La Lune

     Clara et Siegfrid étaient en vacances. Mais ils n’étaient partis nulle part car ils devaient rénover leur chambre.
     Celle de la mère de Clara avait déjà été rafraîchie. L’année précédente, son père vivait encore et s’était chargé des travaux. Clara et Siegfried avaient peint le plafond, posé une nouvelle moquette et une nouvelle tapisserie. Pour finir, vers le soir, ils avaient peint les cadres des fenêtres et celles-ci avaient dû rester ouvertes toute la nuit.
     Ils vivaient au troisième étage. Un petit coin de ciel perçait à leur fenêtre. Ce soir-là, ils virent que la lune était apparue au-dessus des toits des maisons. De rares lambeaux de nuages glissaient lentement devant elle dont la face, tournée vers le bas, regardait la terre. Elle semblait vivante. Mais en réalité, elle était morte. Elle n’était ni juge ni témoin. Elle semblait même être inutile. Surtout en ville, où dans les rues, de toutes façons, les réverbères étaient allumés la nuit.
     Clara se rappela qu’un jour, de nombreuses années auparavant, elle était tombée amoureuse d’un artiste. Il lui avait promis de lui peindre un tableau. Un beau tableau. Il lui avait demandé ce qu’elle désirait voir sur celui-ci. Elle ne se souvenait plus de ce qu’elle avait souhaité. Elle ne se rappelait plus ce qu’elle trouvait beau alors et ne savait toujours pas aujourd’hui ce qui était beau pour elle. Assez beau pour qu’elle souhaite le contempler sur un tableau accroché au mur de son salon. Elle réfléchissait à ce qui lui apparaissait beau, maintenant qu’elle avait un instant de détente. Dans son imagination défilaient plusieurs images mais elles provoquaient dans son cœur une étrange honte sans déclencher d’enthousiasme. Elle le savait : la nouvelle tapisserie était belle, la chambre rénovée était très magnifique, une Žigul couleur ambre était belle, même si elle n’en avait pas ; elle savait que son sac à main suspendu à la patère était beau , que le parapluie pliant, qui se trouvait dans le sac et qu’elle avait acheté très cher, était beau. Elle le savait : les vitrines des magasins étaient belles – elle les avait récemment admirées ; les bijoux qui étaient exposés dans celles-ci étaient beaux, mais – il devait y avoir encore plus beau, quelque chose de vraiment beau, plus beau que tout, qui faisait soupirer d’admiration et obligeait à s’asseoir. Mais ce que c’était, Clara ne parvenait à le formuler. Et pourtant elle le savait autrefois. Elle le savait sans aucun doute.
     Siegfried était allongé sur le lit, il ne pensait à rien en particulier et toute sa réflexion philosophique tenait en quelques mots : comme il est agréable de ne pas penser. Il vivait dans un monde fini et achevé. Dans un monde approuvé. Il n’avait besoin de rien. Et il sentait que lui non plus n’était indispensable à personne ni à rien. Pas même à lui, Siegfried. Il vivait, tout simplement.
     En réalité, il avait besoin de tout ce qui était nécessaire à un être humain, mais il s’était habitué à peu, comme beaucoup d’autres de ses concitoyens. Il n’osait pas même s’avouer tout ce dont il avait besoin. Parce que l’obtenir ne dépendait pas de son bon vouloir. Il avait besoin d’un meilleur salaire, d’un appartement plus grand… quel inventaire n’aurait-il pas dressé si on le lui avait demandé ?! Mais personne ne lui avait demandé et il s’était habitué à ce qu’il avait.
     Et il en ressentait même du plaisir. Mais ce plaisir n’allait jamais jusqu’au bonheur. Il le savait : plus il restreignait ses centres d’intérêt, et plus sa vie était agréable et paisible. C’est pourquoi, il approuvait tout ce qui appartenait au présent et maudissait seulement le passé ; le principal était de manger à sa faim, de conserver son emploi, d’avoir un toit au-dessus de la tête et sa famille.
     Le lendemain Clara se rendit à une exposition. Elle n’emmena pas Siegfried, elle y alla seule. Cela faisait des années qu’elle ne fréquentait plus ce genre d’endroit mais on venait d’inaugurer l’exposition d’automne – elle l’avait entendu complètement par hasard en regardant la télévision. 
     Elle se mit à marcher timidement dans les salles de l’exposition. Elle cherchait des couleurs, elle cherchait du merveilleux. Les diverses compositions thématiques ne l’intéressaient pas, elle avait soif de beauté. Son inconscient la guidait. Pourtant elle fut déçue.
     Elle était là depuis quelques instants, quand, pour une raison inconnue, son enfance presque oubliée se rappela à elle. Lui vinrent en mémoire l’odeur des champs de blé chauffés par le soleil, le dos tout chaud des petits chats quand ils jouaient dans l’herbe près de l’escalier, le cheval qui se roulait par terre devant la grange, quand son père le dételait, le grésillement des fils du téléphone sur les méandres de la route qui s’en allait vers le lointain, et comment elle appuyait très fort son oreille contre le poteau téléphonique pour écouter secrètement les conversations des gens.
     Mais les couleurs de son enfance n’étaient pas là. Il manquait la couleur des lichens qui poussaient sur les rondins du vieux fenil, il manquait la couleur de la rambarde du pont que les mains avaient rendue brillante à force de la frotter, il manquait la couleur de l’eau que l’on pouvait voir depuis le pont, il manquait la couleur des écrevisses qui avançaient maladroitement sur les pierres dans l’eau, il manquait la couleur des ailes aux infinis battements des libellules, il manquait la couleur du bout craquelé de ses souliers que le pollen des pissenlits recouvrait, il manquait…
     Clara vit le peintre dont elle était tombée amoureuse autrefois. Il marchait devant elle. Il était très entouré. Ceux qui l’accompagnaient s’arrêtèrent à un endroit où se trouvaient quelques tableaux et Clara les rejoignit, attirée par une force inexplicable. Elle regarda par-dessus les épaules et lut sur les étiquettes fixées aux cadres que c’était lui, son amour de jadis, l’auteur de ces œuvres. Son cœur se mit à battre vite. Non, Clara ne craignait pas que le peintre la reconnaisse : tant d’années s’étaient écoulées, mais elle espérait bien voir quelque chose de très important et d’essentiel pour sa vie et son destin. Ces souvenirs et ces retrouvailles provoquaient en elle une vive excitation, son sang battait dans ses tempes. Soudain, son regard se voila et l’espace d’un instant, elle ne vit plus rien. Mais quand elle recouvrit la vue, elle n’en crut pas ses yeux. Sur les toiles tournoyaient des cubes, des roues, des cylindres, des ressorts et des spirales, des points et des pointillés ; c’était tout ce qu’il y avait. Clara fut de nouveau déçue. Elle recula de quelques pas. Elle ne regarda plus les tableaux, mais le peintre lui-même. Il était en pleine conversation avec des dames dont le derrière, serré dans leurs pantalons trop étroits, frétillait avec insouciance. Elles agitaient, se donnant l’air de spécialistes, leurs lunettes de soleil devant le visage du peintre. Une jeune dame battait même la mesure avec ses semelles compensées, comme si elle écoutait ou entendait de la musique dans les mots qui sortaient de la bouche de l’artiste. Par hasard, le regard de Clara s’arrêta sur le gros orteil de cette dame, que l’on voyait entre les lanières de sa chaussure : sur l’ongle long, elle avait mis du vernis mauve et avait dessiné une minuscule fleur beige. 

Traduit de l’estonien par Guillaume Gibert