La tribu disparue

(extrait de roman)
     
     Cela se produisit deux ans et demi après ma séparation d’avec Maria, lors de la fête de Mardi Gras du Musée ethnographique estonien, à laquelle étaient aussi conviés les employés du Musée de la littérature. Je me retrouvai à la même table qu’un collègue plus âgé qui ne travaillait plus tous les jours au musée et que l’on voyait de ce fait assez rarement. Son nom était Feliks Kreevald.
     À part « bonjour » et « au revoir », nous ne nous étions jamais véritablement adressé la parole. Mais ce jour-là, nous échangeâmes d’abord quelques banalités autour d’un café accompagné d’un bon cognac, puis, après le quatrième verre d’alcool, ma langue se délia. Peut-être avais-je perçu sur son visage ou dans sa manière d’être quelque chose de paternel, ou bien j’avais tout simplement trop bu. Toujours est-il que je commençai à lui exposer, sur le ton de la confession, l’impasse où se trouvait ma vie et mon désir de relever de nouveaux défis.
     Après lui avoir chanté pendant une demi-heure ma triste complainte, je constatai du coin de l’œil qu’il n’avait pas l’air fatigué de m’écouter. Bien au contraire, il semblait avoir suivi le récit de ma vie avec une attention et un intérêt tout à fait singuliers. Cela m’étonna, car d’habitude les gens finissent par se lasser d’écouter et sont pris d’une envie irrésistible de raconter leur propre vie, qu’ils estiment toujours plus riche en rebondissements et en épreuves. Peut-être était-ce l’effet de l’expérience et de la maturité de mon bienveillant collègue. Lorsque j’achevai enfin mon récit, je vis briller dans ses yeux une petite flamme songeuse.
     « J’ai été un jour dans une situation très semblable à la tienne, peut-être même pire, me dit-il avec un sourire compréhensif. C’était il y a une vingtaine d’années. Une seule chose m’a aidé à m’en sortir : un voyage, une expédition.
     — Voilà ! m’écriai-je. Et ce voyage t’a bien évidemment conduit à l’est de l’Oural, n’est-ce pas ?
     — Non, pas du tout. C’était ici, en Estonie. À vrai dire, cela a commencé comme une banale expédition pour collecter des légendes locales, mais c’est devenu ensuite tout à fait autre chose. Je peux t’en parler, si tu veux. Peut-être que cela t’aidera.
     — Raconte-moi ! opinai-je avec enthousiasme.
     — Mais je ne sais pas si tu seras capable d’entendre cette histoire, ajouta-t-il d’un ton prudent. Je l’ai déjà racontée à quelques rares personnes et, à une exception près, aucune ne l’a vraiment comprise. Elles m’ont écouté, mais elles ne m’ont pas compris. Ou plutôt elles ne m’ont pas cru.
     — Raconte quand même, insistai-je. Ce n’est pas très grave si je ne comprends pas.
     — D’accord. Comme je l’ai déjà dit, cela a commencé comme une banale expédition de collecte, dans la région du Soomaa. J’avais entendu parler par hasard d’une vieille légende selon laquelle il y aurait eu autrefois là-bas, il y a environ trois cents ans, pendant la guerre du Nord, des êtres humains assez étranges qu’on appelait les nuhka-nähka. Cela ne te dit rien ? »
     Je secouai la tête.
     Mon collègue me demanda de nous reverser du cognac. Quand nous eûmes trinqué et vidé nos verres, son visage se couvrit soudain d’une étrange grimace. Comme sous l’effet d’une rage de dents.
     « Et merde… Je ferais peut-être mieux de ne plus raconter cette histoire à personne. Elle risque de te tourmenter inutilement, comme elle me tourmente depuis toutes ces années », dit-il en regardant le plancher. On voyait que c’était douloureux pour lui.
     « Non, non, Féliks, m’enflammai-je. Maintenant que tu as commencé, tu dois tout me raconter, sinon c’est l’ignorance qui va me tourmenter !
     — Bon, d’accord. Mais c’est toi qui en assumes la responsabilité. Donc, comme je te l’ai dit, j’étais à l’époque, il y a une vingtaine d’années de cela, dans une situation assez similaire à la tienne. J’étais certes plus âgé que toi aujourd’hui, mais j’avais besoin que la vie m’offre un nouveau défi, me mette à l’épreuve, pour ne pas me noyer dans la grisaille quotidienne de cette ville. De façon assez inattendue, j’ai été aidé par la grand-tante d’un ami, à qui nous étions venus rendre visite à Viljandi. Je ne me souviens plus comment nous en sommes arrivés à ce sujet, mais au détour de la conversation cette femme nous a parlé de son grand-père. Celui-ci avait vécu dans sa jeunesse à Vastemõisa, où il avait entendu dire qu’à l’époque suédoise, entre la guerre de Livonie et la guerre du Nord, des gens très étranges s’étaient installés sur une île au milieu du marais de Toonoja et y avaient fondé un village. Ces gens, qu’on appelait les nuhka-nähka, ne se mêlaient pas aux habitants des environs, qui les fuyaient et les craignaient. J’ai essayé d’en savoir plus, en lui demandant pourquoi on les appelait ainsi et pourquoi on les redoutait, mais cette femme n’en savait pas davantage ou ne voulait rien dire de plus. La conversation a dévié ensuite vers d’autres sujets. Cette histoire est cependant restée gravée dans mon esprit et j’ai poursuivi ensuite mes recherches sur la question. Les archives historiques à Tartu et à Tallinn ne m’ont pas livré beaucoup de matériaux. J’ai trouvé seulement quelques lignes d’un chroniqueur de l’époque, Friedrich Bienemann, sur la disparition mystérieuse de plusieurs soldats suédois en Livonie du Nord et dans la région de Soontagana. Les fonds de notre musée contenaient déjà un peu plus d’informations sur ces nuhka-nähka, mais hélas seulement sous la forme de légendes et de traditions. La majorité d’entre elles avaient été notées par des folkloristes à la fin du dix-neuvième siècle ou au début du vingtième. La dernière fiche datait de l’année 1927.
     Selon l’une de ces fiches, on avait découvert pendant la guerre du Nord, sur des îlots de la tourbière d’Ördi, les restes sanglants de trois soldats aux chairs à moitié rongées, dont les os portaient des traces de coups de hache. Selon une autre légende, plus longue, il y avait depuis l’époque de la guerre de Livonie, sur une île de la tourbière de Toonoja, dans la partie nord du marais de Kuresoo, un village dont les habitants avaient la réputation d’être des guérisseurs et auprès de qui on venait chercher secours depuis des régions très lointaines. J’ai trouvé également, dans les archives du folklore, quelques histoires de fantômes concernant les forêts du Soomaa, où des promeneurs solitaires auraient eu la tête coupée et où l’on aurait trouvé des restes humains dans des feux de bois éteints, et aussi un chant présentant les nuhka-nähka comme des gens très rusés, aimant beaucoup chanter et qui mangeaient de la chair humaine. L’époque qui a vu naître ces légendes et ces chants était évidemment très rude. Pendant la guerre du Nord, notre pays a été dévasté simultanément par trois fléaux : la peste, la famine et les groupes de soldats errants qui, pour se divertir, pillaient les fermes et tuaient les paysans. La conséquence de tout cela est que l’Estonie et la Livonie ont fini par se vider presque complètement de leurs habitants, au point que lorsqu’un être humain apercevait dans la forêt les traces de pas d’un autre humain, il tombait à genoux, embrassait les empreintes et pleurait de joie… Il s’est passé avant et après cela bien des choses horribles, mais il n’y a jamais rien eu de pire que cette époque où toutes les calamités — les Suédois, les Polonais, les Russes, les Tatars, les famines, les pestes et les sécheresses — ont déferlé sur nos terres. Les détachements punitifs d’Ivan le Terrible et les soldats en maraude n’ont pas laissé pierre sur pierre dans les villages où ils sont passés. Les récoltes et le bétail ont été confisqués et ce qui restait a été brûlé. Les enfants ont été déportés comme esclaves en Crimée ou en Russie. Les garçons et les pères qui essayaient de résister ont été torturés sauvagement, écorchés vifs, et avant qu’ils aient eu le temps de rendre l’âme, on les attachait à un arbre et on les obligeait à regarder les soldats violer les femmes et les filles de leur famille qui poussaient des hurlements. Une partie des paysans sont parvenus à se réfugier dans les villes, les autres sont restés où ils étaient et ont continué de souffrir en serrant les dents. La vie n’a pu suivre son cours ordinaire que dans quelques rares villages isolés au milieu des marais et des forêts.
     L’un d’entre eux se trouvait justement à Toonoja, sur une île du marais à laquelle les soldats à cheval lourdement équipés ne pouvaient pas accéder facilement. Selon les témoignages, à cause des guerres, des famines et des épidémies de peste, les habitants de ce village étaient devenus de plus en plus méfiants, et du même coup plus sournois, plus dangereux et plus sauvages. Nul n’avait vraiment réussi à les voir, ce qui n’avait fait qu’accroître la peur de les rencontrer. Ces habitants de Toonoja devinrent l’effrayant témoignage de l’effet que peuvent avoir sur les humains de longues années de guerre et de souffrance, de famine et de ténèbres. Ils n’étaient plus très différents des bêtes sauvages et inspiraient la crainte aussi bien aux étrangers qu’à leurs compatriotes. Mais cela leur a permis de rester en vie. »
     À ce point de son récit, Féliks reprit son souffle et but une gorgée de café.
     « Mais d’où vient donc cet étrange nom de nuhka-nähka ? demandai-je.
     — Ne sois pas si impatient. Je vais y venir. Verse-nous plutôt encore un peu de ce sympathique liquide doré. Voilà. À la tienne ! Et longue vie à nous tous ! »
     Il proposa d’aller fumer à l’extérieur. En allumant sa cigarette dans la pénombre du soir, il poursuivit :
     « Selon l’une de ces légendes, au cours d’un hiver très froid, les nuhka-nähka ont tendu une embuscade aux soldats qui venaient les chercher. Ils leur ont coupé la tête, les ont éviscérés et ont fourré la viande dans des sacs, après quoi ils ont fixé leurs raquettes à l’envers, la partie avant vers l’arrière, afin de tromper leurs poursuivants. Plus tard, on aurait vu à différents endroits de la forêt des têtes de soldats morts plantées sur des pieux, dans le but de semer la terreur chez les envahisseurs, ce qui a effectivement fonctionné. La région du Soomaa a été considérée comme taboue et les détachements punitifs, composés principalement de cosaques russes et de Tatars superstitieux, faisaient un grand détour pour éviter cet endroit. La peur des sorciers et des démons était encore à cette époque une arme très puissante. Mais retournons à l’intérieur, sinon nous allons nous ratatiner de froid. »
     La température avait en effet fortement baissé et de lourds flocons de neige fondue commençaient à tomber.
     Une fois revenus dans la salle, nous découvrîmes que quelqu’un avait volé la bouteille de cognac que nous avions laissée sur la table. Comme Féliks refusait de poursuivre la conversation sans boissons fortes, je proposai d’acheter au buffet deux tasses de café et une flasque de cognac Napoléon s’il voulait bien me raconter la suite de son histoire.
     « Oui, reprit Feliks, lorsque nous eûmes versé dans nos gosiers une gorgée de café et un petit verre d’alcool. Il y a encore autre chose qui me chiffonne jusqu’à aujourd’hui et qui explique pourquoi j’ai commencé à te raconter tout cela. En dressant la liste des expéditions de collecte d’après les informations conservées dans les archives, j’ai constaté quelque chose d’étrange. Au cours des soixante-dix dernières années, quatorze missions de collecte du folklore ont été organisées dans cette région. Mais à deux reprises, en 1934 et en 1975, leurs membres ont mystérieusement disparu. En 1934, c’était un jeune couple qui avait entrepris de se rendre en bateau de Tohvri à Kuusekäära, pendant la grande crue d’avril. En 1975, les disparus étaient deux étudiants en dernière année à l’université de Tartu. Dans un cas comme dans l’autre, la disparition a été expliquée par la crue de printemps, car les deux expéditions avaient lieu pendant la fameuse cinquième saison, au cours de laquelle les habitants de la région ne peuvent se déplacer qu’en barque. On a donc pensé que la rivière en crue avait fait chavirer les embarcations des ethnographes. Beaucoup de questions sont cependant restées sans réponse : si l’on a bien découvert par la suite les barques, les victimes, elles, n’ont jamais été retrouvées, comme si elles s’étaient évaporées ! Les corps des jeunes gens ne sont jamais remontés à la surface, et on ne les a pas trouvés non plus dans les amas végétaux coincés derrière les arbres tombés dans la rivière. Ce qui rend la chose plus intrigante encore, c’est que cela s’est produit deux fois, certes à près d’un demi-siècle d’intervalle. On me dira évidemment que, pendant la grande crue, les randonneurs en barque sont nombreux et que de tels accidents regrettables se produisent de temps en temps. Mais je voudrais tout de même savoir pourquoi les disparus étaient précisément des folkloristes partis collecter les anciennes légendes de cette région. »
     Notre discussion, ou plus précisément le passionnant monologue de Feliks fut interrompu par le veilleur de nuit qui nous annonça d’un ton bougon que les autres invités étaient déjà partis depuis longtemps et qu’il devait maintenant fermer le bâtiment.
     Nous sortîmes dans la nuit froide. Le vent s’était levé et nous jetait au visage un mélange de pluie et de neige fondue. Nous relevâmes nos cols et partîmes à grands pas en direction du centre-ville. Nous étions déjà passablement éméchés, mais cela n’avait aucune importance. L’histoire que Félix avait commencé à me raconter avait fait sur lui comme sur moi un tel effet que la seule solution nous semblait être de poursuivre le récit dans un bar.
     Pendant que nous marchions vers le centre, le visage fouetté par les rafales chargées d’humidité, mon collègue me criait presque dans les oreilles pour couvrir le rugissement du vent :
     « Est-ce que tu veux savoir mon avis sur tout cela ? Je pense que le tempérament estonien s’est modifié à cette époque, à cause de ces terribles guerres et de ces famines… Auparavant, nous étions beaucoup plus ouverts et plus joyeux, mais après nous être fait passer dessus par les Suédois, les Russes, les Tatars, les Allemands et les Polonais, après avoir été continuellement battus, violés et torturé, quelque chose s’est brisé et les cent ou cent cinquante mille Estoniens qui ont réussi d’une façon ou d’une autre à rester en vie ne sont jamais redevenus comme avant, ils sont devenus méfiants, sournois et hostiles à tout ce qui est étranger. La clé de cette transformation, ou plus précisément de ce trauma psychique, se trouve peut-être précisément là-bas, dans ces événements vieux de trois cents ans. Tu comprends ce que je veux dire ? »
     À travers la neige fondue qui me giflait, j’examinai le visage de Feliks crispé par la rage et hochai la tête. Nous nous arrêtâmes derrière un buisson pour fumer. Il nous fallut un long moment et une dizaine d’allumettes avant de parvenir à allumer nos cigarettes. À la lumière de leurs bouts incandescents, je vis que dans le regard de mon vieux collègue était apparue une lueur fanatique. Il tirait fébrilement des bouffées, les yeux fixés sur l’obscurité, et hochait de temps en temps la tête en marmonnant des mots indistincts.
     « Je propose qu’on aille à Illegaard. C’est un endroit calme et c’est ouvert jusqu’à deux heures du matin », criai-je à Feliks à travers le vent, car je voulais absolument entendre son histoire jusqu’au bout. Je venais tout juste de me procurer la carte de membre de cet établissement, sans laquelle il n’était pas possible d’entrer.
     Le bar était tranquille, agréable et chaud. En plus de nous, il y avait là six ou sept clients, des habitués pour la plupart. Un homme de petite taille avec une barbe et des lunettes jouait doucement du piano dans la salle du fond. Je commandai au comptoir deux cafés et deux cognacs et nous nous assîmes sur un canapé en cuir noir qui occupait toute la longueur d’un mur.
     Je demandai à Feliks si l’on n’avait vraiment rien retrouvé de ces folkloristes disparus, pas même un petit bout de vêtement. Son visage se figea en une étrange grimace et je ne compris pas s’il réfléchissait ou si ma question l’irritait.
     « Si, bien sûr, on a retrouvé des choses. Leurs vestes et leurs sacs à dos avec presque tout leur matériel. Mais cela n’a absolument pas contribué à éclaircir le mystère. En soixante-quinze, on a donné à l’affaire des suites officielles : un enquêteur des services de sécurité a été nommé, un spécialiste de son domaine. Les forêts et les rivières situées autour de l’endroit où l’on avait découvert les vêtements et les sacs ont été fouillées avec des chiens et des détecteurs, mais on n’a pas retrouvé les corps.
     — Tu crois donc qu’il y avait là-bas quelque chose ? » demandai-je.
     Feliks hocha la tête.
     « Et je crois qu’il y a peut-être toujours quelque chose aujourd’hui, ajouta-t-il après une pause. Tu sais ce qui me fait dire ça ? Leurs sac à dos contenaient toutes sortes d’affaires, même leurs portefeuilles s’y trouvaient encore. Mais leurs carnets de terrain, leurs magnétophones et leurs appareils photo avaient disparu. J’ai pu parler plus tard avec un agent de la milice qui avait participé à l’enquête, c’est lui qui m’a rapporté ce détail. Pendant les années qui ont suivi, je me suis souvent interrogé et j’ai fini par penser qu’un habitant de cet endroit n’avait pas apprécié que ces folkloristes voient et photographient certaines choses. Il existe peut-être des réalités qu’il est plus sage de ne pas mettre au jour, qu’il vaut mieux laisser tranquilles. »
     Pendant qu’il parlait, Feliks semblait s’être recroquevillé. On aurait dit qu’il ne parlait plus avec moi, mais davantage avec lui-même.
      « Tu ne veux tout de même pas dire que certains de ces… — quel était leur nom déjà ? —, que certains de leurs descendants seraient encore en vie ? demandai-je avec étonnement.
     — C’est précisément ce que je veux dire, acquiesça-t-il en hochant la tête nerveusement. Et je pense même qu’ils peuvent mener une vie ordinaire au milieu des gens ordinaires sans que personne ne soupçonne leurs origines réelles. Ou du moins, si un habitant de cette région sait ou devine quelque chose, il ne parle pas, car il a peur. »
     Feliks ajouta encore quelque chose qui, même dans ce lieu paisible et confortable, me donna la chair de poule. Il me dit qu’il avait un jour rencontré quelqu’un qui connaissait l’un de ces êtres.
     « Il s’appelait Léonard, me dit-il en se penchant vers moi. Le vieux Léonard du village de Tohvri. C’est lui qui le connaissait. Il m’a expliqué que cet homme était tout à fait intelligent et sympathique. Il venait une ou deux fois par an à Tohvri pour faire quelques affaires. Il était un peu apiculteur, un peu tailleur et cueilleur de plantes médicinales. Il était surtout très apprécié en tant que tailleur. Il avait confectionné pour les hommes et les enfants du village de bons costumes en laine. Il faisait cela très bien, dans un tissu de qualité et pour pas trop cher. C’est pourquoi on l’appréciait. Il habitait à plusieurs dizaines de kilomètres de là, dans la forêt, au bord de la rivière Raudna. Au printemps, il remontait la rivière dans sa pirogue jusqu’à Tohvri. Certaines fois, plus rarement, il venait à pied par la forêt, un grand sac sur le dos. Il passait généralement la nuit chez une vieille du village qu’il connaissait depuis longtemps. Mais un jour où la vieille n’était pas chez elle, il avait demandé le gîte à Leonard. C’est Leonard lui-même qui me l’a raconté. La discussion avec le tailleur s’était révélée très intéressante, car il savait beaucoup de choses sur les contrées lointaines. Il avait apporté en cadeau un alcool au genièvre et au pain d’abeille. Pourtant, en parlant avec lui et en le regardant dans les yeux, Leonard s’était senti mal à l’aise. Il avait éprouvé comme un sentiment de vide dans le ventre. Au début, il n’y avait pas prêté attention, car tant que l’homme parlait, tout était très intéressant et sympathique, mais après l’extinction des feux, quand chacun était parti dormir dans sa chambre, Leonard avait remarqué qu’il tremblait de tout son corps. Alors seulement il avait compris que le sentiment étrange qu’il avait éprouvé un peu plus tôt n’était rien d’autre que la peur causée par ce visiteur qu’il avait accueilli dans sa maison. Ce sentiment ne cessait de grandir en lui. La peur avait fini par devenir si forte que le maître de maison s’était précipité dans la cuisine, avait allumé la lumière et bu toute la bouteille d’alcool posée sur l’étagère. Après quoi il avait monté la garde jusqu’au matin, assis à la table, son fusil de chasse entre les bras… Ce Leonard avait l’instinct d’un vieux chasseur, il avait fait la guerre et connaissait bien les hommes. Il m’a dit qu’il était capable de savoir dès le premier coup d’œil si quelqu’un était une bonne ou une mauvaise personne, un salaud ou un malin, mais qu’il n’avait pas réussi à percer à jour ce visiteur nocturne. Il avait seulement perçu en lui quelque chose de terrifiant. Il y avait chez cet homme quelque chose qui lui avait donné des frissons pendant plusieurs jours.
     — Est-ce qu’il est encore en vie ?
     — Qui ça ? Leonard ? Je ne crois pas. Notre rencontre remonte à une vingtaine d’années et il était déjà très âgé.
     — Est-ce que tu lui as demandé ce qu’il pensait de toute cette affaire ?
     — Oui, mais il a refusé de me répondre. J’ai insisté et je lui ai demandé de me montrer sur une carte, même approximativement, l’endroit où se trouvait la ferme du tailleur, mais il s’est fâché et nous en sommes restés là. »
     Feliks vida son verre et me jeta un regard étrange.
     « Enfin, les choses ne se sont pas tout à fait arrêtées là, reprit-il avec un petit sourire. À l’époque, j’avais à peu près ton âge et j’étais plein d’audace et d’énergie. J’ai réfléchi à son histoire et j’ai conclu que la ferme de ce tailleur des bois ne pouvait pas être beaucoup plus loin que deux jours de voyage en bateau pneumatique. J’ai passé en tout trois jours à ramer sur la rivière Raudna, deux jours vers l’aval, le troisième en remontant vers l’amont. J’en ai exploré tous les replis. J’ai pris pied sur la berge à de nombreuses reprises pour suivre des bouts de sentiers qui s’enfonçaient dans la forêt, et j’aurais peut-être fini par trouver le bon chemin si je n’avais pas été à court de provisions et si le temps ne s’était pas brusquement dégradé. Une pluie violente s’est mise à tomber et n’a pas cessé de la journée. Comme je n’avais pas de tente, j’ai décidé de poursuivre vers l’aval. J’ai trouvé finalement au bord de la rivière une grange à foin dont le toit ne fuyait pas trop. Là, j’ai séché mes vêtements en grelotant, j’ai mangé mon dernier quignon de pain et je me suis blotti dans le foin en me lamentant sur l’échec de mon expédition… Aujourd’hui, je me dis qu’en réalité cette pluie m’a peut-être sauvée la vie. »
     Nous restâmes un moment silencieux. La jeune serveuse essuyait déjà les tables en expliquant d’une voix lasse aux clients éméchés qu’elle ne vendait plus aucune consommation et que le bar fermait dans un quart d’heure. En me dissimulant derrière un pan de ma veste, je versai dans nos tasses de café deux lichettes de cognac.
     « Mais depuis ce jour, cette affaire n’a jamais cessé de me travailler, reprit Feliks avec un soupir. J’ai plusieurs fois voulu retourner là-bas, mais je n’ai pas trouvé en moi suffisamment de courage. J’ai peur de quelque chose, probablement de mes propres fantasmes, et puis je n’ai plus l’âge ni les nerfs que j’avais autrefois. Parfois, je me dis que si j’y retournais pour de bon, je me rendrais simplement ridicule : je ne trouverais rien, sauf peut-être, dans le meilleur des cas, les vestiges carbonisés d’une vieille ferme… Mais d’autres fois, j’imagine que ce tailleur ou l’un de ses descendants vit encore aujourd’hui quelque part dans cette forêt marécageuse. Et ainsi, dans cette alternance de doutes, d’espoirs et de regrets, les années ont passé insensiblement. Je regrette que mon expédition n’ait pas abouti. J’en garde au fond de moi une sensation de vide. »
     Son récit terminé, Félix se tassa sur lui-même d’un air fatigué, comme un vieil oiseau aux ailes pendantes. Il fixa tristement le sol pendant un moment, la bouche tordue par l’amertume, les yeux figés. Puis soudain, il s’anima et me regarda intensément en fronçant les sourcils, comme s’il voulait vérifier que j’avais bien écouté son histoire. Lorsqu’il m’eut examiné un moment, les muscles de son visage se détendirent et dans ses yeux apparut une lueur amicale.
     « Est-ce que tu sais pourquoi je te raconte tout cela ?
     — Dis-moi.
     — Eh bien parce que tu me rappelles celui que j’étais il y a trente ans. Si j’étais toujours comme toi, je retournerais là-bas, par pure obstination, même s’il est probable qu’il n’y a plus rien aujourd’hui à trouver. Bref, toi qui as encore l’audace de la jeunesse, tu pourrais faire ce voyage à ma place, te rendre là-bas et interroger tous les habitants des fermes situées au bord de la rivière entre Kuusekära et Tohvri. Peu importe ce qu’ils te diront ou ne te diront pas. Ou si tu ne veux pas aller dans les fermes, tu peux simplement descendre la rivière en barque, admirer les magnifiques prairies humides, photographier les vieilles granges et les fermes abandonnées qui sont encore debout. Crois-moi, tu ne le regretteras pas. Mets-toi simplement en route et tu seras débarrassé de tes tourments. »
     Il était déjà deux heures du matin et on nous demanda de partir.
     « Réfléchis-y, me dit Felik en franchissant la porte, mais pas trop longtemps : il vaut mieux passer à l’action sans tarder, sans quoi… Ah, enfin fais comme tu veux. Peut-être que ce ne sont là que des élucubrations de vieillard. Porte toi bien ! »
     Il prit congé d’un geste de la main et nous partîmes chacun de notre côté au milieu des tourbillons de neige.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin