La «Jeune Estonie» en France : Paris vue par Friedebert Tuglas

(Article paru dans Contrastes et dialogues : Actes du colloque franco-estonien, Tartu, 10-11 octobre 1997, Tartu : Tartu Ülikooli Kirjastus, Studia romanica tartuensia I, 2001.)

Le sujet que j’ai choisi de traiter demanderait, en introduction, que je brosse un aperçu du contexte culturel qui a donné naissance au mouvement Jeune Estonie et, en particulier, de la francophilie manifeste de certains de ses leaders intellectuels, notamment de Johannes Aavik et Friedebert Tuglas. Je me contenterai pourtant de livrer ici quelques-unes des conclusions auxquelles je suis arrivée en comparant diverses perceptions de Paris : celle d’un journaliste finlandais à la Belle Epoque, protagoniste du roman Seul (1890) de Juhani Aho, celle d’un écrivain estonien, témoin de la vie bohème de Montparnasse et personnage principal du roman Felix Ormusson (1915) de Friedebert Tuglas, et celle d’un deuxième journaliste finlandais, qui découvre le Paris des Années Folles dans le roman de Mika Waltari La grande illusion (1928). Il s’avère que les trois romans non seulement présentent quelques caractéristiques communes, mais qu’il existe un certain nombre de liens entre eux, comme il en existait entre leurs auteurs.

Tout d’abord, les trois romans constituent chacun le portrait d’une génération. Le premier éclaire la génération de la Jeune Finlande (Nuori Suomi), mouvement ayant suscité dans les années 1880-1890 un intérêt sans précédent pour les derniers courants intellectuels et artistiques en Europe, encore trop méconnus en Finlande. Le deuxième, celle de la Jeune Estonie (Noor Eesti), mouvement comparable sur beaucoup de plans au précédent. Le troisième, celui des Porteurs de Feu (Tulenkantajat), un groupe de jeunes écrivains finlandais ayant donné un nouveau souffle à la poésie des années 1920. Les principales caractéristiques de ces trois mouvements littéraires et culturels sont les mêmes: tous appellent à un renouveau littéraire par l’ouverture aux littératures étrangères, notamment à la littérature française, tous réunissent des jeunes intellectuels débordants d’enthousiasme et conscients de jouer un rôle d’intermédaires entre le monde extérieur et leur propre pays. Le mot d’ordre jeune-estonien « Jeunesse oblige » pourrait du reste s’appliquer aux trois courants.

Qu’un roman où la ville de Paris joue un rôle primordial puisse constituer le portrait d’une génération de jeunes intellectuels finlandais ou estoniens semble indiquer qu’il s’agit d’une génération d’exception. En effet, le dynamisme de la vie intellectuelle et en même temps la francophilie des trois générations en question ont été exceptionnels. Selon Friedebert Tuglas, le degré de fascination pour Paris éprouvé par des jeunes nations est un indice pour mesurer l’intensité de leur vie intellectuelle.

En second lieu, Felix Ormusson, roman qui revêt une importance particulière pour l’étude du mouvement jeune-estonien, est un ouvrage qui se situe dans un contexte d’échanges littéraires finno-estoniens. Juhani Aho en effet, francophile et rénovateur de la prose finlandaise, est perçu par les Jeunes Estoniens comme une âme-soeur, qui partage leur objectif — renouveler la langue et de la littérature estonienne par l’assimilation d’influences étrangères, françaises entre autres. Seul est un roman bien connu des Jeunes Estoniens. Ainsi, lors de son premier voyage à Paris, Tuglas se souvient, comme par hasard, de l’arrivée à Paris du protagoniste du roman d’Aho, où Paris est comparé à un gigantesque aimant. L’arrivée à Paris de Felix Ormusson, dans la deuxième partie du roman que Tuglas n’a jamais terminé, est une variante de la description par Aho. Dans un de ses essais, Juhani Aho dit avoir deux patries, son propre pays et la France. Cette constatation est également celle de Friedebert Tuglas dans ses mémoires.

Dans les années 1920, l’orientation européenne et française des Jeunes Estoniens et de leurs successeurs a provoqué chez les jeunes poètes finlandais un intérêt certain pour l’Estonie. Si les Jeunes Estoniens avaient connu le mot d’ordre « Soyons Estoniens, mais devenons aussi Européens », les Finlandais lancent « Allons en Europe en passant par l’Estonie ». Mika Waltari, qui, indiquons-le en passant, reprend dans son roman l’image de Paris-aimant créée par Aho, subit une influence indirecte de la francophilie de Tuglas. Le jeune auteur, qui est un admirateur du style de Tuglas, produit à son tour une nouvelle inspirée de la traduction en finnois d’une œuvre célèbre de Tuglas, « Au bout du monde » (Maailma lõpus).

Quelles que soient les similitudes des aspirations des Jeunes Finnois, des Jeunes Estoniens et des Porteurs de Feu, les Jeunes Estoniens ont, bien sûr, vécu leur propre histoire d’amour avec Paris.

La colonie artistique estonienne à Paris

C’est à la veille de la première guerre mondiale, dans les années suivant la révolution de 1905, que la première colonie artistique estonienne s’installe à Paris. La vie de celle-ci, à l’instar de celle d’autres colonies d’artistes et d’émigrés politiques, tourne autour de La Ruche et de Montparnasse. Bon nombre de membres de la colonie estonienne sont en effet à la fois artistes et réfugiés politiques ayant fui les représailles qui ont suivi la Révolution. Cette colonie se compose en grande partie de peintres et d’artistes proches de la Jeune Estonie, dont Konrad Mägi, Nikolai Triik, Aleksander Tassa, Jaan Koort. Friedebert Tuglas participe à la vie de la colonie estonienne pendant ses cinq séjours parisiens entre 1909 et 1915, chacun d’eux ayant duré plusieurs mois. Pendant son premier séjour, Tuglas fait partie des habitants de La Ruche.

Les mémoires de Friedebert Tuglas et de Ferdinand Kull, étudiant de mathématiques à la Sorbonne, sont les principales sources qui nous permettent de nous faire une idée de la vie de cette colonie.

Les jeunes Estoniens, à l’image d’autres habitants de La Ruche, quelle que fût leur nationalité, étaient pauvres, et la plupart devait compter pour survivre sur des sommes envoyées d’Estonie, soit sous forme d’honoraires, soit constituées des économies des parents. Ils n’était bien sûr pas question pour eux de bourses d’études ou d’associations d’entraide pour émigrés. Ce qui a fait dire à Tuglas : « La jeunesse artistique d’autres pays partait pour Paris dès qu’il y avait une possibilité. La nôtre est partiebien que ce fût impossible. »

Tout Estonien savait comment se faire ouvrir un crédit chez un boulanger ou dans un restaurant. Savoir repérer un compatriote ayant touché une somme d’argent faisait également partie de la débrouillardise quotidienne. En même temps, prêter de l’argent à un nécessiteux ou de loger chez soi un compatriote étaient des chose qui allaient de soi. Notre première colonie était donc un cercle d’amis. La vie d’artiste à Paris n’était pas simple. Ainsi Tuglas nous confie : « Comme je me souviens, durant tout cet hiver, je n’ai pris que trois ou quatre vrais repas. Pour le reste je vivais de café et de pain et de très peu de choses pour accompagner cela. »

Malgré les difficultés matérielles, Paris représentait pour les jeunes artistes estoniens une destination de prédilection. Tout le monde s’accordait à penser que ce n’était pas grave d’avoir faim à Paris et que cela en valait incontestablement la peine.

Le poids physique de sa condition d’exilé politique, les privations et le surmenage expliquent en partie la crise intérieure que vit Tuglas pendant ses années d’exil. Cette crise correspond à ses premiers séjours parisiens, pendant lesquels il n’achève aucune oeuvre. Pour Tuglas, comme pour bien d’autres, les années parisiennes sont celles d’un apprentissage et d’une accumulation d’expériences dont les résultats ne se feront jour que plus tard.

Son roman Felix Ormusson marque la sortie de cette crise. Si nous pouvons qualifier de « parisien » ce roman, qui est en réalité le récit des vacances estoniennes du protagoniste du même nom et qui ne contient que très peu d’images de Paris, c’est du fait de l’appartenance du personnage principal au cercle d’artistes estoniens de Paris. Felix Ormusson incarne l’artiste ou l’écrivain de l’époque de la Jeune Estonie qui, face à Paris, cherche sa propre identité. Nous ne pouvons que regretter que Tuglas n’ait jamais mené à bien son projet d’écrire la deuxième partie du roman, sur la vie parisienne de Felix Ormusson. Les fragments de celle-ci qui ont été publiés contiennent, entre autres, des descriptions tout à fait intéressantes des paysages urbains et du milieu parisien.

Felix Ormusson confirme ce que nous apprenons dans les mémoires de ceux qui ont vécu ces années de bohème de la génération jeune estonienne à Paris: c’étaient des années de grand enthousiasme et de grande détresse à la fois. L’état de santé de Felix Ormusson à son arrivée de Paris est proprement inquiétant. Dans l’atmosphère paisible de vacances, Paris est pour lui un souvenir infernal : « L’idée de l’air vicié du café et des miroirs qui rejettent des reflets de femmes poudrées me donne la fièvre. Et j’ai une soudaine vision de l’enfer quand le fracas du métro retentit dans mon souvenir. »

Cependant, et plus le temps passe, plus Felix Ormusson éprouve pour Paris une forte nostalgie mêlée de tendresse pour ses amis et compagnons de destin. L’une des lettres qu’ils lui adressent de Paris dit l’essentiel de ce qu’était la vie de la première communauté artistique estonienne de Paris: des rires, des tournées de café, des rêves, de l’amitié, des ambitions et des désillusions : « Elle était écrite sur divers bouts de papier, de diverses écritures et sentait divers vins. Mes amis avaient passé de joyeux moments. En effet, ce que la lecture ne faisait que confirmer, ils avaient écrit cette lettre comme un journal de café. Ils l’avaient commencée à Saint-Michel, en avaient écrit le milieu sur les Grands Boulevards et l’avaient terminée à Montmartre. Au début, ils racontaient encore leurs soucis quotidiens, mais à la fin ils étaient heureux comme des dieux. Plus la lettre approchait sa fin, plus les écritures devenaient hésitantes et plus leur amour pour moi s’affermissait. Et au bout du compte, ils auraient donné leur vie pour moi. Ils écrivaient sur tous ces beaux sujets: l’art et les souffrances, les grands projets et les petits accomplissements. »

Les lieux de rencontre préférés des Estoniens se trouvaient au boulevard Saint-Michel et à Montparnasse. À propos de Montparnasse, Tuglas aussi bien que Kull nous apprennent un fait surprenant: l’honneur de la découverte de la Rotonde reviendrait aux Estoniens. En effet, selon les deux auteurs, la joyeuse compagnie estonienne, ayant trouvé dans ce café peu fréquenté de Montparnasse un abri contre le froid et l’hiver, a fini par y attirer d’autres clients. Si bien qu’en quelques années, La Rotonde était devenue l’un des principaux lieux de rencontre du monde artistique et cosmopolite de Montparnasse, son succès entraînant celui du Dôme de l’autre côté du Boulevard.

Pour les membres de la communauté estonienne, Paris était une ville inspiratrice, une ville qui lui a offert des expériences artistiques inédites mais qui lui a également fait connaître une culture et un mode de vie exotiques. Et même si, faute de moyens et connaissant peu le français, les membres de cette communauté n’ont pu que très peu participer directement à sa vie intellectuelle ou artistique de Paris, se contentant d’un rôle d’observateurs, les mois passés à Paris ne les en ont pas moins durablement marqués.

Qu’était donc ce Paris, qui a su exercer un tel charme sur tous ceux qui l’ont connu ? À en croire les témoins estoniens, c’était une ville qui a accueilli le voyageur venu y passer l’hiver à l’air doux de ces automnes ensoleillés, une ville souriante et communiquant à tous la joie de vivre de ses habitants. Une ville respirant l’histoire et le respect de la beauté. Une ville menant enfin une vie à multiples facelles, dont le dynamisme fait appel au sens aussi bien qu’à la curiosité intellectuelle. Une ville dont on ne se lasse pas. Citons Tuglas: « Ce qui était attirant, c’était la vie quotidienne de cette métropole, la nature agile et expressive de ses habitants, les visages et les rapports humains, le grouillement nerveux du centre et l’atmosphère idyllique des banlieues. Telle est l’atmosphère de Paris — avec tout son esthétisme et la sincérité de son naturalisme ! »

Tuglas a certainement su élucider en partie le mystère du charme de Paris. Il s’est cependant avoué incapable de définir sans équivoque le fameux « air de Paris » et d’expliquer son pouvoir de séduction. Comment définir, en effet, ce que Tuglas appelle « l’odeur de la vie parisienne » ?