont vu Grotowski, d’autres Olbrychski.

Elle, elle ne voit que très peu de choses. Puisqu’en 1968, à Riga, elle a tendu la main inconsidérément vers une tresse de cheveux étrangère, il lui faudra voir beaucoup d’autres lieux — et notamment la Varsovie de 1971 — à travers ces cheveux qui n’ont accompagné personne dans la mort. Leur couleur brun triste de vieille photo imprime sa marque sur tout ce qui est. Dans l’air, sur les vitres, sur l’amour ridicule et immortel, sur les visages blancs des inconnus, sur la politique de Brejnev et de Johnson, sur les programmes de cinéma et sur son maillot à rayures qu’il faudrait laver aujourd’hui sans faute. S’il n’est pas sec demain matin, par cette chaleur, elle pourra toujours l’enfiler humide.

Juste au moment où, ayant pris une décision au sujet de son maillot, elle s’apprête à traverser la rue, l’invisible surgit de derrière le visible et tous ceux qui voulaient traverser font un bond en arrière. Le tramway freine si brusquement que les rails lancent du feu. L’ange de la mort descend du ciel, les ailes plaquées dans le dos par un tourbillon, comme des morceaux de tôle. Les cheveux se dressent sur les têtes. Des papiers et des déchets s’envolent. Dans le demi-jour, on ne distingue pas si quelqu’un pousse à la main un vieux vélo dont le réflecteur rouge étincelle ou si une boule de feu tournoie vraiment dans les airs.

Elle croit d’abord que tout le monde observe cette boule, puis elle remarque que les regards sont tournés vers une forme allongée sur le sol, entre les rails. On la recouvre d’un drap. L’ange de la mort s’en va. La police et les médecins arrivent. On fait entrer de force des pilules jaunes dans la bouche du conducteur. Il a les yeux révulsés et se débat lorsque les médecins, avec l’aide de deux hommes, lui écartent les mâchoires.

Elle s’éloigne furtivement en regardant par dessus son épaule et personne ne l’en empêche. Elle a beau avoir assisté de près à l’accident, elle ne sait pas si elle a vu un vélo ou une boule de foudre. Personne ne sait ce qui s’est passé.

Même les témoins fortuits apparaissent toujours en un autre lieu, commencent beaucoup plus tard seulement à raconter ce qu’ils ont vu. Ils parlent de Gorbatchev en pensant à Lénine, confondent la fin et le début, répètent des mots que tout le monde a déjà entendus, divaguent sur le passé et sur l’avenir, sur l’oubli et sur le rire.

Il est maintenant grand temps de retourner en 1968 pour voir si elle continue à faire glisser dans sa main les cheveux d’une autre ou si elle a déjà remis ses vêtements et essuyé le sol de la salle de bains. Elle pourrait se dépêcher davantage, car elle n’a pas autant de temps qu’elle le croit. Ses pieds nus, enduits de crème pour le visage, laissent par terre des traces luisantes que l’on ne parviendra qu’à grand-peine à faire disparaître complètement.

Elle se regarde dans le miroir avec le plus vif intérêt. S’y complaît comme une sauvage, un enfant ou ce bon vieux Narcisse. La captivent tout particulièrement la peau de son visage, rougie par la chaleur, et ses yeux, que le faible éclairage de la salle de bains fait paraître noirs. Il ne reste qu’à espérer que ces roses sucrées et ces raisins noirs, une fois dehors, ne subsisteront pas longtemps et qu’elle retrouvera son bronze et son acier habituels plus vite qu’elle ne l’imagine, car toutes les fenêtres sont ouvertes et un air frais circule dans les pièces.

Lorsqu’enfin elle sort, l’appartement est noir et vide, comme si plusieurs années s’étaient écoulées. Les pendeloques des lustres s’entrechoquent et leur tintement traverse l’appartement par vagues dans le sillage d’un courant d’air. Toutes les lampes sont éteintes. Seul le téléviseur, dont elle n’avait pas encore remarqué l’existence, éclaire la pièce vide, permettant aux placards et aux rayonnages de prendre part à la vie de l’État. Sur leurs flancs lisses se reflètent des images magiques : réunions des comités d’oblast, héroïques travaux collectifs, progrès de l’armée… Même les tasses ne pourraient demeurer en dehors de la vie, car les applaudissements nourris font trembler tous les objets qui se trouvent dans le buffet.

Elle a déjà compris certaines choses et les garde présentes à l’esprit. Elle sait que cette pièce n’est pas l’atelier mais la salle de séjour, même si, dans un coin, se trouvent un bac d’argile et une statue couverte d’un plastique. Ce qu’on appelle la villa est un atelier au bord de la mer, en dehors de la ville, mais pas trop loin. Là bas vivent tante Olga, le nouveau chien Kinski et même maman entre les disputes. Tante Olga n’a plus d’argent, car elle a tout donné pour construire l’atelier de Lion. Celui-ci la protège contre sa mère. Il prépare maintenant en personne — avec le soutien de son père et sans l’aide de sa mère — le départ de tante Olga pour l’étranger. 

À travers le grondement du téléviseur, elle entend soudain Lion discuter avec quelqu’un dans la cuisine. Son dos craque. Elle ne sait pas si elle devrait aller se cacher quelque part (mais où ?) ou attendre sur place la suite des événements.

Elle devine que, sur la table de la cuisine, le plafonnier projette en ce moment un rond de lumière, et que le fils et la mère sont assis dans la pénombre qui l’entoure. Le couteau à pain oublié sur la table répond par des reflets aux paroles qui sont prononcées.

Elle se trouve aussitôt un refuge : grimpant sur le rebord de la fenêtre, elle se cache derrière le rideau à côté de l’aloès charnu. La télé hausse solennellement la voix. Sur un vase rouge tombe la lumière d’un lampadaire. Sa couleur évoque celle d’un coucher de soleil par une froide soirée de novembre. Dans un tiroir, il y a des lettres envoyées par des morts, de plusieurs coins du monde et en plusieurs langues. Dans l’autre tiroir se trouve une boîte en fer blanc, où des bonbons oubliés et tristes se sont fondus en un gros bloc bariolé, un recueil de poèmes d’un auteur russe interdit d’après la Révolution, et un petit col vif en hermine enveloppé dans du papier de soie. Le plancher grince.

Pourquoi n’enfile-t-elle pas ses sandales et ne s’en va-t-elle pas discrètement ? On n’entendrait que le claquement de la porte principale. Dans le cœur de qui et pendant combien de temps résonnerait-il ? Cela ne la concernerait plus. Dès le lendemain, elle serait de retour à Tallinn, comme tombée du ciel. Que lui importeraient alors la politique de Brejnev ou le cœur de l’homme, le sens du mot OVIR ou les récits secrets sur la persécution des Juifs ? Tout cela lui serait impénétrable comme la langue des oiseaux et des mammifères.

Dans l’encadrement de la porte apparaît la silhouette d’un homme : Lion. Il éteint aussitôt le téléviseur, mais n’allume pas la lumière, bien qu’il ne voie d’abord rien dans la pièce. Il s’assoit par terre, devant la statue d’argile, et appelle à voix basse : « Où es-tu ? Viens ! ». 

Lorsqu’elle émerge de l’obscurité, il prend sa main sans dire un mot et l’appuie contre son crâne comme s’il s’agissait d’un sceau éternel, et non d’une main humaine, provisoire et incertaine.

 Dans le couloir résonnent des pas pressés, le plafonnier s’allume d’un coup. Elle se retrouve nez à nez avec celle dont elle a fait glisser les cheveux dans sa main sans savoir à qui ils appartenaient.

Pourtant, elle ne baisse pas les yeux. On dirait que les meubles jettent vers Lion de petits regards en coin et attendent sa réaction avec curiosité. Ils ne sont pas les seuls.

Lion se met lentement debout, déballe de son plastique, comme une momie, la statue d’argile humide et déclare de façon si solennelle qu’on pourrait le comprendre comme une plaisanterie : « Maman, il n’est pas nécessaire de t’en dire plus ». Sa mère  se recule un peu, comme s’il s’agissait là d’un jeu ancien mille fois répété. Elle plisse les yeux et commente sèchement : « Pas mal. Même en argile, pas mal du tout. Mais tu n’as pas l’impression que c’est un peu trop posé ? Je n’aime pas tellement cet endroit, là, et celui-là non plus. Tu dois encore réfléchir. Pour le moment, elle est trop… comment dire… trop fragile. » Laissant la statue d’argile, elle se place alors devant la statue de chair vivante et l’examine avec intérêt sous toutes les coutures. Avec soulagement et lassitude, comme si cela aussi faisait partie du jeu, Lion répond : « Arrête, maman ! Cela suffit maintenant ! »

La pièce reste silencieuse. On n’entend pas le moindre souffle. Le haut du crâne de la mère arrive précisément à l’épaule du fils. Ses cheveux sont épais comme autrefois, mais courts, bouclés et gris. Ses yeux sont de plusieurs couleurs, mais le vert l’emporte sur le brun. On pourrait qualifier leur expression de « mutine », s’ils n’étaient en ce moment si scrutateurs et si attentifs. Devant ces yeux juvéniles, animés et changeants, on se demande où sont passés le col en dentelle, les mi-bas et les manchettes blanches de la lycéenne, et quelle arrière-pensée dissimulent le pull-over gris et la vieille jupe de la belle-sœur d’Amérique ? Elle serre fermement son sac à main sous son bras. La pierre de sa bague jette des étincelles colorées. Ce n’est certainement pas du verre.

Le fils pousse sa mère en face de la statue découverte et de son modèle vivant et dit, sans que l’on sache à laquelle des deux il s’adresse : « Rappelle-toi, c’est ma mère ». Après quoi il met sa mère en garde : « Rappelle-toi, c’est ton enfant ».

Les sourcils du fils sont encore froncés en signe d’avertissement, ses mains sont encore croisées avec provocation sur sa poitrine, que déjà sa mère affiche son sourire le plus éclatant. Même s’ils paraissent avoir leurs conventions et leurs règles du jeu, il est immédiatement clair que s’il arrive à la mère de gagner, ce n’est que grâce à la pitié du fils.

La mère tient là une bonne occasion. Elle redresse sa tête grise et appelle sur le ton de l’évidence, comme si tous les dos de chemises devaient être délavés, tous les pieds nus et tous les cheveux ébouriffés : « Du armes Kind, laß du dich umarmen ! » Sous le regard vigilant de Lion, s’ensuit un instant aux senteurs chaudes de savon et de citron, comme si l’armoire à linge avait écarté les bras et frotté sa joue contre une autre. Une fois cet instant passé, il n’est plus possible de l’annuler.

Personne ne sait quelle heure il peut être. Toutes les pendeloques de verre de l’appartement tintent comme avant. Les plis des rideaux sont animés de petits soubresauts, comme si quelqu’un derrière eux se préparait à apparaître. Un robinet goutte quelque part. 

La mère jette sur le téléphone un autre coussin du canapé et dit : « Le prochain part à onze heures et quart. Lion, accompagne-moi s’il te plaît. » Dans sa voix, pendant un instant, frémit la solitude enfantine de la vieillesse. Lion saisit la main qui, tout à l’heure, était appuyée sur son crâne et annonce : « Dans le sac de ma mère, il y a ma convocation militaire ». Sa mère le corrige avec une ironie machinale : « L’ordonnance pour tes remèdes contre la toux, mon pigeon ». Le fils répète sur le même ton moqueur : « Oui, mes remèdes contre la toux », mais il ne parvient pas à conserver son ton détaché et demande, puéril et plein d’espoir : « Maman, as-tu trouvé une solution ? » La mère répète avec insistance, comme si elle n’avait pas entendu la question : « Alors, tu m’accompagnes, Lev ? » Elle ne peut toutefois s’empêcher de lui faire un reproche : « Pourquoi me le demandes-tu alors que tu sais parfaitement que cette ordonnance ne peut être donnée que sous le comptoir. Il faudra la remettre à Leo, s’il n’est pas parti à la retraite. »

Le fils prend dans le vestibule le sac à provisions de sa mère, jette un regard tendu et complice vers l’arrière, dans la profondeur de la pièce, et rencontre un sourire peut-être un peu trop large compte tenu de la gravité de l’instant.

Les pas de la mère et du fils résonnent encore en bas, sur les pavés, que déjà le silence du grand appartement vide la serre à nouveau par la taille. Lorsqu’elle éteint la lumière, la lune illumine la pièce comme dans les anciens temps. Elle passe une main par la fenêtre ouverte et écrit avec le doigt dans l’air blanc, comme dans un cahier d’écolière :

     La lune luit avec éclat.
     Ce sont des morts qui passent là.
     Ne les crains pas, petit enfant.

Elle réfléchit encore un peu à ce qu’elle pourrait écrire, puis ajoute : « En souvenir du 21 août 1968 ».


NE PAS se tenir à la fenêtre ! NE PAS ouvrir la porte ! NE PAS répondre au téléphone ! NE PAS déplacer les meubles et NE PAS traîner les chaises sur le plancher. Le soir, NE PAS allumer la lumière au plafond, et avant d’allumer une lampe NE PAS oublier de tirer les rideaux devant les fenêtres.

Toute sa vie, elle a rêvé d’entendre ces ordres et ces interdictions. Le sentiment de danger qu’ils procurent lui a toujours paru si attirant, si effrayant et si doux. Elle attend depuis toujours qu’il se passe enfin quelque chose, que la guerre éclate, qu’une tempête emporte les toits des maisons ou au moins que quelqu’un meure. Elle en a assez des trains qui sont toujours à l’heure, des journées de bureau qui commencent et se terminent à l’heure prévue, des gens qui dissimulent leurs véritables désirs.

Dans son orgueil, elle croit même savoir avec précision ce que signifient les mots dénonciationrafle et NKVD. Enfant, dans les années cinquante, elle a souvent entendu, cachée sous la table, les discussions secrètes des adultes. Elle a même vu de ses propres yeux un canon de fusil, ainsi qu’une grande armoire marron qui, disait-on, avait sauvé la vie d’un homme. En 1941, à l’époque des massacres, un père de famille estonien y avait vécu avec son jeune fils. Le garçon avait attrapé la diphtérie et était mort d’étouffement sur la poitrine de son père. Mais celui-ci avait pu gagner la Suède, et s’il n’est pas mort entre temps il y vit encore aujourd’hui.

Il lui semble que c’est en pensant à cette lourde armoire marron foncé que Goethe a composé sa ballade d’anthologie sur le père désespéré et son fils malade. Les cachettes secrètes et les chasses à l’homme du NKVD lui paraissent en tout cas indissolublement liées aux landes brumeuses et sombres de la ballade, à travers lesquelles un père allemand, serrant son fils mourant sur sa poitrine, galope éternellement sur son cheval et continuera à galoper tant que la ballade en question figurera au programme des écoles.

En résumé, on peut dire que, de façon générale, elle a des périodes d’épreuves et des souffrances humaines une représentation livresque bien éloignée de la vie réelle. Elle croit savoir précisément comment les choses doivent se passer. Toutes les guerres mondiales sont précédées d’un été éclatant, plein de balles de tennis, de danse et de musique, d’eau de Cologne et d’odeur de café crème, de bruissements de feuilles et de miroitements sur les eaux de baignade. Alors que personne au monde ne peut encore deviner le caractère fatal du nombre 1914 ou 1941, il suffit que tombe pour un instant sur un buisson en fleurs l’ombre noire d’Alexandre Blok ou de Thomas Mann lisant son journal pour que la graine du doute soit semée : bientôt les fleurs bruniront, les baigneurs se disperseront en hâte, des esprits apparaîtront dans le ciel comme des dirigeables, des signes et des indices se matérialiseront sous la forme des avions russes, allemands et américains. Même l’année 1968 est déjà prête, loin devant, attendant son heure.

Les décennies se sont envolées à tire d’aile, et voilà que déjà la pluie d’août de l’année 1968 tambourine sur les vitres. Au-dessus de Riga est arrivé un nuage sombre aux bords lumineux qui ressemble à un psautier volant. Une pluie lourde fouette l’eau de la Daugava. Un gros poisson monte à la surface, happe des bulles d’air, des moustiques et des mouches assommés par la pluie, puis frappe l’eau avec sa queue et disparaît en bas dans son royaume.

À peine sorti de la cage d’escalier, Lion ouvre son parapluie, mais son léger manteau clair est aussitôt trempé et devient sombre comme le sable d’un cimetière. Lion court sous la pluie jusqu’à l’arrêt de tramway, fait brusquement demi-tour et revient en courant, monte les escaliers, cherche longuement sa clé, ouvre la porte, laisse partout des empreintes humides, à la manière d’un chien, fourre dans la main de celle qui reste son cher canif, dont il ne se sépare en principe jamais, et son carnet, dans lequel sont notées les adresses de deux fondeurs de bronze, les dimensions et l’emplacement de plusieurs rochers de granit disponibles, les prix de blocs de marbre et de billots d’acajou, et le plus important de tout : le numéro de téléphone d’un grutier. Entre la dernière page et la couverture se trouve aussi une mystérieuse fleur de muguet séchée, un lys des vallées, souvenir doux-amer de l’été passé et de l’initiale G. Ce carnet n’est pas destiné à tomber sous des yeux étrangers. En lui remettant ses trésors, Lion lui ordonne avec des mots anciens et usés : « Tiens bon jusqu’à mon retour ! Attends-moi ! »

Oui, mais maintenant il doit vraiment se dépêcher s’il veut attraper le train de Moscou. Il peut encore arriver à temps, à condition qu’il se ressaisisse. Qu’il inspire profondément. Par le nez, pas par la bouche ! Pas bruyamment, comme un animal, mais en silence, comme un esprit ! Si les poumons ne se gonflent pas, il faut les arracher ! Si les jambes ne marchent pas, il faut les couper !

Dès que la porte de l’immeuble s’est refermée, elle va se placer à la fenêtre, le couteau et le carnet dans la main, et suit Lion du regard sans se soucier de l’avertissement « Ne pas se tenir à la fenêtre ! » Comment pourrait-elle savoir que la grande chasse d’automne a commencé ? Que tôt ou tard apparaîtront les hommes en uniforme qui épient les repaires et les sentiers de ceux qui ne répondent pas aux convocations ? Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que le grésillement brutal de la sonnette trace sur le calme de la nuit des traits vert militaire et rouge étatique. Si elle n’est pas capable d’expliquer aux hommes en uniforme la disparition de Lion, autant rester silencieuse et ne pas donner inutilement l’impression qu’il y a quelqu’un dans l’appartement. 

La voici maintenant enterrée au quatrième étage d’une maison en pierre de l’époque d’Ulmanis, dans l’appartement numéro vingt-quatre, d’où l’on aperçoit au loin, depuis la fenêtre de la cuisine, un arbre au feuillage immense et sombre dans lequel on ne décèle pas la moindre trace de jaune. Il brille et résiste sous la pluie comme une couronne de fer blanc ou une pierre tombale. Derrière lui disparaissent les nuages d’orage et de neige, les mois et les années, comme s’ils n’avaient jamais été. Dans le ciel, au milieu des fumées, de la suie et du plomb, cet arbre est le seul et l’unique comme le Seigneur ton Dieu. À travers la vitre, elle envoie vers lui un long regard, comme une carte postale sur laquelle est écrite une brève salutation qui, en langage secret, peut signifier quelque chose de beaucoup plus important et plus grave.

Ensuite, décrivant dans l’appartement un cercle magique, elle choisit un par un, avec délectation, les objets qu’elle compte examiner de plus près sans être dérangée par personne, comme par exemple trois volumes à la couverture colorée : un rouge intitulé Alphonse Mucha, un bleu : The Jewish Almanac, et un vert : Feodor Dostoïevski. Elle les sort du rayonnage et les étale sur le canapé où ils se confondent, frivoles et bigarrés, avec les coussins de couleur — quand on les regarde d’assez loin.

Elle ne trouve pourtant pas la paix et doit faire un second tour dans les pièces. Cette fois, elle se laisse arrêter par le calendrier sur le mur de la cuisine. À sa grande surprise, elle découvre qu’elle est absente de Tallinn depuis exactement deux jours et demi. Le calendrier, cela va de soi, ne dit pas lesquels sont les plus longs, des jours des hommes ou des jours de l’Histoire.

Si elle ne connaissait pas la date d’aujourd’hui, elle serait prête, en regardant par la fenêtre, à voir un jour de novembre ou de décembre : des buissons dénudés, des tas de neige, de la glace nue et des bonnets de fourrure. Elle est profondément déçue en constatant que c’est toujours la fin du mois d’août et que les gens circulent nonchalamment la tête nue, comme si rien n’avait changé. Elle ne parvient pas à croire qu’à Tallinn, pendant son absence, n’ont eu le temps de paraître que deux numéros du Journal du Soir, et que cinq trains seulement ont quitté Riga pour la capitale estonienne. Il lui semble que, pendant ces deux jours et demi, l’été a vieilli et s’est refroidi, comme les yeux de ceux pour qui toute la vie passée et la décennie en cours sont concentrées seulement sur deux jours : hier et avant-hier. Elle exagère, comme d’habitude, mais cela ne change rien à l’affaire.

Plantée d’un air désemparé devant ce calendrier, elle se souvient soudain de son imperméable neuf qui, en ce moment, à Tallinn, pend au portemanteau, vide et abandonné, en produisant un bruit de tissu froissé. Elle imagine qu’il vit là-bas de sa vie propre et fait ce que bon lui semble.

Elle en fouille mentalement les poches et tient à nouveau entre ses doigts la lettre brève et officielle de Lion — sur papier à en-tête de l’Union des Artistes —, dans laquelle il se présente succinctement (lui rappelant en quelques mots une exposition à Tallinn et leur présence fortuite à tous deux à une même table) et lui demande « si possible, de venir à Riga vers le 20 août pour poser quatre ou cinq heures pour un portrait ».

Naturellement, ce texte lui paraît aujourd’hui bien ridicule. Il lui évoque aussitôt les vachères de bronze et la tête de Lénine, et elle ne comprend pas comment elle a pu décider de répondre à cette lettre.

D’ailleurs, lorsqu’elle fouille en pensée les poches de son lointain manteau, ce n’est pas cette lettre froissée en boule qu’elle cherche, mais quelque chose d’autre. Dans une poche doit se trouver — et se trouve effectivement — un galet blanc et plat. Sur sa face la plus lisse est griffonné un numéro de téléphone. Ce qu’il lui évoque exerce encore sur elle une telle emprise qu’elle ne peut s’empêcher de placer dans le visage de Lion d’autres yeux, beaucoup plus clairs que les siens. Elle se concentre quelque temps sur leur expression et sur leur forme, puis fait avec ces yeux gris d’eau ce que les gens économes et ordonnés ne font pas même avec leurs boutons : elle les jette et les oublie à jamais, en même temps que le numéro, le prénom estonien et le caillou blanc, qui lui paraissaient si importants il y a deux jours et demi.

Tout en étant ailleurs par la pensée, elle n’a pas cessé de regarder distraitement la vieille soupière bleue posée sur le rebord de la fenêtre. Elle est remplie de terre et abrite un plantureux cyclamen rouge sang. Les feuilles abondantes et colorées, les boutons mi-éclos, les fleurs rigides et figées donnent l’impression que sur le rebord de la fenêtre se trouve une tombe fraîche. L’étendue du ciel, les nuages et les toits ne sont visibles que derrière cette tombe terreuse richement ornée de fleurs. La plante paraît vigilante et dangereuse, comme si sous ses racines se cachait l’âme de l’appartement, l’esprit de la maison ou le dieu du foyer. Il vaut mieux se concilier ses bonnes grâces, et c’est ce qu’elle s’emploie à faire. Elle caresse les fleurs et les feuilles avec sa joue, à la manière d’un chat. Satisfaite, elle va ensuite s’asseoir dans le séjour, sur le canapé, ouvre d’un coup les trois volumes sortis du rayonnage, mais n’en feuillette aucun. Elle attend.

Elle ne sait pas si Leo, qui a le pouvoir d’ordonner que la fiche personnelle de Lion soit transférée d’un fichier à un autre, appartient par son rang et son grade au corps des anges ou à celui des archanges de la sphère militaire. Elle n’a pas non plus la moindre idée du fonctionnement ni de la terminologie des bureaux de conscription. Elle ne connaît qu’une seule expression, une formule magique : « Inapte au service actif en temps de paix ».

Leo réside dans la capitale, au-delà de plusieurs montagnes et de plusieurs fleuves, au-delà des cabanes et des quartiers ouvriers, des chaudières, des points de collecte du verre consigné, des conduites de gaz, des centres de transfusion sanguine. Les désirs de Leo à Moscou sont des ordres à Riga. Un simple coup de téléphone devrait suffire. Leo sait bien comment on règle ce genre de choses !

La seule condition du succès, c’est que Lion se présente en personne devant Leo. Pendant l’entretien, il ne faudra pas froncer les sourcils comme un Tchouktche, ni sourire bien sagement comme un Chinois. Il faudra impérativement transmettre le salut de tante Olga, et donner à Leo la photo ancienne, mais parfaitement nette, qui le représente à six ans tenant la main de tante Olga qui en avait quatre. Des fossettes espiègles creusent les joues de tant Olga. Quand au petit Leo, il est tout beurre tout miel. En bref, le destin de Lion dépend maintenant de ces deux visages d’enfants d’autrefois, et des souvenirs, s’ils existent.  S’ils parviennent à se frayer un chemin jusque sous le portrait de Brejnev, dans le cabinet à double porte de Leo.

L’ange accompagne quelque temps Lion dans son voyage vers Leo. Surgissant soudain dans l’air, il s’installe sur la couchette supérieur vacante du compartiment, et son nimbe de gloire fait scintiller d’un éclat particulier et signifiant le thé léger qui clapote dans les méchants verres de l’Office des Chemins de Fer Baltiques. Le train franchit en brimbalant les collines de Valdai. Les verres tintent en rythme dans leur support en fer blanc. Sur la taie d’oreiller grisâtre tombent des flocons de suie. Lion fait son lit et se tourne vers la cloison. Il essaie de prévoir sa journée de demain, mais il a beau faire, il ne voit qu’une seule et même chose. Une statue, dans le matériau le moins cher et le plus terrifiant qui soit : la chair et l’os.

Le train brinquebale. Les voyageurs dorment déjà. Les mystères du sommeil sont dissimulés sous une épaisse couverture que personne, depuis la mort du docteur Freud, n’a jamais osé soulever. Combien d’hectares de boue et d’ornières de bulldozer, combien de mètres cubes d’eaux industrielles, combien de stères de rondins pourris séparent déjà ce train de la gare de Riga  ? Dans les plaines immenses bruissent les herbes que l’on n’a pas fauchées, sur les routes boueuses cahotent les camions découverts qui emmènent vers une destination inconnue des carcasses de porcs congelées. Quel genre d’hommes habitent dans ces bourgades fantomatiques ? Cela restera une énigme. Même les pommes de terre, dans les champs, sont si chétives qu’on les croirait abandonnées du ciel.

Il se peut que ces plaines et ces lointains ne soient qu’un produit de l’imagination, une illusion, un délire de voyageurs en mission. Il pourra bien disparaître autant de trains qu’on voudra derrière l’horizon, les capitales des républiques baltiques resteront à leur place. À sa place aussi le bac d’argile dans le séjour de l’appartement de Riga. Cette argile mérite un examen plus attentif, car elle est plus vivante que toutes les autres. Jour après jour, Lion l’a réchauffée dans ses mains, l’a pétrie le temps nécessaire pour que, de bloc froid et mort, elle se change en une matière dont on puisse faire un corps et même, si tout se passe bien, une âme et une ombre.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, pensant à Lion, elle se dirige vers le bac d’argile et y imprime sa main. L’empreinte paraît désarmée et terrible comme une peinture rupestre. Elle la considère d’un regard critique et insatisfait, puis s’agenouille et dépose à côté d’elle l’empreinte de sa bouche. Peut-être s’agit-il d’un sceau, d’une promesse. Certainement en tout cas d’un baiser, dont il n’est pas exclu qu’il ait un sens politique.

Elle ne connaît que deux termes politiques : guerre et paix. Elle méprise de toute son âme les discussions estudiantines et les cercles de réflexion du Komsomol, dans lesquels se font remarquer des garçons à cheveux courts aux allures fringantes de jeunes travailleurs et des filles robustes comme des paysannes, qui essaient à toute force de prédire l’avenir du monde. Pour sa part, sans la moindre justification rationnelle, elle persiste à croire que son monde à elle a un avenir différent.

Un garçon russe considéré comme un génie de la clandestinité lui a montré un jour, sur une table de café, une copie du Docteur Jivago enveloppée dans du papier journal. Tout ce que l’on raconte au sujet des circulaires secrètes et des hommes en civil, elle n’y voit que des exagérations et du bluff, même si elle a entendu dire qu’on peut être convoqué pour avoir diffusé certains poèmes de Jossif Brodski (qui vit à Léningrad) et de Paul-Eerik Rummo (dont personne ne sait précisément où il vit). Elle répète cela avec insouciance, machinalement, comme un perroquet, et tous ceux de son espèce hochent la tête de façon aussi insouciante et machinale. Le mot convoquer résonne de façon presque aussi floue et grandiose que « Guerre d’Hiver », « Événements de Hongrie » et « États Baltiques ».

Certains disent pourtant que l’on ne se fait pas encore taper sur les doigts à cause de Brodski et de Paul-Eerik. Mais à cause de quoi alors ? Cela, personne ne le sait. Ah, si seulement on le savait ! Peut-être se fait-on taper sur les doigts quand on a donné innocemment sa bouche à Lev, dont le nom secret est Lion. Son ignorance absolue, elle la dissimule comme les autres sous un sourire particulier et lourd de sens, sous des expressions qui lui sont restées par hasard en mémoire. Elle utilise sans retenue des mots dont la signification véritable lui est totalement inconnue.

Les verges que l’ange du Seigneur tient prêtes depuis longtemps sifflent à présent dans l’air. L’ange s’exerce. Naïvement, elle croit que ce sifflement vient d’un poste radio qui bourdonne depuis longtemps déjà à l’étage au-dessous et dont le bruit pénètre dans l’appartement par un vasistas ouvert. Quelque chose est dans l’air.

L’inquiétude la gagne. Sans savoir pourquoi, elle enfile ses sandales. Elle resserre d’un trou sa large ceinture — qui pourrait provenir aussi bien du placard de l’officier Mars que de celui du chapardeur Mercure — et paraît relativement satisfaite de ce qu’elle voit dans le miroir.

Le moment était bien choisi pour s’admirer en grand uniforme devant le miroir, car la porte d’entrée à la serrure bien huilée s’ouvre en silence, comme d’elle-même, un courant d’air fait à nouveau tinter les pendeloques des lustres et le père en personne fait son entrée dans l’appartement. Il apparaît comme un éclair dans un ciel dégagé. Ses manchettes sont aussi blanches que ses dents. Lui faire perdre son aplomb ne semble pas aussi facile que certains pourraient le croire. Il faut accepter sa main tendue, car il dit rarement bonjour en serrant la main. Lorsqu’il le fait, on ne sait pas si c’est une politesse ou une forme particulière de moquerie. Seul Mars, l’officier fruste, pourrait peut-être rogner les ailes du père. Les autres dieux —et en particulier Mercure le versatile — ne feraient que leur donner davantage d’élan.

Lion ne lui a pas dit que son père avait traversé le rideau de fer, au-delà duquel il réside de façon permanente, et se trouvait en ce moment à Riga. Peut-être vaut-il mieux ne pas tout savoir. Elle n’en est pas moins abasourdie. On aurait pu lui mentionner, ne fût-ce que d’un mot, le paisible canton de Thurgau, riche de fleurs et de vaches, situé seulement à quelques heures de route de Milan, Paris et Münich, mais où une carte postée de Riga peut mettre trois, voire six mois pour arriver.

Comment pouvait-elle deviner que cette phrase lancée par la mère : « Papa est arrivée de Kaunas avec du beurre fermier tout frais » signifiait que le père était arrivé de Münich et apportait des nouvelles fraîches de l’Ouest (qui avaient d’ailleurs vieilli assez vite puisque les nouvelles sanglantesde l’Est étaient arrivées en une nuit). 

À cause de Kaunas et du beurre fermier, elle s’était fait du père une idée qui ne correspond en rien à la réalité. Il ne porte pas à la main un cabas à carreaux. Il n’a pas le dos voûté, ni de dents en or. Il parle certes un russe parfait, mais avec un accent étranger, guttural. La senteur fraîche de Chanel Pour Monsieur qui émane de lui porte déjà un sérieux coup à l’image du sac à provision et des dents en or. Un coup plus sérieux encore est donné par l’éclat de ses yeux, qui jettent sur son visage et sur ses paumes étroites une lumière frémissante. Ces yeux remarquent tout, réunissent tous les fils épars en riant d’un air moqueur. Inaccessibles, ils attirent malgré tout. Ils sont comme ces oiseaux bruns et vifs, qui volent innocemment de buisson en buisson : si l’on essaie de les suivre, on risque de se retrouver soudain dans un monde inconnu où l’homme ne pose pas le pied à la légère.

Le père va bien. Il va chaque jour de mieux en mieux. Il respire paisiblement, compte toujours jusqu’à dix, se tient au courant des choses. À la frontière de l’Empire du Mal, il regarde toujours froidement dans les yeux les gardes maussades et franchit la douane sans se faire fouiller. Pourtant, il n’a pas encore réussi à faire sortir sa famille de l’Empire, bien que personne n’y soit formellement opposé et qu’on lui fasse des promesse de plus en plus aimables. Kouzminitchna recevra cette fois un moelleux pull-over rose, un sac à main pour sa fille et un nouveau remède miracle japonais pour sa vieille mère diabétique.

C’est sur l’ordre du père que le fils a été baptisé de ce nom embarrassant, vieillot et littéraire. De façon générale, le fils est la prunelle des yeux du père, son point faible. Ou pour le dire en des termes plus élevés : il est comme la fille de son père, pour qui celui-ci irait jusqu’à capturer l’oiseau de feu, ou déterrer avec ses racines et rapporter sous son manteau une fleur rouge d’au-delà des mers. Jusqu’à présent, le fils n’a jamais eu besoin d’oiseau de feu ni de petite fleur, de chewing-gum ni de stylos-bille. Et voilà que soudain, au moment le plus mal choisi, alors que ce ne sont pourtant pas les soucis qui manquent, lui, un Juif, a besoin d’une Estonienne !

Lion a parlé avec son père seul à seul. À l’insu de sa mère, mais sur le conseil et avec le soutien de tante Olga, il lui a ordonné de se rendre dans l’appartement en ville et de parler avec l’être apparu d’on ne sait où, honnêtement, directement, comme avec son propre enfant. De ne pas l’effaroucher, de choisir les mots les plus simples, de parler lentement et calmement. Au besoin, de répéter les questions. D’avoir une attitude simple et amicale comme avec Gaspard Hauser. D’aborder principalement des questions pratiques, car qui d’autre que lui saurait en parler de façon aussi claire ? De parler aussi d’OVIR, bien sûr. Et de ne pas revenir sans un oui clair, franc et platement romantique. La demande du fils est impitoyable comme le cœur de l’homme.

L’embarras du père est pourtant plus grand qu’il ne le laisse voir. Il ne sait par où commencer. Il ne sait pas non plus avec certitude quelle langue on comprend ici. Il fait tout de même un essai. Il écarte de la table l’une des chaises dures et inconfortables dont les pieds ressemblent à des pattes. Il invite l’autre à s’asseoir, en la vouvoyant, et s’assoit lui-même sur la chaise d’en face. Il extrait du fond de sa mémoire le mot « Estonie » et essaie de le relier à une image, ou au moins à un nom, un chiffre, mais il ne se rappelle rien, en dehors d’une planche aux couleurs défraîchies de l’encyclopédie Efron-Brockhaus, qui représentait des hommes portant touloupe et bonnet à rabats et des femmes avec des paniers et des châles, leurs grosses jambes écartées sous leurs jupes à rayures et les yeux bleus comme des fleurs d’été. Il lui semble confusément se souvenir que l’encyclopédie Efron disait sur les Estoniens quelque chose de ce genre : « Paysans (également domestiques et artisans de divers métiers) dans les gouvernements d’Estonie et de Livonie. Pas de vie intellectuelle. » Sur la foi de ces informations, il est secrètement convaincu que les Estoniens s’éclairent encore avec des torches et sont vêtus de peaux de moutons. On comprend dès lors qu’il se sente soulagé en ne voyant dans la pièce ni panier, ni bonnet à rabats, ni châle, ni torche, ni mouton.

Comme en réponse à ses idées contraires à la réalité, le père dit autre chose que ce qu’il avait prévu. Il dit : « Tout cela est si futile. Il y a des choses beaucoup plus importantes ». Ces paroles, inattendues pour l’un comme pour l’autre, sont confirmées par le frémissement d’une gerbe de lumière tout au fond du miroir, et par le silence qui se prolonge.

À contrecœur, le père s’appuie très en arrière sur le dossier de sa chaise. Son visage reste dans l’ombre. On dirait une scène d’interrogatoire dans une mauvaise pièce de théâtre. Les questions qu’il pose maintenant sont si formelles qu’en les rendant audibles il s’étonne lui-même de leur contenu. L’une d’elles est ainsi tournée : « Est-ce que vos amis et votre famille (mots prudents et généraux, et non votre ami et vos parents, trop pressants et concrets) ne s’inquiètent pas de votre absence ? » Il ne peut s’empêcher d’ajouter : « Vous êtes si jeune ! » Mais cette remarque est manifestement de trop, car en entendant cela, l’interrogée, vexée, remue les jambes. Aussitôt, elle fait entendre sa formule magique, qu’elle a appris à utiliser avec une relative aisance tant en estonien qu’en russe : « Je suis très indépendante ! » Si cela a marché avec un vieux renard comme le principal idéologue de la république — le bras droit de Moscou —, pourquoi cela ne marcherait-il pas avec un père sans importance ?

Mais elle n’a pas le loisir de célébrer longtemps sa victoire, car le père tire à nouveau sa chaise près de la table. Il se ressaisit, fait des phrases vraiment simples et brèves, parle d’une voix claire, amicale et encourageante, et finit par atteindre son but, qui est pourtant quelque chose d’absolument impossible : parvenir à se faire une idée du genre de créature qui se trouve en face de lui et de ce que celle-ci attend de l’avenir. Plus ses questions sont amicales et claires, plus sont indéfinis les haussement d’épaules qu’il reçoit en réponse. Mais ceux-ci ne s’accordent pas avec le regard vif et assuré qui les accompagne.

Peu à peu, il abandonne les phrases simples et brèves, repousse également avec force les images de torches et de moutons. Il demande d’une voix pathétique d’orateur : « Croyez-vous vraiment que dans cette langue… comment dire… sans perspectives ». Il insiste en ronronnant : « oui, sans perspectives » et poursuit avec aisance : « il soit possible d’exprimer toutes les idées nouvelles et tous les sentiments anciens et nouveaux ? »

La réponse lui plaît. C’est une protestation, enfantine et émouvante : « Bien sûr que je le crois ! » Mais ce n’est pas celle qu’il attendait. C’est pourquoi il pose sur ses yeux ses mains légères de pianiste et reste assis un instant en silence, perdu dans ses pensées. On n’entend plus que sa respiration, qui indique qu’il est vivant et, comme tout un chacun, porte avec peine le fardeau de sa vie.

Lorsqu’il relève enfin la tête, son parfum frais d’eau de Cologne, son sourire inaccessible et les questions qu’il vient de poser ne signifient plus rien. Face à l’avenir, tout cela est provisoire et fugitif, comme les jours et les heures. Le spectacle est terminé. Lorsqu’il ordonne : « Regarde-moi dans les yeux ! », il n’est pas possible de ne pas le regarder, ni de hausser les épaules. Dans un coin est tapi l’ange de la pénombre, qui feuillette son carnet d’un air détaché. Le tic-tac de l’horloge devient plus fort. Le robinet de la salle de bains goutte de façon plus sonore. Le mercure brille dans son tube de verre. Chacun pose sur l’autre le même regard impitoyable.

Le père se lève et appuie ses paumes si violemment contre le bord de la table que celle-ci sursaute comme si quelqu’un venait d’appeler un esprit. Il prononce une phrase brève, menaçante et sans lien apparent avec ce qui précède : « À quoi bon ? Qu’il en soit donc comme tu le veux ! », puis ajoute sur un ton sec et officiel : « Rappelle-toi que cette nuit, à deux heures, je me suis vu contraint d’adresser ces mêmes paroles à mon fils Lion. »

Les forêts bleues et les trèfles blancs d’Estonie se perdent soudain dans des lointains illimités et insondables. L’abîme ténébreux d’une vie inconnue bruisse déjà ici même, devant elle, et menace à chaque minute de se refermer au-dessus de sa tête. Sans qu’elle sache pourquoi, le sang lui afflue aux joues, qu’elle dissimule sous ses cheveux, comme si le père l’avait prise en flagrant délit. Peut-être a-t-il entendu parler des enfants attirés dans une clairière et de la jubilation du coupable, si douce qu’elle éclipse tout le reste.

Sans laisser voir ce qu’il devine ou ne devine pas, sait ou ne sait pas, il poursuit cette étrange conversation à une voix, qui n’a que fort peu de rapports avec une discussion sérieuse sur des questions pratiques. Il lui reste encore à raconter une parabole — celle qu’il a racontée cette nuit à son fils Lion. « Dans l’avenir, vous pourrez vous rappeler mutuellement cette histoire », suggère-t-il. Puis il ajoute : « À condition qu’il y ait un avenir, bien sûr ».

Tout en parlant, il compare l’heure de sa montre à celle de l’horloge. Son récit est bref et ne contient rien de bien nouveau.

Dans un village habite un couple de pauvres vieillards, les plus pitoyables qu’on ait jamais vus. Leur fils, qui leur procure le gîte et le couvert, est un homme fruste qui travaille dur et gagne un salaire de misère, comme c’est toujours le cas. Outre ses vieux parents, il doit subvenir aussi aux besoins de sa femme et de ses cinq enfants. Un jour, alors que les vieux viennent de décider d’aller mourir dans la forêt, la porte s’ouvre et dans la cabane entre un inconnu avec un singe blanc. L’homme veut leur offrir son singe. Mais les vieux n’en veulent pas, car ils n’auraient rien à lui donner à manger : il ne reste plus dans la maison qu’un sac de farine vide. L’autre leur explique alors d’une voix onctueuse que ce n’est pas là un singe ordinaire, mais le fameux singe blanc dont tout le monde doit avoir entendu parler au moins une fois dans sa vie. Ce singe a le pouvoir d’exaucer tous les désirs, quand on en a. Et qui n’en a pas ! Les vieux qui, un instant plus tôt, ne voulaient pas accepter le singe se concertent maintenant à voix basse, pendant que l’étranger attend d’un air humble, son chapeau à la main. Les yeux du singe brillent et sa queue remue comme celle d’un chat. Le conciliabule se termine. Timidement, les vieux disent qu’ils souhaiteraient avoir deux cents francs. Avec cela, ils pourront vivre jusqu’à la fin de leurs jours sans être aux crochets de leur fils. À peine ont-ils prononcé ces mots que l’on frappe à la porte et qu’un fonctionnaire fait son entrée. Il leur remet deux cents francs de la part d’une compagnie d’assurance et leur annonce la mort de leur fils.

Le père ne juge pas nécessaire d’ajouter : « Si tu as un désir, redoute qu’il se réalise ». Il considère qu’une moralité aussi nue est une faute de goût. Il respecte pourtant la pause d’une longueur adéquate prévue à cet endroit, en observant les longs cils aigus et décolorés derrière lesquels clignote une flammèche qui suscite la gêne. Les doigts fins tripotent depuis un certain temps un crayon à la mine cassée. Ces doigts et cette flammèche, le père tente gauchement de les réconforter : « Allons, allons… » Mais ce réconfort ressemble à un avertissement.

Aussitôt après, il jette un regard forcé vers le téléphone toujours recouvert par les coussins et demande, d’une voix trop claire et trop forte : « Que voulais-je prendre déjà dans cette pièce ? Pourquoi suis-je venu ? » La question comme la réponse sont manifestement destinées aux murs qui ont des oreilles. La réponse est : « Ah oui, deux bouteilles de cognac arménien dans le placard du buffet ». Il fait grincer la porte du placard, comme dans une pièce radiophonique, et sort de l’obscurité deux bouteilles de cognac, qu’il tient un instant par le goulot comme des oies mortes, puis enveloppe à grand bruit dans un papier brun.

Cette opération est suivie d’une nouvelle pause assez longue. Elle attend que le père s’en aille, mais celui-ci repousse sans cesse le moment de partir, comme s’il attendait l’arrivée imminente de quelqu’un. Elle est incapable de se faire une opinion à son sujet : il lui paraît tantôt trop jeune, tantôt trop vieux, tantôt compliqué et redoutable, tantôt simple et accablé de soucis. Une chose est sûre : il est changeant.

Impossible de le cacher : elle se demande s’il s’agit vraiment du père. Qui d’autre cela pourrait-il être ? Elle n’en sait rien. Si elle n’était pas politiquement ignare, elle pourrait au moins penser qu’il s’agit d’un kagébiste. Mais elle en sait aussi peu sur le KGB que sur la vie après la mort. Elle se demande comment le père a pu entrer dans l’appartement alors qu’il arrive de l’étranger ! Elle a beau avoir entendu la clé tourner dans la serrure, elle n’exclut pas qu’il ait surgi de derrière les rideaux de la fenêtre, ou de la troisième pièce, dans laquelle elle a eu tout juste le temps de jeter un coup d’œil au passage, par l’embrasure de la porte. Que peut-il bien y avoir dans cette pièce ? Elle se souvient soudain de l’avertissement au sujet des hommes en civil qu’il ne faut pas laisser entrer. Le père est-il un homme en civil ? Personne n’est là pour lui répondre.

Déjà, elle commence à se demander si les enfants qui jouent à la marelle dans la cour et se disputent avec des cris perçants sont vraiment des enfants ordinaires ou s’ils font seulement semblant, remplissant en réalité une mission secrète et officielle dont seule peut-être la jardinière d’enfants devine quelque chose — si tant est qu’il s’agisse d’une jardinière d’enfants. Ces deux vieilles aussi, assises sur le banc à côté de la porte de l’immeuble, paraissent trop vraies pour que leur présence ne soit pas motivée par quelque raison cachée. Pour un observateur extérieur, la vie réelle de l’État peut demeurer aussi insoupçonnée que la vie après la mort.

Affalée sur une chaise étrangère, devant une table étrangère, le menton appuyé sur un poing, elle fait rouler distraitement un crayon et croit être la seule à savoir ce qu’est le cœur de l’homme.

La nuit et le jour divisent la Terre en Est et Ouest, comme un mur noir et un mur blanc, comme l’oubli et le rire, contre lesquels rebondissent tous les appels au secours. Entre les rideaux, on aperçoit une bande du ciel bleu de Livonie, dans lequel flotte un petit nuage blanc, irréel et loin de la vie, comme une page de livre d’art ou une illustration sur une couverture. Qu’importent, à ce nuage lointain et très ancien, les os des morts dans la terre, les os des vivants dans la chair, les tourbillons du vent dans les rues, le journal sur la table et la biographie du général Yerchov, qui commande aujourd’hui dans Prague les troupes de Brejnev ?

Un étranger avec un singe boitille dans la cour. On ne sait s’il part ou s’il arrive.


Ne pas oublier que dans cet appartement, l’ouverture de la porte d’entrée est toujours accompagnée par le cliquetis froid des pendeloques de verre. Il faut s’y habituer. Inutile de sursauter chaque fois qu’on ouvre la porte.

Le père a beau attendre l’arrivée de tante Olga, il tressaille lorsque le rideau se soulève et que le tintement aigu du verre traverse les pièces. Aussitôt entrée, tante Olga emplit tout l’appartement de vie et de mouvement. En premier lieu, sans jeter le moindre regard dans le séjour ni prêter attention à ceux qui s’y trouvent, elle se dirige vers la cuisine. L’instant d’après, on commence à entendre les portes des placards qui s’ouvrent et se ferment, des bruits de vaisselle, un gargouillement d’eau qui coule : bruits prosaïques et familiers du quotidien, qui ont le pouvoir de dissiper les doutes et les questions.

Dans un tambourinement de griffes, le chien Kinski se rue dans la salle de séjour. Lisse, luisant et tacheté, comme un brochet ou une perche, il agite à l’intention du père, pour montrer qu’il le reconnaît, sa queue coupée aussi court que le veulent sa généalogie et les règles régissant la taille des queues. Ses babines noires laissent voir des dents exemplaires. Son double menton tombe lourdement sur son plastron blanc. Dans sa large face de boxer, son regard est triste et puissant comme celui d’un directeur. Il ne lui manque que les lunettes et l’attaché-case. Comme le destin ne l’a pas pourvu de mains, il lève la patte et gratte obstinément le genou du père jusqu’à ce que celui-ci comprenne qu’il doit défaire la boucle de son collier. Le chien perd aussitôt tout intérêt pour lui. Il disparaît sous la table avec un profond soupir, appuie d’un air sombre son menton sur ses pattes et se met à fixer d’un œil désapprobateur les sandales étrangères dans lesquelles remuent des orteils nus.

Alors seulement, tante Olga trouve le temps de venir dans le séjour, les mains mouillées et un torchon sur l’épaule. Elle se révèle étonnamment massive et ample. Tant par son apparence que par l’expression de son visage, elle ressemble à un dahlia ou à un tournesol. Ses cheveux sont relevés sur le dessus de sa tête, blancs et propres comme une coiffe d’infirmière. Un peigne marron incurvé les retient sur le haut du crâne. Ce genre de peigne était porté dans les années cinquante par les personnes âgées. Ils étaient fabriqués en Russie et en Ukraine et ne coûtaient presque rien. On s’étonne presque qu’elle ne porte pas des chaussettes à côtes marron, comme une écolière.

Lorsqu’elle pose son regard sur le père, ses yeux révèlent sans ambiguïté qu’il s’agit de son frère cadet, objet de soins et d’amour dont chaque mouvement et chaque parole lui procurent une joie nouvelle. Il semble d’ailleurs que réjouir tante Olga ne soit pas particulièrement difficile. Tout la rend heureuse : le beau temps, la gentille vendeuse de la crémerie, le nouveau bouton sur la plante, l’appétit de Lion, les chaussures neuves de maman. Tout le monde connaît tante Olga. C’est celle qui sait toujours quoi faire quand un enfant ou un chien disparaît dans la foule, quand le nez se met à saigner, quand on a une poussière dans l’œil, quand une voiture noire s’arrête en pleine nuit devant la porte, quand les chaussettes et la lessive sont introuvables dans les magasins et que même le sucre est rationné, quand il y a un mort dans la maison.

Tante Olga entre dans le séjour avec autant de naturel que si elle revenait après s’être absentée cinq minutes. Pour l’instant, elle ne semble s’intéresser qu’à l’aloès posé sur le rebord de la fenêtre. D’un air soucieux, elle touche la terre avec le doigt, prend derrière le rideau l’arrosoir au long bec et, prudemment, tendrement, verse de l’eau dans le pot. Ses gestes sont lents et assurés, comme ceux de quelqu’un qui sait parfaitement ce qui a été, est et sera.

En passant près de celle qui se tient affaissée devant la table, tante Olga lui tapote familièrement le dos comme pour l’encourager. Quant à son frère, c’est à dire au père, elle lui prend la main, et bien que celui-ci, en vertu d’une habitude ancienne et indéfectible, lui oppose quelque résistance, elle parvient comme toujours à imposer sa volonté. Il la suit dans la cuisine. Ce qu’ils se disent là-bas, on ne le saura jamais. Mais c’est probablement quelque chose d’important, car même le chien Kinski surgit de dessous la table, bâille, s’étire et disparaît avec un grognement en direction de la cuisine, sans prêter attention à celle qui reste dans la pièce.

Une fois seule, elle bâille et s’étire voluptueusement, comme le chien, puis elle tend l’oreille pour entendre ce qui se passe dans la cuisine. Mais aucun bruit ne lui parvient. Pas le moindre bourdonnement de voix. Il semble qu’on ait fait tout ce qu’on pouvait faire, que toutes les consultations soient achevées, les négociations conclues, les accords signés. Peut-être même avec du sang. Tout est possible.

Les coins de la pièce paraissent gris comme de la cendre et radicalement étrangers. Dehors, un nouveau nuage de pluie est arrivé. Tante Olga revient dans le séjour et appelle avec simplicité, comme si elle le faisait tous les jours : « Eh bien, dragon, viens boire le thé ! » Il faut toutefois reconnaître qu’en prononçant cette phrase, elle a dans la voix un soupçon d’ironie peut-être dû à l’influence du père.

Dans la cuisine, le cyclamen écarlate posé sur le rebord de la fenêtre jette des reflets sur les mains agiles du père. Tante Olga ne sert pas le thé dans une théière simple et banale, mais dans une théière extraordinaire en porcelaine blanche, dont les flancs bombés sont ornés d’épées croisées et de boucliers d’or. Un coup d’œil superficiel pourrait laisser penser que ce sont des tibias et des têtes de mort. Sur la table, le sucre est blanc comme le sable grenu de la mer Baltique. Les cuillères et les dents heurtent le bord des tasses.

Le père et tante Olga échangent un regard. Conformément à ce qui a été convenu, c’est elle qui prend la parole. « Lion ne reviendra plus chez nous », dit-elle. Ainsi qu’il est prévu dans le scénario, celle à qui le message est destiné demande, avec une frayeur non feinte : « Pourquoi ? »

La réponse de tante Olga vient d’une autre époque et d’un autre lieu, ensevelis sous les ruines du monde d’hier. Des ruines depuis longtemps recouvertes de béton et d’asphalte, sur lesquelles on a aménagé des parkings, construit des bureaux et des grands magasins. Mais ce n’est pas la faute de tante Olga. C’est pourquoi le père ne hausse pas même le sourcil lorsqu’elle s’avance ainsi à découvert, avec ses paroles solennelles exhumées des décombres : « Parce que maintenant c’est toi qui es devenue son foyer ».

Sous le poids de cette réponse désuète, il n’y a rien d’autre à faire que d’appuyer sur la table ses coudes nus et pointus. Il faut aussi s’emparer du couteau à beurre et dessiner avec son extrémité une bouche, des yeux et des moustaches sur le morceau de beurre lisse couché dans son ramequin blanc en faïence. Tante Olga observe cette opération avec étonnement. Elle ne se souvient pas d’avoir jamais rien vu de semblable autour d’une table de thé. Son embarras amuse le père, comme toujours.

Ensuite, le morceau de beurre est à nouveau lissé, aplani, comme un parking, ou comme l’Histoire dans l’Empire de Brejnev. Toute cette scène n’est peut-être qu’un produit de l’imagination de tante Olga. Quoi qu’il en soit, les yeux qui la regardent par-dessus le morceau de beurre tourné en dérision sont empreints d’une curiosité si innocente qu’on dirait que la vie n’est pour eux qu’un film de Fellini ou de Visconti. De la prose, avec un nombre de pages bien déterminé. De la poésie, dont la rémunération est calculée différemment. Rien d’autre qu’une question de style. 

Le père observe en silence le discours de ces yeux. À l’expression de son visage, on remarque qu’il n’est pas tout à fait ignorant en la matière. Il remercie tante Olga pour le thé, accepte, joueur, la patte tendue par le chien Kinski — qui l’a déjà proposée plusieurs fois à tout le monde — et va chercher dans le séjour sa mallette, dans laquelle s’entrechoquent des bouteilles de cognac. Il échange avec tante Olga quelques phrases banales qu’il est impossible de comprendre, même avec la meilleure volonté du monde, si l’on ne connaît pas le langage secret.

Par-dessus l’épaule de tante Olga, le regard du père glisse plus loin qu’on ne pourrait le croire, peut-être même jusque dans la cour, où boitille un étranger avec un singe blanc. Le père sourit d’un air désarmé. Son visage tressaille. Il s’interrompt bizarrement au milieu d’un mot et disparaît avant que tante Olga ait eu le temps de lui confier son gros sac plein de bouteilles de lait pour qu’il l’emporte à la villa.

Le nuage de pluie a poursuivi son chemin. Le soleil du soir illumine les flancs de la théière et fait étinceler au loin les toits et les vitres. La Daugava, le Niémen et la Vistule luisent dans cette lumière comme un fil barbelé flambant neuf qui ligote à la mer Baltique des pays et des peuples. La radio a annoncé une arrivée d’air froid en provenance de l’océan Arctique.

Le départ précipité du père a rendu tante Olga un peu triste. Contre cela, rien de tel que quelques douceurs. Organiser une dégustation est pour elle un jeu d’enfant. À la grande déception du chien Kinski, elle extrait du réfrigérateur un bocal de pêches au sirop maison, dont elle répartit cérémonieusement le contenu dans deux larges coupes de verre, avant de le saupoudrer de chocolat râpé.

Les fruits au sirop de tante Olga lui portent un coup aussi grave que les draps repassés et le grand pot de confiture de cerise. Si elle n’était pas tombée d’une autre planète, elle saurait que les adversaires les plus virulents des fruits au sirop sont ceux qui les aiment le plus.

Le plaisir sucré de la dégustation est cependant gâché par une ombre imprécise qui ondoie au plafond et sur les murs. On dirait que des nuages noirs et bas défilent à vive allure en face de la fenêtre. Le ciel paraît pourtant bien dégagé. Les seuls nuages que l’on y voie encore sont loin à l’horizon.

Soudain, bravant l’interdiction, elle passe la tête par la fenêtre, regarde à gauche et à droite, saute sur l’occasion comme une voleuse et emplit ses poumons d’air frais. De l’autre côté de la rue, une vieille maison en bois est en train de brûler. Des flammes rouges et de la fumée s’échappent du toit. C’est l’ombre de la fumée qui se projette sur le mur de la cuisine. Cette maison brûle de façon si anodine ! On dirait que c’est là un événement tout à fait habituel, qu’il n’y a rien à craindre. Elle sait évidemment quelle impression doit produire un véritable incendie. Mais celui-ci ne produit aucune impression. Il ne lui rappelle en rien les innombrables pages consacrées à des descriptions de maisons en feu. S’il devait lui évoquer quelque chose, ce seraient plutôt des dessins de malades mentaux. 

Elle s’étonne que tante Olga prenne cet incendie si au sérieux. Tante Olga se tient devant la fenêtre, comme clouée sur place. Sur ses cheveux blancs tombent par endroits le rouge du feu et le noir de la fumée. Dieu seul sait ce qu’elle voit en ce moment et ce qu’elle a vu par le passé. Elle a totalement oublié son hôte qui, déçue par l’incendie, se rassied à sa place et, accompagnant des yeux l’ombre de la fumée, se régale du sirop qu’elle puise directement dans le bocal. Il ne lui vient pas même à l’esprit que ce bâtiment en flammes puisse être habité par des gens, ni que tante Olga puisse les connaître.

Par la fenêtre ouverte, la fumée se répand dans la cuisine. En ce moment brûlent peut-être des vêtements, des plantes, des oreillers, des couvertures, des lits. Un nourrisson rose a été évacué de la maison et se tortille sur l’asphalte au milieu du vacarme et du désordre, en poussant de temps à autre de retentissants cris de joie. 

Dans cette fumée d’incendie se dessine peu à peu une journée du printemps de 1984, qui apparaît soudain dans toute sa vérité. Ce jour-là, à la même heure, elle enfonce dans la terre dix grosses graines bariolées de haricot grimpant, puis les inscrit avec minutie dans son calepin. Chacune d’elle a pour destin de germer et de produire, dès le mois de juillet, une multitude de vrilles et de fleurs.

Elle jette un regard satisfait sur la bande de terre chargée de mystère, hume les parfums de cette journée de mai et monte au grenier. Là, elle se met à fouiller avec ardeur dans une caisse contenant de vieux cahiers d’école, des livres d’enfant archétypaux comme Winnie l’ourson ou Alice au pays des merveilles, un manuel d’Histoire du Parti Communiste de l’Union Soviétique, un album illustré intitulé L’œuf et un manuel d’anatomie pour la classe de quatrième. En ouvrant ce dernier livre, elle revoit le vieux squelette qui, toujours ricanant, expose son bassin et sa cage thoracique à travers une culotte bleu-encre et un gros soutien-gorge dessiné au crayon rouge.

Pendant qu’elle regarde l’image du squelette, une expression étrange et intemporelle apparaît sur son visage, comme si les années passées l’avaient frôlée sans l’atteindre, telles des balles de fusil. Quelques-unes d’entre elles l’ont pourtant touchée, comme l’année 1968, mais elles les a extraites de sa chair, les a rangées dans une boîte en fer blanc et les observe de temps à autre d’un regard nostalgique d’ancien combattant. Comparée à ce qui reste à venir, l’année 1968 ne mérite même pas d’être mentionnée. À travers toutes les vantardises, l’ange du Seigneur scrute le fond des cœurs et ne révèle pas ce qu’il y voit.

Dans le nouveau grenier, par la lucarne fraîchement repeinte, elle aperçoit des arbres dénudés et des oiseaux noirs. De la cour monte un lourd bruit de pas. Un père et son fils marchent autour de la maison, en examinant avec satisfaction l’œuvre de leurs mains : des murs uniformément recouverts de bardeaux blancs et résineux. Cette maison est la leur : chair de leur chair et sang de leur sang. Mais il s’agit d’un autre père et d’un autre fils. Ils ne sont pas juifs, mais estoniens. N’habitent pas à Riga, mais sur l’île de Vormsi, dans la mer Baltique. Le temps a passé si vite que dans l’Empire de Brejnev, Tchernenko a été placé sur le trône. Il y a eu deux grands enterrements. Tout le monde se souvient du craquement de l’un des énormes cercueils, qui a traversé le pays à la vitesse du vent. On prépare de nouveaux projets. Une campagne a été lancée en vue de nationaliser les résidences secondaires. Sur l’île, une telle résidence est sur le point d’être achevée. Depuis la fenêtre du grenier, on peut voir la cour en entier et entendre tout ce qui s’y dit.

Elle repose le squelette et tend l’oreille. Un troisième homme vient d’arriver, un inconnu, non pas avec un singe mais avec une brassée de tuteurs pour les pois qu’il est allé tailler dans les sous-bois. Les citadins déguisés en paysans — les estivants — inspectent tous ensemble le revêtement de la maison.

Soudain, à brûle-pourpoint, le nouveau venu dit : « Cette fois, ça y est, l’ordre formel est tombé de Moscou. On va bien voir s’ils arriveront à prendre aussi nos maisons. » Le maître des lieux répond : « Bon sang ! Qu’ils essaient ! » et frappe le sol de sa hache neuve.

Sur le fond bleu pâle du ciel nordique, trois hommes se détachent, les dents serrées, le cou raide. Il se tiennent là depuis l’époque des Chevaliers, sont restés debout au même endroit pendant toute la Guerre du Nord et la Grande Famine, avec entre les dents une seule et même menace : « Si on essaie de nous prendre la maison, on y mettra le feu nous-mêmes ! » Cette menace a fait son nid dans l’amadou et la pierre à briquet, dans la torche et dans l’étoupe, dans les gourdes de pétrole et les mégots de cigarettes. On la porte aujourd’hui dans sa poche avec son briquet, on l’entrepose dans un coin du garage avec le bidon d’essence. On ne sait jamais : un jour, peut-être, elle servira à nouveau.

Quand on a appris cette menace en même temps que sa langue maternelle, les vestiges calcinés et les soubassements de pierre vides laissent une impression très familière. Ou plutôt, ils ne laissent aucune impression. Ils sont une partie évidente du paysage. Sans eux, les paysages estoniens perdraient leur message, leur raison d’être secrète. Où peut-on encore trouver des mauvaises herbes aussi terrifiantes et des pissenlits aussi maudits que dans ces pays effacés de la carte du monde, entre la mer Baltique et le Danube ? Mauvaises herbes et pissenlits font éclater le revêtement des rues et les marches d’escalier. Sous leur poids, les tombes s’enfoncent sous la terre. Ils prolifèrent jusque dans les gouttières et entre les tuiles. Les toits laissent passer la pluie. Les chats et les rôdeurs font pipi dans les escaliers. À travers une tristesse multilingue, on aperçoit de loin, depuis la mer Baltique, le clocher d’une église. Une ville comme une apparition. Comme une île pour les morts. Mais à mesure qu’on approche, tout ce lyrisme inutile s’efface. À l’arrivée au port, les lourdes bennes basculantes projettent de la boue sur les manteaux, les grues grincent, la vie bouillonne. Même l’ange du Seigneur, tel un secrétaire de comité régional, arbore un sourire impénétrable. Il n’y a pas d’issue. Quoi qu’il en soit des humains, les étourneaux doivent revenir chaque printemps, car ils ne peuvent pas aller autre part. Partout ailleurs, leurs congénères locaux occupent déjà le terrain depuis longtemps.

Le vent souffle. Les ailes blanches et les ailes noires des oiseaux recherchent les courants. À travers les menaces et les malédictions en estonien retentit le sifflement joyeux et moqueur des étourneaux. « On y mettra le feu nous-mêmes », avertissent les hommes. Ils n’en continuent pas moins à inspecter la maison, pour voir si les coins sont droits et le revêtement d’aplomb. L’un d’eux jure : « Ah, putain ! C’est de travers sous la fenêtre ! » Un autre grommelle : « Dis pas n’importe quoi ! » Après cela, ils gardent le silence, caressent les planches du revêtement et observent le grand bâtiment blanc, tenaillés par une peur secrète, mais affichant un air de supériorité et d’assurance, comme s’ils regardaient une femme nue ou un cercueil vide.

Un peu plus haut, au nord de ce bâtiment, se trouve le soubassement d’un presbytère incendié qui, en quarante ans, a été envahi par les sapins, la mousse et les hépatiques. Les branches des lilas plantés par un mort s’entrecroisent de façon pittoresque avec celles des sapins. Derrière ces ruines s’étire une côte rocheuse et sauvage, où deux fois par jour, à heures fixes, des soldats apparaissent avec des chiens et des armes. L’ordre règne. Tak polojenoOrdnung muß sein.

Plus haut, il y a les îles d’Åland, et plus au sud la ville de Riga, qui est aussi loin d’ici que Stockholm. La ville la plus proche est Moscou, car tous les hommes entretiennent avec elle des liens vitaux, confirmés, lors des soirées au sauna, à grand renfort de vodka et de bière. Les hommes savent à quoi ressemble Moscou et ce qu’on peut en attendre. L’heure de Stockholm n’est pas encore venue. Ou est déjà passée depuis longtemps.  Personne ne sait ce qu’il y a à Stockholm. Crénom, est-ce que là-bas aussi les manches des vestes s’usent ? Est-ce que les carrosseries des voitures sont aussi molles qu’ici ? Est-il possible que là-bas aussi le temps varie, que les étourneaux sifflent et que les reins soient douloureux ? 

Chaque fois que les hommes regardent vers le nord, dans la direction de Stockholm, ils aperçoivent deux traces boueuses d’autochenille, le soubassement effondré d’une étable, des frênes et un nichoir occupé par des étourneaux, qui brûlera avec leurs œufs lorsqu’on mettra le feu à la maison.

Les années sont reliées les unes aux autres comme les vertèbres de l’homme. Celle qui entend parler d’un incendie en 1984 en a vu un en 1968. Là-bas, elle lèche encore son ramequin de fruits au sirop, en surveillant du regard le dos large de tante Olga qui dissimule tout et l’empêche de voir par la fenêtre. Mais peut-être ce qui se passe n’est-il pas visible à l’œil nu.

Tante Olga tourne enfin le dos à la fenêtre et pousse un profond soupir, comme si elle venait d’assister depuis sa cuisine à la Nuit de cristal à Berlin ou au Grand Pogrom d’Odessa. Son lourd sac à provision l’arrache heureusement à ses pensées chagrines. Elle en extirpe une grosse grappe de raisin, dont elle rince à l’eau courante les grains oblongs semblables à du verre jaunâtre. Elle dépose ensuite sur un plat la grappe luisante, avec tendresse et douceur, comme si elle l’avait récoltée dans sa propre vigne, fabriquée elle-même en verre soufflé ou rapportée du pays de Canaan.

Pendant ce temps, de l’autre côté de la rue, la maison en feu a été éteinte. Baste ! Dans l’air ne flotte plus que de la cendre noire. Tante Olga détache des grains de raisin et les contemple avec joie. Elle ne pose pas de questions, contrairement au père. Elle a trouvé une nouvelle auditrice et veut maintenant lui raconter le rêve de Dostoïevski. Le rêve de Dostoïevski semble être l’une de ses principales richesses, que ne rongent ni la rouille ni les mites. Elle ne le raconte que très rarement et seulement dans les grandes occasions. Ce rêve a causé à Lion ses plus grandes frayeurs d’enfant.

Aujourd’hui est un jour si important pour tante Olga qu’elle ne peut pas ne pas raconter le rêve de Dostoïevski. On ne sait pas si c’est à cause de la convocation militaire ou parce qu’il se passe quelque chose à l’Est et à l’Ouest. Ce rêve, ou plus précisément le récit de ce rêve, a pour elle la même signification que la cendre et les œufs pour le peuple juif. Il symbolise un chagrin trop profond pour pouvoir être exprimé par des mots.

Si elle tient à le raconter aujourd’hui, c’est sans doute simplement à cause de ce fantôme aux cheveux décolorés qui a surgi inopinément de nulle part, a bouleversé la vie et se balance à présent sur sa chaise en tapotant le menton du chien Kinski.

Tante Olga amène le rêve tout doucement, sans avoir l’air d’y toucher. Elle commence par raconter ce qu’elle a vu mardi dernier sur l’autre rive de la Lielupe. Pour quelles raisons s’est-elle rendue mardi sur l’autre rive de la Lielupe et où cette rivière se trouve-t-elle exactement ? Malgré ses explications, cela demeure une énigme. Les vides entre les mots de tante Olga, il faut les combler avec ses propres images — si on en a.

Ainsi donc, tante Olga part de loin : elle commence par les racines de valériane, qu’elle appelle tantôt affectueusement « Valérianka », comme une vieille connaissance, tantôt du nom mystérieux et lourd de sens de « racine de la frayeur mortelle ». Tante Olga entreprend chaque été deux excursions au bord de la Lielupe. La première et la plus amusante par une journée ensoleillée, pour cueillir des fleurs de tilleul. La seconde, plus sombre, lorsque les tiges de valériane commencent à sécher et que la nuit rôde sous les buissons. C’était le cas mardi dernier. Tante Olga s’est mise en route tôt le matin, avec dans son panier, comme d’habitude, une truelle et une vieille paire de gants en cuir. La première pour déterrer les racines, la seconde pour les ramasser et les nettoyer, et non pour accomplir quelque rituel franc-maçon, comme on pourrait le croire en observant son visage.

À peine tante Olga était-elle arrivée dans la prairie familière où elle récolte ses racines, qu’elle s’est inexplicablement égarée. C’est alors que tout a commencé. Elle s’est d’abord retrouvée dans un épais hallier dont elle n’arrivait plus à sortir. Ensuite, elle est tombée dans un fossé fraîchement creusé en bordure du hallier et y a découvert une paire de béquilles toute neuve. C’était déjà mauvais signe. Pour finir, la prairie, le hallier et même le fossé ont été envahis par des oiseaux de toutes sortes. Des corneilles, des moineaux, des oiseaux inconnus à ventre rouge et à queue jaune, d’autres à grosses pattes, d’autres au bec tordu. L’un était long et rayé, comme une cravate ; il marchait en coassant. Un autre était gros et rond comme une pastèque ; ses yeux étaient terribles — des yeux de tigre. C’était peut-être un hibou. Mais comment s’appelait celui qui ressemblait à une cravate ? Mystère. Les oiseaux ne faisaient rien d’autre que trottiner, trottiner en tous sens. Aucun d’eux ne volait.

En voyant cela, tante Olga s’est arrêtée net et est restée debout aussi longtemps qu’elle a pu. Elle a observé les oiseaux en se disant : Olga, retiens bien tout ce que tu es en train de voir, car il va se passer quelque chose. L’époque de Staline va peut-être revenir. Le monde en tout cas va changer. À l’époque de Staline aussi les oiseaux ne faisaient que marcher. Ils ne se donnaient plus la peine de voler, tant ils étaient gavés du grain qu’on ne récoltait pas.

De la sorte, en ménageant des pauses éloquentes, tante Olga se rapproche peu à peu du rêve de Dostoïevski. Mais elle ne le racontera pas. L’autre n’aura jamais l’occasion d’entendre ce rêve dans la version de tante Olga. Bien des années plus tard, elle lira : « La pleine lune se découpait dans le ciel de l’est. Elle se fragmenta en trois morceaux, puis se recomposa. Il en sortit un bouclier, sur lequel était écrit en vieux caractères slaves : « Da ! Da ! » Ces mots traversèrent le ciel d’est en ouest en illuminant leur chemin. » Mais elle ne saura pas s’il s’agit ou non du même rêve de Dostoïevski. Le récit de tante Olga  est remplacé par le grelottement de la sonnette. Un bruit aigu comme un rasoir, inattendu comme une coupure.

Tante Olga ne bouge pas. Elle reste assise dans la même position. Son visage se vide. Le chien Kinski fait nerveusement l’aller-retour entre la cuisine et l’entrée. Ses griffes raclent le sol et le blanc de ses yeux étincelle. Tante Olga souffle : « Kin-ski, cou-ché ! » Cela sonne comme du chinois, mais l’effet est immédiat : Kinski s’aplatit d’un air coupable et demeure immobile. On n’entend plus le moindre bruit. La personne qui se tient derrière la porte doit être convaincue que l’appartement est vide et s’en aller. La sonnette ne devrait plus retentir. Elle retentit pourtant une deuxième fois. Puis une troisième.

Tante Olga ferme les yeux. Peut-être est-elle devenue invisible. L’autre, en revanche, est parfaitement visible et presse douloureusement sa poitrine contre l’arête de la table. Tout à l’heure, en même temps que le raisin, tante Olga a sorti des œufs de son sac. Ils sont toujours sur la table et sursautent à chaque battement de cœur. Sur leur coquille blanche sont tombés quelques flocons de cendre noire.


Le tintement de la sonnette ne lui fait plus perdre son sang-froid. Elle s’est armée de courage. Elle est même un peu déçue que la porte soit toujours là, que personne ne l’ait encore enfoncée. De temps à autre, elle se glisse jusqu’à elle, colle son oreille contre le panneau de bois sombre et écoute. Mais elle n’a jamais rien entendu d’intéressant dans la cage d’escalier. Rien que des miaulements de chats, des marmonnements de vieilles et des babils d’enfants.

Sur la table de la cuisine, dans une soucoupe, se trouve sa liberté : la clé du verrou que tante Olga a posée là solennellement avant de partir. Sous la soucoupe, elle a laissé une feuille quadrillée arrachée à un cahier : la liste des denrées qu’elle a placées elle-même dans le frigo et qu’il faut manger par ordre d’importance.

Le plus important est un demi-poulet rôti. Immédiatement après vient un paquet de fromage blanc, que l’on peut déguster à sa guise avec de la confiture de cerise ou du miel. Comme tante Olga craignait de ne pas être parfaitement comprise, elle a dessiné pour plus de sûreté l’intérieur du frigidaire. Ce schéma malhabile ressemble à une vue en coupe d’un moteur à combustion interne. Les produits à durée de conservation très brève sont indiqués sur le schéma par des chiffres, auxquels aboutissent de grosses flèches incurvées. Les poires, par exemple, portent le numéro cinq et ne doivent donc pas être prises trop au sérieux. Les œufs et le beurre, quant à eux, sont dépourvus de numéro.

Comme on pouvait s’y attendre, elle commence par les poires, en jetant sur le poulet et le fromage blanc un regard empreint d’une joie maligne. Lorsque la sonnette retentit à nouveau, elle ne cesse même pas de manger. Elle attend quelques instants sans perdre son calme, et comme aucun autre coup de sonnette ne se fait entendre, elle jette un coup d’œil dans la cour par la fente entre les rideaux. Elle ne voit personne, à l’exception d’une petite vieille en veste d’homme — le genre femme de ménage ou facteur — qui sort de la cage d’escalier.

Plus encore que le grelottement agressif de la sonnette, elle redoute l’ouverture silencieuse de la porte et la possible réapparition du père. Elle vient d’inspecter en détail la troisième pièce. Il ne s’y trouve pas, à moins bien sûr qu’il n’y séjourne sous l’apparence d’un fantôme. Il n’est pas non plus caché derrière un rideau ; elle les a tous contrôlés. Pendant qu’elle clopine ainsi de pièce en pièce, son attention se concentre peu à peu sur un unique objet : la clé posée sur la soucoupe blanche, une clé qui ressemble à un poisson, mais pas à un vrai, plutôt à un appât pour la pêche à la ligne. Si le cœur lui en dit, elle peut mettre ce bout de métal magique dans sa poche, claquer résolument la porte derrière elle et disparaître aux quatre vents, sans pour autant brûler les ponts ni couper le chemin du retour. Elle peut réapparaître à n’importe quel moment, personne ne saura où elle était, même si elle est allée flâner à la gare ferroviaire du côté des guichets et lire les horaires des bus à la gare routière.

Au lieu de cela, elle feuillette le calepin de Lion et fait plus ample connaissance avec son canif. Elle découvre qu’à l’intérieur du manche se cache une petite scie de scout, dont elle ne peut s’empêcher d’essayer les dents émoussées sur les crayons. Elle abîme ainsi plusieurs bons crayons de la marque Faber.

Quelle que soit la façon dont elle essaie d’occuper son temps, elle n’a dans la tête que cette question : Leo a-t-il téléphoné où il fallait et les papiers de Lion portent-ils déjà la formule magique : « Inapte au service actif en temps de paix » ? Ce qui suivra, elle n’y pense pas encore. 

Tante Olga lui a promis de venir lui donner des nouvelles dès que Lion aurait téléphoné de Moscou. Si tout s’est bien passé, il annoncera qu’il a pu acheter pour maman les tasses bleues. Si cela s’est mal passé (ce à quoi il faut aussi se préparer), il dira brièvement qu’il n’a pas trouvé de tasses bleues à Moscou et qu’il vaut mieux que maman vienne voir elle-même.

Tout est on ne peut plus clair et on ne peut plus simple. Il faut juste s’armer de patience. Si quelque chose paraît confus, il suffit de vivre avec et tout ce qui doit s’éclaircir s’éclaircira en son temps. Du temps, elle en a plus qu’il ne lui en faut. Elle a déjà regardé dans tous les tiroirs non verrouillés du séjour. Ses hypothèses et ses soupçons concernant les tiroirs fermés à clé ne résistent pas à la critique. C’est pourquoi il n’y aurait guère de sens à les rapporter ici. Elle est évidemment incapable d’imaginer le contenu réel de ces tiroirs, qui renferment notamment des objets en argent : le coupe-papier du grand-père et l’étui de sa Torah, qui n’ont pas été nettoyés depuis longtemps et sont devenus noirs comme du fer.

L’un de ces tiroirs est occupé tout entier par un mystérieux coffret rempli d’éclats de verre, qui doit rester hors de portée des mains et des regards étrangers. Il contient les vestiges lugubres et étincelants de tous les verres à vin que les mariés de la famille, depuis la quatrième génération, ont brisés sous leur talon le jour de leurs noces, en signe de la fragilité de la vie humaine. Tous ces mariés briseurs de verre sont morts depuis longtemps.

Les tiroirs non verrouillés, heureusement, ne contiennent rien d’aussi sacré. Elle n’y trouve que des enveloppes noires remplies de vieilles photos, des paquets de lettres en allemand, en russe et en anglais, et toutes sortes d’autres bricoles : des signets, des clés avec ou sans anneaux, des limes à ongles, des timbres, des guides touristiques d’avant-guerre. Elle feuillette innocemment plusieurs livres interdits et ouvre dans un déclic une boîte à compas noire, à l’intérieur de laquelle, dans le velours, se dissimule une poudre somnifère particulièrement puissante dont on a oublié depuis longtemps jusqu’à l’existence.

Quand elle est lasse des tiroirs, elle se rend tout droit dans la salle de bains et sort à nouveau du placard le petit sac en flanelle rouge sombre qui abrite la tresse de cheveux bruns. Cette fois, plantée devant la glace, elle met la tresse dans ses cheveux à elle et savoure à pleine bouche la peur irraisonnée qu’elle éprouve en la défaisant, dans le silence tendu de l’appartement. En ondulant le long de son dos, ces cheveux étrangers lui procurent une dose impressionnante de terreur exquise. Qui la verrait à cet instant pourrait presque souscrire à l’affirmation des sages selon laquelle la beauté des armes et les règles de la chasse à l’homme prennent leur origine dans le cœur humain. Comme une voleuse, elle savoure en silence sa terreur exquise, prête à y regoûter à la première occasion.

Des occasions, elle en aura dans l’avenir. Sans parler évidemment du présent. Ainsi qu’il a été dit, elle pourra voir tous les événements et les lieux de l’avenir à travers sa terreur exquise de l’année 1968. Sa mémoire est comme une porte, par laquelle pourrait apparaître n’importe qui : un homme en civil, en uniforme, ou un étranger avec un singe.

C’est ainsi que, délaissant provisoirement la salle de bains de Riga, elle se laisse porter par le courant du temps jusqu’à l’année 1972, sur une place de Pologne baignée par la lumière rouge du couchant. Les pigeons roucoulent. Des enfants grimpent sur les larges margelles humides d’une fontaine. Au même endroit, sur la margelle, sont assis des garçons qui ressemblent à des filles et des filles qui ressemblent à des garçons. On ne peut déterminer leur sexe avec certitude que d’après la taille de leurs pieds : ceux des garçons sont plus gros, personne ne peut dire le contraire.

La chaleur monte des pavés. La place est incandescente. Elle s’assoit entre les enfants et les hippies et, avec délice, plonge les bras jusqu’au coude dans l’eau sale et étonnamment froide. À la surface flottent des plumes de pigeon, des bateaux en papier, de la mousse et des mégots. Dans le fond brasille une couche de pièces de monnaie. Le temps se déplace en avant et en arrière ; on peut faire de lui ce qu’on veut.

L’eau clapote. Les hippies sourient d’un air mystérieux. Ils mangent du saucisson en jouant aux anges déchus. Leurs marguerites et leurs bandeaux dans les cheveux appartiennent plutôt au domaine des illusions qu’à l’année en cours.

Elle observe un long moment le crépuscule et le mois d’août, regarde comment l’on fait avancer et reculer le temps, puis se lève d’un mouvement décidé et s’éloigne prosaïquement vers la gauche.

À cette soirée succède une longue journée dans un lieu du monde inconnu. Les fenêtres du bus ne s’ouvrent pas. Par les trappes du plafond pénètre une poussière noire, charbonneuse. L’herbe a brûlé. Les feuilles des arbres sont brunes. On fauche le blé à la serpe. Les vieilles Polonaises portent des fichus noirs de mauvais augure et des vestes cintrées avec des fronces dans le dos. Elle n’a jamais vu ni ne reverra nulle part de veste semblable. Le vent siffle. Les champs et les clairières ressemblent à de vastes terrains de bataille, et les nuages au-dessus d’eux sont comme des enveloppes officielles bleues qui contiennent peut-être des avis de décès.

Les Estoniens ne veulent pas aller à Oswiecim. Ils maugréent : « Ils feraient mieux de nous montrer les camps de Sibérie ! » Ici même, dans le bus, chacun pourrait raconter quelque histoire vécue en Sibérie et transmise oralement de père en fils, de mère en fille, comme une formule contre les serpents ou la malédiction du fer.

Dans un concert de grommellements, on arrive enfin à destination. On descend mollement du bus. On remonte son pantalon. On arrange ses cheveux. On remarque un vendeur de boissons gazeuses, qu’on assaille aussitôt. Les liquides rouge poison et jaune torpille pétillent en projetant au visage de la mousse et des étincelles. On pourrait boire de cette eau colorée dans des milliers d’autres endroits, mais il n’y a qu’ici où l’on puisse, tout en buvant, regarder par-dessus le gobelet de carton la voie ferrée rouillée et les miradors en bois, que tout le monde a vus sur des photos.

Les bus poussiéreux sont alignés sur la place. Juste à côté se trouvent des maisons. Des tournesols et des dahlias fleurissent dans les cours. Des culottes d’enfant sèchent sur les cordes à linge. Sur les balcons, des chats se lavent les yeux. Un homme repeint sa clôture. Le tableau est simple, modeste et idyllique.

On passe ensuite sous le fameux porche « Arbeit macht frei », qui laisse dans la réalité une impression de petitesse et de futilité, et l’on est à l’intérieur. On se croirait dans une école de village le jour de la rentrée. Entre les bâtiments de brique bas et tristes, sur les allées couvertes de gravier rouge, des gens déambulent en se raclant la gorge, des bouquets de glaïeuls dans les mains, comme des parents d’élèves mal à l’aise. La cérémonie va bientôt commencer, ou vient juste de se terminer. Il ne manque que les enfants en chaussettes blanches.

Les gens s’essuient le front et observent les environs. Les uns pleurent, les autres rient. Les pleurs comme les rires produisent une rumeur particulière. Les Estoniens aussi donnent de la voix. Ceux de derrière demandent à ceux de devant : « Vous avez déjà vu les cheveux ? Ils sont où les cheveux ? »

La fin du cortège parvient enfin au célèbre tas de cheveux. Ternes, poussiéreux et emmêlés, les cheveux déçoivent tout le monde. Non loin du tas sont exposées aussi des chaussures, des lunettes, des brosses à dents et des tasses en fer blanc. Les verres des lunettes étincellent d’un éclat moqueur, comme s’ils savaient quelque chose de nouveau et de particulier sur l’enfer et les cabarets, le cœur de l’homme et les commandements.

Une petite femme au teint bistre, ancienne prisonnière, donne des explications. Avec joie, bonne humeur et vivacité, elle raconte la vieille histoire des mille femmes à qui l’on ne donnait qu’un seau d’eau par jour pour se laver et pour boire. On dirait un conte au début toujours identique : « Es war einmal… Jili byli… Il était une fois… »

L’ancienne prisonnière appartient au camp corps et âme. Elle est un vétéran et une patriote du camp. L’existence du camp la fait vivre. Avec un intérêt non dissimulé, les visiteurs observent ses mollets et ses bras nus, y cherchent des traces de coups, des cicatrices, et sont profondément déçus de ne pas en trouver. Pour leur faire davantage d’impression, elle devrait avoir, à la place des jambes, des tibias fourrés dans des chaussures.

Le chef du groupe estonien demande par pure forme : « Pourriez-vous nous dire pour quelle raison vous avez été envoyée dans ce camp ? » Elle répond avec plaisir : « Mon mari s’appelait Jacob et moi je m’appelle Maria. On m’a demandé si je comptais donner naissance à Jésus, et on m’a envoyé ici ».

« Trop beau pour être vrai », lâchent quelques auditeurs incrédules, mais leurs compagnons de voyage les rappellent à l’ordre. La femme observe les uns comme les autres d’un regard pénétrant et maternel.

On passe devant les pièces d’identité, les étoiles juives et les condamnations à mort, puis on retourne dans la cour. Les explications du guide suscitent dans le groupe une certaine agitation. Les Estoniens trouvent ce camp petit et décoratif. Il n’y a pas ici de mines d’or, ni de taïga déserte, ni de cadavres qui traînent à l’air libre juste derrière le village. Rien qui coïncide avec l’idée que les Estoniens se font d’un véritable camp et de la vie qu’on y mène. Dans les bâtiments où ont eu lieu des expériences sur des femmes enceintes, on détache avec un malin plaisir des morceaux de plâtre. Tout le monde a chaud, la sueur dégouline. On écoute d’une oreille distraite les récits et les explications sur les salles d’exécution, les kapos et le docteur surnommé l’Ange de la mort.

Il reste encore à voir les chambres et les fours. Les chambres, on les traverse à toute allure. Leur sol en béton fissuré et leurs patères vides ne font aucune impression. On arrive enfin aux fours. Tout le monde remarque qu’une substance noire et huileuse a coulé par l’ouverture. Quelqu’un demande : « Est-ce qu’on les a seulement lavés, ces fours ? »

Enfin, on retourne au bus. Pour découvrir que sur le flanc poussiéreux du véhicule, juste au-dessous de l’inscription Sovtransavto, une main a écrit en polonais une phrase qui, après un examen plus approfondi, se révèle être une question : « Vous vous souvenez de 1968 ? », suivie d’une menace incompréhensible : « Rentrez chez vous, assassins ! »

Les Estoniens, très excités, se divisent à nouveau en deux camps : les uns affirment : « Nous sommes des Estoniens ! Nous n’avons rien fait » ; les autres, moins vifs, s’étonnent : « Ah ! les gredins ! Comment ont-ils osé ? », et dans leur voix résonne une joie maligne et secrète.

Quand on arrive à l’hôtel, le vent s’est levé et les vitres de la porte d’entrée vibrent de façon déplaisante. On prend l’ascenseur pour monter dans des chambres aux murs nus peints d’un vert officiel, éclairées par des plafonniers à la lumière lugubre et triste. La pluie dégouline déjà sur les vitres. La lumière crue des lampes est annihilée par celle, plus crue encore, des éclairs. Le vent fait branler les fenêtres mal fermées. Au pied des lits traînent des valises ouvertes. Les vêtements sont jetés pêle-mêle sur les chaises. Derrière la porte mince, dans le couloir — un couloir polonais —, on entend des bruits de voix étouffés, des pas traînants. Dans le long couloir du pouvoir avance peut-être en ce moment une file de gens sombres, des manteaux sur le dos, des balluchons à la main. Le cortège oscille et marmotte, émerge des profondeurs du temps et s’y enfonce à nouveau.

Derrière la vitre, la pluie brille d’un éclat sombre à la lumière des éclairs. Chacun d’eux, dans le ciel obscur de Pologne, rappelle le nom allemand du destin : Schicksal.

Mais cela n’est rien comparé à l’avenir et à Bucarest, où jour et nuit, à la radio et à la télévision, sur les places et les tribunes, les petits pionniers — dont on pourrait compter les côtes une à une à travers le tissu de leur chemise — prononcent le nom terrifiant d’un dictateur fou. Où chaque morceau de viande déniché à grand-peine a un goût de sacrifice. Où dans une coupe à dessert d’un grand restaurant se tortillent des vers saupoudrés de sucre. Où chacun peut se faire taper sur les doigts et se voir confisquer son calepin et ses pellicules, s’il a eu la naïveté de prendre des notes et de faire des photos. Où en 1941 on peut voir pendre dans une boucherie, à la place des carcasses de bœuf, des Juifs dépecés.

Cela ne peut pas se comparer avec New York, où le vent,  devant l’hôtel Plaza, fait claquer un sac poubelle noir et luisant qui semble avoir été conçu spécialement pour que l’ange du Seigneur puisse y noter quelques remarques sur la fin du monde. Peut-être y a-t-il déjà expliqué pourquoi la maison de Kafka a tremblé à l’arrivée des chars de Brejnev, et pourquoi les pierres tombales du vieux cimetière juif ont vibré et se sont soulevées d’elles-mêmes.

Sur le sac poubelle de New York, l’ange du Seigneur explique peut-être pourquoi le tragique est toujours comique, et pourquoi l’appel au secours lancé depuis les vapeurs de sang du couvre-feu par les principaux dramaturges, poètes et écrivains tchèques — un appel que personne n’entend — décide de l’avenir de plusieurs peuples, voire du monde entier.

Sur le sac poubelle sont peut-être écrits aussi quelques mots au sujet de l’épaisse fumée noire qui sort par les fenêtres brisées de Harlem, dérive jusqu’à Central Park et change tous les objets fabriqués par l’homme en condamnés depuis l’origine à la décharge, rend vain, maudit et triste le charme des marchandises. Dans un bruit de froissement, la ville géante déploie ses ailes de plastique noir, et leur ombre est comme celle de l’avenir. Sa portée dépasse l’entendement. Elle se projette jusque dans le passé, tombe sur la ville de Riga et sur le soleil couchant du début de l’automne 1968, que l’on peut voir depuis les fenêtres exposées à l’Ouest.

Cette bande de lumière dure et faiblissante la rend à nouveau prisonnière de l’année en cours. Elle a beau jouer et déployer devant son visage les cheveux d’une autre, le moment finit par venir où l’inquiétude la force à regarder l’heure. Sur son jeune visage apparaît alors une expression aussi ancienne que le monde. Une expression qui signifie peut-être l’attente, mais peut-être aussi autre chose qui ne s’éclaircira que dans l’avenir.

Le vent froid fait ondoyer les eaux noires. Au fond de la Daugava, le gros poisson s’est endormi, le nez sous un rondin. Quand vient la nuit, le vent forcit, brise dans les jardins les cimes des pommiers, abat les épis encore verts. L’obscurité des villes est éclairée par des menaces en lettres de néon : VIANDE et CINÉMA. Dans l’ombre des voûtes et des kiosques, les bouts incandescents des cigarettes obligent le passant attardé à accélérer le pas. 

Les garnisons, les zones interdites, les champs de pommes de terre et les bacs à sable des enfants, par des chemins bien précis, se dirigent vers la fin de l’Histoire. Quand on écoute la nuit en retenant son souffle, on pourrait croire que les règnes minéral, végétal et animal gémissent dans la langue des hommes.

La lumière froide et déclinante dessine sur les murs des signes inconnus, qui se ternissent de minute en minute avant de disparaître complètement, de se fondre dans la tapisserie. Ils ne réapparaîtront à l’identique que dans un an, lorsque l’heure et la saison le permettront à nouveau. Lorsque le cercle sera complet.

Sur la table de la cuisine, la soucoupe blanche est encore visible, mais l’obscurité empêche de distinguer la clé qui s’y trouve. Par la pensée, elle revient sans cesse à cette clé. En observant l’expression de son visage, on pourrait se convaincre que sa langue sans perspectives connaît tout de même le mot amour, comme toutes les autres langues, et qu’elle répète mentalement ce mot en ce moment. Plus elle choisit des mots délicats et sentimentaux, plus il est difficile de la surprendre en train de les prononcer. Et plus paraît fier et indéfini le haussement d’épaules par lequel elle repousse tous les soupçons.

Elle ouvre d’un geste machinal le premier livre qui se présente, pour y chercher des signes et des directives. Son doigt se pose sur une ligne bien connue des gens de théâtre : « Ivanov (riant) : Pas un mariage, mais un parlement. Bravo, bravo », suivie d’une autre ligne, encore plus célèbre : « Ivanov : Laissez moi. (Il s’écarte et se tue.) Rideau ».

Cette indication ou cette directive donnée par Tchékhov convoque sur sa bouche un curieux sourire, d’un genre nouveau, que l’on pourrait décrire avec précision en remplaçant simplement un mot usé par un autre : tendre par énigmatique, ou réciproquement. Malgré la tendresse, ce sourire n’est pas chaud, ni adulte. Il est froid comme le mois de mars, aussi changeant et venteux, issu plutôt de l’air que de la terre. Même la menace qui s’y dissimule est celle d’un espace étranger.

Ce sourire se reflète à présent, malgré la pénombre, dans le plateau d’argent bosselé posé sur la table, avec lequel le garde rouge s’est amusé le jour du dixième anniversaire de tante Olga. Celle-ci a dû s’en servir comme d’une luge pour descendre une pente verglacée. Non pas une ou deux fois, mais presque vingt. Non pas vêtue d’une robe, mais le derrière nu et bleu. Le garde rouge criait joyeusement : « Allez, Sarah ! Plus vite ! » Pour la stimuler et lui donner du courage, il jetait sur la glace des torches de papier journal enflammées. L’officier cruel a finalement capturé tante Olga au bas de la pente, lui a rendu sans qu’elle sache pourquoi le plateau en argent et lui a ordonné : « Fiche le camp ! »

Ce plateau au passé douteux ne lui évoque rien, de même que ne lui évoquent rien les chaises dures à pattes, qui viennent de la maison du défunt grand-père et qui, dans l’imagination d’enfant de Lion, ont cheminé en file indienne à travers les forêts, par-delà les montagnes, cherchant partout la tombe du grand-père pour s’y recueillir. Arrivées au bord de l’Atlantique, elles sont revenues à Riga en passant par Varsovie. L’amour et la douleur liés à tous ces objets emplissent à présent l’appartement obscur et silencieux.

Pour briser ce silence, elle se jette à plat ventre sur le canapé, mais écoute à nouveau et se tend peu à peu comme un ressort qu’on remonte. Il se passe en elle quelque chose qui accapare soudain son attention, sa force et son énergie. On dirait que ses poignets rétrécissent à vue d’œil, que ses pommettes deviennent plus fines et ses cils plus aigus. Elle attend. Elle boit la coupe de l’attentecomme la pieuse Geneviève.

Les radios grésillent. On compose les journaux. Les cheveux des conscrits sont déjà coupés et jetés à la poubelle. Ceux qui protestent, on leur tord les bras derrière le dos. Les garçons au crâne rasé grincent des dents et se disent que la seule marque de la liberté est d’avoir encore des cheveux sur la tête. Les déglutitions tragiques des conscrits sont vidées de leur sens par la vitesse à laquelle poussent les cheveux des hommes, comparée à celle à laquelle s’accroît la liberté du monde.

Le vent, qui hurle et geint sur le fond de tous les événements historiques, est maintenant présent sur les lieux. Il jette du sable dans les yeux des écrivains tchèques qui errent sous le couvert de la nuit, les obligeant à se frotter les yeux avec leurs poings, ce qui leur donne un air désemparé et enfantin. L’ange du Seigneur surgit derrière leur dos et les dépasse sans qu’ils le remarquent. Dans l’air froid qui ondoie au dessus des côtes de la Baltique, il écrit : « Sauve-toi, enfant libre, et va mettre à l’abri la liberté du monde ». À cet endroit, la main de l’ange s’arrête. Il réfléchit un instant et ajoute : « La violence aime la liberté, elle veut la vaincre et la soumettre… », puis il attend avec un vif intérêt que dans l’un des anciens petits États Baltiques, un poète (dont les cheveux sont relativement longs et dont la radio est si détraquée qu’il n’entend, au lieu des émissions de l’Occident libre, que des parasites de mauvais augure) découvre ces lignes dans l’air et les couche sur le papier. Ce texte flottera et ondoiera encore longtemps sur ce rivage, où il vivra de sa vie propre.

Pendant ce temps, à Riga, recroquevillée sur un canapé, elle serre ses mains entre ses genoux, retient son souffle et demande que son attente finisse. Elle le demande si fort que la tête lui tourne et que ses yeux jettent des étincelles. Que lui importent, à elle, les épaulettes des donneurs d’ordres et l’inviolabilité des frontières. Elle n’entend ni ne voit, ne se sent pas concernée, n’éprouve nulle pitié. La façon dont elle se roule en boule sous une vieille robe de chambre et réchauffe ses mains sous sa gorge pourrait être émouvante si pareille attitude n’avait pas déjà été observée tant de fois chez ceux qui attendent. Aux mouvements de sa bouche, on peut être sûr qu’elle répète une vieille prière qui s’ouvre de façon traditionnelle et mélodieuse : « Mon Dieu, faites que… » et se termine éclectiquement dans un style administratif gris : « qu’ils écrivent “Inapte au service actif” ».

Pour être tout à fait précis, il convient de signaler que les prières maladroites de ce type s’élèvent ce jour-là par milliers, par essaims entiers, dans le ciel nocturne de l’Europe orientale. Elles dérivent au-dessus des grues, des lignes téléphoniques et des carrières de sable, comme des pages arrachées aux dossiers individuels. Où disparaissent-elles et dans les mains de qui  arrivent-elles ? Aucune âme vivante ne le sait.

Sous le tas de coussins, la sonnerie du téléphone est sourde, comme si elle sortait des profondeurs de la terre. Elle écoute. Redresse la tête. Prend cette sonnerie étouffée pour celle de la porte. Il s’écoule un certain temps avant qu’elle comprenne et tourne son regard vers le téléphone. L’ordre de ne pas répondre s’est déjà gravé dans son esprit. Mais la sonnerie l’attire malgré tout comme un aimant. Il devrait pourtant être évident comme deux-et-deux-font-quatre que personne ne peut l’appeler, elle, dans cet appartement. Mais deux-et-deux-font-quatre n’est pas pour elle quelque chose de clair — pas suffisamment en tout cas pour qu’elle soit capable de dire dans un demi-sommeil combien font sept fois huit —, alors elle vient se placer près du téléphone, jette les coussins par terre et prend ou plutôt saisit le combiné.

Ainsi qu’il a été dit, l’appartement est plein d’un silence dense, presque visible. On n’entend même plus goutter le robinet. Le grésillement qui sort du combiné noir résonne d’autant plus fort.

Soudain, le bruit s’interrompt et une voix de femme tout à fait banale ordonne en russe d’un ton martial  : « Parlez ! » Elle appuie l’écouteur contre son oreille, comme le canon d’un revolver. Au même instant, elle entend un bruit de respiration, sans se rendre compte que son propre souffle doit résonner aussi clairement à l’autre bout du fil. À présent, le combiné ne lui évoque plus une arme mais une bouche vivante et chaude serrée contre son oreille. Sa bouche à elle ne prononce pas le moindre mot. Elle respecte l’interdiction.

Un craquement se fait entendre. La respiration s’interrompt. Il ne reste plus qu’un bourdonnement sans âme. L’eau de la Moskova luit d’un éclat satiné dans l’obscurité, comme les revers de soie de l’époque tsariste. Lion est debout dans la rue, devant le bureau du télégraphe. Il reprend ses esprits et disparaît sous terre dans un tunnel. À la surface, la grande ville marmonne, hulule, se roule dans la suie et la poussière. Toutes ses cabines téléphoniques, tous ses gastronomes et ses bureaux se déplacent par saccades vers demain, sont en route pour l’avenir, comme le proclament les slogans sur les murs des bâtiments. Par saccades aussi s’éloigne vers l’avenir la place Dzerjinski, avec la statue du même nom, sale et lourde comme une pièce de machine.

Sur les buffets du Kremlin, les plats prosaïques de saucisson et de jambon couverts de cellophane avancent dans le courant étincelant du temps. Celui-ci les pousse un instant sur la rive et aussitôt se tend vers eux la main d’une déléguée venue de l’autre côté de l’Oural pour participer au Congrès des Écrivains. Pendant qu’elle pêche des toasts dans le courant du temps, ses yeux s’éclairent d’une lueur de désespoir et de soumission. Elle voudrait acheter une grande quantité de tartines. Non pour manger sur place, mais pour emporter, car elle veut que son mari et ses deux filles, dans leur ville industrielle au-delà de l’Oural, prennent part eux aussi au sacrement du Kremlin.

Le serveur, qui, avec le Kremlin tout entier, a été rejeté un instant hors du courant, refuse de les lui vendre. Pour quelque raison, le visage de cette déléguée lui a déplu dès le premier coup d’œil. Celle-ci s’énerve, se met à haleter et à souffler ; sa sacoche tombe par terre et s’ouvre, laissant s’échapper des oranges et des petites boîtes de collants. Le diable seul sait ce qui est en train de se passer.

Les autres délégués s’attroupent dans l’encadrement de la porte, arrangent leur cravate et, avec un petit sourire moqueur, se balancent d’un air ensommeillé des talons sur les orteils et réciproquement. Ils sont lourds et sombres comme la statue de Dzerjinski, ou comme des coffres-forts contenant de l’argent et des circulaires secrètes. Il émane d’eux une odeur de papier d’impression et de cognac arménien, qui rivalise avec l’odeur de chlore presque imperceptible — mais d’autant plus inconsolable — qui flotte dans les couloirs.

Quelques délégués expérimentés, qui ont participé plus d’une fois aux buffets du Kremlin, observent sur la table un plat chaud de champignons au nom étranger et incompréhensible : « Julien ». Serrant leur cravate contre leur poitrine, ils se pressent vers le plat « Julien » et disparaissent, emportés par le courant du temps avec les salles à colonnes et tout leur brouhaha. Même le mausolée de Lénine craque et vibre comme si le mort cherchait à sortir de derrière la vitre pour se cacher ou s’enfuir.

Sur l’escalier mécanique qui s’enfonce dans les profondeurs de la terre, deux hommes vêtus de tricots à larges mailles se tiennent derrière Lion et se racontent des histoires drôles dont les personnages ont pour nom Sarah et Abraham. Dans leurs filets à provision se balancent au rythme des rires des pastèques grosses comme des ballons de football, que l’on ne peut regarder sans en avoir l’eau à la bouche.

Sur la tempe et sur l’oreille de Lion, le combiné a laissé la trace rouge d’une bouche chaude, qu’il ne pense même pas à dissimuler. En bas, dans les tunnels, siffle le vent noir des profondeurs. Dans les passages secrets publics du métro, une menace se répercute contre les parois de marbre couleur chair : « Attention à la fermeture des portes ! »


Les nuits étendent leur pouvoir. Cela se produit en silence, comme en passant, au détriment des jours. Il ne sert à rien de s’étonner que ceux-ci soient de plus en plus courts et les nuits, au contraire, de plus en plus longues.

Personne ne sait si le nombre de jours et de nuits écoulés est grand ou petit. Sur ce point, même les peuples et les États ont beaucoup de mal à s’accorder, sans parler des individus. TASS annonce de plus en plus souvent et sur un ton de plus en plus solennel que les masses laborieuses de Tchécoslovaquie ont connu ce mois d’août une floraison culturelle et économique inattendue et sans précédent.

Ces proclamations solennelles lui parviennent parfois depuis la radio de l’étage inférieur, à travers le vasistas ouvert. Naïvement, elle les laisse entrer par une oreille et sortir par l’autre. Pour elle comme pour ses semblables, le sentiment d’être au-dessus de toutes les déclarations politiques est aussi évident que de respirer. Si l’on veut servir le mot et la couleur, et la liberté du monde, on ne doit pas se laisser aveugler par les mensonges des médias.

Sous l’emprise de ce slogan prétentieux et sournois, elle n’a pas encore allumé une seule fois, pendant tous ces jours, la radio ni la télévision. Bien au contraire : elle fait sentir par tous les moyens à ces appareils le mépris qu’elle a pour eux. Elle laisse s’amasser sur l’écran du téléviseur une épaisse couche de poussière et empile autour de la radio les gros livres d’art, qu’elle transporte la nuit sur le canapé et feuillette jusqu’à l’aube en grignotant les fruits secs achetés par tante Olga : pruneaux noirs, raisins et figues. Quand la lune se couche et que passent les premiers tramways, elle inspecte une dernière fois du regard les miroirs, les portes et les rideaux des fenêtres, éteint la lampe et s’endort comme une bienheureuse sur les noyaux de prune et les queues de pomme, entourée de Vénus, de conques, de carreaux noirs, de girafes enflammées et des épais coussins du canapé.

C’est dans cette position que la découvre au matin tante Olga, qui dort peu, se lève tôt et n’a pas la patience d’attendre que la nuit se réincarne définitivement en jour. De surcroît, elle apporte aujourd’hui des nouvelles fraîches. La voici donc, accompagnée du chien Kinski. Elle se met aussitôt à l’ouvrage. La dormeuse est réveillée. Avant que celle-ci ait le temps de se débarbouiller, tante Olga a déjà passé la serpillière sur le plancher. Elle fait maintenant la poussière en prodiguant ses conseils, ses souvenirs, ses observations au sujet du ménage. Elle compare les plumeaux d’autrefois en plumes de coq avec les chiffons en flanelle d’aujourd’hui, les ailes d’oie d’avant-guerre avec les balais-brosses modernes. Elle ne paraît guère pressée d’en arriver aux nouvelles que l’autre attend les yeux fiévreux.

Dans le cours bien réglé de son ménage, tante Olga en arrive enfin au bac d’argile. Elle pose son chiffon à poussière, prend derrière le rideau l’arrosoir au long bec et, avec soin, d’une main habituée, arrose abondamment l’argile. Cette opération est accompagnée par un ronchonnement que l’on pourrait croire hostile mais qui est au contraire encourageant et plein d’espoir : « Bon, l’argile est arrosée. Qu’attend-il pour venir se mettre au travail ! Qu’est-ce que cela veut dire ! C’est devenu une habitude : on s’en va sans crier gare et on laisse l’argile sécher, tante Olga pensera bien à l’arroser ! On se figure peut-être qu’on est devenu un grand maître : plus besoin de travailler, tout viendra tout seul. Mais ça ne marche pas comme ça ! Le fondeur de bronze a déjà téléphoné pour savoir où en était la nouvelle œuvre. Il a commencé à travailler sur le projet de l’Ukrainien. Lui, il s’en fiche, du moment qu’il a du travail. »

Tout en grommelant, tante Olga arrange les rideaux et remet les coussins et les livres à leur place. Ensuite seulement, elle interrompt solennellement ses activités et apporte sur la table du séjour un vase étrange orné d’un dragon qui avale un cadran d’horloge. À l’intérieur est planté un bouquet de bruyères en fleurs qu’elle a cueillies elle-même ce matin dans un bois de pins, en allant prendre le train. Des grappes violettes émane l’odeur des abeilles et du sable de la lande, et l’austérité du ciel, qui donne aux mots rares et quotidiens de tante Olga une couleur bien différente de celle qu’ils auraient peut-être sans cela.

Cette poignée de bruyères cueillies au bord de la mer fait battre son cœur beaucoup plus vite que les mots de tante Olga, dont la signification précise lui demeure un mystère. Où sont donc les landes chaudes de bruyères, le feu sur le sable et les ombres réunies ? Elle écoute les nouvelles d’une oreille distraite. Elle devrait pourtant leur accorder davantage d’attention !

Ainsi donc, hier soir, Lion a téléphoné de Moscou pour dire qu’il lui serait peut-être possible (ici, tante Olga marque une pause, demande sur un ton inquisiteur de maître d’école : « Voyons, pourquoi est-il parti à Moscou ? », et hoche la tête en signe d’approbation lorsqu’elle obtient la bonne réponse : « Pour acheter des tasses bleues ») d’acheter les tasses bleues, et même un service entier, mais il ne peut pas faire un achat aussi important tout seul sans demander l’avis des autres. Ces nouvelles paraissent bonnes, mais ne sont guère compréhensibles. Que veut dire un service entier ? La voix de Lion au téléphone était sombre. Très sombre même. Après ce coup de fil, maman paraissait avoir perdu la tête. Elle marchait en tous sens dans la pièce et répétait obstinément trois phrases : « Ne me dites rien ! Je suis sa mère ! La voix de Lion ne me plaisait pas du tout ! » Elle a laissé le fer à repasser branché sans surveillance pendant presque trois heures. Le bon sens n’a été préservé dans la maison que grâce au père. S’il n’avait pas été là, Dieu sait ce qui se serait passé. Le père a pu entreprendre des démarches. Tante Olga insiste sur ces mots d’un air particulièrement mystérieux et satisfait. De quelles démarches il s’agit, elle ne le saura pas. Quoi qu’il en soit, les parents sont partis tous deux à la première occasion rejoindre leur fils à Moscou. Quand le père repartira-t-il pour son bienheureux canton de Thurgau ? Tante Olga ne le dit pas.

Dans l’ensemble, son récit est assez sec et ennuyeux. Ce sont des nouvelles sans en être. Mais peut-être tante Olga n’est-elle pas au fait de tout ce qui se passe en réalité. En tout cas, pas autant que le chien Kinski, qui a assisté en personne à toutes les conversations entre le père et la mère, s’est trouvé mêlé au tourbillon secret des événements. En ce moment, le chien Kinski ressemble davantage à un homme en civil qu’à un directeur, mais peut-être n’est-ce qu’un effet du hasard. Il ne faut pas oublier que la devise de tante Olga a toujours été « Espoir » et qu’elle s’y montre encore fidèle aujourd’hui en tombant lourdement à genoux sur le tapis et en chuchotant dans l’oreille lisse et brune du chien : « Kinski, où est Lion ? Cherche ! Cherche Lion ! » Par ces mots, tante Olga a mis le chien en marche comme une machine étrange. Il renifle soigneusement tout l’appartement, jusque dans les moindres recoins, et — ô surprise ! — s’arrête finalement avec assurance devant le bac d’argile en remuant la queue. Il témoigne ainsi que Lion n’a pas passé en vain autant de temps à s’occuper de cette argile. S’il n’en a rien fait d’autre, il y a au moins laissé l’odeur de son sang.

Une fois l’inévitable rituel du thé accompli et le contenu du frigidaire inspecté et largement complété, le moment vient pour tante Olga d’enfiler à nouveau sa veste et d’attacher la laisse au cou du chien.

Après son départ, l’appartement paraît vide comme une nuit d’hiver. Les plafonds sont très hauts, la porte est très bien fermée, les rideaux sont très épais. Elle jette par terre l’un des nombreux coussins du canapé, glisse dessous ses orteils nus pour les réchauffer et, le dos droit, éclairée par la gauche, elle écrit sans trop réfléchir deux longues lettres qu’elle plie sans les relire. Elle caresse le papier de la main comme si c’était la peau de quelqu’un. Pensive, elle se remémore des phrases sans début ni fin, des fragments de poèmes célèbres, souvent récités, sur la tristesse de l’automne. Elle les considère sous tous les angles et, avec une curiosité rêveuse, les compare aux siens.

Ensuite, elle froisse les lettres en boules et les jette derrière le canapé avec une adresse insoupçonnée. Elle ne peut rien en faire d’autre. Même avec la meilleure volonté du monde, elle ne pourrait pas les envoyer à Tallinn, car elle ne connaît pas l’adresse des amis qu’elle fréquente tous les jours, et encore moins leur numéro de téléphone. Il ne lui est jamais venu à l’esprit qu’il puissent avoir une adresse. Jusqu’à présent, il lui suffisait de savoir que Heller habite la deuxième maison après la pharmacie, Matsson derrière l’église, première porte, deuxième étage, Linde au-dessus de la blanchisserie.

Elle comprend bien que ces indications ne peuvent pas remplacer l’adresse sur l’enveloppe. Et c’est sans doute mieux ainsi ! Ces lettres ne valent rien ! Si encore elle y avait mentionné, ne fût-ce que d’un mot, le silence qui succède au grelottement de la sonnette ! Si elle y avait évoqué, ne fût-ce qu’en passant, le grésillement de l’ampoule au milieu de la nuit ! Si elle avait fait ne fût-ce qu’une seule allusion aux mitraillettes Kalachnikov, ou au moins aux bureaux de conscription ! Mais elle ne connaît pas le nom des armes ! Elle ne sait rien de la vie ! Elle reste assise entre quatre murs. N’écoute pas la radio, ne lit pas les journaux. Elle n’a qu’un seul privilège inaliénable : l’espace qu’elle occupe avec son corps ne peut être occupé par personne d’autre. Lorsqu’elle pense à cela, il lui semble que tous les autres savent déjà depuis longtemps comment va la vie, ont réussi à apprendre on ne sait comment toutes les règles et les formules et, contrairement à elle, ne s’étonnent plus de rien.

Après le matin vient midi. La lumière poursuit son chemin. L’air change de couleur, et avec lui changent les paysages, les vues de la ville et les objets dans la pièce. Le vent se lève. Son rugissement est parfois si fort qu’il couvre le bruit de la circulation. De la cour monte le rire clair d’une femme et le babil d’un nourrisson. Un pigeon bigarré, d’un œil rouge et luisant, lorgne avec insistance par la fenêtre, comme s’il avait une lettre à remettre.

Par l’intervalle entre les rideaux, on aperçoit la voûte bleue, dure et lisse du ciel, et au-dessous d’elle la ville de Riga, qui, avec la Daugava, le grand poisson, les contes lettons, la cour et l’enfant qui babille, s’est déjà mise en route et s’éloigne de plus en plus vite vers la fin du siècle, vers une nuit d’hiver glaciale où le sang gicle, où les os craquent, où la vie n’est qu’un songe et où tous ceux qui ne le savaient pas encore apprennent ce qu’est une Kalachnikov. Où, au milieu du bruit et de la fureur, de la fumée, des barricades et des éclats de verres, boitille un étranger avec un singe blanc, en proposant une terreur exquise et la beauté des armes.

Avant même que le soleil n’atteigne la fenêtre de la cuisine et qu’une heure sonne, tout ce qui se produira ici dans l’avenir est déjà fixé. Ceux qui en ont décidé sont trois : la porte qu’il ne faut pas ouvrir, la fenêtre par laquelle il ne faut pas regarder, et le téléphone dans lequel il ne faut pas parler. Partout où ces trois éléments sont réunis, il se passe tôt ou tard quelque chose. « La violence », hurle sans raison une station de radio occidentale, avant de se taire en craquetant. « Mieux vaut redouter que regretter », déclare l’ange du Seigneur au-dessus de Riga, mais dans sa bouche, même cet ancien et paisible proverbe devient une harangue enflammée, que l’on entend sourdement à travers le bruit du tramway, le sifflement du vent et le double vitrage.

Elle s’étire, tend la main et prend dans le plat une grosse pomme blanche, qui est restée pendue tout l’été à la cime d’un arbre, près de la frontière letto-estonienne, s’est gorgée du feu, de l’eau et des ombres de l’été, du réalisme de la bouse de vache et du pathos du firmament, a transformé le temps et l’espace en un fruit palpable et fondant.

C’est de cette même pomme que lui parlera, vingt-deux ans plus tard, la blonde Maarja — fille d’un défunt —, qui a écrit en suédois deux cent quatre-vingts pages sur une vie et une mort estoniennes. Son père a été tué par le NKVD en 1944, dans une maison qui existe encore aujourd’hui. On l’a montrée à Maarja lors d’un séjour en Estonie. C’est une maison triste et ordinaire, qui ne ressemble en rien au lieu d’un assassinat : dans la cuisine, on prépare à manger, et il y a une télé dans la salle de séjour. Mais dans le jardin, derrière la maison, pousse un vieux pommier tordu chargé de grosses pommes blanches qui luisent comme la lune.

Sous cet arbre se trouve une parcelle de terre où le temps s’est arrêté. On le remarque immédiatement, d’un simple coup d’œil. Il n’y pleut jamais et quand quelqu’un y parle on ne l’entend pas.

Sur cette parcelle de terre, Maarja, fille d’un défunt, a trouvé une pomme blanche qu’elle a sans réfléchir, sans même savoir pourquoi, fourrée dans la poche de son manteau. Le soir venu, lorqu’elle l’en a sortie, elle a compris ce que c’était : un message. Celui-là même qui n’était pas arrivé à l’époque où, en Suède, au bord d’un vaste champ de neige étranger, une petite fille aux pieds glacés attendait en secret son père mort.

Dans les yeux de celle qui parle comme dans ceux de celle qui écoute, brûle une même braise noire qui éclaire l’Histoire d’un jour bien différent. Les Suédois qui l’ont remarquée se taisent et observent avec une vive attention leurs interlocutrices. Lorsque celles-ci s’en aperçoivent, elles échangent un regard et éclatent de rire. La terrasse du café est pleine de brouhaha. Un vent doux ébouriffe les cheveux. Qui pourrait croire qu’à trois cent cinquante kilomètres à l’est de Stockholm, de l’autre côté de la mer, pousse un arbre sous lequel le temps s’est arrêté ? « N’est-ce pas, qui donc pourrait le croire ? » demandent les deux femmes d’une même voix passionnée. Leur enthousiasme les amuse et elles ne peuvent s’empêcher de rire. Il n’y a pourtant pas de quoi ! Le père de l’une a été tué et l’autre a un passeport soviétique dans la poche. Que cela les fasse rire est précisément ce qui les distingue des Suédois.

Bien que beaucoup de temps — la moitié d’une vie — doive encore s’écouler avant cette conversation, elle s’y prépare en ce moment même. Pourquoi, sinon, regarderait-elle aussi intensément la grosse pomme d’été blanche qu’elle tient dans sa main ? On dirait qu’elle croit véritablement possible d’y concentrer le temps et l’espace, ou du moins les années où le destin de l’Estonie s’est joué.

Dehors, c’est toujours le vent de 1968 qui retourne les feuilles et pousse du nord au sud les nuages et les hirondelles. La crête des vagues doit déjà mousser. La clé posée sur la soucoupe, si elle ne la met pas dans sa poche, risque de marquer toute cette journée de son éclat sinistre. Il est midi et demi. Elle plante ses dents dans la pomme. La décision est prise.

Pendant un instant, son visage retrouve son expression insouciante et hautaine, mais celle-ci ne s’y maintient pas : ni ses paupières, ni les coins de sa bouche, ni le bout de son nez, ni ses pommettes ne parviennent à la retenir.

C’est pourtant bien elle qui veut dormir tout son saoul, se boucher les oreilles et se laver les mains. Elle n’a rien promis. Elle est absolument sûre qu’il suffit de hausser les épaules et de quitter les endroits que l’on n’aime pas pour que tout aille pour le mieux. Les hommes en civil s’évanouissent dans l’air comme un filet de brume, le langage secret tombe dans l’oubli, l’ange du Seigneur ferme son carnet. Rien ne presse. C’est au tour d’un autre de goûter la coupe de l’attente.

Ce qui la chagrine en ce moment, beaucoup plus que la coupe de l’attente ou le cœur de l’homme, se sont ses sandales, dont elle fait tinter les boucles avec mécontentement. Elle n’a rien d’autre à se mettre aux pieds, alors que dehors souffle un vent vif et que personne ne se promène les orteils à l’air. En nouant les sangles poussiéreuses, elle se souvient de ce matin biblique, qu’elle se représente toujours de la même façon : toute l’herbe a brûlé, il ne reste plus que les chardons et l’absinthe. Le vent souffle de façon si lugubre, le soleil brille avec tant d’éclat qu’Abraham a les yeux qui pleurent. La poussière tourbillonne et, sur le dos d’Isaac, les morceaux de bois qui nourriront le feu de l’holocauste s’entrechoquent de façon déplaisante. On ne peut venir à bout de ce bruit, pas plus qu’on ne peut venir à bout de l’amour.

Soudain, elle se dépêche. Elle n’a plus le temps de jouer avec des images. Elle se souvient de son pull-over en laine, râpeux et informe, qu’elle a par miracle emporté avec elle. Il ne correspond certes pas à l’idée qu’elle se fait d’un pull-over. Un vrai pull-over doit être noir, pas gris. Ample, et non distendu. Elle enfile tout de même le pull-over gris et distendu, aussi triomphalement que s’il était noir et ample.

Le couteau chéri et le précieux calepin de Lion, elle les empoche avec naturel en essayant de siffloter, ce qu’elle ne parvient d’ailleurs à faire que maladroitement, soufflant à moitié et sans mélodie.

Comme par provocation, son regard passe sans les voir sur le bac d’argile et la statue enveloppée dans le plastique. En ce moment, elle est presque certaine que ce n’est pas sans raison que tante Olga la dorlote, pas seulement pour ses beaux yeux qu’elle lui apporte des pommes et des raisins. Tante Olga ne fait peut-être qu’exécuter les ordres du père, qu’agir selon ses volontés. Mais quelles sont les volontés du père ?

Parvenue à ce point, elle plonge dans la confusion et n’est plus sûre de rien. Elle se ressaisit pourtant assez vite et décrète soudain ce que veut le père.

Le père veut que son fils revienne à la maison avec des bonnes nouvelles. Tout le monde sait que c’est l’attente des proches qui ramène les absents chez eux. Pas n’importe quelle attente, mais la seule vraie. Celle qui ôte les yeux de la tête et les mots de la bouche. Le père, la mère et tante Olga ont déjà tant attendu au cours de leur vie qu’ils n’en sont plus capables aujourd’hui : leur attente n’a plus vraiment de force ni de pouvoir. De sorte que celle qui en a est actuellement un élément primordial dans l’administration domestique. On lui fait cuire du poisson comme à un chat, on lui choisit au marché les poires les plus mûres, comme à un mourant. Il faut lui apporter des raisins secs sans pépins et des pêches extraordinaires à chair rouge. On la retient, comme un poisson parlant ou une statue vivante, derrière de lourds rideaux et des portes fermées à double tour.

Et, ô miracle, voilà qu’elle s’est mise effectivement à attendre. Si cela continue, il ne restera bientôt plus d’elle, sur le canapé, qu’un pull-over gris en laine rustique, des ossements blancs et un cœur comme une motte de terre.

Pour sauver ce qui se peut encore, elle saisit de la main les raisins secs et, se faufilant comme une vipère par l’embrasure de la porte, sort dans la cage d’escalier. La porte derrière elle se referme toute seule avec un léger déclic.

Il ne se passe rien. Il n’y a personne. D’abord un peu déconcertée par ce qu’elle vient de faire, elle reprend bientôt vie, se met à courir et ne s’arrête qu’une fois arrivée près d’un banc dans une avenue tranquille. Juste le temps de compter son argent. Elle en a toujours aussi peu. Aucun changement dans ce domaine. Avec indifférence, elle remet dans sa poche les billets parcheminés aux couleurs passées. Ses yeux habitués à la pénombre de l’appartement sont encore éblouis par la lumière trop vive. Elle pose pourtant sur les bâtiments et sur les gens un regard sauvage, comme si elle n’en avait jamais vu auparavant.

Les gens ont des chapeaux et des foulards sur la tête. Les bouches sont fermées, les yeux rivés au sol. La plupart d’entre eux tiennent à la main des filets à provisions ventrus, remplis de concombres, de pommes de terre et de choux. De certains sacs dépassent même des queues de poisson noires et humides. Les morceaux de viande sont enveloppés dans un fragile papier blanc, qui s’imbibe par endroits de sang. Une douzaine d’œufs, un ou deux litres de lait. Il y a aussi des gens qui n’ont rien acheté et n’ont apparemment pas l’intention de le faire. Ils regardent simplement autour d’eux et empêchent les autres d’avancer.

Il y a beaucoup de monde. Une foule dense grouille aux arrêts de bus et de tramway, forme des tourbillons et des rapides autour des grands magasins. Au premier abord, on a l’impression que les vêtements sont épais et sombres, comme si tout le monde portait des vestes de drap, des bonnets de fourrure et de grosses bottes militaires. En y regardant mieux, on s’aperçoit pourtant qu’aucune tête n’est encore coiffée d’un bonnet de fourrure et que les vestes de drap ne sont en réalité que de légers costumes marrons ou des robes bariolées. Examinées de plus près, les bottes militaires se révèlent être de banals souliers de ville. De sorte qu’il n’y a rien à reprocher aux gens.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, elle ne se laisse pas entraîner passivement par le flot humain, mais garde au contraire constamment les yeux ouverts et les oreilles dressées, en essayant de graver dans sa mémoire des signes qui pourraient lui permettre de trouver le chemin du retour.

Près d’une palissade se tient un garçonnet avec une poule. Autour de l’épaisse patte jaune de la poule est attaché un ruban dont le garçon tient solidement l’extrémité dans sa main. À cet instant, une petite vieille s’arrête et lui demande : « Elle est à toi cette poule ? », à quoi l’autre répond d’un ton vif et discipliné : « À moi ». La vieille propose : « Vends-la-moi. À quoi ça sert de la torturer ? Je l’emmènerai à Jurmala, je lui donnerai à manger et à boire. Peut-être même qu’elle se mettra à pondre. » Le petit garçon ferme les yeux et secoue rageusement sa tête rasée en forme de boule : « Elle n’est pas à vendre ! C’est ma copine ! »

La palissade, le garçonnet, la poule et le dialogue qu’elle vient d’entendre sont un signe grâce auquel elle espère pouvoir revenir sur ses pas. À condition évidemment que le garçonnet avec sa poule se tienne toujours au même endroit et que la vieille et lui répètent indéfiniment les mêmes paroles. La voilà donc en possession d’un premier signe : garçonnet avec poule et petite vieille.

Le deuxième signe qu’elle retient est malheureusement du même genre. Il s’agit d’un peigne rouge perdu par quelqu’un devant une boulangerie.

Lorsqu’elle arrive enfin à la gare, on ne peut pas dire qu’elle s’en réjouisse particulièrement. Elle reste là sans savoir que faire, le poing gauche serré dans sa poche. Dans cette main, elle réchauffe toujours le canif dont le côté rouge et lisse est abîmé par une inscription gravée de travers, en lettres exagérément grosses : LEV.

La place de la gare est noire de monde. À nouveau lui reviennent à l’esprit les vestes de drap et les bonnets de fourrure. Dans les kiosques, on vend des friands graisseux, des œufs durs froids, des saucisses grosses et petites. Tout le monde mange. Les uns ont de la confiture ou du jus de fruit qui leur dégouline le long des doigts, les autres de l’huile et de la graisse. Les pigeons repus hochent la tête. Entre eux trottinent des moineaux dodus et bruns. Tous les oiseaux marchent. Elle découvre que l’on est plus en sécurité dehors, au milieu de la foule, que derrière une porte fermée à clé, dans un appartement aux rideaux tirés. Elle tourne encore un certain temps parmi les gens en examinant les horaires et la longueur des queues devant les guichets.

Enfin, elle obtient un billet. Train numéro 188/187. Minsk-Vilnius-Riga-Tallinn. Personne ne l’oblige à monter dans la voiture indiquée, ni à s’asseoir à la place prévue. Personne ne peut même savoir qu’elle a acheté un billet de train. Il n’y a aucune raison de s’agiter ni de se ronger les lèvres.

Il reste exactement une heure avant le départ. Elle la passe debout sur le quai, à regarder tourner les aiguilles de l’horloge. Les hauts-parleurs crachotent et font entendre des ordres fougueux et chuintants, en letton et en russe. À de brefs intervalles, des groupes de gens surgissent comme par enchantement du passage souterrain. Chargés de bagages, ils vont et viennent pendant quelque temps sur le quai, puis, toujours comme par enchantement, disparaissent sans laisser de trace. Dans l’air flotte une odeur âcre et dure de fer et de fumée de locomotive. Tout près, un vieux bossu frappe les roues avec une barre métallique. De temps en temps, il s’arrête dans un soubresaut, tend son long cou mince et regarde sous le train, comme s’il y voyait un porte-monnaie bien gonflé ou le cadavre d’Anna Karénine.

Que lui importent, à ce vieux et à sa barre de fer, les tressaillements des paupières blanches, la rougeur des lèvres, les chevilles nues, frissonnantes et bleues ?

Les aiguilles bouclent leur cercle. Le train arrive sur le quai, protège du vent et offre sa chaleur. Aussitôt, sa décision est prise.


Si le voyage de Riga à Tallinn dure sept heures et si chaque heure a un démon et un ange qui s’affrontent, il peut se produire bien des choses pendant ce laps de temps. Midi peut devenir le soir. On peut renforcer la surveillance aux frontières de l’État. D’en haut peuvent tomber des consignes et des directives nouvelles. La lumière du jour, dans le wagon, peut être remplacée sans qu’on s’en aperçoive par un éclairage triste et jaune de caserne. La nuit venue, les vitres peuvent devenir complètement noires et à leur surface peuvent apparaître les visages transparents et luisants des voyageurs. Les distances, connues avec précision depuis longtemps et indiquées sur toutes les cartes, deviennent si considérables qu’on ne peut plus les appréhender par la raison.

Avant même que le train ne s’ébranle, Riga n’est plus qu’une chimère et un souvenir, une image mythique et menaçante de lanterne magique, qui s’enfonce lentement et lourdement derrière la courbure de la terre. Les yeux de ceux qui partent verront-ils encore jamais cette ville ? Leurs pieds fouleront-ils une seconde fois le même asphalte ?

Cela ne lui fait ni chaud ni froid. Elle ne se donne même pas la peine de regarder par la fenêtre du wagon, ne jette pas un seul regard sur les maisons de la périphérie, dans les fenêtres desquelles se reflète l’azur impétueux et froid. Au lieu de cela, elle rentre ses doigts gourds dans les manches de son pull-over et remonte son col roulé en laine aussi haut qu’elle le peut, jusqu’au nez, presque jusqu’aux oreilles. Ses os sont complètement creux, encore pleins du souffle impitoyable des quais et des tunnels, noir comme la suie et gris comme l’asphalte.

En ce moment, elle ne pense qu’à des choses simples et bêtes : une couverture et un oreiller, des gants et des chaussettes. Il ne manque plus que le châle tricoté main, le flambeau allumé et le mouton vivant !

C’est seulement lorsque le train arrive à Cesis qu’elle commence à avoir un peu plus chaud. Le sommeil la gagne. Elle appuie sa joue sur la tablette qui vibre rythmiquement sous la fenêtre. Ses cheveux aux mèches décolorées s’y déploient en désordre. De temps en temps, elle se force à ouvrir les yeux et épie les environs entre ses cheveux. Elle ne perd pas sa vigilance. Dans une main, au fond de sa poche, elle serre malgré sa somnolence la clé et le couteau, comme des objets extraordinaires et précieux dont la valeur s’accroît à mesure que le train s’éloigne de Riga.

Le wagon tout entier paraît mort. La moitié des places sont libres. Dans l’allée ensoleillée flotte de la poussière. Mais cette impression initiale est fausse. Un examen plus attentif révèle que les filets à bagages sont chargés de paquets et qu’aux patères sont accrochés des manteaux et des vestes. Leurs propriétaires sont au wagon-restaurant, où ils boivent de la bière et de la vodka, fument et se racontent des histoires drôles antigouvernementales.

Deux filles font soudain leur apparition. Elles viennent s’asseoir juste en face d’elle et se plongent avec ardeur dans l’examen de leurs emplettes. Lorsqu’elle constate qu’elles parlent estonien, elle se met à les observer à la dérobée.

Plus tard, il lui sera très difficile, sinon impossible, de savoir avec certitude si ces filles et ce voyage en train lui sont apparus en rêve ou si elle a réellement vu ces gens et assisté à ces événements. Il ne se passe d’abord rien de particulier dans le wagon. Les filles sont absorbées par l’ouverture de leurs paquets. Des emballages craquetants surgissent des flacons de parfum puérils en forme de lutin, de sobres combinaisons blanches rehaussées de quelques dentelles, des chaussures flambant neuves aux bouts luisants et des gaines est-allemandes couleur chair, que les filles désignent sous le nom respectueux de « culottes élastiques ». La plus petite et la plus vive, qui porte des chaussures d’écolière à talons plats, jure à la plus grande, qui a des talons hauts et du rouge aux lèvres : « Maintenant, on ne mettra plus que des culottes élastiques ! Elles sont vraiment sensass ! Les cuisses paraissent si minces ! »

Mais la grande ne marche pas aussi facilement, même si, à première vue, c’est elle qui aurait le plus besoin des culottes élastiques. Elle répond sagement : « Ma mère ne veut pas que je mette des culottes élastiques quand il fait froid ». La petite se rapproche et ronronne d’une voix charmeuse : « Et alors ? Tu n’es pas obligée de l’écouter ! Tout le monde porte des culottes élastiques ! »

Ce curieux dialogue retient son attention et la distrait. Il chasse définitivement le sommeil, mais continue de résonner en elle de façon étrange. Il fait surgir dans son cerveau assoupi des questions noires et maladives qui ne lui seraient jamais venues à l’esprit auparavant, lorsqu’elle ne connaissait pas le langage secret. Par pure curiosité, elle réfléchit un certain temps, sans parvenir à déterminer ce que pourraient signifier « mère » et « culotte élastique ». À ses oreilles, qu’elle estime déjà bien exercées, « Mère », « culotte élastique », « cuisses » et « il fait froid » paraissent des mots si innocents qu’ils pourraient bien désigner des choses particulièrement sombres et suspectes. Des sorties nocturnes, des hommes avec des valises, des idées antigouvernementales. De quoi parlent réellement ces filles ? Elle ne le saura jamais, car les filles en question lui jettent un regard méfiant, pouffent de rire et descendent à la gare de Valga en gloussant d’un air niais.

Toutes ces maisons de bois, cette poussière et ces voyous derrière le kiosque à kvas sont-ils en Estonie ? Parle-t-on ici la langue dans laquelle un poète a écrit :

     Certains lisent Marx, d’autres Coué. 
     Vois avec quel amour s’enlace 
     aux os blancs la chair enjouée. 
     S’enfuir ! Devant quelle menace ? 

L’air ici est-il aussi froid et le soir aussi proche que partout ailleurs ?

Pendant l’arrêt du train, le wagon se remplit d’air froid du sol au plafond. Même le pull-over en laine est impuissant contre cela. Elle a beau rentrer ses mains dans ses manches et remonter son col sur sa nuque, ses pieds à demi nus sont toujours la proie des courants d’air. Le couteau et la clé absorbent une partie de sa chaleur. Une chaleur perdue qu’elle ne pourra jamais récupérer. Malgré cela, elle se répète non sans bravoure qu’à présent elle est libre. Délivrée de l’attente. Et que tout — le silence et les mots, le grésillement de la sonnette et la terreur exquise — n’était qu’une plaisanterie. Un délire, un jeu d’ombres. Un fruit de l’imagination.

Mais comment tourner en plaisanterie le jour présent ou à venir ? Et l’article « Estoniens » dans l’encyclopédie ? Et l’histoire drôle au sujet d’Abraham et de Sarah ? La parade sur la Place Rouge est-elle une plaisanterie ? Et les chars russes sur la place Vaclav ? Si ce n’en est pas une, qu’est-ce donc ?

Même la gare de Valga ressemble en ce moment à une plaisanterie officielle, lourde et maladroite. Dans le train monte un petit garçon au crâne rasé et au visage malicieux, pareil à celui qui, à Riga, se tenait avec sa poule devant la palissade. L’amie de ce garçon de Valga n’est pas une poule, mais une grosse pensée multicolore, probablement arrachée quelques instants plus tôt au parterre de fleurs situé devant la gare et que l’on aperçoit encore depuis la fenêtre du wagon.

Le garçon joue avec la fleur comme si c’était un animal. Pas un chaton, ni un chiot, mais plutôt une bête extraordinaire, peut-être même dangereuse. Et en effet, le visage fantomatique et velouté de la fleur change constamment d’expression : tantôt grand, tantôt petit, tantôt sombre, tantôt clair, il papillote entre les doigts égratignés et aux ongles rongés du petit garçon, comme l’oiseau bleu que personne ne peut capturer, ou comme un feu follet qui égare les promeneurs.

Le garçon marmonne tout seul. Il semble qu’il ait commencé ce jeu avant de monter dans le train, qu’il s’y soit en quelque sorte installé et ne se laisse pas troubler le moins du monde par son nouvel environnement. Lorsque le train redémarre, il presse avec force contre la vitre sale le visage sombre de son étrange compagne, lui laisse charitablement grappiller, aux paysages vespéraux qui s’étirent sur le passage du train, quelques détails prosaïques : une vache qui souille le bord fleuri d’un fossé en remuant la queue, un vieillard rabougri qui, pour une raison inconnue, brandit le poing en direction du train, des toilettes de gare sur le mur desquelles une main a écrit en lettres blanches, sans épargner la peinture, ces vers profonds : « Y a du poil au cul des toutous, et au cul des minous itou ».

Le garçon ne se laisse pas même distraire par les deux authentiques chevelus qui s’assoient aux places libres à côté de lui. Leur apparition suscite une singulière effervescence parmi les autres voyageurs. La voiture est maintenant pleine de monde. On y trouve même l’Ivrogne de service, que l’on ne rencontre d’ordinaire que dans les buffets de gare, les cantines et les wagons restaurants. Il adresse des menaces à on ne sait trop qui et contribue, dans la mesure de ses moyens, à la confusion et au vacarme qui ont envahi les lieux comme par enchantement. Le wagon, où quelques instants auparavant régnaient encore un froid et un silence mortels, est devenu méconnaissable. À travers le brouhaha, on entend des jurons en letton, en russe et en estonien. Qui les prononce ? C’est difficile à dire, car lorsqu’on regarde mieux, il semble que tous les voyageurs aient le dos voûté et s’efforcent de dormir en cachant leur tête sous les manteaux accrochés aux patères.

Pourtant, la confusion ne cesse de croître. L’Ivrogne y prend une part importante en faisant entendre, à intervalles de plus en plus rapprochés, des exclamations belliqueuses : « Les mains contre le mur, tous ! » ou : « Allez hop, la boule à zéro ! ». Se faisant plus bête qu’il n’est, il considère les chevelus tantôt comme des Juifs, tantôt comme des Tziganes, tantôt encore comme des prêtres orthodoxes. Il semble que ce soit là son numéro favori et qu’il ait déjà amusé ainsi de nombreux publics avant celui-ci. Les voyageurs assis près de lui s’enflamment peu à peu et commencent à s’exhorter mutuellement : « La boule à zéro, ouais. Allez, on leur coupe les tifs ! » Ces menaces résonnent comme des encouragements familiers. Ceux contre qui elles sont dirigées paraissent en avoir l’habitude. Assis sur leurs sièges, ils assistent à la scène avec un intérêt impartial, comme au cinéma.

L’Ivrogne rugit, pour la plus grande joie des spectateurs : « Donnez-moi un couteau ! Putain ! Un couteau et des ciseaux ! Je vais leur tondre le persil, moi ! »

Tout le monde éclate de rire, mais personne ne se met en quête de ciseaux. On attend simplement de voir ce qui va se passer. Même le petit garçon à la fleur a interrompu son jeu et promène son regard d’un visage à l’autre sans comprendre de quoi il retourne.

Les événements suivent leur cours. L’Ivrogne part chercher des ciseaux. Il disparaît de la scène et ne revient plus, comme si une tombe l’avait avalé. Mais le suspens ne dure guère. On découvre bien vite où il se trouve. Dans le couloir se font entendre des coups violents et des hurlements étouffés. L’Ivrogne est enfermé dans les toilettes et appelle au secours d’une voix furibonde.

Ces hurlements et ces coups accompagnent maintenant tout ce qui se passe dans le wagon. Personne n’y fait plus attention. D’autant plus que l’Ivrogne est vite remplacé. Un nouveau meneur apparaît, sobre, correct. Il porte une chemise blanche, un pantalon noir à pli et des chaussures cirées. Un authentique Citoyen, aux paroles fluides et à la dent en or rutilante.

Le Citoyen plaît davantage aux spectateurs que l’Ivrogne. C’est quelqu’un à qui on peut faire confiance. Certains connaissent sa femme, savent qu’il a une pompe dans son puits et plusieurs mètres cubes de frisette sèche sous le toit de son garage. 

Avant que le Citoyen ait le temps de prendre sérieusement les choses en main, la responsable du wagon — une femme maigre et vive aux allures de mite — arrive avec le brigadier de train. Cet individu au titre banal et peu évocateur regarde autour de lui d’un air ensommeillé, sans que rien ne retienne d’abord son intérêt. On dirait que ce n’est pas la première fois qu’il surprend des préparatifs de tonte de persil et entend hurler des gens enfermés dans les toilettes.

Mais soudain, un changement se produit dans son visage : ses yeux de chat endormi se mettent à briller, les muscles de ses mâchoires entrent en mouvement et son attention se concentre sur le petit garçon qui, tout en gambillant et en faisant sauter sa fleur d’une main à l’autre comme un charbon bleu, observe sans en perdre une miette le cours des événements.

D’un mouvement étrangement mou et traînant, le fonctionnaire sort sa main de sa poche. Elle ne ressemble pas tant à une main humaine qu’à un instrument spécialement conçu pour saisir et attraper, un produit d’usine, des pinces coupantes par exemple. En manipulant habilement cet instrument, le fonctionnaire attrape l’oreille du garçon, l’oblige à se lever en le tirant par le lobe d’un air parfaitement naturel, et lui demande avec douceur, presque avec tendresse : « Eh bien, d’où viens-tu toi ? ». À quoi l’autre répond en bombant fièrement le ventre : « De là-bas ».

L’homme fait « Ah haa », comme s’il s’attendait précisément à cette réponse, et poursuit charitablement : « Et où vas-tu ? ». Le garçon répond, toujours aussi fier : « Là-bas ! » Avec un calme imperturbable, le fonctionnaire poursuit son curieux interrogatoire : « Où est ta maman ? » Le garçon se trouble. Pendant un instant, il ressemble à un oiseau — moineau ou hirondelle — enfermé dans une pièce, ou à un Amour pris au piège. Il montre enfin du doigt celle qui dort — ou, plus précisément, fait semblant de dormir — près de la fenêtre, engoncée dans son pull-over gris : « Elle est là ! »

La responsable explique au brigadier : « Il ment. La semaine dernière, il voyageait avec un vieil homme. Je l’ai déjà vu plusieurs fois. C’est une vraie plaie, ce garçon ! Il fait des aller et retour et on ne peut même pas lui donner d’amende. Il ne dit jamais son adresse. On pourrait le menacer de mort, il ne la dirait pas. »

Le fonctionnaire n’écoute pas ce que lui dit la responsable. Son regard inexpressif se pose déjà sur les sandales poussiéreuses et le pull-over trop large, dont le col dissimule un visage en train de virer au rouge. Les paupières sont serrées de façon fort peu naturelle, comme celles de quelqu’un qui fait semblant d’être mort. Le regard du fonctionnaire mesure, classe, grave ce visage dans sa mémoire. Il s’en désintéresse. Inutile de vouloir tirer des conclusions de son regard. C’est seulement celui d’un brigadier de train dont la tâche est d’identifier et de punir les fauteurs de trouble, non d’en tenir le registre.

Pour l’identification des fauteurs de trouble, le brigadier reçoit un secours précieux de l’homme à la chemise blanche, qui exprime son opinion sur le déroulement du trouble en question, sur sa nature et même sur le châtiment à réserver aux coupables. Voici sa version des faits : avant l’arrivée des chevelus, tout était calme, tranquille, parfaitement en ordre. Mais leur apparence provocante a exaspéré les autres voyageurs — honnêtes travailleurs, pères et mères de famille —, qui ont réclamé de l’ordre et de la politesse. « En réponse aux attentes des voyageurs, explique le Citoyen avec un ample geste de la main, il ne nous reste plus qu’à les tondre ». En donnant cette explication, il fait cliqueter avidement, en spécialiste, les longs ciseaux gris que la responsable lui a apportés avec obéissance.

En regardant le brigadier, on ne peut s’empêcher d’avoir l’impression qu’il dort debout au lieu d’écouter. Il ne manifeste en tout cas pour les chevelus aucun intérêt visible ou palpable. Son regard lourd s’attarde sur le dos du pull-over gris et le pousse, le serre de plus en plus fort contre le coin.

Le seul qui ne perd pas un mot des explications du Citoyen est le petit garçon, dont le visage est éclairé par une expression si innocente que ceux qui la voient détournent le regard, comme s’ils découvraient dans ce clair visage d’enfant quelque réalité redoutable ou interdite aux yeux des humains.

Entre temps, l’Ivrogne a réussi à sortir des toilettes. Il titube à présent en frissonnant dans l’allée centrale et lance de temps à autre sa main en l’air, comme pour attraper quelque chose. Il fait la chasse à une grosse mouche bourdonnante qu’il prend pour le diable. La responsable aux allures de mite observe avec un vif intérêt la chasse au diable et rit si largement que l’on aperçoit ses couronnes dentaires nickelées.

Juste derrière la paroi du wagon respirent les prairies et les eaux, monte la brume et descend la rosée. Dans ces paysages règne peut-être encore l’ancienne et merveilleuse paix du soir, qui appelle les hirondelles au nid, les vaches à l’étable et les enfants dans la maison. L’inquiétude et l’attente, les vitres brisées et le plâtre qui s’effrite, la brillance sombre des courants et le bruissement lourd de l’avenir ne sont peut-être qu’exagération, invention pure et simple, ou dramatisation excessive.

Est-ce que l’ange du Seigneur ne dramatise pas de façon excessive la situation lorsque, posant la main sur les ailes des hirondelles et les vertèbres des amoureux, il y trouve gravées ces trois lignes grises : « Le but de la persécution est la persécution. Le but de la torture est la torture. Le but du pouvoir est le pouvoir. » S’il a réellement l’intention de les extraire avec un couteau et de les brûler, se représente-t-il seulement combien d’ailes et de colonnes vertébrales il lui faudra briser et jeter au feu ?

Les forêts gémissent, la locomotive siffle, la première étoile, à peine visible, apparaît dans le ciel, et l’homme en chemise blanche appelle des volontaires pour tenir les chevelus pendant qu’il procède à la tonte.

L’opération se révèle beaucoup plus simple qu’on ne l’aurait cru. Elle s’accompagne certes d’agitation et de bousculade, mais comme les chevelus n’opposent aucune résistance tout se déroule très vite et de façon assez terne, sans véritable lutte. On leur presse le visage contre les genoux et on leur tord les bras derrière le dos comme si c’était une activité parfaitement banale. Si les manches de leurs chemises n’étaient pas à moitié arrachées, laissant apparaître leurs épaules nues, il n’y aurait rien à voir.

Ceux qui les tiennent — des jeunes gens au visage droit et souriant — aiment tout particulièrement la phrase : « On va faire des hommes de ces singes ». Il la répètent continuellement, et chaque fois qu’ils l’entendent à nouveau sortir de leur bouche, elle leur procure une joie nouvelle et enfantine.

Le train ralentit. Derrière les vitres défilent des entrepôts noyés dans les rougeurs du soir, des piles, des tas, des amoncellements, des remises miteuses, des cagnas décaties et des goguenots de guingois. L’homme à la chemise blanche fait jouer ses ciseaux. Les haut-parleurs, au plafond, se mettent à grésiller et rugissent : « Prochain arrêt : Tartu ».  Ceux qui tiennent se taisent et renforcent leur prise. Les muscles de leurs bras et de leurs mâchoires se contractent. Dans le wagon se répand une odeur triste et amère de sueur. Les cous blancs des victimes sont soudain nus, désarmés et importuns. Les cheveux coupés s’accrochent aux vêtements et s’enroulent autour des pieds des voisins. Ils n’intéressent que le garçon au crâne rasé, qui rampe sur le plancher entre les jambes des voyageurs et ramasse en hâte les mèches les plus longues et les plus belles. Il en fait un genre de bouquet, qu’il agite d’un air espiègle et satisfait.

Ceux qui s’apprêtent à descendre n’ont plus le loisir de regarder ce qui se passe. Dans leur précipitation, ils enfilent leurs vestes et leurs manteaux à l’envers, puis les enlèvent en jurant. Des bas filent, des fermetures éclair refusent de se fermer. Des enfants pleurnichent. On pense à autre chose. Seuls quelques regards furtifs effleurent les cous nus des victimes et se détournent aussitôt.

Ceux qui les tenaient ont déjà rejoint la masse des voyageurs qui se préparent à descendre. Ils fouillent dans leurs poches, se coincent une cigarette au coin des lèvres et attendent de pouvoir sortir du train. L’homme à la chemise blanche, quant à lui, juge nécessaire d’adresser aux victimes un petit discours moralisateur : « Eh, les Moïses, vous croyez que ça nous fait plaisir de tripoter vos poils ? Si vous voulez vivre comme Jésus, mes salauds, il ne faut pas vous aventurer parmi les humains. Moi en tout cas, je ne laisserai pas tomber. Si je vous retrouve un jour sur mon chemin, je vous couperai encore les cheveux. »

Pour renforcer l’effet de ses paroles, il observe une pause lourde de sens, après quoi, baissant le ton, il explique paternellement : « Si vous êtes des hommes, défendez-vous, bon sang ! Arrêtez de ruminer. Foutez-moi un bon coup de poing et on n’en parle plus. Je vous paye même une chope de bière. Mais si vous êtes des gonzesses, alors il aurait fallu me dire gentiment : s’il vous plaît monsieur ne nous faites pas ça, et je vous aurais laissés tranquilles. Je ne fais jamais de mal aux femmes, moi. Mettez-vous des bas de soie et des talons hauts et personne ne vous touchera. Les femmes estoniennes ont toujours été bien habillées. Ne leur faites pas honte, merde ! »

Il cherche ce qu’il pourrait encore ajouter, le trouve et proclame d’un air martial, sans lien particulier avec ce qui précède : « Moi, je ne supporte pas ce petit jeu ! » Cet aveu ne trouble personne, à l’exception du petit garçon qui, depuis le début, suit avec intérêt et enthousiasme les paroles et les gestes de l’homme à la chemise banche. Le garçon croit sans doute que cette dernière réplique le concerne, car son visage s’empourpre, il se met à renifler, se hérisse comme un oiseau dans son nid et essaie de dissimuler derrière son dos les cheveux ramassés par terre. À quoi ceux-ci pourront-ils bien lui servir ? Peut-être a-t-il l’intention, inspiré par les contes de Grimm, de tresser avec eux une corde qui permet à celui qui la tient de sortir de n’importe quel endroit. Même du cœur de l’homme.

Le train s’est immobilisé. L’arrêt réglementaire est long : vingt minutes. L’Ivrogne dort en ronflant. Les chevelus reprennent soudain vie. Comme s’ils n’avaient pas entendu le discours édifiant et paternaliste, ils redressent leurs têtes aux cheveux cisaillés, écartent l’orateur du chemin, comme si c’était une armoire parlante ou une chaise vêtue d’un pantalon à pli, et descendent du train.

L’homme à la chemise blanche ouvre et ferme les lèvres sans prononcer un mot, se contentant de faire cliqueter les ciseaux. Il remarque soudain quelque chose qui lui avait jusqu’alors échappé. Son attention se concentre sur le cou blanc dissimulé par le col flottant du pull-over gris et les épaisses mèches décolorées. Impossible de savoir ce qu’il pense ou s’imagine en voyant ce cou et ces cheveux. Ce qui est sûr, c’est qu’il a la ferme intention de les couper.

L’autre fait tardivement un geste pour se protéger, sous l’effet de la surprise plus que de la peur. Elle aurait mieux fait cependant de ne pas bouger. La mèche est coupée, elle n’y peut plus rien, mais elle repousse les ciseaux si maladroitement qu’ils s’enfoncent dans sa chair comme les verges de l’ange du Seigneur. Sur son cou blanc apparaît un filet de sang rouge clair, joyeux et invincible.

L’homme s’en va. La responsable aux allures de mite réapparaît, accompagnée d’un agent de la milice. Celui-ci hésite un instant, saisit le coude aigu dissimulé  sous le pull-over gris et prononce d’une voix lasse sa réplique usée, mondialement célèbre : « Suivez-moi ! »


Les maisons n’ont pas encore commencé à s’effondrer, ni le ciel à se changer en mer de feu, ni les mers et les océans à submerger les terres. Seul un vent froid souffle. Il donne aux bras la chair de poule et fait tourbillonner sur l’asphalte huileuse les emballages de glaces et les mégots.

Derrière les maisons, l’horizon rougeoie de façon si insistante, si dramatique, qu’on ne peut s’empêcher d’avoir l’impression que, derrière la courbure de la terre, ne se dissimulent pas les environs de Tartu, avec leurs entrepôts, leurs carrières de gravier et leur tristement célèbre aéroport militaire où des avions de transport s’apprêtent à décoller, mais des morts éveillés à la vie, des prisonniers en fuite, des réfugiés livrés au gouvernement. Ils se sont regroupés en d’immenses essaims noirs et recouvrent la surface du monde de l’Océan Arctique au Danube. Ils ne respirent ni ne bougent. Ils sont là. Ils attendent. Ils ont le temps.

À côté de ce qui se passe derrière l’horizon, marcher sous bonne garde en traînant les pieds vers le poste de la milice apparaît comme une partie de plaisir. Ce serait l’occasion idéale pour appliquer les connaissances qu’elle a glanées au petit bonheur dans les cafés, pour mettre la théorie en pratique, expérimenter elle aussi les diverses formes de protestation. Il faudrait répondre au milicien en aboyant, lui cracher la vérité au visage, refuser d’avancer, s’agripper aux troncs d’arbres, aux bornes et aux poteaux, hurler comme un sauvage et vagir comme un nouveau-né, arracher ses épaulettes, brûler un drapeau.

Mais elle n’en est pas capable. Tout en marchant, elle essaie à la hâte de résoudre l’énigme de l’Être. Rien de moins ! Elle médite sur son propre cœur, s’étonne de ce qu’il a décidé et du point où il est parvenu. Le filet de sang achève de sécher sur son cou blanc. Sa poche est distendue par le couteau, que dépare l’inscription LEV gravée sur le manche lisse. La lame inoxydable n’a pas besoin de réclame. On connaît ses qualités : toujours étincelante, comme l’amour qui ne rouille pas.

Elle ne tarde pas à trouver une justification à son absence de résistance. Selon elle, le milicien n’est pas exactement tel qu’il devrait être. Ce n’est pas un vrai. Un vrai milicien, tel qu’elle se l’imagine, aurait dû commencer par l’effrayer un peu. Par lui donner un coup de poing dans les dents ou un coup de pied dans l’estomac. Un vrai milicien marcherait différemment dans la rue, avec aplomb, la poitrine bombée, la casquette sur la nuque, et non, comme celui-ci, d’un pas traînant, la tête baissée et les épaulettes pendantes.

Du point de vue de cet homme au dos voûté, replié sur lui-même, la suspecte pourrait très bien prendre la fuite, disparaître sans laisser de trace, comme le plomb dans la cendre ou les verges dans l’eau. Allez donc ensuite prouver qu’elle a seulement existé. Aux yeux de la suspecte, tout cela paraît vain. Il y a, selon elle, des choses beaucoup plus importantes, comme par exemple l’empreinte de sa bouche rouge dans l’argile ou la signification des tasses bleues en langage secret.  Tasses bleues au-dessus desquelles elle place toujours mentalement un gros point d’interrogation. 

De façon générale, sa tête est pleine d’images bigarrées, troubles et énigmatiques, comme les murs d’une chambre funéraire égyptienne. Sur le fond des autres images se détache, avec une netteté particulière, un singe blanc qui lance la patte en l’air, saisit au vol une clé et un canif, les pousse du bout du nez et les touche avec ses dents avant d’oser jouer avec eux.

En ce moment, Riga lui paraît lointaine et irréelle, comme lui paraissait, lorsqu’elle s’y trouvait, toute sa vie passée. De même qu’elle ne pouvait pas croire qu’à Tallinn aussi des gens prononçaient le mot OVIR et voyaient des hommes en civil, elle ne parvient pas à croire à présent qu’elle a entendu ces mots à Riga. Ni même qu’elle a séjourné dans cette ville. Mais si elle n’est jamais allée à Riga, pourquoi se demande-t-elle si le chien Kinski appuie en ce moment son lourd menton sur ses pattes et soupire ? Pourquoi se demande-t-elle ce que fait tante Olga et si l’eau bout dans la bouilloire ? Si le téléphone sonne ? Si le mystère des tasses bleues s’est éclairci ? Et ce qui peut encore s’éclaircir ?

Pendant qu’elle pense à tout cela, ses sourcils se soulèvent et laissent ses paupières sans défense. Les commissures de ses lèvres frémissent. Est-ce la dureté du crépuscule qui la surprend ? Ou le fait que par les fenêtres ouvertes s’échappent de la musique légère, des rires de filles, des cris d’enfants, et que l’on ne voit alentour ni chasse à l’homme ni agent en civil ? Tout est calme et silencieux. Tout baigne.

La porte du poste de la milice, avec sa poignée cassée, ne lui fait guère d’impression. Comme le milicien, le poste n’est pas un vrai. Il n’est pas à la hauteur. Dans un vrai poste, il doit y avoir une table d’interrogatoire, une lumière aveuglante, une lampe avec une ampoule nue et deux chaises. Même un enfant sait cela. Derrière la table doit être assis un homme avec un manteau de cuir, devant qui doit fumer une tasse de café ou un verre de thé. De préférence du thé. L’homme doit manger et boire mais ne pas en proposer au suspect. Voilà l’image théâtrale et pauvre qu’elle se fait du travail des représentants de l’ordre.

La pièce où elle entre à présent lui cause une profonde déception. Elle ne correspond pas à ce qu’elle attendait. Si cela dépendait d’elle, elle pourrait dire à quoi doit ressembler un vrai poste de milice. Elle jette un regard méprisant sur la table, dans laquelle, même avec la meilleure volonté du monde, on ne saurait reconnaître la célèbre table d’interrogatoire. Si elle n’était pas couverte d’égratignures et de taches de colle, on croirait qu’une mère de famille s’en sert pour repasser son linge ou étaler sa pâte à pain. Derrière cette table, on pourrait aussi, à la rigueur, confectionner des affiches et des banderoles, ou une maquette de journal mural. Mais on ne voit ici ni boule de pâte ni journal mural.

Sur la table ne traînent que des chemises cartonnées aux couleurs passées, des pots de colle, des trombones et des caramels. D’autres chemises sont serrées sur des étagères et entassées dans des placards aux portes branlantes. Il en émane une odeur amère et triste de poussière. Le sol, couvert d’un linoléum usé et bosselé, est jonché d’allumettes. Quelqu’un a sans doute laissé tomber une boîte ouverte, mais n’a pas voulu faire l’effort de les ramasser.

Contre le mur s’alignent quelques chaises cassées et un long banc marron qui ressemble à un cercueil. Fixé au banc, un papier avertit : « Peinture fraîche ». Deux portes, apparemment fermées à clé, donnent sur des pièces inconnues et peut-être plus redoutables.

Par une troisième porte entrouverte, on entend gémir et soupirer. Voilà qui est déjà mieux. Elle retrouve aussitôt son assurance et se remémore avec jubilation les slogans et les devises de son enfance en accord avec le lieu et la situation, comme « Lutter et chercher, trouver et ne pas renoncer ! Mieux vaut mourir debout que vivre à genoux ! C’est moi qui t’ai enfanté, c’est moi qui te tuerai ! » L’affiche accrochée au mur, au-dessus du banc en forme de cercueil, est elle aussi en parfait accord avec ces aphorismes. Elle proclame : « Tout pour le bien de l’homme, tout au nom du bonheur humain ! » Une écoute plus attentive révèle que le gémissement déchirant qu’on entend derrière la porte est beaucoup plus anodin et quotidien qu’il n’y paraissait au premier abord.

De son propre chef, sans que l’agent l’y ait invitée, elle s’assoit sur l’une des chaises placées contre le mur, humecte consciencieusement de salive le coin de son mouchoir et essuie sur son cou le sang séché. Elle voudrait un miroir et de l’eau chaude. Derrière la porte, les lamentations continuent : « Ma maison est pire qu’un chenil ! Oh mon dieu ! Ils aboient comme des chiens loups ! Ils me voleront l’argent de ma retraite jusqu’au dernier sou ! Qu’est-ce qu’une vieille carcasse comme moi peut faire contre eux ? Mes jambes me font mal, elles se mettent à cracher du feu quand ces chiens arrivent à la maison. »

Une voix demande en marmonnant : « Qui ? Qui vous vole votre argent ? » La plainte prend un nouvel élan, comme un vent de tempête qui ne cesse de mugir hiver après hiver : « Mes fils ! Mes propres fils ! Ils boivent ! Ils se soûlent ! De vraies bêtes ! Ça me fait froid dans le dos rien que d’y penser ! Dieu sait comment ils finiront ! »

Des éclats de chaux tombent du plafond. L’abat-jour de la lampe vibre. Loin de là, en lisière de la ville, les avions pleins d’appelés décollent en rugissant et partent vers le sud, en direction de la Bohême et de la Moravie. L’Emajõgi, la Daugava et le Niémen sont parcourus de lourdes vagues, comme le fleuve de Tuonela. De leurs eaux noires monte une brume blanche.

Quelques pâtés de maisons plus loin, cachée dans la pénombre, sous les rayons aigus et froids de l’étoile du soir, se dresse l’université de Tartu, celle-là même qui, deux ou trois ans plus tôt, a pris feu pour une raison inconnue et a brûlé comme une fusée de détresse envoyée par des naufragés. C’était un grand incendie. À la lumière des flammes, dans la neige maculée de suie, on a même vu marcher à grandes enjambées un professeur mort depuis longtemps, la tête penchée, la cravate de travers. Puis la neige s’est mise à tomber à gros flocons et a tout recouvert. Quelques pages calcinées se sont encore envolées. De nombreux livres ont pu toutefois être sauvés. Mais l’air de l’université, personne n’a pu l’arracher aux flammes. Il a brûlé en totalité. 

Même sans cet air, on survit jusqu’à la fin de l’hiver. L’été arrive. Les champs de seigle ondulent comme avant. Les orties et les bardanes pullulent. Les toits des fermes abandonnées s’effondrent. On voit l’éclair et l’arc-en-ciel. La nuit de la Saint-Jean, on célèbre dans la bière et l’alcool la victoire de la lumière sur les ténèbres. Comme toujours, certains se font tuer d’un coup de couteau, d’autres reçoivent des bouteilles sur la tête. On fait cuire sur le feu de joie les premières brochettes.

L’obscurité des nouveaux hivers descend avec un bruissement, mais elle fait encore partie de l’avenir. En elle aussi il se produit des choses : des lycéens reçoivent des coups de pied dans le ventre et des coups de poing dans les dents pour avoir écrit des slogans antigouvernementaux, tout le monde sait ce qu’est OVIR, les hommes en civil sont partout, en plein cœur de Tallinn brûle une église consacrée à Saint-Nicolas et cet incendie ressemble lui aussi à un feu de détresse de naufragés.  Le soir, des promeneurs attardés sont attaqués par un anthropophage. Celui-ci apprécie tout particulièrement les morceaux de cuisse. Il les rapporte chez lui, les met au frigidaire, apprend à sa femme à préparer correctement la marinade. De temps en temps monte de chez lui une appétissante odeur de viande grillée, qui chatouille agréablement les narines des passants.

Certains connaissent son père, d’autres son épouse. Le premier a reçu une bonne instruction et la seconde est très belle. L’anthropophage lui-même n’a rien de particulier : il gagne bien sa vie, s’habille au goût du jour, connaît toutes les nouvelles histoires drôles, amène lui-même son enfant à la crèche.

À l’époque du mangeur d’homme, l’incendie de l’université est déjà oublié depuis longtemps. Mais pour l’instant, beaucoup s’en souviennent encore.

Les fenêtres luisent d’un éclat graisseux. Le milicien est dans la pièce voisine et se dispute avec quelqu’un. La suspecte est complètement oubliée. Elle se trémousse sur sa chaise, jette un regard en coin sur la vitre et tente de voir dans le reflet trouble l’effet produit par la mèche coupée. Elle décrète arbitrairement, pour se rassurer, que cela ne se remarque absolument pas.

La suspecte est hirsute, ébouriffée et embarrassée. En la voyant se morfondre, avachie sur sa chaise, on a du mal à croire que le lupanar des poètes se trouve dans le jardin de la mort. Ou qu’une rose est une rose est une rose. 

Elle se souvient soudain des raisins secs qu’elle a fourrés dans sa poche à Riga. Elle les en extrait et les mange. Elle tente ensuite d’examiner sa blessure dans son reflet sur la vitre, mais elle ne voit rien. Si elle pense à cette blessure, c’est surtout à cause du col de son pull-over en laine qui frotte douloureusement contre son cou. Des deux mains elle tire sur le col pour l’écarter de sa peau et l’élargir. 

C’est dans cette activité que la surprend la femme de ménage qui apparaît dans l’encadrement de la porte, un seau dans une main, un balai-brosse et un chiffon dans l’autre. Ses jambes de vieille, blanches comme la chaux, osseuses, parcourues de grosses veines bleues, sont nues. À ses pieds brillent des caoutchoucs noirs tout neufs. Sous sa blouse courte et délavée, elle ne porte pas une jupe, mais une chaude culotte rose en coton qui lui descend jusqu’aux genoux. Elle plonge son chiffon dans le seau et commence à frotter le sol avec énergie, presque avec fureur. Lorsqu’elle arrive devant celle qui est assise, elle lui jette, comme si elle s’adressait à un chat ou à un chien : « Allez, pousse-toi un peu ! » Un moment après, elle se redresse, s’appuie sur le manche de son balai, pousse un gémissement et demande : « Où est passé Volli ? » Ne recevant pour toute réponse qu’un « Je ne sais pas » hésitant et réticent, elle répète en contrefaisant la voix de l’autre : « J’sais pas, j’sais pas… on n’entend que ça dans cette maison. Ils commettent les pires forfaits et quand on leur demande qui c’est qui a fait ça, y savent pas. Pourquoi il t’a amenée là aujourd’hui, Volli ? C’est pas là que tu devrais être. Il aurait dû te conduire chez Timoféiev, ou chez Larissa. » D’après les propos de la femme de ménage, on pourrait croire que le dénommé Volli amène chaque jour au poste la même personne.

Pendant que ses mains s’activent sur le plancher, la femme de ménage fait fonctionner aussi sa bouche. Cette auditrice silencieuse paraît lui convenir. Essoufflée par son récurage effréné, elle explique : « Tu parles d’une vie ! Tiens, avant-hier, y a une chatte perdue qui s’est pointée. Elle a vu que le coffre-fort était ouvert et elle est allée faire ses petit là-dedans, la garce ! J’ai tout de suite senti que ça annonçait rien de bon. C’était ma faute aussi, j’avais pas remarqué que la porte du coffre était restée ouverte. Et aujourd’hui, encore une histoire de fou : cette vieille assise dans le couloir depuis ce matin, comme si elle dormait. J’en avais des sueurs froides : je croyais qu’elle était morte. Comme si on avait besoin de ça. On a déjà bien assez de soucis. Je m’approche, je regarde. Je me rend compte qu’elle est pas morte et qu’elle pleure tout doucement dans un coin de son fichu. Elle ose pas rentrer chez elle. Elle a peur que ses fils aient bu un coup de trop et l’attaquent. Elle ose rien dire à la milice, elle a pitié de ses fils. Alors elle reste assise là. Je l’ai emmenée chez Timoféiev. Je lui ai dit : Parle donc, peut-être qu’ils vont les soigner tes fils, peut-être qu’il suffit de leur faire un peu peur. Et maintenant c’est moi qu’on accuse : la vieille empêche Timoféiev de travailler, elle lui parle sans arrêt de ses fils et elle s’en va plus. »

À la fin de sa tirade, elle se tourne vers la suspecte et lui dit sur le ton du reproche : « Eh bien, et toi ma petite, comment  que t’es arrivée ici ? C’est un endroit terrible, tu sais. Tiens, hier on en a amené un qui a fait cuire sa mère. Il l’a découpée en petits morceaux, il les a mis au four dans un plat et il les a fait manger à ses compagnons de beuverie. Quand il a eu dormi et dessoûlé, il a commencé à chercher sa mère. Un fou est un fou, on peut rien lui faire. » La femme de ménage regarde autour d’elle et chuchote d’un air désapprobateur : « Voilà où on en est ! À ta mère qui t’a mis au monde, tu peux faire tout ce que tu veux, même la faire cuire dans le four. Mais y en a un qui jouait aux dames avec des copains et qui s’est mis à chanter : Lénine est mon tonton, Staline est ma tata, Béria est ma poulette. Eh ben on l’a renvoyé de son travail et on l’a enfermé dans un asile. » Elle ajoute comme pour s’excuser : « C’est les femmes qui m’ont raconté ça au cimetière, moi je sais pas si c’est vrai. Volli a dit : Va savoir… »

L’apparition dudit Volli donne à la discussion un tour nouveau. La femme de ménage le réprimande avec familiarité, sans la moindre réserve : « Volli, je t’ai déjà dit ce matin de pas laisser les gens attendre dans ton bureau, envoie-les à Timoféiev. Il leur fera entendre raison à coups de pieds dans le cul. Pourquoi tu perds ton temps avec eux ? Tu te laisses convoquer à la gare comme un gamin ! »

Pendant ce temps, le milicien fait les cent pas dans la pièce, du placard à la fenêtre et de la fenêtre au placard. Chaque fois qu’il passe devant celle qui est assise, elle perçoit la proximité de la tristesse et du chagrin. L’homme n’est pas en accord avec son uniforme. De surcroît, la veste est trop étroite et tire dans son dos.

Les reproches impudents de la femme de ménage ne provoquent aucune réaction. Dans la pièce s’installe un silence lourd, qui est finalement rompu par un ordre du milicien : « Prenez une feuille de papier et rédigez votre déclaration ». La porte du placard grince. Sur la table apparaît une mince feuille de papier grisâtre. Le milicien prend les choses en main. D’une voix rauque et sombre, il explique : « Écrivez : je soussignée…, venant de…, me rendant à…, certifie que je ne suis pas responsable des troubles perpétrés dans le train Tchaïka et que ce qui s’est passé m’est incompréhensible. Signature, date et adresse. »

Le milicien ne dit rien de plus. Cela suffit cependant à la femme de ménage, qui reprend courage et commente avec admiration : « Volli connaît bien les hommes. Il fait tout de suite la différence entre les vrais voyous et les gens qui ont été dénoncés injustement. »

Le milicien se racle la gorge et fronce les sourcils. Il fume longuement en silence, puis, inopinément, prononce la phrase sèche et usée : « Vous pouvez partir ». On voit que ses pensées sont ailleurs et qu’il ne remarque presque rien de ce qui se passe dans la pièce. La femme de ménage, au contraire, remarque tout. Rien ne lui échappe, même si elle reste aussi parfois longtemps sans dire un mot, ou juste à marmonner dans sa barbe. Tous deux ont l’air de personnages troubles.

Comme elle a le sentiment que ces gens n’ont pas toute leur raison, et comme elle est profondément déçue par le poste de la milice, elle se lève avec résolution, arrange encore le col de son pull-over, qui lui fait de plus en plus mal au cou, et se dirige vers la porte.

Entre temps, la femme de ménage a pris complètement le pouvoir. Les mots « Vous pouvez partir », prononcés par le milicien, elle les condamne vigoureusement : « Hé ho, mettre une jeune fille dehors à cette heure-ci ! Alors qu’il y a des brigands et des voyous partout. C’est quand même pas sa faute si tu l’as amenée ici sans raison. »

De façon tout à fait inattendue, elle propose : « Je vais faire un peu de soupe. Quoi qu’il arrive, il faut manger. » Ayant dit cela, elle se retourne vers celle qui se tient sur le pas de la porte et murmure : « Si ça se trouve, elle a même pas de quoi acheter son billet de train, petite et affamée comme elle est. » D’un pas décidé, elle vient se placer devant celle qui s’apprêtait à partir et l’exhorte : « Je te l’ai dit : ne sors pas toute seule dans la rue à cette heure-ci. On t’accompagnera à la gare tout à l’heure. Attends un peu, je mets la soupe en route. »

De l’obscurité qui règne sous la table, la femme de ménage sort une petite plaque chauffante d’un âge vénérable et la branche sans attendre. La spirale nue se met à rougeoyer. Aussitôt, dans la pièce froide et triste emplie d’une fumée âcre de cigarette, se répand une odeur de vie, une chaleur qui endort et alanguit.

D’une démarche chaloupée, la femme de ménage se rend ensuite dans le couloir. Lorsqu’elle revient, elle tient dans sa main une petite gamelle en aluminium remplie d’eau, qu’elle place sur la spirale incandescente. Des ténèbres inépuisables de dessous la table, elle tire ensuite un bocal de soupe de betterave bon marché et insipide, qu’elle ne parvient à ouvrir qu’à grand-peine car le couvercle en fer blanc est entièrement rouillé. Le milicien observe cette difficile opération d’un regard indifférent, figé, sans même un frémissement des tempes. 

Quand l’eau commence à bouillir, la femme de ménage verse dans la gamelle le contenu du bocal et rassure les autres : « C’est bientôt prêt ». Le menton du milicien s’affaisse de plus en plus contre sa poitrine. Il dodeline lourdement du chef au rythme de ses pensées, comme un vieux cheval, et l’ombre noire de sa tête, au plafond, remue derrière la vapeur grise de la soupe. Elle se sent gênée et mal à l’aise. Tout est si différent de ce qu’elle attendait !

Comme elle a entendu dire qu’il ne faut jamais contredire les fous ni discuter avec eux, elle décide d’obéir à la femme de ménage. Elle se rassoit en silence, range ses pieds bien comme il faut sous la chaise et attend ce qui va se passer.

Le monde se déplace, se vide de sa vie, rétrécit au point d’entrer dans sa cage thoracique. Elle croyait jusque là qu’on pouvait se débrouiller sans avoir besoin de prononcer des oui ou des non définitifs et fatidiques, en repoussant indéfiniment le moment de choisir. Les choix définitifs et fatidiques se faisaient toujours ailleurs. Sur le front ou dans les salons. À Saint-Pétersbourg ou à Paris. C’étaient des événements qui supposaient des conditions particulières et commençaient à un moment précis, fixé à l’avance, comme les séances de cinéma et les vernissages.

Elle ressent comme une surprise totale le fait de devoir soudain prendre une décision au sujet de son lendemain, sans la moindre solennité fatidique, assise sur une chaise branlante dans un poste de milice, au milieu des vapeurs de soupe, les orteils couverts de poussière, la chair de poule sur les bras, avec en fond sonore le marmonnement monotone et sombre d’une vieille femme inconnue. Enfin, la décision est prise. Ne pas continuer son voyage vers Tallinn, mais retourner à Riga pour dire son dernier mot. Ce n’était pas si difficile. Le monde reprend sa place, roule hors de sa cage thoracique comme une pelote noire. Une fois la décision prise, respirer est un véritable plaisir.

Elle entend à nouveau ce que dit la femme de ménage, hoche même de temps à autre la tête d’un air hésitant, pour montrer qu’elle écoute. Le marmonnement continue : « Demain, on ramène Toomas à Tartu en cercueil de dingue. Ça me brise le cœur de penser à tout ça. Volli, est-ce que tu as réservé le fossoyeur ? » Elle se tourne vers le milicien qui ne répond pas. Il s’est couvert le visage de sa casquette. On dirait qu’il dort. La femme de ménage s’essuie les yeux et poursuit : « J’ai personne  à qui parler. Volli fait comme s’il entendait pas. Volli, c’est mon fils adoptif. Sa mère, Alma, était ma cousine germaine. Elle est morte au fin fond de la Russie. On sait même pas si elle a une tombe quelque part. J’ai recueilli son fils. C’était un bon garçon. Déjà tout petit il était comme un vieux. On avait pas beaucoup d’argent, on mangeait pas toujours à notre faim, mais il s’est débrouillé pour faire des études. Il est entré à l’école de la milice. Nourri et vêtu gratis. Ça a commencé à aller mieux pour lui. Il s’est marié. Une femme formidable ! Toomas était leur fils unique. Il venait juste de commencer son service militaire. Maintenant, il est mort. C’est comme ça, la vie. Ils ont pris un fils unique à ses parents. Ils peuvent être contents, les sauvages ! Volli, ça l’a complètement chamboulé. Il est plus le même. »

Baissant la voix, elle confesse : « Tu sais, quand Toomas était au cours préparatoire, il voulait pas sortir dans la cour ni aller à l’école. Il pleurait à n’en plus finir et disait que les autres se moquaient de lui à cause de son père. Et c’était vrai ; ce gamin, il mentait jamais. Un jour, j’ai entendu comment les petits voyous dans la cour ordonnaient à Toomas de dire : chien. Et cet idiot a dit chien, alors les autres ont fait ouah ouah, ton père est mili-chien, ton père est un chien, et je ne sais quoi encore. Volli était prêt à quitter la milice. Mais comment il aurait pu faire ça alors que toute sa vie était bâtie là-dessus ? Et maintenant ça le tourmente, Volli, que cet enfant innocent ait dû souffrir comme ça à cause de son père. » La femme de ménage se mouche et, de façon inattendue, résume en quelques mots son long discours : « Chacun mène une vie différente, qu’il soit milicien ou autre. L’important c’est d’avoir du cœur. »

Elle se tait soudain et écoute un grondement lointain, presque imperceptible, que l’on pourrait prendre avec un peu de bonne volonté pour le bruit d’un avion, mais qui pourrait tout aussi bien être autre chose. Les caoutchoucs à ses pieds grincent d’un air menaçant. Quand le grondement se rapproche et se fait plus puissant, elle grommelle mystérieusement : « Allez, va-t-en ! Emmène tous ces pauvres gars se faire tuer ! »

La soupe de betteraves bout à gros bouillon. Dans ce rapide rouge sombre et fumant tombent des malédictions noires et lourdes, transmises de génération en génération : « Chien de marais, rentre chez toi ; chien de terre, rentre chez toi ; chien de feu, rentre chez toi ; chien d’eau, rentre chez toi ; chien d’homme, rentre chez toi ; chien de femme, rentre chez toi ; chien de fille, rentre chez toi ; chien de garçon, rentre chez toi ; chien de sang, rentre chez toi avec tes trois petits chiots ! »

Ensuite, d’une voix toute différente, terne et quotidienne, elle annonce : « La soupe est prête. On peut manger. » Le milicien se frotte les yeux avec le dos de la main et commence à ingurgiter la soupe d’un air soumis et machinal, avec une cuillère en aluminium tordue.

Les ombres bougent sur les murs. On ne sait plus quelle heure il peut être. On dirait que trois voyageurs d’une époque très lointaine se sont rencontrés par hasard autour d’un feu de camp et que la seule chose qui les unit est une malédiction.

Les rails de la voie ferrée grondent. Des trains circulent à travers la nuit épaisse. Dans leurs fourgons sont cachés des cercueils en zinc contenant les corps de ceux qui ont péri en servant l’État. On ne sait pas encore qui arrivera le premier à destination, du cercueil de zinc avec son cadavre ou du disque rayonnant du soleil qui, lui aussi, fait route vers Tartu. 


Quand on pénètre dans un appartement étranger sans y avoir été invité, il vaut mieux ne pas trop lambiner ! C’est peut-être pour cela qu’elle disparaît aussi promptement par l’embrasure noire de la porte. Non comme un être humain, mais comme un animal ou un esprit.

Contre toute attente, elle a réussi à ouvrir assez facilement et sans le moindre bruit. Maintenant, elle serre très fort dans sa main la clé devenue inutile et dont elle ne sait plus que faire. Le vestibule, avec sa pénombre verdâtre, lui évoque une bouteille vide ou un monde sous-marin. Elle en déduit que les rideaux sont toujours tirés devant les fenêtres. Comme avant, les pendeloques de verre tintent au moindre mouvement d’air. 

Puisque rien n’a changé, pourquoi n’avance-t-elle pas ? Que guette-t-elle ainsi, tendue, les mollets contractés, le cœur dans la gorge et les yeux flamboyants ?

L’odeur de cire fraîche qui flotte dans les pièces se mêle à un parfum étranger, à peine perceptible, de citron et de menthe, d’eau de cologne et de dentifrice. On n’entend pourtant nulle part le martèlement excité des talons de la mère, ni les pas lourds et assourdis de tante Olga, ni le raclement des griffes du chien Kinski. Le père ne vient pas non plus dans le vestibule en glissant silencieusement sur le plancher ciré, la tête pleine d’idées secrètes et imprévisibles nées de l’autre côté du rideau de fer.

La porte du séjour s’ouvre et Lion apparaît. Grandeur nature. De chair et de sang. Celui qu’on attendait ! Chacun recule d’un pas et s’immobilise, les bras croisés sur la poitrine. Jamais deux êtres n’ont retenu leur souffle avec une telle unité, ni respiré ainsi d’une seule et même bouche.

Comme personne ne les a mis en garde contre cet instant, ils se retrouvent face à lui totalement démunis. Debout à côté du portemanteau, caché derrière les vêtements, l’ange de cette heure les observe avec intérêt, curieux de voir comment ils vont s’en sortir. Étrange que leurs côtes soient si dures ! Qu’elles soient toujours intactes ! Que cet instant ne les ait ni brisées ni écrasées !

Leurs dents s’entrechoquent et des étincelles jaillissent de leurs yeux. Ils manquent de s’étouffer, mais ne s’étouffent pas. Se serrent à en mourir, mais sont toujours vivants. Pour finir, ils inspirent profondément et entreprennent de lécher l’eau amère et salée qui perle au coin des yeux de l’autre. Pendant ce temps, leurs nez se mettent à couler et ils reniflent prosaïquement. Chacun s’essuie énergiquement les narines sur le col de l’autre.

Impossible d’entendre si le mot unique qu’ils prononcent est « ah », « oh » ou « mh ». Peut-être s’agit-il d’un mot qui n’existe dans aucune langue humaine. Impossible aussi de savoir avec certitude si ce qui glisse à présent sur le mur est une tache de lumière d’origine inconnue ou un singe blanc sorti furtivement de derrière le bac d’argile. Montrant les dents et se livrant à d’étranges grimaces, le singe attend le moment propice pour toucher leurs paupières de sa patte avide. Après un examen plus attentif, il se rend compte que les pièces de monnaie qu’il espérait y trouver ne sont en réalité que des baisers. Déçu, il retourne se cacher. Mais il faut rester vigilant ! Il peut réapparaître à tout instant ! Peut-être est-il déjà prêt à sauter, battant de la queue contre le mur et se léchant les babines. 

Ils se fondent malgré tout l’un dans l’autre. Le plomb et l’étain accumulés dans leurs os ne suffisent pas à les retenir. Les matières radioactives contenues dans leurs tissus ne les effraient pas. Le sel de leur sang étincelle. L’or et le fer de leur sang sont incandescents.

Même les grains de poussière ont pris vie : ils sont revenus au monde, dansent dans l’air et forment des colonnes de lumière qui se déplacent lentement avec le soleil, à travers les pièces silencieuses comme des mondes éteints. Le ciel, qu’on aperçoit entre les rideaux, est plus loin et plus haut que jamais. Quant aux nuages qui y pendent encore, on croirait que quelqu’un les a fabriqués en carton doré et les a suspendus par plaisanterie au bout d’une corde. Quand le moment sera venu, ils seront à nouveau tirés vers le haut. 

Dans le séjour, on n’entend encore aucun bruit, pas même la respiration des deux endormis. Leurs visages expriment un bonheur terrible et cruel. Ils appartiennent tout entiers à l’avenir, à côté duquel les soucis les plus graves, et même la souffrance, paraissent ridicules, enfantins et dérisoires, comme un zéro absolu. 

Une chose est sûre : cette heure dont ils vivent en ce moment les dernières secondes ne disparaît nulle part. Elle se déplace, avance et recule dans le temps, et chacun peut appuyer son front, ne serait-ce qu’un instant, contre son bord étincelant.

Maintenant, elle s’en va vers l’avant rejoindre d’autres êtres. Eux, ici, reviennent dans le présent et ouvrent les yeux. Ils s’éveillent dans un même sursaut, comme si une vague froide de la Baltique les avait rejetés sur le rivage. Ils se secouent comme des chiens mouillés. Pouffent de rire. Il n’y a pourtant pas de quoi !

Lion récupère enfin son calepin et son canif. Bien qu’il ait décidé de ne pas poser de questions, il demande rapidement, comme en passant : « Où étais-tu ? » Elle répond de la même manière : « En Estonie ». Les mots que l’on ne dit pas et les questions qui demeurent sans réponse font déjà sentir leur présence, pas encore sur leur langue, mais loin dans les profondeurs de leurs yeux.

Il est encore facile de les repousser. Il suffit de tourner la tête et de fermer les yeux, comme elle le fait. Les traits de Lion s’animent. On dirait qu’il voit ces paupières et ce visage pour la première fois. Il couvre un instant de sa main ces yeux fermés et sent sous ses doigts le frémissement émouvant et obstiné des cils. Prenant fermement cette tête entre ses deux paumes, il la regarde sous tous les angles, la tourne et la retourne, l’examine comme l’œuvre de ses mains ou le fruit de ses pensées.

La vilaine blessure qui dépare le cou, Lion, avec sérieux, la caresse rapidement des lèvres. Avant qu’il ne pose à nouveau les yeux sur elle, flamboie dans ses pupilles la foi secrète, naïve et ancestrale en la guérison miraculeuse des blessures.

Lorsqu’il constate que le contact de sa bouche n’a pas guéri la blessure, son visage prend une expression étrange, plus pensive qu’inquiète, comme s’il devait sur le champ se mettre à remodeler cette tête. Il écarte d’un souffle les mèches de cheveux tombées sur les yeux, et on dirait qu’il se prépare en effet au remodelage. Il souffle d’un air concentré juste entre les deux yeux, comme s’il accomplissait un rituel visant à convoquer un esprit ou à insuffler la vie dans une statue d’argile.

Un rayon de soleil tombe en oblique sur le téléviseur et fait apparaître sur l’écran vide et poussiéreux une ombre en forme de disque. Avec un peu de bonne volonté, on pourrait y reconnaître l’image d’un corps céleste, par exemple la Terre. Qui peut savoir ce qui se passe en ce moment à sa surface ?

Le cercueil en zinc expédié de Prague est arrivé à destination. Les funérailles ont déjà eu lieu. La tombe, dont la terre mêlée d’argile est ornée de rares couronnes et de pots de fleurs penchés, ne parvient pas, heureusement, à gâcher la beauté époustouflante de l’Histoire. Les feuilles des arbres se retournent dans le vent. Tout bouge, tremble, change, disparaît et réapparaît.

Maintenant, Lion ne peut faire autrement que de déballer la statue d’argile remisée dans un coin, déjà à demi oubliée, et de l’examiner. Il jette sur le bac un regard de propriétaire et éprouve une surprise agréable en constatant que tante Olga pense toujours à arroser l’argile. Même l’œuvre en cours n’est pas aussi sèche qu’on aurait pu le craindre.

« Oui. Maintenant je sais ce qu’il faut faire ! » annonce-t-il gravement après avoir tourné la statue vers la lumière. Il a scruté dans l’argile ce qui s’y trouve figé, comme il scrutait avant ce qui vivait dans la chair.

Ce que voient ses yeux dans l’argile, personne ne peut le savoir. Il déclare, comme s’il venait de faire une découverte de la plus haute importance : « Il faut oser ! » Et voilà que cette expression creuse est soudain investie d’un pouvoir. Elle remue dans la poitrine, brûle le palais et la langue. Peut-être serait-elle même capable de modifier l’avenir.

Lorsque leurs yeux se rencontrent à nouveau, leur regard n’est plus le même. Rayonnant et sans pitié, c’est un regard de vainqueur. Il proclame, sans erreur possible, que tant qu’ils n’auront pas changé leurs amours et leurs peines en mots imbibés de sang ou en statue que d’un souffle on éveille, même une balle d’argent ne pourra les emporter. À quoi bon s’inquiéter ! Que leur importent les milliers de kilomètres et la courbure de la Terre, quand bien même elle devrait les séparer à jamais ? Que leur importent l’État et ses machines à tuer, quand bien même ils devraient y rester pris par la gorge ? Qu’est-ce que cela peut bien leur faire ?

Voilà pourquoi la gravité avec laquelle ils accueillent cette journée est particulièrement ridicule et émouvante. On peut même se demander si leur sérieux n’est pas un peu forcé.

On s’étonne en tout cas d’entendre Lion rendre compte avec autant d’application de son voyage à Moscou, et de voir l’autre écouter d’un air si concerné des descriptions de gens et de lieux qui ne devraient pourtant guère l’émouvoir.

Les mains déjà maculées d’argile, un tablier couvert de plâtre par dessus sa combinaison, elle aussi tachée d’argile, Lion parle en se déplaçant autour de la statue dévoilée dont il modifie peu à peu le visage. En observant des pauses tantôt brèves tantôt longues et en pétrissant vigoureusement l’argile, il parvient aussi à faire surgir l’image du bureau de Leo à Moscou.

Leo est taillé dans un roc. Un vrai pharaon ! De larges épaulettes. Une tête carrée en granit, sur laquelle se reflètent à tour de rôle toutes les lampes allumées du bureau. Lorsqu’il se tourne sur sa chaise, c’est lourdement, de tout son corps.

Il n’en a pas moins des yeux vifs et rapides. Ils vont et viennent entre le visage de Lion et les téléphones noirs officiels, plus grands que nature, qui trônent sur le bureau. Il n’y en a que trois, mais on ne peut se défaire de l’impression qu’ils sont tout un troupeau. L’entretien est continuellement interrompu par leurs glapissements. « Ne va pas t’imaginer qu’ils sonnaient. Non, ils glapissaient », insiste Lion.

Du regard, Leo a clairement fait comprendre que, quelle que soit l’affaire, il ne fallait pas en parler dans ce bureau. Lui-même a parlé principalement de la jeunesse de tante Olga. Pendant les intervalles entre les glapissements des téléphones, il est parvenu à placer aussi un bref aperçu sur ses calculs rénaux et sa récente opération.

Il a blâmé gentiment le prénom de Lion, qu’il a qualifié de raffinement superflu et de concession à la mode. Il a lu la lettre de tante Olga, s’est réjoui de tout son cœur en trouvant entre les feuilles la vieille photo effacée. S’est même mouché plusieurs fois d’émotion. Mais après avoir lu la lettre, il a ramené la conversation sur ses calculs rénaux. Pour finir, il est sorti de derrière son bureau, a mis sa main dans celle de Lion et lui a dit : « Viens me voir ce soir chez moi, on fera une partie d’échecs ». Il a insisté : « Les échecs demandent de la patience, mon cher, de la patience. »

Le mot échecs a rendu Lion inquiet. Jusqu’à la fin de la journée, il s’est vainement creusé la tête pour tenter de découvrir sa signification véritable.

À peine l’avait-elle fait entrer dans le vestibule que tante Lora, la femme de Leo, s’est mise à lui raconter le souvenir qu’elle conservait d’une visite du petit Lev, alors âgé de six ans. Le souvenir est le suivant. Le petit Lev ne mange ni ne boit, il se tient devant la fenêtre, s’accroche au rideau des deux mains et pleure. On lui demande ce qui ne va pas. Il répond : « Je suis triste pour tante Olga ». « Pourquoi ? » « Parce que tante Olga est une femme et qu’elle ne pourra jamais fumer la pipe comme le camarade Staline ».

Pendant que tante Lora parle, Leo se tient à la porte du salon, il fait claquer ses doigts et attend le moment le plus judicieux pour se mettre à rire. On ouvre grand les battants de la porte et — oh surprise ! — dans la pièce est assise Kuzminitchna en personne, plus vraie que nature, avec ses lunettes et ses boucles d’oreilles. Kuzminitchna est joyeuse et bienveillante, elle sirote le thé oriental au jasmin préparé spécialement pour elle et mène une conversation sérieuse. Que Kuzminitchna et Leo se connaissaient, même tante Olga, qui est pourtant au courant de tout, ne le savait pas. Dans son milieu familier, Kuzminitchna brille comme le soleil et luit comme la lune. Elle commence à chanter les louanges du père et ne parvient plus à s’arrêter. Elle promet de rassembler dès demain matin tous les papiers nécessaires au départ et de les faire passer par où il faut.

Mais il y a aussi un problème plus sérieux. Leo dit ne pas pouvoir influencer le bureau de conscription letton. Tout récemment, il a reproché personnellement aux fonctionnaires de Riga leur libéralité excessive à l’égard des appelés. Bien qu’il soit convaincu que seul le service militaire peut changer des jeunes gens en hommes, il comprend que, dans le cas présent, cela constituerait un obstacle au départ. « Et je te recommande de partir » chuchote-t-il mystérieusement. « Des informations que je tiens de bonne source me permettent d’affirmer que notre avenir est très sombre », avertit-il.

Dans le cas présent, il faut un diagnostic solide, qui sera porté sur tous les papiers. Leo a donc donné à Lev une lettre pour un médecin-major letton de ses amis.

« Le cœur résoudra tout », lui a dit Leo pour le réconforter au moment de partir. « Rappelle-toi, le cœur », a-t-il encore crié dans la nuit, debout sur le pas de la porte.

Voilà donc le service bleu dont Lion a parlé récemment à sa mère d’une voix si sombre.

Il y a dans la famille des divergences de vues importantes. Tante Olga ne rêve que des vignobles de Thurgau, entre lesquels elle voudrait se promener avec son cher frère. Elle décrit même au chien Kinski leur vie future à Thurgau. Lion ne pense depuis l’enfance qu’aux pierres de Jérusalem. Les tombes et les parents de la mère sont à New York. Et le père fait montre d’un mépris sarcastique pour les pierres de Jérusalem. La dernière fois, il a mis fin à la discussion en disant : « Je me refuse à tout commentaire ». Il dénigre aussi le canton de Thurgau. Ce n’est que sous la pression des circonstancesqu’il doit supporter cet endroit, qui est certes merveilleusement relié par le train aux grandes métropoles, mais où la nature est beaucoup trop présente.

En Suisse, et à Thurgau en particulier, une odeur de lait flotte dans l’air en permanence. Partout, des vaches se promènent. Les coqs et les poules ne manquent pas non plus. Les balcons sont pleins de fleurs, toujours en attente d’arrosage. Il ne faut pas s’arrêter au bord des étangs, car l’eau se met aussitôt à bouillonner et les poissons se rassemblent près de la rive. Ils ouvrent la bouche et réclament des boulettes de pâte, du son et des débris de toutes sortes.

Il n’y a que New York où l’homme puisse trouver une protection contre la nature. « Tu as entendu ! Seulement à New York ! » assure Lion comme pour se venger de lui-même. L’espace d’un instant, le sang brasille sous sa peau, ses sourcils se rejoignent au-dessus de son nez et forment une unique bande noire, ses dents mordent obstinément sa lèvre. À en juger d’après ces signes, la vie du père à l’avenir ne sera pas toujours rose.

Le père s’est envolé aujourd’hui de Moscou pour retourner dans le canton de Thurgau. « Il doit être encore en l’air », estime Lion avec une relative insouciance. Il paraît beaucoup plus préoccupé par sa mère, qui doit rentrer de Moscou dans la soirée. Une ombre passe sur son visage. Il essaie de considérer son œuvre avec le regard de sa mère. D’un œil plus froid. Plus critique. Plus chicaneur. Il fronce les sourcils. Tourne autour de la statue achevée, examine intensément ses ombres à la manière d’un rapace. Lorsqu’il relève enfin les yeux, ceux-ci rayonnent d’une joie triomphante. C’est sans doute la raison pour laquelle il ravale aussi bravement la question vitale qui lui était venue sur la langue. Il arrache au Destin un bref délai de grâce. Barbouille d’argile les doigts de l’autre. Les serre à en faire craquer les phalanges. Impitoyablement, comme s’ils étaient pour lui des compagnons de lutte.

Avec une joie singulière, il dit : « Regarde, mon père te fait un cadeau » et place dans la main de l’autre un couteau suisse identique au sien. Il ajoute en guise d’explication : « D’après lui, tu es un peu comme ce couteau. Beaucoup à l’intérieur, mais rien de visible à l’extérieur. »

En recevant ce cadeau, elle rougit jusqu’au bout des oreilles. Exactement comme prévu. Ils éclatent de rire en même temps, d’une même bouche. Rattrapent d’un coup tous les rires qu’ils n’ont pas eus. Tapent des mains sur leurs genoux et rient à en perdre haleine. Leurs jambes flageolent. Ils s’effondrent sans force sur le cou l’un de l’autre et s’écartent à nouveau.

Le monde n’existe que pour qu’ils puissent rire. Sous l’effet de ce rire, la tresse de cheveux bruns, dans le placard de la salle de bains, se déplie et se redresse, comme si l’idée lui était venue de ramper jusque dans le séjour auprès des rieurs. Le destin de cette tresse est déjà scellé ; elle n’y échappera pas. Dès le printemps prochain, elle trouvera la place qui était prévue pour elle depuis longtemps : sous la terre, dans la tombe du grand-père.

Leur rire se répercute jusque sur le socle rocheux de l’isthme de Carélie, jusque sur les pierres de Jérusalem. Il réduit en poussière sans distinction les os des morts de la Guerre d’Hiver, les missiles moyenne portée qui tomberont dans l’avenir sur Jérusalem et les colonnes de chars qui détruisent aujourd’hui le revêtement des rues de Prague et écrasent les tibias des humains. Ce rire serait même capable de libérer les montagnes de verre et la mer de feu retenues derrière l’horizon.

Et voilà qu’ô miracle, grâce à ce rire insouciant, ils parviennent comme par inadvertance à unir leurs vies et leurs destins. Vingt-trois ans plus tard, un matin de janvier où le ciel tressaillira, où sur les écrans vides des téléviseurs apparaîtra d’elle-même, comme par magie, l’image lointaine mais bien distincte d’un corps céleste noir, où toutes les radios feront entendre les mêmes divagations sur la Guerre Sainte, la Mère de Toutes les Guerres et la beauté des armes, ils seront eux aussi, avec leur rire d’aujourd’hui, chair de la chair et os des os de cette journée. Ce matin-là, le lointain sera le prochain, toutes les strates du temps seront sens dessus dessous et il n’importera plus de savoir qui se réveille à Jérusalem, à New York ou à Tallinn. Les distances, vidées de leur pouvoir par leur rire d’aujourd’hui, seront devenues dérisoires.

Ce rire, c’est le chien Kinski en personne qui l’interrompt par ses salutations impétueuses. Le chien manifeste sa joie en essayant de faire tomber Lion et tante Olga, qui vient d’apparaître dans l’encadrement de la porte. Il prend son élan pour sauter de plus en plus haut. Ses larges bajoues de boxer se balancent, ses yeux étincellent d’une joie sauvage. Même son plastron blanc paraît s’être un peu déplacé vers la nuque sous l’effet de l’excitation. Lion doit élever la voix : « Ça suffit, Kinski ! Couché ! Allez, couché ! »

Tante Olga considère cette tempête inattendue avec un contentement et un attendrissement muets. Elle dissimule son émotion sous des récriminations de pure forme : « Le parquet venait tout juste d’être ciré et le voilà déjà plein d’argile ! Alors comme ça on ne va plus à l’atelier ! Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle manie ! Quelle vie, mon dieu, quelle vie ! »

Tante Olga a dans son sac un gros poisson, une carpe vivante qu’il faut tuer, nettoyer et faire bouillir dans du lait. Car la carpe bouillie dans le lait est le plat préféré du père. Tante Olga, comme à chaque fois, a l’intention de célébrer le départ de son frère par un bon repas. Le père invisible doit avoir sa place à table, comme toujours.

Tante Olga a donc beaucoup de travail aujourd’hui. Elle ne sait pas comment elle parviendra à tout faire. Elle est pourtant particulièrement excitée. Son visage pourrait servir de matériel pédagogique vivant pour expliquer à ceux qui ne le savent pas ce que signifient les mots « lumière intérieure ». Elle ne se lasse pas de poser des questions à Lion, bien que celui-ci lui ait déjà tout raconté hier. Elle lui demande ce que Leo a dit au sujet de son opération, comment tante Lora était habillée et si le père a mangé le poulet rôti en entier ou seulement les cuisses, en jetant la carcasse comme il a déjà fait une fois.

De temps en temps, elle interrompt ses activités importantes, apparaît à la porte du séjour et confesse : « Oh, je me sens vraiment soulagée ! » On s’étonne qu’elle ne se mette pas aussi à battre des mains comme un enfant. À ses yeux, la convocation militaire de Lion a perdu son caractère menaçant, car elle place ses meilleurs espoirs dans ce médecin-major inconnu. Le principal sujet de conversation de tante Olga, aujourd’hui, peut se résumer en deux mots secs et officiels : réunification des familles.

La confiance de tante Olga est tout à fait étonnante. Apparaissant à nouveau à la porte du séjour pour pousser sa joyeuse exclamation, elle appelle aussitôt après : « Dragon, viens m’aider à tenir la queue du poisson ! »

Mais Lion la repousse avec impatience dans la cuisine. Comme s’il craignait que l’autre puisse vraiment aller tenir le poisson par la queue, il lui prend la tête entre les mains, ainsi qu’il ferait à un chien, et l’appuie contre la sienne : front contre front, sourcils contre sourcils, paupières contre paupières. La question redoutable se compose des mots les plus ordinaires : « Alors ? Tu viens avec moi ? ». L’autre répond sans prononcer une parole. En secouant la tête. Non. 

Peut-être resteraient-ils ainsi debout sur le pas de la porte, sans bouger, sans respirer, appuyés front contre front jusqu’à la fin des temps, si le chien Kinski ne prenait soudain les choses en main, ne pointait son large museau vers le plafond et ne se mettait à hurler d’une morne voix de basse. Ce hurlement mis à part, la maison est silencieuse. Comme morte. Aucun bruit ne parvient plus de la cuisine. Lorsqu’ils arrivent sur les lieux, l’Ange de la mort les y a précédés. 

Tante Olga gît en travers de la porte, la tête du poisson dans la main, un sourire joyeux sur le visage. Par terre traînent aussi les deux moitiés du gros poisson, brillantes comme les tables de la Loi données à Moïse.

Qu’importe que leurs visages pâlissent et que leurs jambes se dérobent. Qu’ils hurlent donc leur chagrin ! Cela ne peut pas leur faire de mal.

Un oiseau des bois égaré regarde par la fenêtre et crie d’une voix sonore, moqueuse, qu’on dirait sortie tout droit du palais de Salomon : « Pose-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras… », puis il s’envole dans un froissement d’ailes, comme s’il n’était venu de si loin que pour plaisanter.

Lourdement, inéluctablement, l’eau bourbeuse des grands fleuves s’écoule comme du sang sur les flancs de la terre, vers les ténèbres des océans. Le soleil se rapproche de plus en plus et appuie contre la vitre son visage divin. Au plafond, les pendeloques de verre tintent, bien que personne n’entre ni ne sorte. Les colonnes de chars, les ailes d’avions et les rails de chemin de fer perdent leur éclat particulier et prometteur.

Le ciel prend à nouveau sa véritable forme. Se change en voûte et en coupole. Tout est encore devant. Y compris l’avenir et sa terrible beauté

1990-1991