L’amour à Mustamäe

     Le jour où Mihkel Jürimäe, ingénieur de fabrication à l’usine Ilmarine à Tallinn, quitta sa famille, il abandonna toutes ses affaires à sa femme. La chose arriva au matin d’un banal jour de semaine : son épouse le jeta dehors définitivement après une nuit entière passée à discuter de leur relation et à se dire ce qu’ils pensaient l’un de l’autre. Chacun avait sur soi-même des idées différentes de celles de son conjoint et cette incapacité à communiquer rendait désormais la vie commune impossible.
     Pour marquer l’événement, Mihkel Jürimäe ne trouva rien de mieux que d’aller travailler à huit heures et demie. Pendant qu’il descendait l’escalier, sa vieille valise fut lancée par la fenêtre du troisième étage. Elle atterrit à ses pieds au moment où il débouchait sur le trottoir. Cela se passait dans la rue Kunderi, où ils habitaient à l’époque. Mihkel Jürimäe ramassa son bagage, car il tenait toujours compte des désirs de sa femme, et marcha jusqu’à la station de tramway. En franchissant les portes de l’usine, il se sentit un peu gêné par sa valise, mais ne voulut donner aucune explication. Ce n’est qu’à la fin de la journée qu’il demanda à son collègue Guido Ooter s’il pouvait l’héberger pour la nuit. Guido Ooter était célibataire et vivait dans une petite chambre. Il accepta, à la condition que s’il amenait une fille, Mihkel Jürimäe décamperait ou resterait parfaitement silencieux derrière le paravent.
     Ainsi devint-il une gêne pour son collègue, ce qui le chagrinait d’ailleurs au plus haut point. La direction de l’usine se montra compréhensive à son égard et le plaça sur la liste d’attente préférentielle pour les appartements. Un technicien, Volmer Tomp, lui conseilla de graisser la patte à quelqu’un, mais il n’y parvint pas, car nos fonctionnaires ne se laissent pas volontiers corrompre.
     Mihkel Jürimäe essayait de se faire aussi discret que possible envers celui qui lui offrait le gîte. Il passa ainsi plusieurs nuits à somnoler à la gare centrale, où il découvrit de nouveaux aspects de l’existence, au prix, il est vrai, d’une nette diminution de sa capacité de travail. Guido Ooter, quant à lui, ne pouvait envisager de vivre avec une femme en de telles circonstances; il devait se contenter de relations occasionnelles, ce qui mettait sa santé en danger. Il était heureusement d’un tempérament très actif et explorait inlassablement toutes les possibilités pour procurer un logement à son ami.
     C’est alors que le destin vint à leur secours. Mihkel Jürimäe perdit un parent éloigné qui possédait un studio dans un immeuble coopératif à Mustamäe. Invité aux funérailles, il fut très affligé par ce décès, car il y a toujours dans la mort quelque chose d’injuste pour qui croit en Dieu ou en la nature. Ce n’est pas lui qui se souvint du studio de son parent, mais Guido Ooter. Tout le temps que celui-ci ne consacrait pas au travail et à l’amour, il le passait à chercher un appartement.
     Les héritiers directs du défunt débarrassèrent les lieux, puis enlevèrent les lustres et les tringles à rideaux. Quant au studio lui-même, ils n’en avaient pas besoin et essayer de le conserver leur aurait causé trop de tracasseries. Mihkel Jürimäe n’avait bien sûr aucun droit sur l’appartement, mais poussé par son ami, il rejoignit les rangs des candidats. En utilisant habilement ses nombreuses relations, Guido Ooter fit monter peu à peu Mihkel Jürimäe jusqu’au sommet de la liste. Il est évident que, dans la société, les décisions ne sont pas fondées sur les relations mais sur la loi; toutefois, dans certaines situations mal définies, les relations peuvent aider à interpréter la loi, et lorsqu’il s’agit de l’attribution d’un logement la situation est presque toujours mal définie.
     Ainsi Mihkel Jürimäe devint-il en moins d’un an l’occupant légitime du studio, sur une base coopérative, évidemment. Les héritiers avaient abandonné un tabouret bancal aux couleurs défraîchies dont aucun d’eux n’avait eu envie. Il y planta trois clous, ce qui le consolida suffisamment pour que l’on puisse y rester assis longtemps.
     Il était donc là, le premier jour, son derrière de propriétaire posé sur le tabouret au milieu de la pièce, à contempler les murs. Il les examina longuement et avec beaucoup d’attention, jusqu’à ce que la tristesse le submerge à l’idée qu’il avait obtenu son bonheur grâce à la mort d’un proche, quelqu’un qui, autrefois, pendant son enfance, était venu rendre visite à ses parents à la campagne et lui avait offert un chien en caoutchouc.
     Mais Mihkel Jürimäe devait vivre sa vie. Il acheta, dans un magasin de meubles d’occasion, un lit en fer avec des pommes en nickel. Son choix se porta sur celui-là car les collègues qui s’intéressaient à ses problèmes n’étaient pas parvenus à s’entendre pour savoir si la couleur à la mode était le rouge sombre ou le vert poison. Il se souciait peu d’être à la mode ou de ne pas l’être, mais le sommier en treillis lui plaisait. Il aimait aussi la façon dont Toivo Kelp, du service commercial, venu avec les autres pendre la crémaillère, avait dit que Mihkel Jürimäe n’était pas homme à se laisser influencer.
     Il s’installa dans la routine de sa nouvelle existence. Le passé revenait de temps en temps le tourmenter, mais il prenait aussi plaisir à songer à l’avenir. Les articles de maison indispensables commençaient à s’accumuler; à la place d’honneur trônait la vieille valise grise que sa femme avait sans doute préparée à l’avance : elle contenait ses sous-vêtements tachés de jaune, de vieux ustensiles de rasage, une écharpe en laine, des chaussettes, la médaille qu’il avait reçue longtemps auparavant pour avoir sauvé quelqu’un de la noyade, un gros paquet de lettres et diverses autres vieilleries. Quelquefois, il entrait chez lui avec ses chaussures boueuses et se délectait à marcher en long et en large, sans personne pour lui crier après. Il prenait ensuite le vieux caleçon qui lui servait de serpillière et nettoyait le plancher.
     C’est alors qu’une femme entra dans sa vie.
     Maïré Look habitait à Mustamäe, au 249 boulevard de l’Amitié, où elle menait une vie solitaire et mélancolique. Elle se considérait comme une jeune femme convenable aux principes bien arrêtés, ce qui lui conférait une maturité excessive. Les jeunes gens qu’elle avait connus voulaient tout obtenir trop vite : après cela, disait-elle, il ne reste plus le moindre mystère pour vous aider à vivre. En raison de ce comportement, les hommes la jugeaient hautaine ou peu intéressante. Elle aspirait pourtant elle aussi à l’amour véritable.
     Maïré Look avait coutume de passer ses soirées à languir à sa fenêtre. Elle se tenait là, debout, et observait les gens à travers la vitre. Elle était ouvrière à la fabrique de bas L’Aurore rouge, où elle recevait un salaire très honorable. Ses collègues de travail étaient tous faits du même bois et recelaient bien peu de mystère. En outre, la plupart étaient des femmes, à l’exception de quelques électriciens, mécaniciens ou chauffeurs de chaudière.
     Les gens qui défilaient devant son immeuble, en revanche, étaient autant d’énigmes et Maïré
     Look pouvait imaginer librement leur destinée, leur inventer une personnalité, des relations intéressantes et une vie riche de sens. Au début, elle regardait surtout ceux qui marchaient sur le trottoir et disparaissaient bien vite de sa vue. Certains lui étaient devenus familiers et elle les comptait maintenant parmi ses relations. Elle leur avait même attribué des noms, comme Chapeau Rouge, Flâneur ou Joyeux.
     Très différents étaient les liens qui l’unissaient aux habitants de l’immeuble d’en face. Chaque fenêtre possédait ses propres occupants, et il n’était pas nécessaire de leur donner des noms. Ils étaient plus stables que les passants, dont Maïré Look — une fois qu’elle eut développé son goût pour l’observation des fenêtres — finit par se désintéresser à peu près complètement, à l’exception toutefois de quelques vieilles connaissances.
     Les fenêtres de cet immeuble étaient assez éloignées, de sorte qu’elle pouvait embrasser d’un seul regard une multitude d’existences. L’abondance des détails n’était pas pour elle un élément essentiel, car elle jouissait d’une imagination très riche. Certaines familles menaient une vie triste et ordinaire — peut-être était-ce là ce qu’on appelait le bonheur. D’autres faisaient ribote, se disputaient, s’épanchaient avec véhémence. Maïré Look se plaisait à inventer des romans entiers à partir de ce qu’elle voyait; elle en tirait un certain contentement.
     Les premiers temps, elle se tenait debout dans l’obscurité et contemplait les fenêtres allumées. Le plus souvent, les rideaux étaient tirés. On n’apercevait que des ombres mouvantes et quelques formes furtives qui passaient devant l’interstice. Le spectacle était plus intéressant dans la journée, quand les enfants et les personnes âgées, attirés vers la lumière, ouvraient les battants et se joignaient à la vie de la communauté.
     Les séances vespérales de Maïré Look furent bientôt caractérisées par un nouveau trait : elle oubliait souvent d’éteindre les lampes et demeurait immobile derrière sa fenêtre, telle une silhouette en attente. Avec une ironie un peu amère, elle se disait qu’elle était vraiment devenue une vieille fille pour se montrer ainsi à tous, dans l’espoir d’attirer quelque prince charmant par sa figure mélancolique.
     Un soir, elle aperçut un homme qui était juste assez grand et juste assez triste. Il éveilla sa curiosité car la fenêtre où il se tenait n’avait jamais retenu son attention auparavant. Depuis plusieurs mois, il n’y avait même plus de rideaux : pas la moindre trace de vie. Et aujourd’hui, à cette fenêtre morte, quelqu’un, soudain, apparaissait. Elle comprit intuitivement qu’il s’agissait d’un homme seul, sur le point de commencer une nouvelle existence. Il n’était ni trop jeune, ni trop beau, ni trop mondain. Toutes les conditions étaient réunies pour qu’ils se remarquent. Il venait d’emménager, et elle ne pouvait fonder ses rêves et ses espoirs que sur quelqu’un de neuf, car les choses anciennes étaient définissables et occupaient une place précise dans son esprit.
     Le lecteur qui a déjà feuilleté des livres avant celui-ci aura deviné que l’homme en question n’était autre que Mihkel Jürimäe. La vie est d’une grande diversité, mais elle se renouvelle de façon répétitive et paraît avancer avec une lenteur extrême. Dans un morceau de prose, en revanche, la répétition est mal considérée : chaque fusil doit tirer, les coïncidences doivent coïncider, les personnages se rencontrer et vivre en l’espace de quelques pages les moments décisifs de leur existence. Telle est la loi de la littérature, et peu d’auteurs cherchent à la briser. Puisque cette histoire est celle d’un homme et d’une femme, tout lecteur un tant soit peu avisé aura compris instantanément ce qui va se produire. L’intérêt pour lui consistera simplement à découvrir comment.
     Ainsi donc, Maïré Look et Mihkel Jürimäe se tenaient derrière leurs fenêtres respectives, presque l’un en face de l’autre, et un tendre sentiment n’était sans doute pas loin…
     Mihkel Jürimäe avait remarqué depuis plusieurs jours cette femme qui demeurait de longs moments debout à sa fenêtre. Il avait essayé de deviner sur qui, dans son immeuble, pouvait s’attarder son regard, sans parvenir à attribuer à celui-ci le moindre objet constant. Un soir qu’il s’ennuyait dans sa chambre vide, il se plaça lui aussi derrière sa fenêtre pour dissiper ses pauvres soucis. Ils commencèrent alors à s’observer de façon délibérée. Mihkel Jürimäe songea bientôt qu’il serait impoli de partir le premier, aussi attendit-il courageusement, jusqu’à ce que la femme décide que cela suffisait. Plus tard dans la soirée, sa silhouette apparut encore plusieurs fois et Mihkel Jürimäe sut désormais qu’il s’agissait d’un être vivant qui pensait et agissait. Le soir suivant, il éprouva le désir violent d’aller se poster derrière sa fenêtre, mais il se tint en retrait. La femme se présenta enfin, et il ne resta plus à l’ingénieur d’Ilmarine qu’à prendre place à son tour. Il constatait maintenant avec satisfaction qu’elle ne détournait les yeux vers les autres fenêtres que pour de brefs instants, comme par habitude.
     Soir après soir, ils se tenaient ainsi face à face, et à la fin de leur journée de travail, quand l’une nettoyait sa machine et que l’autre achevait ses précieuses réflexions, ils se réjouissaient par avance de leur séance vespérale.
     Un soir, la jeune femme n’apparut pas. Mihkel Jürimäe ne parvenait à se concentrer sur rien et se levait continuellement pour inspecter la fenêtre familière. Il venait de prendre conscience que cette femme était entrée dans sa vie. Il était déjà couché, en train de lire, lorsque la lumière s’alluma; il se sentait vaguement offensé et décida, en représailles, de ne pas se montrer. L’ombre de la femme se déplaçait rapidement, on pouvait la voir faire son lit, il semblait qu’elle avait pris quelque chose dans la cuisine et mangeait tout en marchant. Lorsqu’elle s’installa à la fenêtre pour un moment, Mihkel Jürimäe ne s’obstina pas plus longtemps; il sortit de son lit et se demanda s’il était convenable de s’exhiber en pyjama. Mais avant qu’il eût le temps de prendre une décision, la jeune femme avait disparu, et bientôt la lumière s’éteignit dans sa chambre.
     Dans la poitrine de Mihkel Jürimäe s’agitaient des sentiments contradictoires. Il se disait : que m’importe cette femme que je ne connais pas? qu’elle vive donc sa vie comme elle l’entend! Mais il sentait bien que cela ne correspondait pas à ce qu’il éprouvait. L’idée le traversa soudain que la jeune femme était rentrée avec un ami, et une jalousie mauvaise lui emplit le cœur. Mais si c’était vrai, elle ne se serait pas présentée à la fenêtre, aussi Mihkel Jürimäe, en homme sage et expérimenté, décida-t-il d’attendre la suite des événements. Il se réjouit de constater que cette décision ne lui procurait pas l’indifférence et la tranquillité d’esprit qu’il escomptait.
     Pendant toute une semaine, elle ne rentra qu’à la nuit. Il comprit alors qu’elle avait été désignée pour le second roulement. Il n’aurait jamais cru que cette découverte pût le rendre aussi heureux.
     La semaine suivante, ils étaient là, à nouveau, fidèles au poste. Le destin leur avait apporté l’amour. Ils avaient l’impression qu’ils ne pourraient plus vivre désormais sans ces quelques heures quotidiennes pendant lesquelles ils se regardaient.
     Cette explosion de sentiments s’accompagnait chez Mihkel Jürimäe d’une certaine amertume; de temps à autre refaisaient surface les anciennes douleurs et les espoirs déçus, il se reprenait à douter de lui-même, des femmes en général et de la possibilité du bonheur; il avait un peu plus de quarante ans et pensait ne plus être capable de tomber amoureux. Il ressentait parfois une jalousie inexplicable envers les hommes que cette femme pouvait connaître, ceux à qui elle pouvait parler et serrer la main; son agitation intérieure était alors à son comble, il éprouvait un profond mépris pour son nouvel amour, la traitait de tous les noms et venait même se placer derrière sa fenêtre pour lui montrer son courroux. Mais quand elle se tenait là, heureuse et triste, à ne plus voir que lui, il s’attendrissait et basculait aussitôt vers l’autre extrême : dans cet échange de regards se résumaient ses rêves, ses pensées, le monde entier. Cette intense vie affective le fatiguait, mais il se disait que cela faisait de lui un être vivant, et non un robot de l’usine Ilmarine.
     Les sentiments de Maïré Look étaient purs et simples. Cet homme, nettement plus âgé qu’elle, n’avait pas eu à son égard un seul mot désagréable, contrairement à ceux qui l’avaient désirée par ennui ou par goût des conquêtes. Il n’avait troublé en aucune manière l’image qu’elle avait de lui, il se tenait à la fenêtre rien que pour elle et depuis le début n’avait vu aucune autre femme. Il devait y avoir dans son passé un drame ou une tragédie, Maïré Look en était convaincue et passait en revue, avec force détails, les diverses possibilités. Ce drame qui l’avait brisé l’avait aussi renouvelé, et ses forces vitales développaient de nouvelles pousses, sa vie était une plante gorgée de sève, la sève de son amour pour Maïré Look. Elle ne pouvait imaginer un homme qui lui convînt plus parfaitement et se laissait griser par ses émotions. Il lui semblait que c’était la première fois qu’elle aimait véritablement et rien ne pouvait éclipser cet amour. Elle se livrait tout entière à l’homme de la fenêtre, lui dévoilait les recoins les plus secrets de son âme. Elle avait trouvé l’homme de sa vie, le choix était fait, il ne pouvait rien arriver d’autre. Et Maïré Look ne réfléchit pas, n’hésita pas, ne pesa pas le pour et le contre, ne réclama aucune formalité, aucun engagement concret. C’était sur lui que reposaient son avenir et sa postérité, c’était de lui qu’elle devait prendre soin désormais et avec lui qu’elle voulait connaître les joies de la maternité.
     Elle se réjouissait de penser ainsi. Elle était fière d’être une Estonienne simple et à l’âme pure pour qui un homme n’est pas seulement un moyen, une femme libre et respectable, prête à se livrer de son plein gré et non par esprit de soumission, ni par intérêt, ni même pour en retirer quelque misérable satisfaction de vanité. Elle s’abandonnait sans poser de questions, sans rien exiger, guidée par ses seuls sentiments.
     Ils se regardaient, le soir, et c’était là toute leur vie et leur amour, riches d’une multitude de nuances que nul autre qu’eux n’aurait pu discerner. Ils avaient des petits caprices, des attentions amoureuses, des moments de bonheur, parfois quelques disputes sans gravité, suivies d’excuses et de grandes réconciliations. Lorsque Maïré Look faisait partie de la seconde équipe, ils parvenaient à trouver un moment pour se voir, tard dans la soirée. Ils n’étaient alors que de simples silhouettes; cela introduisait dans leur relation un peu de variété et leur permettait de ne pas se lasser l’un de l’autre.
     Un jour, Maïré Look eut des nausées très particulières et un pressentiment soudain la combla de joie. Ses règles ne vinrent pas. Elle attendit quelques semaines et se rendit au bureau des consultations gynécologiques, sur la route de Pärnu. Là, on lui apprit qu’elle allait être mère et on lui fit remplir une fiche de grossesse. Dès lors, elle se mit à marcher d’un pas fier, le visage illuminé en permanence par un sourire involontaire.
     Elle fut incapable de garder le secret bien longtemps. Un soir, alors qu’ils se tenaient l’un en face de l’autre, elle désigna son ventre avec un sourire. Elle attendit sa réaction, le cœur serré. Il parut d’abord un peu effarouché — peut-être la plupart des hommes réagissent-ils ainsi, même quand ils désirent un enfant avec la femme qu’ils aiment. Bien vite cependant, il lui rendit son sourire, un sourire un peu forcé, mais elle ne le blâma pas pour cela : quand on affronte pour la première fois une telle émotion, on ne peut s’empêcher de jouer un peu la comédie. Elle lui souriait maintenant avec cette bienveillance supérieure qui est l’apanage des futures mères. Elle voulait lui montrer à quel point elle l’aimait, lui, son seul et unique amour.
     Mihkel Jürimäe fut d’abord effrayé de se sentir ainsi responsable de quelqu’un. Il n’avait rien éprouvé de tel depuis fort longtemps. Si le plan d’une soufflerie sur sa table de travail était inerte et abstrait, on ne pouvait certes pas en dire autant de la jeune femme et de son futur enfant.
     Mais Mihkel Jürimäe en avait vu d’autres et parvint assez vite à surmonter ses craintes. Il était à un âge où l’homme, face à la perspective douloureuse de sa propre disparition, se met à désirer ardemment une descendance et éprouve le besoin de transmettre ses précieux gènes.
     Au cours de sa grossesse, Maïré Look se transforma rapidement. Son bonheur était intact, mais de fortes nausées l’obligeaient souvent à quitter la fenêtre. Mihkel Jürimäe lui adressait alors un sourire compréhensif, en guise d’encouragement. Il ne voyait pas ce qu’il pouvait faire d’autre pour l’aider.
     Les derniers mois, des taches apparurent sur le visage de Maïré Look. Avec la simplicité qui la caractérisait elle ne ressentait aucune honte à se montrer ainsi devant lui. Après tout, ses souffrances le concernaient aussi, il fallait bien qu’il en ait sa part.
     Avant le début de son congé de maternité, alors qu’elle revenait de son travail, d’un pas qui s’était alourdi au fil des mois, elle ne put s’empêcher d’aller faire un tour dans l’escalier numéro trois de l’immeuble d’en face, afin d’examiner la liste des noms. L’appartement du milieu, au troisième étage, était un studio occupé par un certain Mihkel Jürimäe. Ainsi apprit-elle le nom de celui qu’elle aimait. Une fois rentrée chez elle, elle l’écrivit en grosses lettres sur un papier qu’elle posa sur la radio. Elle se répétait en elle-même : « Mihkel, Mihkel, Mihkel » et découvrait dans ce nom une beauté incomparable, semblable à une musique venue du fond des âges.
     Les derniers jours, Maïré Look, avec son gros ventre, ne pouvait plus se tenir debout derrière la fenêtre. Elle y installa une chaise, mais la station assise lui était encore plus pénible. Alors elle se levait et s’asseyait tour à tour, adressant de temps à autre un sourire à son bien-aimé qui veillait fidèlement sur elle depuis son appartement. Mais les pensées de la jeune femme se tournaient davantage vers l’enfant, qui tambourinait maintenant dans son ventre.
     Un soir, les douleurs commencèrent. Profitant d’un répit, elle sonna à la porte des voisins qui possédaient le téléphone. Peu après, une ambulance se présenta devant le numéro 249.
     Le cœur de Mihkel Jürimäe battait à tout rompre. Par instants, il s’immobilisait, comme pétrifié, puis se pétrissait nerveusement les doigts. Il avait peur pour elle, même si sa raison lui disait que la naissance et la vie sont des événements parfaitement naturels. On aida la jeune femme à s’allonger, et la voiture l’emporta.
     Cette nuit-là, Mihkel Jürimäe ne put fermer l’œil. Il pensait à elle. Il aurait voulu partager ses souffrances. De temps à autre défilaient devant ses yeux de curieuses images vert pâle, qui n’avaient rien à voir avec la naissance ni avec l’avenir.
     Il faut croire pourtant qu’il parvint à dormir un peu, puisque le lendemain matin, après une douche et un café froids, il se sentit en pleine forme. Lorsqu’il partit travailler, son esprit n’était plus occupé que par des problèmes clairs qui réclamaient une solution. Ceux-ci ne lui laissèrent pas un moment de répit, pas même pendant la réunion du département. Il n’inscrivit pas le moindre signe sur sa feuille de calculs.
     Le soir, il resta debout par habitude derrière sa fenêtre et une sensation de vide inexplicable le submergea. Toutes les joies et les peines qu’il avait éprouvées depuis un an déjà étaient liées à cette femme et à sa fenêtre. Aujourd’hui, elle se trouvait dans un endroit sûr où des médecins dévoués s’occupaient d’elle, et son appartement était vide. Mihkel Jürimäe arpenta un certain temps son studio, puis il sortit et se posta devant le numéro 249 d’où il observa sa propre fenêtre, en essayant d’imaginer ce qu’éprouvait la jeune femme pendant qu’elle le regardait.
     Le lendemain était jour de paye chez Ilmarine. Il acheta chez un fleuriste une gerbe d’œillets, les fourra dans sa sacoche, non sans avoir jeté un regard craintif autour de lui, et se rendit à la maternité de la rue Sakala. Dans la salle d’accueil, il examina la liste des noms et se rendit compte avec étonnement qu’il ne connaissait pas celui de sa bien-aimée. Il parcourut les beaux patronymes de ces Estoniennes qui avaient eu la bonté d’offrir de nouveaux membres à leur petite nation — cela le fit penser à une joyeuse danse villageoise où chatoyaient des costumes folkloriques —, mais il ne parvint pas à identifier son élue.
     Avec la maladresse naturelle des hommes dans ce genre de circonstances, il essaya d’expliquer à la femme en blouse blanche, chargée de porter les paquets dans les chambres, qu’il ne connaissait pas le nom de la jeune maman à qui il voulait offrir ses fleurs; ne pouvait-elle l’aider d’une manière ou d’une autre? Elle voulut d’abord lui répondre qu’ici on ne pouvait trouver les gens que par leur nom. Mais après avoir écouté un instant ses bégaiements et l’avoir observé avec attention, elle se rendit compte de sa gaucherie et fut saisie par cette compassion légèrement condescendante que les femmes éprouvent parfois pour les misérables représentants du sexe masculin. Elle décida de l’aider. Heureusement, comme la plupart de ses congénères, elle avait beaucoup d’imagination, et au lieu de poser des questions, elle échafauda aussitôt une histoire très émouvante d’après laquelle ce monsieur apportait son aide à une dame qu’il avait fallu transporter d’urgence de la rue à la maternité. Elle lui demanda quand la jeune mère avait été amenée à la clinique, ce que Mihkel Jürimäe lui indiqua à l’heure près.
     Il dut encore attendre un long moment. Lorsqu’elle revint, elle lui apprit qu’à l’heure dite on avait admis au moins trois personnes. Il précisa cette fois l’adresse complète de la jeune femme. La préposée aux paquets pensa qu’elle pouvait maintenant résoudre le problème et promit de remettre les fleurs en mains propres. Lorsqu’elle voulut savoir s’il désirait y joindre un message ou sa carte de visite, il hésita si longtemps qu’elle n’eut pas la patience d’attendre — il y avait d’autres paquets à distribuer : elle disparut derrière une porte au-delà de laquelle ceux qui n’accouchaient pas n’étaient pas admis.
     En retournant lentement vers la station de tramway, Mihkel Jürimäe se sentait dans un état étrange. Mais les œillets magnifiques comblèrent de joie la jeune mère et apaisèrent son inquiétude de n’avoir pas encore pu allaiter sa fille.
     Quelque temps après, Maïré Look rentra chez elle en taxi, pendant que Mihkel Jürimäe était au travail. Le soir venu, lorsqu’il leva machinalement les yeux vers la fenêtre, la jeune femme y apparut, exactement comme auparavant, mais elle ne s’attarda pas. Elle avait beaucoup à faire. Mihkel Jürimäe le comprenait fort bien et ne s’en offensa pas le moins du monde.
     Elle revint un peu plus tard avec un petit balluchon dans les bras, mais de si loin il ne distingua rien d’autre que les motifs multicolores de la couverture. Il essaya tout de même de lui sourire d’un air enjoué pour la remercier de lui avoir montré l’enfant.
     Par la suite, Maïré Look fit de nombreuses apparitions avec le bébé. Un jour, elle commença même à lui donner le sein assise près de la fenêtre, puis elle se sentit gênée et tira les rideaux.
     Lorsque le moment fut venu de donner un nom à l’enfant et que l’employé de l’état-civil lui demanda qui était le père, elle répondit, d’une voix claire et assurée : « Mihkel Jürimäe », mais elle ne savait rien de plus à son sujet, ni sa date de naissance, ni son lieu de travail, ni rien d’autre. La petite fille fut appelée Inge Look.
     Mihkel Jürimäe, pendant cette période, resta plongé dans de profondes pensées. Sa vie paraissait ne pas avoir changé, et pourtant tout était différent. Il avait une femme et un petit balluchon, mais personne ne l’importunait avec ses récriminations. Il pouvait aller à la fenêtre quand bon lui semblait, et qu’il y aille tous les jours, comme si cela était convenu d’avance, était l’effet de sa seule volonté. Cela témoignait simplement de la force et de la fraîcheur de son amour, du besoin qu’il avait d’une compagnie et du lien qui désormais unissait leurs vies. N’était-ce pas là ce mariage idéal dont rêvent parfois les hommes : être sûr de quelqu’un en conservant sa liberté? Pourtant, il avait de temps à autre l’impression que quelque chose lui manquait, en particulier le dimanche matin, lorsqu’il se prélassait dans son lit et que son corps éprouvait la soif d’un contact.
     Dès qu’il reçut sa nouvelle paye, il alla déposer le quart de la somme au numéro 249, dans certaine boîte aux lettres de l’escalier quatre. Et lorsqu’on accorda à Maïré Look la maigre allocation destinée aux filles mères, elle la refusa fièrement en déclarant que le père de l’enfant veillait à son entretien.
     Leur union dura et, à la fenêtre d’en face, Mihkel Jürimäe vit bientôt apparaître deux femmes : l’une qui vieillissait, et l’autre, d’abord toute petite, qui grandissait et embellissait de jour en jour.
     Et il y avait des moments où cet homme, au seuil de la cinquantaine, éprouvait le désir inexplicable de voir de près ces femmes qui étaient les siennes — et même de les toucher.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin