La saga des Joppenbuch

I

    Il était une fois trois frères, Karl, Ants et Peer, qui avaient une sœur nommée Vulve. Tous avaient reçu de leur père le nom de Joppenbuch.
    Le frère aîné, Karl, manifesta précocement des dispositions pour l’art. Alors qu’il n’était encore qu’en cinquième, certaines de ses œuvres furent choisies pour orner les parois d’une galerie de mine dans une ville jumelée. Lorsque son professeur de dessin envoya ses croquis à une revue américaine, celle-ci les publia immédiatement et Karl reçut plus de six cents lettres. Il réussissait particulièrement bien les renards et les cerfs. Il n’eut pas besoin de fréquenter une école d’art pour enfants, car un maître de la vieille génération, ayant vu ses travaux, s’exclama : « J’ai trouvé mon successeur ! » et proposa de lui donner gratuitement des cours particuliers.
    Karl entra ensuite à l’Institut des Beaux-Arts. En deuxième année, il épousa la jeune Adèle Bouillon, originaire de Crotteville. Adèle ramassait dans la forêt des racines aux formes étranges et façonnait avec elles de petits animaux, dans un style très personnel et saisissant. Elle réussissait particulièrement bien les lapins et les verrats. En épousant Karl, elle prit le nom de Joppenbuch, car il était d’usage que la femme prît le nom de son mari. En outre, Karl était déjà célèbre, mais Adèle ne s’était pas encore fait un nom et on la connaissait surtout comme la femme de Karl. Lorsqu’elle fut devenue une Joppenbuch, sa cote se mit à grimper à toute allure. Karl l’emmenait toujours avec lui lorsqu’il se rendait à une exposition de ses œuvres à l’étranger. Il la recommandait aux collectionneurs et aux fabricants de cartes postales, et, de façon générale, faisait tout ce qu’il pouvait pour faciliter sa carrière.
    Mais Adèle avait une forte personnalité et se révéla plus dure qu’on n’aurait pu le penser. Aimait-elle véritablement Karl ? Il appartiendra aux historiens et aux hommes de lettres de le découvrir. Peut-être l’utilisa-t-elle simplement comme une fusée porteuse qu’on abandonne une fois l’altitude de vol atteinte. Toujours est-il que l’art racinien d’Adèle devint bientôt très à la mode (surtout lorsqu’elle y introduisit une dose de surréalisme). On commença à parler d’elle et à écrire des articles sur son œuvre indépendamment de son lien conjugal avec Karl. C’est à cette époque qu’ils se séparèrent. Adèle conserva leur appartement de deux pièces et le nom de Joppenbuch, car c’était celui sous lequel elle était devenue célèbre. C’était à ce nom qu’arrivaient les invitations à participer aux expositions, sous ce nom qu’elle figurait dans les catalogues, etc.
    Adèle commença alors à fréquenter un certain Peeter Vomm, plaisant à regarder et agréable à toucher. Il n’avait qu’un défaut : il manquait cruellement de talent. C’est la raison pour laquelle, en épousant Adèle, il décida de prendre le nom de sa femme et se fit désormais appeler Peeter Joppenbuch. Mais leur vie commune ne dura guère, car Vomm n’était qu’un tout jeune homme, frais émoulu d’une école technique sovkhozienne. Adèle et lui ne tardèrent pas à se remarier. Et leurs nouveaux conjoints prirent eux aussi le nom de Joppenbuch.
 

II

    Si Karl avait connu la célébrité très jeune, son cadet, Ants, se révéla plus précoce encore. Sa spécialité était le graphisme libre. Alors qu’il n’avait pas encore terminé ses études à l’Institut des Beaux-Arts, ses œuvres ornaient dejà les galeries des pays nordiques, des collectionneurs privés les achetaient et on les exposait lors des triennales. Ants obtint à vingt-trois ans le titre d’artiste émérite. Il avait toutefois un défaut majeur : il était terriblement timide, coupé de la vie, et n’avait encore aucune expérience du sexe faible. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de ce qui lui arriva un soir, pendant un stage créatif pour jeunes artistes au bord de la mer d’Azov : alors qu’il se promenait en ville, il rencontra Miia, une demi-mondaine estonienne qui cherchait l’aventure, et se laissa aveugler par sa beauté plutôt vulgaire. Ses hautes exigences morales ne lui permettant pas de vivre avec elle en concubinage, ils se marièrent un mois plus tard. Miia Kudli devint Miia Joppenbuch et s’installa dans le trois-pièces d’Ants, en plein centre de Tallinn. Il apparut bientôt que ce mariage était fondé sur le sable, ainsi que sur de froids calculs de la part de Miia. Incapable de se retenir plus longtemps, elle s’adonna bien vite à sa passion des voyages. Elle se rendit à Sotchi, d’où elle revint avec un garçon à la peau sombre répondant au nom de Naftali Moukouzani. Naftali ne s’intéressait pas à l’art. En revanche, il désirait vivement participer à notre mouvement national, car dans ses veines coulait un quart de sang estonien, hérité d’ancêtres qui avaient jadis quitté l’Estonie pour émigrer dans le Caucase. Comme il n’avait nulle part où loger à Tallinn, il s’installa lui aussi dans l’appartement d’Ants, où ils vécurent quelque temps tous les trois. Mais bientôt, Miia et Naftali prirent l’habitude de battre régulièrement le maître des lieux, de sorte que celui-ci avait en permanence un œil tuméfié. Combien de chefs-d’œuvre demeurèrent-ils par leur faute à l’état de projets ! Un beau jour, Ants en eut assez de se faire tabasser et se réfugia chez une vieille tante qui habitait au bord d’un lac en Estonie du sud. Il s’y établit jusqu’à nouvel ordre.
    Le garçon à la peau sombre prit le nom de Joppenbuch, espérant ainsi être agréable aux nationalistes radicaux estoniens. Mais Miia ne tarda pas à devenir agressive avec lui aussi, car elle avait véritablement un caractère de cochon. Lorsque Naftali, dans un accès de colère, jeta un pot de fleurs par la fenêtre, elle appela la milice, qui plaça le garçon en garde à vue pour cinq jours. Une fois libéré, il infligea à sa compagne une râclée carabinée et épousa une douce jeune fille de Volgograd, une Allemande de la Volga qui pratiquait les arts du verre et fabriquait de merveilleux vases à partir de bouteilles de champagne. Elle aussi devint une Joppenbuch.
 

III

    Le troisième frère, Peer Joppenbuch, fit preuve quant à lui d’une grande précocité sexuelle. Celle-ci se manifesta dès le CM2, d’une façon qu’il ne serait pas convenable de rapporter ici. On peut même dire que, par la suite, il consacra à sa vie sexuelle tout son génie, et à l’art seulement son talent. Ce talent s’exprimait essentiellement dans ses illustrations de livres pour la jeunesse. Ses Poucette et ses Blanche-Neige arrachaient des larmes même aux maffiosi les plus redoutables du gang de Perm. Certains individus néanmoins — inutile de se voiler la face — avaient tendance à se livrer au-dessus de ses dessins à des pratiques solitaires. Ses Trois héros russes debout sur la frontière furent salués même par d’anciens prisonniers politiques. Mais sa plus belle réussite était probablement ses Trois petits cochons, dont se dégageait une force mystérieuse et une virilité si puissante que les femmes en devenaient folles. Peer avait de nombreuses relations féminines, mais toutes ses conquêtes ne devinrent pas des Joppenbuch, loin de là. Seules sept d’entre elles eurent cet honneur.
    Leur sœur à tous, Vulve, était également une artiste. Sa spécialité consistait à peindre des forêts : elle réalisait d’immenses toiles, couvertes de pins, d’aulnes, de sycomores et d’armoises. On admirait son coup de pinceau et on espérait qu’elle deviendrait le Chichkine estonien. Mais elle ne transmit son nom à personne, car elle était lesbienne.
     

IV

    Lorsque l’aîné des Joppenbuch publia ses dessins dans une revue américaine, l’événement fut relaté comme il se doit dans les journaux estoniens. C’était la première fois que le nom de Joppenbuch parvenait à la connaissance du public, et il parut alors un peu étrange et amusant. Mais comme il y a beaucoup de gens étranges dans notre pays, on n’y accorda pas d’attention particulière. Lorsque les frères cadets débutèrent et que l’on commença à mentionner aussi leurs épouses dans les rubriques artistiques des journaux, le public découvrit qu’il existait un nombre étonnamment élevé de Joppenbuch. Cela donna lieu à toutes sortes de soupçons et de suppositions. L’auteur de ces lignes a ainsi entendu de ses propres oreilles deux dames d’un certain âge parier une bouteille de cognac sur la question de savoir si tous les Joppenbuch étaient ou non frères et sœurs.
    Mais la véritable effervescence commença lorsque les enfants des Joppenbuch atteignirent l’âge adulte. Ils étaient particulièrement nombreux, car les Joppenbuch étaient un peu Mormons sur les bords. En outre, ils n’engendraient pas des héritiers seulement avec leurs épouses légitimes. Et leurs fils et filles illégitimes portaient pour la plupart le nom de Joppenbuch, car leurs mères avaient tenu à perpétuer ainsi le souvenir de l’instant glorieux où l’ombre d’un Joppenbuch s’était penchée sur elles. Comme les Joppenbuch avaient des gènes particulièrement puissants, la plupart de leurs descendants choisissaient également le métier d’artiste ou de créateur. De ce fait, le nombre de Joppenbuch dans notre vie culturelle s’accrut considérablement. Et comme, en plus de leurs dispositions artistiques, ils avaient hérités aussi d’un sang chaud et d’un irrépressible besoin de se multiplier, eux aussi ne cessaient de se marier, de divorcer et de se remarier.
    De sorte qu’il y eu bientôt presque autant de Joppenbuch que de non-Joppenbuch.
    Bizarrement, aucun de ceux qui avaient reçu ce nom à un moment ou un autre n’acceptait d’y renoncer autrement que sous la contrainte. Un cas resté célèbre est celui de la troisième femme du cinquième fils de Peer Joppenbuch, qui parvint à forcer la précédente, c’est-à-dire la deuxième épouse dudit fils, à reprendre son nom de jeune fille. Il convient tout de même de préciser qu’il y avait des raisons à cela, car les deux femmes portaient le même prénom, Kadi-Klei, elles étaient nées le même jour, avaient toutes les deux des taches de rousseur et le sein droit plus gros que le gauche. Elles se ressemblaient tellement que même l’agent du KGB chargé de les surveiller ne parvenait pas à les distinguer. La situation était en outre compliquée par le fait que l’une des deux était une aventurière qui se retrouvait sans cesse dans des situations scabreuses, et que le public avait tendance à attribuer ses frasques à l’autre femme, qui, elle, était vertueuse et végétarienne. C’est pourquoi la première fut obligée de reprendre son nom de Timirjazev.
    Quoi qu’il en soit, être un Joppenbuch devint de plus en plus prestigieux. Personne ne songeait plus à se moquer d’eux. Ce nom était au contraire devenu un objet de désir. La polygamie n’étant pas légalement reconnue dans notre pays, on utilisait pour l’obtenir toutes sortes de moyens. C’est ainsi qu’une critique d’art de quarante ans se fit adopter par un fils de Karl Joppenbuch, Mäidu, bien que celui-ci eût sept ans de moins qu’elle. Certains n’hésitaient pas à recourir à la tromperie. On vit par exemple apparaître un jour, à un exposition de printemps, un certain Roger Joppenbuch. On n’y prêta d’abord pas attention, car les Joppenbuch étaient si nombreux que personne ne pouvait prétendre en avoir une vision complète. La supercherie fut découverte par hasard lors du banquet final. Le jeune homme, qui s’appelait en réalité Boulanger, avait usurpé le prestigieux nom pour s’introduire dans la bonne société. Le cas fut abondamment relaté par les journaux, ce qui eut malheureusement pour effet de donner des idées aux autres. À compter de ce moment, il fut presque impossible d’organiser une exposition sans que ne s’y présente quelque Joppenbuch autoproclamé. On finit cependant par s’habituer au phénomène, et un haut fonctionnaire déclara même lors d’une assemblée générale annuelle : « Camarades ! le fait que chaque année qui passe, à côté des véritables Joppenbuch, nous apporte aussi son lot de faux Joppenbuch, est un signe de la richesse et de l’intensité de notre vie artistique ! »
    Le nom de Joppenbuch fut également adopté par un architecte, dont la particularité la plus remarquable consistait en ceci qu’il ne montrait jamais à ses clients les plans de leur future maison, mais s’élevait dans les airs et dessinait avec de la fumée blanche les contours du bâtiment.
    Joppenbuch était devenu un nom commun. Les étrangers qui ne connaissaient pas l’estonien pensaient que Joppenbuch signifiait tout simplement « artiste » et envoyaient des lettres avec pour toute adresse : Estonia. Union of the Joppenbuchs. De fait, les Joppenbuch s’étaient regroupés en une organisation, dirigée par Karl Joppenbuch, lequel n’était que très modérément gâteux. On l’appelait maintenant Le Vieux Joppenbuch Lui-Même, et les animaux à cornes qu’il avait peints dans sa jeunesse étaient désignés de plus en plus souvent sous le nom de « cerfs sous tension ».
 

V

    Ainsi florissait la race des Joppenbuch. Certes, de temps à autre survenaient de petits malentendus. Par exemple, si l’Union recevait un paquet d’aquarelles de Taïwan adressé à E. Joppenbuch, il était nécessaire d’obtenir des informations complémentaires, car sur la liste des membres figuraient Eeri, Esra et Emmanuel. Néanmoins, cette époque bénie aurait sans doute pu se prolonger encore longtemps, si un esprit insatisfait — on en trouve hélas dans les meilleures familles — n’avait eu l’idée, il y a trois ou quatre ans de cela, de convoquer avec quelques-uns de ses semblables un plénum des unions de créateurs. La conséquence la plus notable — que les organisateurs n’avaient évidemment pas prévue — fut que l’on commença à rémunérer le travail des Joppenbuch de façon beaucoup moins généreuse que précédemment. Il faut dire que la situation matérielle des Joppenbuch était jusqu’alors plutôt enviable. Mais il apparaissait maintenant que l’État était pauvre et ne pouvait plus se permettre d’entretenir une horde de Joppenbuch qui totalisait déjà probablement un bon millier de membres. On découvrit que les honoraires qu’ils percevaient de l’État étaient en réalité des pots de vin déguisés, que les Joppenbuch étaient à la solde du pouvoir et qu’il était temps de mettre un terme à ces pratiques. Les Joppenbuch les plus avisés, sentant que le vent commençait à tourner, renoncèrent d’eux-mêmes à leur métier et se reconvertirent dans les carrières d’agent immobilier, de plombier ou d’orthopédiste. Les autres, trop imprégnés de l’esprit ancien, ou trop nationalistes, ou tout simplement trop paresseux, poursuivirent obstinément leur œuvre. Les plus âgés et les plus méritants d’entre eux pouvaient s’offrir le luxe de peindre et de sculpter, car ils avaient déjà pu s’acheter, avec le fruit de leur travail, des petites bicoques à Nõmme et à Merivälja, où ils disposaient même d’un potager. En outre, l’État leur versait par charité une modeste pension. Comme personne ne leur achetait plus rien, ils s’offraient leurs œuvres les uns aux autres, afin d’introduire dans leur vie un peu de variété. Lorsqu’ils se retrouvaient entre eux quelque part, ils poussaient des soupirs nostalgiques et, d’un air triste, se donnaient mutuellement de petites tapes dans le dos ou sur les genoux.
    Certains Joppenbuch moururent de faim, d’autres se réfugièrent à l’étranger, où ils purent continuer à gagner leur vie sous un nom d’emprunt, en se gardant bien de révéler à quiconque qu’ils étaient des Joppenbuch d’Estonie.
    Il était maintenant tout à fait impossible de convaincre les jeunes de devenir ou de rester des Joppenbuch, car cela leur apparaissait comme une situation sans perspective. Lorsqu’un Joppenbuch se mariait, son épouse conservait son nom de jeune fille et le mari prenait le nom de sa femme. On assista à une vague de rétablissement des anciens noms : des centaines de Joppenbuch redevinrent des Fèvre, des Pope et des Chien, le plus souvent cependant des Jobukukkel. Karl, l’auteur des cerfs sous tension, adopta en signe de contrition le nom de Kube et commença à marcher pieds nus.
    Dans ces conditions, le nombre des Joppenbuch diminua à un rythme soutenu, et il n’en resta bientôt plus un seul. La population les oublia rapidement, car ils n’étaient pas aussi nécessaires que le pain ou les cigarettes. Il y avait certes à l’étranger quelques excentriques isolés qui s’y étaient intéressés. Mais le courrier fonctionnait mal, et lorsqu’ils entreprirent d’alerter leurs gouvernements pour qu’ils envoient de l’aide, il était déjà trop tard. Le jour où parvint enfin à l’Union des Joppenbuch la première aide humanitaire, sous la forme d’un gros sac de lait en poudre danois, il n’y avait plus personne qui eût pu s’en servir pour se préparer de la purée ou du chocolat chaud.
    Le sac resta longtemps sous la table. Une nuit cependant, sous le couvert de l’obscurité, un ex-Joppenbuch plus coriace que les autres se glissa furtivement dans la pièce, dilua un peu de lait en poudre dans de l’eau, prit un rouleau de papier à dessin et, trempant sa plume d’oie dans le lait, consigna l’édifiante histoire des Joppenbuch à l’intention des générations futures, afin qu’elles n’oublient pas que cette époque extraordinaire avait existé.

1992

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin