La chasse

     Mercredi matin. Julius Jõehunt, conseiller au département des prêts de la Swedbank, qui fut dans sa jeunesse le cinquième tennisman estonien, a passé un agréable début de matinée au sein de sa famille. Il a préparé le porridge pour ses enfants, les a envoyés à l’école, a fait des câlins à sa femme et a lu dans le journal les informations financières. À présent, il se rend à son travail. Sa démarche est distinguée, sa silhouette droite et sportive, son costume d’une coupe élégante est taillé dans un tissu de qualité. Comme il est d’excellente humeur, il sourit sans raison aux gens qu’il voit dans la rue, et lorsqu’il croise un collègue plus âgé, il lui adresse même une courbette respectueuse. Il s’est déjà plongé par la pensée dans le labyrinthe des rapports et des échéanciers qu’il doit établir ce jour-là, lorsque soudain, de façon tout à fait inattendue et contre toute logique, au coin des rues Munga et Rüütli, il tombe nez à nez avec Mart Saarmas, administrateur municipal chargé des transactions financières. Les choses ne seraient pas si terribles si la rencontre se limitait à ces deux-là, car ils parviendraient peut-être, au prix d’un intense effort de volonté, à contrôler la suite des événements. Ce qui rend la situation beaucoup plus inquiétante, voire incontrôlable et éminemment dangereuse, c’est le fait que, par la rue Rüütli, se rapproche d’eux en ce moment même une troisième connaissance : Aksel Laas, l’inspecteur des impôts le plus redoutable et le plus incorruptible de la ville. Et c’est là, oui, vraiment, le signe d’un très grand danger!
     Malgré tous les efforts que ces trois hommes font pour s’éviter, il leur arrive une fois par an ou tous les deux ans de se rencontrer par hasard à un coin de rue ou lors de quelque manifestation publique. Alors il n’est plus possible d’empêcher ce qui doit nécessairement se produire.
     Leur rencontre déclenche aussitôt une étrange réaction en chaîne : après un bref instant de stupeur, leurs visages qui, un moment plus tôt, saluaient poliment les passants, se crispent en une curieuse grimace, et leurs mains commencent à trembler d’excitation. Ils s’efforcent encore de résister à leur étrange pulsion, détournent rapidement les yeux et tentent de poursuivre leur chemin, mais ils n’y parviennent pas : une voix intérieure irrésistible et fatale les force à rester sur place et à se regarder de nouveau, et maintenant leur expression a déjà changé… Dans leurs yeux est apparue subitement une excitation féroce, et sur leur bouche un sourire, ou plutôt un rictus de conspirateurs. Leurs poings se serrent autour des poignées de leurs serviettes, le sang bat de plus en plus fort dans leurs tempes et ils sont aussitôt submergés par l’envie irrésistible de prendre en chasse une quatrième personne. Ils ne savent pas encore qui sera ce quatrième, mais ils pressentent déjà où il se trouve ! Échangeant une sorte de grognement, ils se mettent en route comme un seul homme, au pas de course, en direction du quartier de Karlova.
     Les épaules basses, le corps légèrement penché vers l’avant, ils courent d’un pas souple à travers la ville, comme des chasseurs de l’ancien temps, ou comme des panthères, ayant oublié leur travail, leurs obligations et tout ce qui les entoure. Arrivés dans la rue Linda, ils traversent un jardin à l’abandon, s’emparent d’une pioche rouillée à côté d’une vieille remise délabrée et commencent à creuser un trou à tour de rôle dans la plus grande hâte. Ils ne savent pas encore ce qu’ils vont trouver là, mais ils savent précisément à quel endroit il faut creuser.
     À un mètre de profondeur, ils mettent la main sur une vieille toile de jute grise dans laquelle des objets sont emballés. Ils déroulent le tissu et voient apparaître des couteaux, de grands couteaux de boucher légèrement rouillés et couverts de taches de sang sombres. Ils vérifient le tranchant des lames, et lorsque l’un d’eux s’entaille le doigt par mégarde, le sang qui perle fait apparaître sur leurs visages une grimace de contentement : la chasse promet d’être rapide, impitoyable et passionnante !
     Après avoir caché les couteaux sous leurs vestes, ils saisissent leurs serviettes, vont par la rue Õnne jusqu’à la rue Tähe et reprennent leur course. Le sang dans leurs tempes bat de plus en plus fort. Leurs regards figés sont tournés vers l’avant. Ils se rapprochent de leur objectif d’un pas de plus en plus rapide. Lorsqu’ils aperçoivent de loin la bibliothèque de Karlova et un homme voûté assis derrière la fenêtre, leurs visages sont parcourus d’un léger spasme et une bave mousseuse commence à couler au coin de leur bouche… C’est lui ! Leur instinct ne les a pas trompés. Leurs mains se glissent sous leurs vestes et saisissent fermement les poignées des couteaux.
     
     La victime qu’ils ont choisie cette fois, c’est moi, le bibliothécaire de Karlova. J’exerce ce métier depuis une vingtaine d’années déjà. Je lis des livres et je les conseille à d’autres lecteurs. Je ne sais rien faire d’autre. Les livres sont ma forêt secrète et mon refuge, mon herbe tendre toujours verte, grâce à laquelle je maintiens mon instinct en éveil, car, plus que la mort ou la vieillesse, je redoute le figement de l’esprit.
     Quand je suis plongé dans un livre, mes sens sont aiguisés comme ceux d’un cerf. Je perçois tout ce qui se passe dans mon environnement immédiat. Un nouveau lecteur entre-t-il dans la bibliothèque, je hume l’odeur de sa sueur et de sa peau et j’essaye de deviner son caractère, ses pensées et ses désirs secrets. Pendant que mon regard glisse sur ses yeux, son front et son visage, je le lis déjà comme un livre. Mais à présent, mes sens me révèlent soudain l’imminence d’un danger !
     Je sens s’approcher de moi quelqu’un dont le seul objectif est de me tuer, de m’anéantir, d’extraire de ma poitrine mon cœur chaud et palpitant pour le dévorer aussitôt et s’approprier ma force. J’ai été choisi et je devrais me soumettre au sacrifice. 
     Je ne lève pas la tête de mon livre, bien que je les entende arriver. À travers ma tempe droite, je les vois approcher du bâtiment : trois hommes en costume qui courent d’un pas souple et léger, portant chacun à la main droite une serviette, la main gauche cachée sous leur veste. Mon âme est envahie par la peur, une peur enivrante et paralysante. Mes jambes deviennent lourdes comme du plomb, quelque chose commence à bourdonner dans mes oreilles, mes yeux s’agitent en tous sens, mon cœur se met à battre à tout rompre… Il ne fait plus aucun doute qu’ils m’ont choisi. L’essentiel est maintenant de ne pas perdre le contrôle de la situation. Je pose lentement le livre sur la table et je me lève. J’accomplis ces gestes aussi paisiblement que possible, car je sais que l’insouciance apparente de la proie endort la vigilance du chasseur. Je vais voir ensuite ma collègue, une étudiante de l’université qui fait un stage chez nous, et je lui demande de me remplacer pour un moment. Je sors tranquillement de la salle de lecture et, après avoir refermé la porte derrière moi, je prends la fuite.
     Je quitte le bâtiment par l’arrière et me mets à courir à toute allure dans la rue Tehase, en direction de la rivière. Je sais qu’ils sont à présent arrivés à la bibliothèque et qu’ils demandent à me voir. Comme j’ai expliqué que j’allais aux toilettes, ils vont sans doute attendre une minute ou deux avant de commencer à me chercher. Mon avance est donc assez importante. Par les rues Kalev et Saekoja, j’arrive dans la rue Turu, je cours sur le bord du trottoir, puis je traverse le pont de l’Amitié qui me paraît interminable et j’arrive enfin de l’autre côté, entre les buissons qui bordent la rivière, dans la prairie humide… Mes chaussures s’enfoncent dans la boue. Je trébuche sur les racines, je tombe, je me relève et continue à courir. J’essaye d’atteindre la partie dénudée de la prairie : là-bas, à découvert, entre les mottes, j’aurai peut-être de meilleures chances de rester en vie.
     J’entends bientôt leurs pas qui se rapprochent. Jetant un regard par-dessus mon épaule, je vois les trois hommes en costume-cravate qui me poursuivent, leurs couteaux de boucher dans les mains, les dents serrées. Leurs fronts sont couverts de gouttes de haine, leurs yeux figés… Comme je leur ai joué un tour, ils sont maintenant plus assoiffés de sang et plus rapides qu’avant. Leurs regards sont rivés sur mon cou et je comprends avec horreur qu’ils ne sont plus capables de me voir comme un être humain, mais seulement comme une proie. Je cours avec l’énergie du désespoir, pour sauver ma vie. La peur paralyse mes sens, mais me donne des ailes : je cours plus vite que jamais ! Je sais qu’ils ne connaissent pas la pitié, qu’ils n’ont jamais accordé grâce à personne et qu’ils ne feront pas d’exception pour moi. Ce n’est pas dans leurs habitudes.
