La planche à billets

   Autour de chez Ado Näps, le soleil, en faisant fondre la neige, amenait au jour de temps à autre des objets insolites : derrière la maison, une cuisinière de campagne éventrée par un obus gisait sur le côté ; les alentours étaient jonchés de rayons de roues, qui faisaient penser aux os avec lesquels on confectionne des hélices ronflantes ; un casque vert traînait, renversé, au milieu d’une grande flaque de neige fondue. Sur la prairie, derrière la grange à battre, la neige faisait ressortir les taches de sang de l’hiver dernier, et le sol était couvert de douilles de cartouches sans nombre. Le vieil Ado se promenait presque chaque jour à travers champs, dans l’aulnaie et dans la forêt, soulevait du bout du pied les objets qui traînaient ici ou là, en fourrait quelques uns dans ses poches et les rapportait jusqu’à sa bicoque, qui avait comme par miracle traversé le fracas de la guerre sans être réduite en cendres.

   C’était une belle journée de printemps, la campagne verdoyait déjà, l’air se réchauffait au clair soleil de midi. En rentrant de la chasse, le gendarme Hunt prit par hasard la direction de la cabane d’Ado. Il portait son fusil en bandoulière et tenait par le cou un coq de bruyère qu’il avait abattu.
   Il s’arrêta devant la cabane, et son regard se posa sur les douilles d’obus alignées sur le muret de fondation.
   « Hm ! » grogna Hunt en voyant ce butin, qui aurait dû revenir à l’État, mais traînait maintenant chez Ado. Ses doigts tapotèrent la crosse du fusil : il fallait lui faire ne serait-ce qu’une remarque à propos de ces obus.
   La lourde porte était entrouverte, et Hunt passa la tête par l’ouverture avec curiosité. Dans la grange, il découvrit un véritable arsenal : les équipements de guerre les plus divers étaient entassés là, casques, baïonnettes, barbelés, câbles… De ce fouillis dépassaient même plusieurs fusils rouillés.
   Hunt poussa la porte de la grange du bout du pied ; les gonds de bois craquèrent et grincèrent. De nouveau les doigts du fouineur tambourinèrent sur la crosse du fusil, pendant qu’il mordillait l’extrémité de sa moustache.
   « Eh bien mon cochon ! » pensa-t-il, et son visage blêmit de colère. Dans la maison elle-même, ce clapier bas et tout de guingois sur lequel le soleil dardait ses rayons brûlants, régnait un silence virginal.
Hunt sortit brusquement de la grange, de son pas résolu de représentant de l’ordre. Où est Ado, cette vieille canaille qui s’approprie le bien d’autrui comme un pillard à l’arrière-ligne ?
   La porte de la cuisine était fermée de l’intérieur : l’homme était donc bien chez lui. À la fenêtre de la pièce, un tissu blanc était tiré devant la moitié du carreau… Ado semblait cacher quelque chose, le soustraire au regard du monde.
   Hunt monta sur le muret, et approcha son visage de la fenêtre pour regarder : il en avait bien le droit, en tant que fonctionnaire et garant légal de l’ordre public. Risquant la moitié d’un œil au-delà du rideau blanc, il se mit à observer l’intérieur de la pièce : Ado était assis à sa table, en bras de chemise, la tête penchée en avant ; devant lui étaient disposés une multitude de pots de peinture, de crayons, de pinceaux. Il était occupé à dessiner un cercle, en tirant la langue comme si cela pouvait aider ses mains maladroites dans leur travail minutieux et difficile.
   Hunt avança l’œil entier, et la surprise le lui fit écarquiller. Il avança alors l’autre œil, pour mieux voir le trafic mystérieux de cette canaille de Näps.
   « Ça par exemple ! » grommela Hunt, excité par l’énormité du forfait qu’il découvrait : le vieux était en train de falsifier des billets de cinquante marks qui dataient de la guerre ; il dessinait un autre zéro à côté du 50 pour les transformer en billets de cinq cents, les deux coupures étant par ailleurs identiques.
   « Tiens, tiens, tiens ! »
   Hunt se réjouissait perfidement et observait avec délectation l’activité du faussaire, ayant résolu de conduire aujourd’hui même ce vaurien hypocrite là où il le méritait. Avec un large sourire, il frappa soudain au carreau avec le doigt.
   Ce fut comme si une bombe avait éclaté à l’intérieur même du vieux Näps : son corps avachi se redressa dans un soubresaut, sa tête partit à la renverse, ses yeux gris s’écarquillèrent de frayeur. Apercevant au dehors, derrière la vitre et à contre-jour, une silhouette sombre au visage grimaçant, il s’affala sur la table et couvrit de son ventre toutes ces affaires mystérieuses qui craignaient la redoutable lumière du jour.
   « Ado, Näps, crapule, qu’est-ce que tu es en train de fabriquer ? » rugit Hunt de l’autre côté de la fenêtre, d’une voix dure et grave. « Maintenant je te tiens, vieux renard, laisse-moi entrer immédiatement, au nom de la loi ! Je t’embarque : aujourd’hui je ramènerai un drôle d’oiseau, en plus du coq de bruyère ! »
   Hunt, menaçant, pesait de tout son poids sur la vitre, au risque de la briser.
   « Laisse-moi entrer ! » répéta-t-il. « Ne joue pas à l’autruche. L’affaire est claire comme le jour, tu es bon pour dix ans à Naissaar ! »
   Le vieux Näps était toujours effondré sur la table, tout son corps tressaillait de peur, il hale-tait. Il savait bien que Hunt ne plaisantait pas, que c’était un fonctionnaire cruel et impitoyable. S’il le menaçait de l’envoyer à Naissaar, alors il l’y enverrait à coup sûr.
   « Canaille, ouvre la porte ! » À l’extérieur, la voix brutale continuait à gronder. « Au nom de la loi, laisse-moi entrer ! »
   Hunt se tenait toujours debout sur le muret, sa belle prise était toujours dans la pièce, juste de-vant ses yeux, affalée sur l’objet du délit, ne sa-chant pas quoi faire ou ne pas faire.
   « Tout le canton se demande comment ce Näps s’y prend pour vivre et pour manger. Il s’habille élégamment, va souvent au restaurant… mais il n’a pas de travail ! Eh bien ce saligaud reste ici au bord du marais à dessiner des zéros ! Comme s’il suffisait de faire cracher des billets de cinq cents tout neufs à la planche à billets ! Et qu’est-ce que tu as là-bas, dans ta grange, mon vieux ? Un vrai arsenal ! Pour quelqu’un de ton espèce, Naissaar c’est encore trop bon, je t’assure ! »
   Ado se redressa lentement. Il approcha son visage effrayé de la fenêtre et, les yeux humides, se mit à pleurnicher :
   « Cher Hendrik… nous sommes pourtant parents ! Si j’ai fait quelque chose de mal, c’est bien la première fois. Je peux te le jurer sur ce que tu voudras. Aie pitié d’un vieillard, sois indulgent et patient envers moi… et je ne recommencerai plus jamais ! »
   Mais Hunt semblait avoir un cœur de pierre. Quelle parenté y avait-il entre Ado et lui ? Lorsqu’Ado avait perdu sa femme, leur parenté avait disparu avec elle dans la tombe et ils étaient redevenus l’un pour l’autre de parfaits étrangers.
   Comme la porte restait toujours fermée, Hunt déclara : « Je vais chercher du renfort au village, et s’il n’y a pas d’autre moyen pour te déloger, nous démonterons ta baraque planche par planche. On te passera les menottes, c’est sûr, tu ne t’en tireras pas avec un de tes tours à la poudre d’escampette ! »
   Apercevant sur le chemin une charrette qui approchait, il quitta son poste à toute allure pour aller quérir de l’aide. Il était vif comme un poisson, anxieux de ne pas laisser échapper son faux-monnayeur. Pour un fonctionnaire ambitieux, la découverte d’un faux-monnayeur… c’était de l’avancement assuré ! Qu’Ado par ailleurs fût son parent – cela ne lui inspirait à cette heure aucune pitié.
   « Je suis perdu ! » gémit le vieillard à côté de la table, froissant des billets entre ses doigts.
   Il tremblait des pieds à la tête. Devant ses yeux usés, l’air devenait brumeux et crépusculaire. La silhouette droite de Hunt, qui se hâtait d’aller chercher de l’aide, disparut à son tour.
   Sur le chemin cependant, la charrette avançait lentement. Une grande armoire était posée en travers sur les ridelles, et le plateau était encombré de toutes sortes de vieilleries. L’homme lui-même allait à pied ; il portait une capote militaire verte et une casquette grise, militaire aussi : même le harnachement de son cheval semblait provenir d’un entrepôt militaire dévalisé. Lorsque la charrette atteignit le virage où Hunt, debout, l’attendait, celui-ci put distinguer, dans la masse du fouillis qui recouvrait le plateau, divers matériels de guerre : barbelés, douilles d’obus ; un casque vert, qui pendait au bout d’une corde, ressemblait à un demi-crâne.
   Maintenant il n’y avait plus d’espoir pour Ado, pas le moindre. Il s’était déjà sorti de bien des situations délicates grâce à sa ruse, mais aujourd’hui il échouait brutalement. Et il était trahi par son propre parent, cet homme ambitieux et inflexible, avec ce coq de bruyère ensanglanté à la main.
   De son côté, debout au bord du chemin, Hunt se répétait inlassablement les mêmes paroles : tu ne m’échapperas pas, vieux brigand, cette fois-ci tu ne m’échapperas pas ! Même si la peste venait à ravager le pays – tu ne m’échapperais pas !!
   Il leva la main avec assurance, indiquant ainsi d’un air important à l’homme qui cheminait de s’arrêter à sa hauteur. Sa main ouverte se dressait dans l’air comme un sémaphore.
   « Stop ! »
   La charrette continua cependant d’avancer en grinçant, car l’homme avait pris un peu de retard sur son véhicule, et trottait maintenant à l’arrière.
   Ado, au désespoir, observait la scène qui se déroulait sur la route. Il voyait le chargement progresser péniblement sur la chaussée défoncée, le cheval cherchant tout seul le meilleur chemin d’une ornière profonde à une autre. Mais soudain le chargement se renversa sur le côté, la remorque et l’armoire dégringolèrent dans le fossé vide, juste à l’endroit où se trouvait Hunt. De frayeur, le convoyeur leva les bras au ciel, son fouet à la main. Puis on entendit sur le chemin une détonation, des flammes et de la fumée jaillirent du lieu de l’accident. La terre fut ébranlée, les fenêtres de la cabane tremblèrent, et avant même que la fumée se fût dissipée, on put contempler un spectacle étrange : le cheval émergeant au grand galop du nuage de fumée, suivi par le premier essieu de la charrette avec ses deux roues, et l’homme qui l’instant d’avant trottait derrière le chargement se relevant au loin dans la lande, où il avait été projeté à quatre pattes.
   Quant au milicien et à son coq de bruyère – on n’en retrouva pas la moindre trace lorsque la fumée fut enfin dispersée.
   Le vieil Ado put terminer son zéro interrompu, et il ne fut plus question de son voyage à Naissaar.
   Lui aussi avait eu de la chance.

Traduit de l’estonien par Jean Pascal Ollivry