La miss du kolkhoze


     Mardi 6 septembre
     

     Après les chaleurs de l’été, la rivière est devenue un filet d’eau qui serpente entre des rives envahies par les herbes, seules les sources d’eau fraîche au-delà des lointaines prairies plus loin, veillent sur la profondeur des trous d’eau. Les plates-bandes d’asters dans les jardins des maisons qui bordent la rivière sont encore couvertes de fleurs mauves et roses. Le papier kraft brun qui recouvre les nouveaux manuels sent… fort. Son parfum est sucré-salé comme celui du jambon à la couenne noircie que l’on a pris encore chaud dans le fumoir rouillé. La gorge en tôle de la cloche de l’école crache aujourd’hui encore le même son lugubre, pourtant cet automne quelque chose a changé.
     Nous l’avons vue aujourd’hui à la récréation, Liidia et moi !
     Nous étions parties acheter du chocolat aux céréales et le hasard a voulu que nous sortions du magasin au bon moment. Soudain Liidia s’est arrêtée devant moi sur l’escalier, j’ai trébuché sur elle, la bouche remplie d’une pâte sèche comme de la sciure. Ce fut un miracle si je ne me suis pas étranglée et si je ne suis pas tombée du haut de l’escalier ! Liidia a basculé un instant vers l’avant, mais n’a même pas tourné la tête, vers moi. J’ai alors regardé moi aussi et j’ai vu. Le chocolat pâle fondait dans ma main, j’ai peut-être essuyé mes doigts dans les plis de la jupe à carreaux de mon uniforme. J’ai plissé les yeux pour percevoir aussi nettement que possible le spectacle apparu de l’autre côté de la place recouverte de dalles en béton fendillées.
     Elle ! Elle s’est arrêtée un instant devant nos yeux, s’est immobilisée et ses hauts talons se sont s’enfoncés dans la terre entre les interstices des dalles de béton. Elle semblait avoir poussé là comme une fleur. Comme un dahlia d’automne. Quels bas, quels collants, Liidia ! Des mailles noires ajourées, une dentelle délirante, les ondulations raffinées des motifs s’enroulaient autour de ses minces mollets, la trame n’en finissait pas de s’élever le long de ses jambes, sans jamais atteindre la ligne où commençait la robe. Et quelle robe ! Peut-être suis-je restée bêtement bouche bée. Je regardais, béate, comme la dernière des cruches. La robe courte de tricot brillait comme les plates-bandes de fleurs de Leida dans la pénombre vespérale au dernier dimanche de l’été et, sur la place devant la cantine du kolkhoze, illuminait la grisaille du jour.
      J’avais peut-être vu ce genre de robe dans des films étrangers. Ou chez Liidia, dans sa chambre bas de plafond, et aussi dans les pages du catalogue « Koti-Antilla » chiffonné à force d’avoir été feuilleté, que l’on avait acheté avec son argent de poche dans le kiosk près de la gare routière. Cette merveille était maintenue autour de la taille par une ceinture en cuir verni, légèrement plus foncée, large comme la paume de ma main, passée dans une étroite boucle en plastique brillant. Un bracelet en plastique vert sapin ornait son poignet délicat et ses doigts minces se terminaient (oh !) par des ongles très longs et vernis dans le ton de la robe.
      Avec de tels ongles, on ne désherbe pas les pommes de terre.
      La nouvelle coiffeuse s’est arrachée du piège des dalles de béton fissurées et a gravi à petits pas précis l’escalier de la cantine entre les regards croisés des secrétaires aux larges épaules et ceux des tractoristes qui venaient déjeuner puis a disparu de notre champ de vision.
      Les cheveux, Liidia, la coiffure ! Est-ce que tu as bien vu sa coiffure ? C’était un pur scandale. Les mèches décolorées de son chignon choucroute surplombaient de leurs oscillations son front lisse, ses opulentes boucles plus sombres se cambraient autour de son menton pointu et de ses hautes pommettes, laissant apparaître ses grandes boucles d’oreille brillantes.
      Pendant les heures de cours suivantes, je n’ai pas vu sur le tableau les lignes friables écrites à la craie, je n’ai pas entendu la voix monotone du professeur. Dès que je fermais les yeux, les mèches blondes et les boucles ramenées en haut chignon se balançaient de nouveau devant moi. Une coiffure monumentale, trop haute pour ce petit corps. 
     
     Jeudi, 15 septembre
     

     L’atelier de coiffure se trouve au rez-de-chaussée du bureau du kolkhoze, la porte est juste en face du guichet de la caisse. Quand nous étions encore en primaire, on voyait aussi, accrochée au tableau d’honneur des travailleurs modèles sur le mur du fond de la salle, la photographie de la mère de Liidia. Deux fois par mois, les tractoristes et les mécaniciens agricoles font la queue pour toucher leur salaire. Pendant que la guichetière compte les liasses d’argent, ils inhalent dans leurs poumons, imprégnés d’huile de moteur et de fumée de cigarettes « Priima » ou « Rumba », le fort parfum de la lotion à friser qui flotte dans le couloir sombre et fait pleurer les yeux.
     Nous avons fait nos devoirs hier soir chez Liidia et chanté pour célébrer la fin de l’été des chansons patriotiques que nous avions entendues à la radio. Nous nous sommes débattues avec les sinus et les tangentes dans la chambre derrière la cuisine de la vieille ferme et ensuite, un peu plus longuement avec les fers à friser de sa mère. Liidia a de nouveau un travail de couture en cours. Après avoir rapporté du grenier un vieux manteau en cuir qui avait appartenu à son grand-père, elle l’avait décousu et y avait découpé des pièces pour une jupe qu’elle voulait se faire. Elle avait raccourci un patron qu’elle avait recopié dans « La Femme Soviétique » sur un morceau de papier peint. Elle a beaucoup de patience pour ces activités. Mais hier, hélas, elle a été bloquée dans ses travaux, car une des aiguilles de la vieille Singer s’est brisée dans le cuir épais du manteau et sa mère ne lui a pas permis d’utiliser la machine électrique à pédale. Elle allait la casser. Car Liidia peut aussi être une vraie godiche. Elle avait sur le bras une tâche bleue comme une prune. Je ne lui ai pas demandé si elle était tombée ou quoi.
     Elle a l’air d’une pute de l’hotel « Viru ».
     C’est ce qu’a dit sa mère. Elle ne parlait pas de Liidia mais de la nouvelle coiffeuse. En fait, je ne sais pas de quoi a l’air une pute du « Viru ». Au printemps lors de notre voyage scolaire à Tallinn, c’était plutôt des punks que nous avions vus dans la rue Viru ; nous étions fascinés par leurs blousons couverts d’inscriptions et d’épingles à nourrice, par leurs crêtes à l’iroquoise dressées à la laque et colorées, pendant que le bus cahotait lentement sur les pavés. Les garçons avaient les mâchoires serrées, affichant ainsi une arrogante supériorité. Les filles portaient de courtes jupes en jean au bord déchiré et des bas résilles. Leurs yeux étaient cachés par des traits noirs épais, tracés au crayon. Nous étions silencieux sur nos sièges, il régnait à l’intérieur une chaleur terrible et une atmosphère électrique. A travers la fenêtre poussiéreuse du bus LAZ, nous regardions la vie de Tallinn comme le film du mercredi à la maison culturelle. Comme les braconniers regardent les animaux du Serengeti.
     Liidia va chez la coiffeuse ! Elle vibrait en l’annonçant à sa mère, le menton bien haut. Sa mère ne lui donne pas d’argent pour cela. Et encore moins la permission.
     On pourrait regarder éternellement ce champ d’or qui orne ta tête. 
     Voilà ce qu’avait dit notre professeur principal, quand un jour, Liidia avait les cheveux détachés en cours. En réalité, ce n’était pas autorisé à l’école. Et c’était une métaphore ou quelque chose dans ce genre, parce que le professeur principal est notre professeur d’estonien.
     Liidia va inventer quelque chose, elle trouve toujours des solutions.
     
     Samedi, 24 septembre
     

     Des torrents de larmes. Je suis sortie du salon où nous regardions la télévision et j’ai regagné ma chambre, pour que mes parents ne me voient pas. Pour qu’ils n’aient pas à cacher leurs larmes. Sublime, impossible de décrire ce qui arrive. Quelque part dans mon ventre flotte une force formidable que j’éprouve pour la première fois. Comme si c’était moi qui volais avec ce vélo léger, comme si je tournais sur la piste du vélodrome, au-dessus de cette piste tel un oiseau déployant ses ailes puissantes. Même dehors, les larmes coulent sur les vitres ! Car le monde entier pleure de joie pour elle. Je voudrais serrer Erika[1] dans mes bras comme une petite fille, sécher ses joues avec mon mouchoir, frotter mon nez dans ses cheveux et l’étreindre, encore et encore…
     Je téléphone à Liidia, sa mère répond, mais sa voix n’est pas comme d’habitude, les p, les k et les t sonnent avec plus de douceur quand elle l’appelle.
     
     Mardi 18 octobre
     

     Aujourd’hui après les cours, nous avons pris le bus numéro deux pour aller en ville chez le photographe. Liidia avait besoin d’une photo avec sa nouvelle coupe. Comme on vendait des produits de beauté polonais au kiosque de la coopérative, nous avons pu nous acheter, avant la séance de photos, des rouges à lèvres nacrés. Il n’y avait pas de collants à résilles ni à motifs. Pas la moindre paire. Il me reste de l’argent que j’ai gagné en désherbant  au chantier de jeunesse pendant l’été et Liidia avait reçu quelques roubles de son père. Nous avions une assez jolie somme en fait, car sur la place du 21 juin, nous avions pris au buffet des milkshakes au jus de prune, servis dans des verres épais, deux pour chacune. Le photographe, qui s’était installé derrière son appareil, l’a laissé pour venir arranger lui-même la coiffure et les épaules de Liidia, tandis qu’elle était assise sur une chaise devant un rideau aux motifs marron. Penché sur elle, il lui tenait le menton pour arranger ses cheveux. Avec le jeu de l’ombre, impossible de le voir sur la photo en noir et blanc, l’hématome sombre en haut de sa pommette. Elle a regardé l’objectif bien en face, sans crainte, mais ce n’est pas dans sa nature. C’est peut-être à cause de cette nouvelle coiffure.
     Le temps s’est refroidi, aujourd’hui le vent traverse les manteaux. Liidia porte une nouvelle veste, rembourrée, avec des rayures roses sur les manches. Elle a l’air d’être une dame de la capitale.
     Nous sommes rentrées avec le bus cinq et j’ai entendu, comment la Liina de l’épicerie parlait de la coiffeuse. Je n’aime pas prendre le bus. Cet hiver, quand Gorbi est venu en Estonie, et que nous nous bousculions ce jour de février pour voir le cortège du chef d’état sur cette même place (Liidia, est-ce que tu as vu le manteau de Raissa ?), nous, avec nos manteaux longs imperméables et avec nos cagoules, ce même hiver, j’allais tous les mercredi en ville à la maison des pionniers aux réunions des chefs de groupes. Un jour, alors que je rentrais par le bus du soir, plusieurs gars étaient venus s’asseoir derrière et à côté de moi. Quand le bus s’était mis en route, l’homme de derrière m’avait ceinturée, m’avait comprimée en appuyant sur mes seins et m’avait brusquement tirée contre le dossier du siège. Une haleine de vodka et de bière à gerber. Peut-être aussi un relent de vomi. Je ne pouvais pas me libérer, l’autre gars était assis à côté de moi et le couloir du bus était rempli de gens debout. J’essayais pourtant de me dégager, mais les mains venaient encore et encore se coller sur moi. Je m’efforçais de regarder par la fenêtre, mais dehors, derrière la buée de la vitre, seule régnait l’impénétrable obscurité d’un hiver sans neige. Le type avait dit quelque chose, c’était plutôt un râle qu’une parole humaine. Quand le bus avait obliqué vers le centre, l’autre gars lui avait dit : « Allez, laisse la jeune fille » ou quelque chose de ce genre. Ma plus grande crainte était qu’ils descendent au même arrêt que moi.
     C’est une prostituée. Pour qui se prend-elle à tortiller son derrière osseux ?
     Liina de l’épicerie a dit cela bien fort pour que tous les voyageurs l’entendent et la médisance a fait trembler son double menton de plaisir. Elle tenait dans ses bras un sac en plastique plein à craquer dont les poignées avaient été renforcées avec du scotch. Sur le sac était écrit en lettres rouges MARLBORO.
     
     Mercredi 19 octobre
     

     Jour de grisaille triste et trop long. Liidia n’est pas venue me voir alors qu’elle devait m’apporter un disque des Mahavoks. Sa mère est peut-être toujours furieuse à cause de la coiffure.
     Mais qu’elle ne soit pas venue en cours, c’est bizarre !
     
     Jeudi 20 octobre
     

     Liidia est tombée malade. Ce n’est pas elle qui a répondu au téléphone mais c’est sa mère qui me l’a dit.
     Malade.
     Elle a raccroché.
     
     Lundi 24 octobre
     

     Ce n’est donc pas un coup de froid. Notre professeur principal a dit à quelqu’un pendant la récréation que Liidia avait fait une mauvaise chute en allant chercher du bois dans le bûcher. Les premiers verglas. Une vraie gourde, comme elle sait l’être.
     
     Mercredi 2 novembre
     

     Je sais que, pour le soir de la Toussaint, Liidia aussi fait brûler une bougie à la fenêtre de sa chambre qui donne sur la vieille pommeraie sombre. Du chemin, on ne voit pas de lumière. Le verger est grand, sous les pommiers aux troncs noueux et couverts de mousse, rien n’est entretenu, parfois son père fauche les herbes hautes ; en été, il faut s’occuper du champ de choux et de pommes de terre, du foin pour les bêtes et c’est déjà beaucoup de travail. Dans la chaleur de l’été dernier, les vieilles pivoines se sont vite fanées sous la fenêtre de sa chambre, d’abord les roses aux tiges minces puis les blanches aux tiges charnues, avec leurs grandes fleurs dont le cœur est rouge vif. Ma mère pense qu’il vaut mieux que je n’aille pas chez elle en ce moment. Je fais brûler une bougie torsadée sur une vieille soucoupe au bord doré et j’écoute des chansons de Madonna sur une cassette que Lidia m’a prêtée. À la foire d’automne, elle a trouvé de véritables trésors chez les vendeurs, enfin… une face de la cassette de Madonna se termine au milieu d’une chanson, mais c’est mieux que rien !
     J’espère qu’à la Toussaint il est tout de même permis de danser un peu.
     
     Lundi 14 novembre
     

     Évidemment, je pourrais être plus maigre, mais on ne s’est jamais moqué de moi à cause de mon corps. Et il me faut un nouveau maillot ! Pour l’été. Évidemment, ma mère dit que de toute façon, on n’en vend pas de jolis dans les magasins. On ne trouve jamais rien. Samedi, après la fin de la retransmission à la télé j’ai encore appelé Liidia. Par chance, c’est elle qui a décroché, ses parents avaient dû aller se coucher. Je n’ai pas pu me retenir de lui dire ce que j’avais derrière la tête : elle devait absolument participer au concours quand elle aurait seize ans ! Peut-être même qu’elle serait acceptée avant, dès l’année prochaine ? Elle est plus grande que moi, elle a plus de poitrine que moi. Et elle a la parole facile. Elle est plus belle qu’Heli, à mon avis, qui n’était pas sa favorite. Liidia préférait Sigrid qui a été désignée miss de la presse, mais elle est encore trop banale à mon goût. Si notre coiffeuse avait porté ce maillot brillant, quelle allure !
     Tous, absolument TOUS, discutaient aujourd’hui pour savoir qui plaisait à qui et qui aurait dû gagner, quelqu’un avait remarqué comment la deuxième dauphine aux cheveux bruns et aux pommettes saillantes se mordait les lèvres et retenait ses larmes, quand on lui avait passé l’écharpe et qu’elle avait compris qu’elle n’avait pas gagné.
     Dans la « cathédrale » du Parti, une telle défaite, devant tout le peuple estonien, devait être amère. D’après notre professeur principal. Pourtant, elle avait quand même remporté la troisième place, cette Eha.
     
     Mardi 15 novembre
     

     La moitié des garçons de notre classe porte une nouvelle coiffure. Court devant, long derrière. Plus personne ne se fait raser la nuque. Ma mère s’est plainte qu’il faille maintenant prendre rendez-vous chez notre nouvelle coiffeuse, même pour une coupe classique et pas seulement pour une permanente, elle n’a pas eu la patience d’attendre dans la file. Autant aller en ville pendant le temps de travail. Puisque les gens de la ville se sont mis à venir ici.
     Ce matin, en allant en cours, j’ai vu comment la femme de ménage du kolkhoze lavait la vitrine de l’atelier de coiffure. De l’extérieur. Elle ne portait pas de gants, ses mains étaient écarlates et le seau dégageait de la vapeur, tandis qu’elle se tenait sur l’échelle. Il flottait dans l’air froid une odeur de térébenthine. Sans aucun doute, la température était négative ; au matin, la pelouse était couverte d’une croûte gelée et le verglas brillait sur l’asphalte. Pendant la nuit, on avait écrit sur toute la fenêtre de la vitrine à la peinture marron, celle que l’on utilise pour le sol : PUTE. C’est ce que j’avais entendu dire pendant la première récréation.
     
     Mercredi 16 novembre
     

     Avant d’aller au club de danse folklorique, j’étais restée assise chez Liidia sur le petit banc devant la cuisinière, avant que sa mère finisse de peigner ses longs cheveux qui descendaient jusqu’au bas de son dos. Liidia était assise sur une vieille chaise en contreplaqué, son visage tourné vers la fenêtre m’était invisible, mais dans la lumière qui se répandait par les carreaux je voyais les traits du menton fort de sa mère. La bouche de cette femme se tordait, comme si elle avait sur la langue un goût amer, tandis qu’elle brossait avec des gestes brusques les longs cheveux de sa fille. La brosse se coinçait encore et encore dans la chevelure, de longs cheveux blonds arrachés, recroquevillés par la douleur, flottaient dans la pénombre de cette cuisine au plafond bas. Les épaules de Liidia restaient immobiles, aucune de nous ne laissait échapper un mot ou un son, seule une vrillette faisait retentir son tic-tac dans le vieux mur de rondins et je croyais entendre mon cuir chevelu craquer. Nous avions peut-être alors huit ou neuf ans. Aujourd’hui encore, quand mes cheveux refusent de se laisser coiffer, je me souviens parfois de ceux de Liidia sous la brosse de sa mère et les miens me font mal à la racine, aux bulbes pileux. 
     En fin de journée après l’école, la télévision a diffusé la séance du soviet suprême. Il régnait comme une atmosphère différente. D’habitude à cette heure, les programmes estoniens sont terminés mais la télévision était allumée, je suis restée à regarder, des gouttes de confiture coulaient de ma tartine sur le tapis rouge à poils longs, les franges se collaient entre elles. Une voisine aveugle tisse ces tapis sur commande.
     « Nous ne comprenons pas encore nous-mêmes ce que nous venons d’accomplir. »
     A dit quelqu’un à la tribune puis l’image s’est mise à sauter et à trembler.
     Liidia est enfin revenue à l’école aujourd’hui.
     
     Jeudi 24 novembre
     

     Liidia n’est finalement pas venue à la soirée de notre classe, je devrai demain lui faire un compte-rendu. Il me faudra lui dire qui dansait avec qui et lui expliquer que les garçons se donnaient rendez-vous aux toilettes, et en revenaient à chaque fois plus audacieux, comment ils se rapprochaient des filles à chaque danse, leurs mains se couvrant de sueur. Je lui dirai laquelle des filles s’est tricoté un bandeau à cheveux bleu-noir-blanc. Et puis ma mère a enfin terminé de me coudre à moi aussi une jupe. Elle l’a faite dans un tissu foncé qui ressemble à du jean, très étroite, avec une fermeture éclair sur le côté, mais la jupe n’est pas aussi courte que celle de Liidia. J’envisage de la passer à la javelle pour la rendre plus claire, comme les jeans délavés. Ma mère ne s’y connaît pas trop dans ce domaine.
     Le soir, à l’école, quand toutes les lumières de la journée étaient éteintes dans les sombres couloirs et que le vacarme avait cessé, c’était un autre monde. L’endroit était alors plein de mystère et de silence. Même la musique provenant de la salle d’estonien où, pour la première fois, on testait une boule à facettes fabriquée à partir d’un ballon et de morceaux de miroir collés dessus, résonnait dans le long couloir comme un bruit lointain. Complètement seule, j’ai promené mon regard un moment d’une obscurité à l’autre, de l’intérieur du bâtiment à l’extérieur : dans le halo jaunâtre du réverbère flottaient les premiers flocons, mais hors de celui-ci, ne demeurait que les ténèbres de cette fin d’automne.
     
     Dimanche 27 novembre
     

     Dans « L’après-midi du studio des jeunes » on a vu un groupe de rock estonien où jouait du synthé une femme blonde qui avait EXACTEMENT la coiffure et le nez droit de Liidia. Elle avait mis quelque chose de brillant sur ses pommettes et sur ses paupières. Les hommes du groupe portaient des chemises traditionnelles ou quelque chose dans ce genre, le bassiste avait mis un manteau dans le style de ceux de la région de Mulgi. Cela n’allait pas très bien avec la musique, mais peut-être davantage avec les paroles. La femme en tout cas n’avait pas le même dress-code, elle avait un blouson en jean neige et sous le synthétiseur aux longs pieds, on voyait sa jupe très courte. Elle était aussi élégante que la coiffeuse.
     J’aurais pu appeler Liidia.
     
     Lundi 5 décembre
     

     Vingt-quatre, vingt-cinq, tu peux faire plus ! Qui te tient les jambes ALORS, c’est ton père ou quoi ?
     L’os du bras de Liidia avait complètement cicatrisé, c’était une fêlure malencontreuse. Au grand dam de notre professeur d’éducation physique au crâne marqué par la variole et brillant, Liidia n’a pas eu à participer à la séance d’aujourd’hui. Elle a pu rester assise sur le long banc de gymnastique et nous regarder nous tortiller sur les tapis durs. Son visage était un peu plus maigre, un peu plus adulte. Beau. Au moins pour une fois elle a échappé aux interminables séries d’abdominaux et aux roulades sur les tapis usés et puants de cette salle, aux ballons reçus en pleine tête pendant les balles aux prisonniers et à la sueur de nos aisselles que nous devions laver, ces derniers mois, à l’eau froide.
     En revenant des douches, je lui ai parlé de ce que ma mère avait lu dans le journal. Elle avait appris que dans le Virumaa une grande mine avait brûlé pendant tout le mois de novembre, le feu couvait sous le sol depuis des dizaines de jours. Nous sommes restées Liidia et moi, après le dernier cours, devant le bâtiment de l’école sur la mince couche de neige, nos lourds cartables sur l’épaule, et nous rivalisions d’imagination en nous figurant comment sous la terre gelée, sous le bitume abîmé, sous notre salle de travaux manuels au sous-sol, sous la cave humide de notre immeuble, sous le sol en béton de chaque box à la porte de planches grossières, tout brûlait depuis longtemps d’un feu tranquille et secret.
     Est-ce que l’enfer existe, Liidia ? Et Dieu ? Cette année, nombreux sont ceux qui ont commencé à penser que oui.
     
     Mardi 13 décembre
     

     Avec Liidia, ça va mieux. Après une méticuleuse préparation, notre sortie au cinéma est maintenant chose faite. Ma mère, sachant que nous allions voir un film en ville, m’avait même donné de l’argent, mais je ne lui avais pas dit ce que nous allions voir. Le cinémobile vient bien les mercredis à la maison de la culture du kolkhoze, mais malheureusement on ne projette pas les meilleurs films à la campagne et « Petite Vera » ne passe qu’en ville. Le cinéma est en réalité une longue et basse maison avec des combles aménagés ; dans la salle, quand on est assis sur une chaise dure, on est asphyxié par une odeur de manteaux humides, de pourriture et de transpiration. Parfois aussi par des relents de matière brûlée. Cela provient de la pellicule. Le film est interdit aux moins de 16 ans mais moi, oui moi, j’ai dit cette fois à Liidia que ça n’avait aucune importance. Elle a l’air plus âgée que moi. Il y avait une foule énorme, on se bousculait devant le guichet, on jouait des coudes en s’arrachant les boutons.
     Aller voir un film érotique, alors que nous sommes mineures ?
     Personne ne nous demande notre âge, personne ne demande rien.
     Après la séance, quand nous sommes sorties, il gelait très fort. La lourde porte en bois du bâtiment de la gare routière était fermée, on ne pouvait plus entrer se mettre au chaud sur les bancs marrons, tous les bus étaient déjà partis.
     Le regard de Liidia s’en était allé loin, de l’autre côté du terrain vague, derrière la gare routière, à l’extérieur du cercle de lumière jaunasse du lampadaire.
     « Je peux aller dans un lycée professionnel, dans une résidence collective, à Tallinn, à Juhkentali. »
     À ces mots de Liidia, une boule d’angoisse a traversé ma gorge, un sentiment que quelque chose n’allait pas, celui des matins d’école. J’ai pensé aux parents de Vera, au père de Vera, à la mère de Liidia, même si je ne le voulais pas, pas du tout.  J’aurais plutôt souhaité penser à la coiffure de Vera et à l’amour.
     « Après la cérémonie de fin d’année, je serai partie », a dit Liidia. Mes dents claquaient.
     « De chez moi, pour être indépendante. »
     Sa mère lui raconte tout le temps – en ma présence également – comment, dès l’âge de quinze ans, elle était indépendante, au lycée professionnel, à la ferme, avec une fiche de paie. Le professeur principal serait seulement fâché. Qu’elle abandonne l’école. Liidia surclasse tous les autres en mathématiques, elle participe aux olympiades du district.
     Nous sommes rentrées en taxi, c’était une Lada 011 beige, les sièges avaient des housses neuves en fausse fourrure. Le père de Liidia lui avait quand même donné de l’argent, il le fait sans doute à l’insu de sa mère. Elle a des principes, même si à l’étable elle gagne bien. À la saint Martin, à la sainte Catherine, les lumières sont éteintes et les portes fermées. Car comme elle dit, « ces jours-là quand ils passent, les gamins te dégueulassent la cuisine ; quand tu leur donnes des friandises ou des pommes, et après ils se les jettent à la figure, les pommes, à l’école. » Nous sommes sorties toutes les deux du taxi à l’entrée du chemin de la maison de Liidia. Le chauffeur avait discuté pendant tout le trajet et l’avait regardée en douce, comme elle était assise à l’avant, en posant des questions sur le film.
     Est-ce qu’on voyait des nichons ?
     On apercevait la lumière de la fenêtre de la cuisine depuis la route à travers la haute haie de sapins. 
     Ce serait mieux pour Liidia, si elle partait.
     Elle se tenait sur le bord de la route, sous le chêne, un pied dans le fossé, elle se réchauffait avec les mains.
     Est-ce que je peux venir chez dormir chez vous ?
     Nous sommes descendues ensemble dans l’obscurité en bas de la colline, du côté des constructions nouvelles, le ciel étoilé promettait une nuit glacée.
     
     Jeudi, 15 décembre
     

     Bizarre que l’on n’ait pas renvoyé Liidia chez elle ce matin. Elle est complètement folle ! pendant le cours d’estonien, le professeur principal ne pouvait pas cacher son irritation et, à toutes les récréations, les garçons tournaient autour de nous. Même aux toilettes, on ne pouvait pas être tranquille pour parler. À cause de la jupe. Elle est quand même très courte. Liidia a de belles jambes, droites et assez longues, elle les envoie tous promener. Le cuir noir est tendu autour de ses hanches, sa coiffure tient super bien. Elle pique à sa mère de la laque « Elnett », c’est sûr. La « Mai » est comme la laque pour les meubles si elle n’est pas bien pulvérisée, les cheveux deviennent raides comme des bâtons. Elle avait au moins le chemisier de l’école.
     À présent, je devrais encore l’appeler avant la nuit. Il faut que je lui demande.
     D’où sort-elle ce fard à paupières ?
     Tu caches un bleu ou quoi ? avait demandé un idiot de troisième. 
     
     Vendredi 30 décembre
     

     Venez tous vous n’avez qu’à le vouloir venez tous vous qui n’avez pas d’argent venez tous, pauvres et riches…
     
Je suis encore allée voir Liidia la veille du trente et un décembre. Je voulais m’assurer qu’elle viendrait bien demain soir pour voir le grand sapin du kolkhoze devant le bureau. Dans les branches de l’arbre brillaient depuis plusieurs jours des ampoules bleues, rouges et vertes et on pouvait acheter au magasin des tickets pour la loterie. Cette année, de nombreuses familles, plus tôt que d’habitude, avaient installé le sapin dans le salon, mais la fête principale demeurait le soir du réveillon du nouvel an.
     La mère de Liidia dormait, assise à la table de la cuisine, des bigoudis dans les cheveux, sa tête reposait sur ses grandes mains aux doigts longs et puissants et sa joue s’appuyait mollement sur le motif à carreau collant de la toile cirée. Liidia venait de faire le ménage ; pour finir, elle a poussé les mégots avec son balai dans la pelle en tôle puis les a jetés au feu sous la cuisinière où elle a ajouté une briquette de tourbe. Sa main a laissé de minuscules débris marron dans ses cheveux blonds en repoussant les mèches de ses yeux.
     … tu trouveras le ciel la vie éternelle… La musique venait de la chambre de Liidia, le magnétophone résonnait des quatre voix du groupe Sõnajalg. Nous avons bien fermé la porte et nous avons commencé à nous maquiller devant le miroir aux angles arrondis et terni par le temps. Le ciel était bas aujourd’hui et nulle part ne régnait ce sentiment de fête qui accompagnait la fin de l’année, même si une épaisse couche de neige recouvrait le sol. Mais dans la pièce de la vieille maison, il faisait agréablement chaud, plus que dans notre immeuble, où ces derniers temps, le chauffage était continuellement coupé. S’il faisait bon, c’est que Liidia avait eu le temps d’allumer le poêle.
     Nous hurlions en même temps que la musique : tu trouveras le créateur, le père éternel… Son père n’était pas encore rentré de l’atelier, ce n’était pas un jour férié. Il restait toujours longtemps au travail. Quand elle était petite, elle allait dans un jardin d’enfants où sa mère l’emmenait le lundi et la récupérait seulement le vendredi. J’ignorais l’existence de ce genre de crèches avant que Liidia ne m’en parle, avant que nous ne devenions amies. Bien que leur vieille maison soit assez proche du nouveau quartier où j’habitais, nous nous sommes rencontrées seulement le premier jour d’école ; elle avait de grosses nattes dorées…
     Soudain la mère de Liidia est apparue à la porte, elle voulait peut-être lui dire quelque chose, mais en m’apercevant, elle est restée muette. Elle regardait comme si elle n’y voyait pas bien. Elle a failli tomber. Et elle a brusquement refermé la porte. Nous nous sommes regardées dans les yeux ; Liidia a éclaté d’un rire mauvais et tout en riant, elle traçait un trait noir sous son œil. Ses épaules n’arrêtaient pas de bouger et je craignais qu’elle ne s’enfonce le crayon dans l’œil. Je suis allée jusqu’à la porte et j’ai fait tomber la lourde clenche, fabriquée jadis à la forge du village, dans le mentonnet de fer.
     
     Jeudi 5 janvier
     

     Les vacances scolaires seront bientôt terminées.
     Aujourd’hui la mère de Liidia avait encore un regard gris. Elle était vieille, même si elle était plus jeune que ma mère. Sa bouche était plus étroite et les rides, creusées au-dessus de ses lèvres par toutes les cigarettes qu’elle avait fumées, étaient plus profondes que d’habitude.
     Les enfants accélèrent le vieillissement.
     Va au sauna, Liidia y est.
     A moi elle me sourit parfois mais Liidia est celle qui l’a rendue vieille, qui a gâché sa vie et qui l’a obligée à arrêter le lycée professionnel, sans diplôme, et à rester toute sa vie derrière les vaches à l’étable.
     À la porte d’entrée du sauna, j’ai été assaillie par une odeur de poudre à blanchir. J’ai accroché ma veste à la patère. Sur le sol, à côté des vieux bouquets de branchettes de bouleau, traînait un petit paquet vide de blanchissant qui portait l’inscription « Lilia-3 ». Le poêle du sauna chauffait, l’odeur du blanchissant se mêlait à celle du linge qui trempait, à celle des vieilles branchettes de bouleau qui pourrissaient et à celle du bois humide qui brûlait. Liidia avait déjà étendu le jean sur la planche à laver et étalait une solution concentrée sur les jambes du pantalon. 
     Combien de temps fallait-il laisser agir ? Nous ne le savions pas. Il fallait surveiller.  Nous étions assises dans la pièce du poêle où il faisait plus chaud et nous attendions. Liidia était silencieuse, concentrée. C’est ainsi qu’elle est généralement. Elle est calme et se réfugie parfois en elle-même. Puis tout d’un coup, elle surprend. Comme à présent avec ce paquet de cigarettes « Tallinn » à moitié vide. Sa mère a un caractère bien trempé et se met vite en colère. Une sang-mêlé. Son père lui ressemble plus. Nous sommes restées accroupies là, devant le poêle du sauna et nous avons jeté les mégots dans le feu. Selon elle, on ne viendrait sûrement pas nous déranger puisqu’on savait que j’étais avec elle. Elle disait qu’elle voudrait peut-être tomber amoureuse. Mais de qui Liidia ? De qui ?
      Il était grand temps de rincer le jean. Nous l’avons laissé sécher dans le sauna.
     
     Mercredi 11 janvier
     

     Enfin les grandes vacances. Nous avons décidé, Liidia et moi, de fuguer pour participer au concours des miss à Tallinn. Nous nous retrouvons de l’autre côté de la grande route dans la prairie, nous nous reposons là, nous nous allongeons sur un tas de foin dans la chaleur de juin, la chaude senteur du foin frais est partout et depuis les hauteurs du ciel le rond de la pleine lune verse sa lumière sur nous et sur le pré. L’astre nimbe les cheveux volumineux de Liidia d’une auréole d’argent. Nous avons à présent chacune une nouvelle coiffure. Mes boucles d’oreille me font mal.
     L’odeur de la rivière froide flotte dans la nuit tout près de nous.
     À mon réveil, j’étais encore très contente que Liidia soit avec moi. Dans un endroit où elle ne risque rien.
     
     Jeudi 2 février
     

     Alors que je faisais mes devoirs chez Liidia aujourd’hui, j’ai découvert une enveloppe entre les pages d’un cahier de russe. Une enveloppe ordinaire sur laquelle rien n’était écrit, blanche, un peu violette à l’intérieur, du genre de celles que l’on utilise parfois pour faire passer à la famille des photos d’enterrement. Elle contenait un paquet de clichés en noir et blanc. Liidia était allée de l’autre côté de la cour pour aller aux toilettes.
     J’en ai profité pour sortir un instant le paquet de l’enveloppe. Je n’avais jamais vu ces photos auparavant, mais d’après la coiffure, j’ai compris qu’elles avaient dû être prises cet hiver.
     J’ai juste regardé les trois qui se trouvaient sur le dessus et j’ai vite remis les photos dans l’enveloppe, l’enveloppe dans le cahier et enfin le cahier sur la table, sous les affaires de Liidia. Mes mains tremblaient peut-être un peu quand la porte de la chambre s’est ouverte. Nous avons commencé à travailler notre cours de mathématiques sans parler d’autre chose.
     
     Jeudi 23 février
     

     Ma mère est d’avis qu’il ne faut pas faire le procès de la mère de Liidia. Parce qu’elle est malade. Et qu’elle n’a jamais eu la vie facile. Elle accuserait plutôt son père. Mais je ne comprends pas pourquoi seulement lui.
     Le professeur d’éducation physique avait souri lui aussi, quand les autres élèves dans le vestiaire s’étaient moqués de Liidia en montrant les traces bleues sur ses jambes droites et blanches. Il en avait plaisanté. Je n’avais pas compris. Du haut de ses neufs ans, Liidia avait dit que c’était à cause d’un fil de l’isolateur électrique. Ce n’est pas facile d’être la mère de Liidia.
     
     Vendredi 3 mars
     

     Aujourd’hui en cours, la prof de russe a craqué. Elle est toute jeune. Pour les écoles de campagne, il est difficile de trouver des enseignants. En tout cas, on l’a recrutée tout de suite après le lycée et elle perd facilement son calme. « Va te faire foutre ».
     A lâché en plein cours un garçon, en bon estonien. À la suite de quoi, nous avons pu apprendre comment nous avions TOUS été conçus derrière un tracteur par des gens bourrés et que la place qui convenait à des imbéciles comme nous était l’orphelinat pour malades mentaux d’Imastu et non l’école pour les enfants normaux. Elle est ensuite sortie en claquant la porte et n’est jamais revenue. Quand elle est arrivée l’hiver dernier, elle paraissait très chouette : elle était jeune, avec des vêtements qu’elle avait elle-même cousus, bien coiffée. Mais bon. Nous avions tous compris qu’elle ne voulait pas être là. Il fallait bien qu’elle fasse quelque chose avant de pouvoir commencer véritablement à vivre quelque part ailleurs.
      « Un père qui boit, c’est la moitié de la maison qui brûle, une mère qui boit, c’est toute la maison. »
     Avait laissé échapper le professeur principal de CM2 en perdant son sang-froid. Toute la classe était assise dans le bus du kolkhoze qui attendait depuis longtemps déjà au bout du chemin menant chez Liidia. Le moteur continuait de tourner et une odeur de gasoil s’infiltrait dans l’habitacle, rendant l’air difficilement respirable. Les garçons, que l’on venait de tirer du lit, étaient excités et commençaient à dire des horreurs. Cette fois-là, nous partions en sortie scolaire, le trajet était long, il fallait arriver à temps aux ferrys, tout le monde savait qu’on devait partir de l’école tôt le matin, qu’il fallait être bien à l’heure. Toutes les mères le savaient.
     « Toi qui es assise à côté d’elle en classe, cours frapper à la fenêtre. Réveille-la. »
     
     Jeudi 9 mars
     

     Après la journée de la femme, on entendait partout le plic-ploc de la neige en train de fondre ; au retour de l’école, les chaussures et les pieds des collants étaient complètement trempés et à l’intérieur du salon de coiffure, les fenêtres étaient recouvertes de carton. Sur la porte blanche, du couloir, on avait négligemment fixé avec des punaises un panneau : « FERMÉ ».
     Au travail de ma mère, on a parlé des messages d’insultes : on en avait glissé sous la porte, on en avait mis dans la boîte aux lettres du couloir. Les gens disaient également que la coiffeuse aux longues jambes avait été suivie plusieurs soirs à travers le parc de l’école, jusqu’à la cage d’escalier. Un homme l’avait attrapée par les épaules dans le couloir, avait grogné des mots à son oreille, avec, peut-être, des relents d’huile de moteur et de vodka. Il l’avait poussée contre le crépi rugueux du mur de l’escalier qui lui avait griffé la joue, sa boucle d’oreille était tombée dans l’escalier.
     « Mais pour qui elle se prend cette espèce de princesse, pour miss-kolkhoze ou quoi ? »
     Je me souviens de cette phrase, du rire grossier dans la file d’attente de la cantine, les mots avaient une odeur écœurante de graisse rance et d’eau de vaisselle. 
     Les œillets roses et rouges dans les vases de ma mère sont comme des jeunes filles ébouriffés, à l’air un peu timide. Hier les vases de toutes les fêtes étaient pleins de ces fleurs étranges. Soudain, je me suis souvenue des photos dans le tiroir de Liidia, la grosse enveloppe entre les feuilles du cahier de russe. Elle a dû les faire prendre par un photographe car, pour pouvoir participer au concours des miss, la première chose pour une fille est d’envoyer une photo d’elle. En plus d’un portrait simple, il faut joindre un portrait en pied. Une photo de tout le corps.
     
     Jeudi 13 avril
     

     Des œillets, des tas de fleurs, derrière les œillets plusieurs rangées de visages et uniquement des visages de femmes, et de filles. Peut-être aussi un ou deux hommes, mais dans les journaux, les photos ne sont jamais nettes.  Je n’y ai pas pensé avant, mais ma mère a une petite pelle dans le coffre de la Jigouli. Pour pouvoir dégager la voiture quand la route est bloquée en hiver par les tempêtes de neige ou au printemps par la boue accumulée dans les trous creusés par les grandes pluies.
     C’est une pelle militaire.
     En regardant les photos dans le journal et en lisant, je me suis souvenue de la pelle de ma mère, mais je ne suis pas allée au garage pour l’examiner plus précisément. Je savais parfaitement que le manche était court et que les bords étaient tranchants. Ma mère pourrait aussi l’utiliser pour se protéger, si besoin. Si le besoin s’en faisait sentir.
     
     Samedi 27 mai
     

     Nous les filles, pour la cérémonie de fin d’année, nous porterons une jupe noire et un chemisier blanc. Ma mère me confectionne une jupe à partir d’un tissu qu’elle gardait depuis longtemps dans une armoire et qui attendait le bon moment. Si seulement ses soirées n’étaient pas prises par d’autres choses ! Les comités citoyens du mois de mai lui ont pris tout son temps libre, les soirs comme les jours.
     Liidia coud la sienne elle-même. Autour de sa machine, s’entassent du tissu de laine noire et du crêpe, de la toile de coton noir et de la soie. Elle trace à la craie blanche un trait sur le tissu noir. La vieille armoire de sa grand-mère, qui se trouve aujourd’hui dans sa chambre, semble ne pas avoir de fond. Leur maison possède encore un grenier rempli de commodes et de valises en contreplaqué. Et à côté de l’étable se trouve la resserre qui tombe en ruine. Pendant les longues soirées d’automne, nous y passions parfois des heures à essayer de vieux vêtements. Les odeurs de lavande et de renfermé se mêlaient à celles de la laque et du parfum rapporté de Leningrad par sa mère. Les robes en coton rose et à la taille serrée, cousues à la main, les foulards en gaze colorés, les vestes de tailleur en laine épaisse et nos lèvres maquillées nous transformaient en étrangères, en orphelines précoces et en petites femmes aux épaules rembourrées de ouate. Parfois nous nous tournions et retournions devant le miroir jusqu’à ce que le crépuscule obscurcisse les fenêtres. De la cuisine nous parvenaient une odeur de petit salé cuit et des bruits de plus en plus forts à mesure que le soir avançait. Je commençais à craindre de rentrer chez moi dans l’obscurité. Alors Liidia allait dans le sas d’entrée glacial, prenait une lampe de poche carrée et enfilait ses bottes en caoutchouc pour parcourir avec moi les ténèbres du chemin rempli d’ornières boueuses, jusqu’à ce que sur la colline apparaissent les lumières du nouveau quartier.
     
     Mardi 30 mai
     

     Avec Liidia nous avons révisé les maths pour l’examen et nous avons bronzé à notre endroit favori, là où la rivière fait un coude entre les prés.
     Nous sentions les doigts chauds du soleil de mai palper délicatement nos corps pâles sur le couvre-lit délavé.
     Sous les lampes vives des projecteurs du photographe, le corps s’allonge, se transforme, il est soudain adulte, complètement formé, après avoir grandi avec une vitesse inattendue comme un plant de tomates laissé sur un appui de fenêtre dans la chaleur et la lumière du printemps. Chaque jour, la gêne et l’imperfection humiliante de ce corps se dissimuleront dans les ombres, la gaucherie des gestes aura disparu dans les courbes, dans la surface lisse et brillante du papier photo ou de la peau. L’appareil a ôté du corps la peau qui craint le moindre effleurement, qui a sans cesse besoin de se cacher, une nouvelle Liidia abandonne sa mue comme un serpent sur le sol d’une coupe rase au printemps. Je veux et ne veux pas voir. Mais elle me regarde. Elle n’a pas peur, même sur de telles photos, de fixer l’objectif. Je me revois l’été de mes 10 ans sur le plongeoir dangereux aux marches cassées de la vieille retenue d’eau, avec la boule au ventre et la certitude qu’il ne fallait pas sauter. Cette fois-là, Liidia a sauté. Et sauté encore.
     Elle saute encore une fois. Et moi je suis réduite à attendre qu’elle revienne à la surface. Sa mère ne doit pas savoir – elle s’emporte si facilement. Personne ne devra jamais savoir.
     Avant de partir, Liidia a encore touché l’eau, marchant pieds-nus avec difficulté sur le sol meuble de la rive.
     
     Jeudi 8 juin
     

     Je tourne le cadran du téléphone, mon doigt se coince dans les trous en composant le numéro et dans ma main sans force le combiné pèse comme une hache. Je laisse sonner longtemps mais personne ne répond. Je ne raccroche que pour recommencer aussitôt après.
     
     Samedi 17 juin
     

     Le journal du district a depuis plusieurs mois un nouveau nom qui sent l’antique. La photo parue dans le numéro d’avant-hier est celle où l’on voit la nouvelle coiffure. Prise en octobre, la fois où nous étions allées en ville chez le photographe.
     Un corps mince, des cheveux blonds mi-longs, des yeux gris.
     Elle porte peut-être un haut de survêtement en nylon avec des rayures sur les manches, une jupe courte et des ballerines.
     Qui l’a vue ?
     Sur le papier fin du journal, l’encre a bavé, la trame de la photo rend les traits du visages plus durs.
     Les yeux sont noyés dans le brouillard comme le bord de la rivière au petit matin.
     
     Mercredi 21 juin
     

     La nuit ne tombe presque plus.
     Aujourd’hui encore je me suis promenée tard le soir derrière la prairie du kolkhoze au bord de la rivière, non loin de la maison de Liidia. Près du gué, même quand la journée est chaude en été, il fait frais. Là, le lit herbeux où coule la rivière est plus profond et dans les reflets de l’eau le ciel touche la terre. Sur le bord de la prairie piétinée par ceux qui effectuent les recherches, l’herbe a commencé à se redresser.
     J’aime quand le ciel est haut. Certains soirs, au début de l’été, quand on sent entre les immeubles du kolkhoze l’herbe fraîchement coupée et la terre humide, je regarde en l’air, je renverse la tête et je m’envole ou je tombe. Je tombe dans le ciel. À notre retour de la rivière, nos cheveux ébouriffés étaient ceints de couronnes de pissenlits, le ciel bleu et rose de ce soir de mai bourdonnait de vie et sur les arbres étaient apparues des feuilles vertes et humides. Quand nous avons rejeté notre tête en arrière, la couronne jaune de Liidia est tombée de ses cheveux épais dans l’herbe grasse du printemps.
     Liidia n’est pas venue à la cérémonie de fin d’année, ni à l’examen de mathématiques. Les hommes de la milice sont passés à l’école et chez nous. Et je suis allée les voir. Je leur ai dit tout ce que je savais, tout ce qu’elle avait prévu de faire. Qu’elle voulait partir, être indépendante.
     Aurais-je dû leur parler des photos ? Elle était pourtant belle sur ces clichés, même si j’ai dû détourner mon premier regard, tant elle était hardie, tant la peur était absente de son corps. Ce que je voyais était pour moi simplement étranger, une beauté différente. C’était Liidia regardée autrement. Son menton pointu se dressait vers l’appareil. Couverte d’ombres et sculptée par l’éclairage, était née de l’obscurité et de la lumière CETTE Liidia-là, avec en toile de fond le rideau aux motifs sombres de l’atelier.
     Que se passerait-il quand sa mère les trouverait ? avais-je pensé ce soir-là en replaçant silencieusement l’enveloppe entre les pages du cahier à carreaux, sans le dire à Liidia.
     Ils n’ont pas demandé, bien sûr. Liidia, aurais-tu voulu que je leur dise ?
     Quand j’ai quitté la rive, des fleurs fanées de lilas tardifs tournoyaient dans l’eau sombre. Une bouffée d’air froid a jailli du lit de la rivière comme une profonde inspiration et l’espace d’un instant, j’ai senti la présence de Liidia à côté de moi.
     Ils n’ont pas demandé.
     Je n’ai pas demandé.
     À cet endroit, les prés n’avaient toujours pas été fauchés. Le brouillard s’y accumulait. Mes tennis étaient complètement trempées par la rosée du soir quand je suis arrivée au bord de la route. Le bitume restituait encore la chaleur de la journée, mais je tremblais en traversant.  À la fenêtre de la cuisine chez Liidia, la lumière était allumée. Je me suis approchée sur l’étroit chemin jusqu’à la haie de sapins. Son père était assis devant la table et me regardait à travers la poussière de la fenêtre, sans me voir. Là, sous ces vieux arbres clairsemés où mes joues mouillées étaient recouvertes par la toile d’araignée déchirée de son regard vide, je ne bouge plus.
     Personne ne frappe à la fenêtre.

Traduit de l’estonien par Guillaume Gibert
     


[1] Il s’agit d’Erika Salumäe qui a remporté une première médaille d’or pour l’Estonie à Séoul en 1988.