     La peur me donne des visions effrayantes. Je vois mes poursuivants qui commencent à m’encercler. Je les vois qui aiguisent en courant leurs couteaux de boucher, échangent un signe des yeux et m’attaquent des deux côtés. Cette vision d’horreur me donne la force d’accélérer encore ma course. Curieusement, notre écart ne se réduit plus. À côté de la peur apparaît en moi une joie particulière, car je vois que ma force et la leur sont maintenant égales, que leur soif de tuer n’est pas plus forte que cette envie de vivre sauvage et triomphante qui décuple mon énergie. Nous sommes arrivés dans la partie découverte de la prairie. Je saute de motte en motte avec plus de légèreté et d’adresse que mes poursuivants, car ils sont plus trapus et plus lourds. En outre, ils doivent porter leurs serviettes pleines de documents importants, ainsi que leurs couteaux de boucher, alors que je n’ai rien d’autre avec moi que ma folle envie de vivre. Grisé par mon avance, je commence à faire des sauts à gauche et à droite pour les provoquer et leur montrer ma supériorité. Mais cette fantaisie m’est presque fatale, car je trébuche et je tombe. L’instant d’après, l’un d’eux se trouve à coté de moi, il lève déjà son couteau et le soleil scintille sur sa lame tranchante ! Au dernier moment, je parviens à m’écarter et à éviter le coup qui s’abat. Le couteau s’enfonce avec un sifflement dans l’herbe et dans la boue. Je me remets debout d’un bond et reprends de l’avance. C’est la peur qui fait l’homme !
     
     Quand nous avons atteint l’autre bout de la prairie, mes forces et celles de mes poursuivants commencent à s’épuiser. Ma peur triomphante et leur instinct meurtrier se sont vidés de toute substance et nous tombons à terre presque en même temps. Nos corps essoufflés et affaiblis ne sont séparés que par une dizaine de pas, mais je sais qu’ils n’ont plus l’énergie de s’approcher de moi, de même que je ne suis plus capable de m’enfuir. Cette petite distance est suffisante, car nous sommes tous également épuisés.
     Les sens des chasseurs s’apaisent. Essoufflés, essuyant de la main la sueur sur leur front, ils se regardent et me regardent maintenant avec une expression d’étonnement et de fatigue. Leurs visages sont devenus plus humains, comme s’ils se réveillaient lentement d’un rêve insensé. L’un d’eux essaye d’un air embarrassé, peut-être poussé par le remords, de me tendre un billet de cinq cents couronnes, mais je secoue la tête en souriant sombrement.
     Bientôt, les téléphones se mettent à sonner dans les poches de mes poursuivants, et là, dans cette prairie humide, trempés et couverts de boue, ils commencent à régler leurs affaires professionnelles avec sérieux et efficacité, s’excusent poliment et promettent de venir aussitôt aux réunions et aux rendez-vous. L’un d’eux commande déjà un taxi, bientôt imité par le second, puis par le troisième. Chancelants de fatigue, ils rejoignent le bord de la route, secouent leurs précieux costumes pour essayer de les débarrasser de l’eau et de la boue, cachent leurs couteaux de boucher dans leurs serviettes, peignent en hâte leurs cheveux, après quoi, sans prêter la moindre attention aux autres, chacun monte dans son taxi et retourne en ville. 
     Quant à moi, je dois marcher jusqu’à Karlova, car je n’ai sur moi ni argent ni carte bancaire. Je suis exténué, mais mon âme est joyeuse et légère. Je regarde le paysage qui m’entoure et la silhouette de la ville qui se rapproche. J’examine chaque arbre, chaque nuage, chaque personne, comme si je venais seulement de naître, ce qui est d’ailleurs bien le cas, car la plupart du temps ces chasses se terminent par la mort de la victime, dont on ne retrouve jamais la moindre trace. Tous ceux qui se sont retrouvés un jour dans ma situation ont trébuché et sont tombés au mauvais endroit, ou ont sous-estimé leurs poursuivants en croyant que tout cela n’était qu’une plaisanterie, une farce, un malentendu. L’instant d’après, leur tête était séparée de leurs épaules, leur peau arrachée de leur chair, leur cœur extrait de leur poitrine. Et le temps, cet ami indifférent de tous les bienfaits et les méfaits, efface de notre mémoire les traces de ces malheureux, comme s’ils n’avaient jamais existé.
     
     J’entre dans la bibliothèque. Ma jeune collègue se lève et me regarde avec étonnement. Je lis dans ses yeux qu’elle n’espérait plus me revoir. Mais elle reprend aussitôt ses esprits, apporte une serviette humide et commence à nettoyer mes vêtements et mes souliers couverts de boue, en relevant de temps en temps les yeux sur moi. À sa respiration qui s’accélère, je comprends qu’elle éprouve en faisant cela une joie féminine et qu’elle est fière de moi, car elle devine intuitivement ce qui m’est arrivé et à qui j’ai réussi à échapper. J’éprouve moi-même une sorte de reconnaissance pour mes chasseurs, grâce à qui j’ai atteint une position bien plus élevée dans l’estime de ma jolie collègue.
     D’une voix douce, presque avec respect, elle me demande si je désire du café ou du thé, ou peut-être une couverture autour de mes jambes. Incapable de répondre, je hoche la tête en souriant, puis je m’enfonce dans le fauteuil et je ferme les yeux, épuisé. Je m’autorise pour un instant à suspendre ma vigilance, à tout oublier, à laisser mes sens plonger dans un oubli profond, où plus rien n’existe à part un brouillard bleuté et silencieux. Je l’ai bien mérité.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin