Le bel Armin

                                               Il va, porteur d’étranges
                                               et belles existences.
                                               Qu’éclora-t-il d’elles ?
     
                                                              Doris Kareva, « Erato »
     

     Personne à vrai dire ne savait exactement qui était le père du bel Armin. On estimait qu’il devait s’agir d’un gitan parcourant la contrée de-ci de-là, qui avec son violon et ses yeux noirs avait tourné la tête d’une villageoise, lui avait sans plus attendre, sur une meule de foin, retroussé sa jupe, et avait glissé dans la peau de cette bonne épouse de quoi faire un petit bâtard. Car elle était déjà mariée, la mère du bel Armin, ça lui faisait même quatre enfants qu’elle avait eus avec Priidik, le cordonnier du village. Et il n’était encore jamais arrivé qu’elle trompât son mari. Mais elle était sans doute une élue du destin, la femme qui devait, de cette façon un peu cavalière, mettre au monde le bel Armin. Le bel Armin, qui apporta au petit village d’Illaus beaucoup de confusion, de brouille et de désordre, et qui devait plus tard, bien plus tard, connaître une fin terrible, mais ainsi le veut sans doute le destin des élus.
     Dans la famille Hansuoja, jusqu’alors tout le monde avait eu les yeux gris couleur de mer, les cheveux blonds et le teint rose, mais quand, à la fin du dixième hiver du mariage de Priidik et Liisa, un garçon à la peau basanée et aux yeux d’un bleu orageux sortit du ventre de Liisa, il régna autour du lit un étrange et long silence. C’est-à-dire que Priidik, Liisa et les enfants au teint rose restèrent cois, mais le nouveau-né évidemment non. Il prit la liberté de hurler sans attendre, annonçant au monde et aux taiseux qui l’entou­raient sa présence victorieuse. Quoique la mère embarrassée crût davantage reconnaître dans les cris du nouveau-né une accusation et une injure, une accusation adressée à elle-même et au père inconnu. Une accusation contre le destin, qui l’avait condam­né à porter la croix du plus beau, partant du plus solitaire des hommes. Mais pour le moment, il ressemblait bien plutôt à un petit vieillard criant vilainement, qui exigeait qu’on le nettoyât et qu’on lui donnât à manger, ce que, stupéfaite, la famille Hansuoja ne songeait toujours pas à faire. C’est seulement quand la vieille Leena, de la ferme d’à côté, accourut aux cris de l’enfant, remarqua le gamin basané toujours attaché à sa mère par le cordon et se mit, en joignant les mains, à gémir et à demander s’ils voulaient donc tous tuer l’enfant, c’est seulement à ce moment-là que le silence fut brisé et qu’on commença à s’affairer, à porter de l’eau chaude et à couper le cordon, à se crier dessus et à expliquer comment il fallait faire et ainsi de suite. Le petit Armin était accueilli dans le monde.
     Les Hansuoja laissèrent l’enfant vivre chez eux. Le cordonnier Priidik était un homme qui craignait Dieu, après deux gifles qu’il donna à Liisa en apprenant qu’elle avait péché il pardonna à celle-ci son égarement et l’on n’aborda plus le sujet. « Ce n’est pas à moi à juger des affaires du monde et à décider de ce qui est bon ou mauvais, décider qui doit vivre et qui doit mourir », voilà ce que pensait Priidik. Il était sans doute écrit que Liisa irait faucher toute seule ce matin-là et rencontrerait ce salaud de gitan. Les voies et la volonté du Seigneur sont impénétrables. Bien sûr, si le bâtard avait été fait par quelqu’un du village, c’eût été autre chose. Il y aurait eu du sang et de la bagarre et tout, car l’honneur d’un homme implique de payer. Mais ici l’affaire était toute autre. Le soir, alors que les enfants étaient déjà partis se coucher, le cordonnier Priidik se faufila auprès du lit du petit Armin et fit des signes de croix en secret au-dessus de lui, parce que allez savoir quel moricaud, quelle mauvaise graine pouvait se cacher dans ses veines.
     C’est ainsi que le bel Armin grandit avec ses frères et sœurs (et il y en eut encore bientôt trois de plus), il prenait de la taille, allait au ruisseau derrière le village d’Illaus pour y faire flotter ses petits bateaux de bois ou bien se promenait de-ci de-là au village derrière sa mère, au fil des chemins de terre ou dans la porcherie, mais il avait cependant, plus que les autres enfants, tendance à rester seul, jouant avec des cailloux à d’étranges jeux que les autres ne con­nais­saient pas, ou parfois fixant longuement Dieu sait quoi d’un regard morne. Pendant des heures. Ce qu’aimait par-dessus tout le petit Armin, c’était rester assis sur la place semée d’herbe abîmée et de gravier au milieu du village, à amasser l’une par-dessus l’autre des pierres lisses soigneusement choisies, pour former une tour que les autres enfants, poussant de grands cris joyeux, réduisaient plus tard à néant en y jetant des bâtons. Ou bien s’il ne fabriquait pas de tours, il restait quand même assis là comme une belle image du péché, exposé aux regards des villageois. Et quand personne ne regardait, l’un ou l’autre adulte s’approchait de lui à pas de loup, touchant d’un air incrédule ses gracieux sourcils noirs, son nez pointu ou sa peau d’or bruni. Quand cet adulte regardait dans le gouffre de ses tristes yeux d’un bleu d’orage, il était pris de frayeur et s’empressait de retourner vaquer à ses occupations.
     Quand Armin fut un peu plus âgé, autour des sept-huit ans, il acquit une réputation toute spéciale parmi les garçons du village, bien qu’on le considérât toujours un peu crétin. Et cette réputation, Armin l’acquit en tant que maître des bouffeurs de porcs. C’est ainsi que l’on appelait à Illaus les gros rats qui s’étaient engraissés à force de manger dans la porcherie commune la bouillie destinée aux truies et qui s’attaquaient souvent aux porcelets tétant sous les truies, leur arrachant une jambe ou la queue. On essayait certes de s’en débarrasser à l’aide de pièges et de poisons, mais c’était sans espoir. Si ce n’est peut-être que cela permettait de garder sous contrôle le nombre de ces créatures. Les petits garçons aussi y pre­naient part, qui parfois pendant des journées entières chassaient les rats avec des frondes fabriquées par Villemson. Ils formaient une société choisie, à laquelle on s’enorgueillissait d’appartenir.
     Armin s’intégra silencieusement et imperceptiblement à la bande. En allant avec sa mère donner à manger aux cochons, il distinguait très bien les rats se faufilant par-ci par-là, il observait quand ceux-ci venaient chiper de la bouillie sous le groin des cochons et comment ils s’y prenaient pour attaquer par surprise les porcelets. Il découvrit que les rats avaient une horloge interne très précise, qu’ils apparaissaient et disparaissaient à de certains intervalles de temps, quand bien même les hommes ne s’en avisent pas. Armin observa également comment les garçons faisaient la chasse aux bouffeurs de porcs avec leurs frondes, il vit leur impa­tience à attraper l’animal le plus rapidement possible afin d’annon­cer leur triomphe à tout le monde. Ceux qui étaient de bons tireurs au sang froid ne se donnaient pour la plupart pas la peine de rester longtemps à l’affût, et ceux qui savaient rester à l’affût au bon endroit étaient pris de peur au moment d’agir, attrapant dans le meilleur des cas une queue ou une oreille de rat.
     Tout ceci dura deux ou trois ans, puis un jour, quand Armin sen­tit que le moment était venu, il demanda à sa mère une motte de beurre et un sac de farine et alla chez le vieux Villemson, qui était un bricoleur habile et le meilleur fabriquant de frondes du village. Armin mit le beurre et la farine aux pieds du vieil homme et se mit à le fixer droit dans les yeux. Le vieux Villemson inclina la tête, ferma un œil et soutint le regard d’Armin. Ils se regardèrent ainsi pen­dant un bon moment, jusqu’à ce que dans le visage ridé du vieux Villemson apparût quelque chose d’un sourire. Il disparut un instant dans l’arrière-salle, y fit un peu de bruit et revint avec une belle fronde en bois d’érable sur les flancs de laquelle avaient été sculptés d’étranges signes et croix. Il tendit la fronde au garçon et dit :
     « Toi, je ne te fais pas payer. »
     Et l’on en resta là. Le jour suivant, quand Armin alla à la por­cherie avec sa mère, il avait déjà la tueuse de rats par devers soi. Après avoir un peu regardé autour de lui dans la porcherie comme pour évaluer un chiffre ou tenir conseil, il se faufila entre  les auges dans un endroit plus obscur et se mit, immobile, à observer un point précis. Les garçons, qui voyaient dans la main d’Armin une belle fronde neuve, ricanèrent aigrement mais ne dirent rien. Aucun attrapeur de rats n’était expulsé de la porcherie avant d’avoir fait une dizaine de tirs d’essai. Si dans cet intervalle il n’avait pas été capable de tuer le moindre bouffeur de porcs, il n’avait plus le droit de venir dans la porcherie, sauf pour y mener des cochons.
     Pendant une bonne heure et demie, Armin banda la fronde, visant par l’écrou d’acier un coin d’auge où à vrai dire on ne voyait aucun mouvement. À quelques mètres de distance gisait par terre une grosse truie, avec à ses tétines six porcelets avides qui en se passant les uns sur les autres et en grouinant faisaient la guerre pour les meilleures places. Quel danger pouvaient-ils bien avoir à craindre ? Pourtant, Armin ne cessait de guetter. Comme un poteau ou une momie, il restait au même endroit, fronde bandée, sans se laisser déranger par les mouches qui couraient sur sa face, ou par les garçons qui l’observaient railleusement sans s’approcher. Jusqu’au moment où quelque chose illumina soudain le fond de son œil — quelque chose qui tenait de l’éclair — et il libéra l’écrou d’acier. Se fit entendre un clac sourd, un couinement aigu, puis tout fut silencieux.
     Quelques garçons plus âgés qui avaient observé la chose se hâtèrent vers l’endroit où la munition avait volé. Et dans le coin d’auge où un instant plus tôt il n’y avait encore personne, ils trou­vèrent à leur étonnement un gros rat qui gisait, les dents décou­vertes, l’écrou enfoncé dans le crâne. La bestiole avait été arrêtée net dans son attaque surprise contre les porcelets. C’était un beau coup. Le plus beau qui pût exister, et c’est désormais avec stupé­faction et une jalousie mêlée de joie que les garçons regardaient Armin. Puis ils lui touchèrent l’épaule droite avec leur fronde. C’était le signe qu’Armin avait été accepté dans la bande.
     Et ainsi, Armin devint en peu de temps le meilleur chasseur par­mi les tueurs de rats. On adopta sa méthode d’affût et ses instruc­tions pour le dénichage des traces de rats, il expliqua aussi aux gar­çons les différences dans l’horloge interne des rats et des hommes, et le résultat de tout cela fut que durant deux ou trois ans, presque aucun porcelet ne fut rongé par les rats. Armin quant à lui fut pen­dant ce temps laissé en paix par les villageois qui s’étaient plus à le taquiner pour son visage basané de petite fille et son caractère ori­gi­nal, car on savait que la bande des tueurs de rats était encline à tirer vengeance.
     Mais le temps passa et les vieux attrapeurs de rats furent remplacés par des jeunes. Armin non plus n’eut plus le temps de passer des jours entiers dans la porcherie, car son père adoptif avait besoin d’aide pour réparer les chaussures et qu’il fallut aussi commencer l’école. Et il y a un autre changement que le temps apporta. La beauté.
     Comme une fleur lente, douce et solitaire, elle avait bourgeonné pendant des années dans le corps enfantin d’Armin, offrant déjà un avant-goût dans les yeux du garçon, son visage aux formes délicates et une sorte d’étrange et secrète tristesse. Mais quand Armin eut quinze ans, la beauté en lui fit éclosion en l’espace de quelques mois, de manière presque éhontée. C’était une beauté orgueilleuse, franche, nue, qui dans le jeune visage du garçon et son air virilisé s’imposait aux regards. Des traits trop soignés et élégants, un regard à l’éclat trop lointain, qui semblait apporter la mer au village, un teint trop virginalement fleuri… comme si les dieux venaient de se réveiller et de décider, pour railler les hommes, de créer un être qui mît en lumière leurs rêves les plus intimes, qui fît rejaillir du gouffre de l’oubli leurs soupirs anciens — ces désirs qui n’ont jamais été destinés à se réaliser.
     Et Armin eut peur. Il eut peur de son apparence étrangère, divine. Il se sentait comme emmuré dans ce caractère surhumain. Il avait peur de ses yeux d’un bleu orageux, quoiqu’il aimât les regarder au miroir, y distinguant de lointains mondes fabuleux. Il avait peur de cette beauté étrangère, inhumaine, qui était en train d’avaler son âme ordinaire de petit campagnard. Et cette crainte, cette peur de l’élection, donnait à son visage un charme encore plus attirant.
     Pendant toute sa vie Armin fut destiné à porter cette croix. Car cela devint pour lui une croix, ainsi que pour les gens de tout le vil­lage d’Illaus et de la commune de Karksi-Nuia. La beauté d’Armin, désormais éclose, s’infiltrait comme un poison dans le regard des gens, envolait leur tranquillité d’esprit, imbibait leurs rêves, détrui­sait le temps. Étaient contaminés tant les hommes que les femmes. Les hommes s’en avisaient avec étonnement, les femmes avec un impuissant effroi. Il faut dire que l’être humain est faible par nature. Ou y a-t-il quelque part où il soit fort ? Oui, il peut résister au froid, à la faim, à la douleur, il peut tuer un ennemi,  vaincre la paresse et les échecs. Mais comment résister à la beauté, à une apparition insensée venue du jardin paradisiaque, surtout quand cette apparition respire et est là toute proche, sous forme de chair — cela, les gens, tout du moins ici dans le Nord morne et venteux, ne l’avaient pas encore appris.
     Et il advint donc qu’Armin, par sa beauté, commença à déranger la vie quotidienne des gens, à gêner le travail. Les filles, au lieu d’écouter le maître, se laissaient aller à épier Armin, et il fallait toujours que les garçons lui donnassent un coup sur le dos ou dans les côtes. Non par haine mais pour ses traits divins qui procuraient l’oubli, pour ses yeux d’un bleu d’orage qui rendaient heureux lorsqu’on s’y plongeait, pour sa présence qui faisait naître langueur et faiblesse. À cause de cela, Armin jugea préférable de cesser d’aller à l’école. Il aida son père adoptif à réparer des chaussures à la maison, aida sa mère à rentrer les bêtes, s’occupa de ses petits frères et sœurs. Et c’est seulement le soir, quand la nuit tombait déjà, qu’il allait flâner sur la grand-route derrière le village, s’étendait sur la berge du ruisseau, une paille à la bouche, se taisait ou discutait tout seul.
     Il y avait cependant encore un endroit très fréquenté où lui aussi devait se rendre chaque dimanche matin, et c’était l’église. Comme Priidik Hansuoja était un homme de foi, il n’était pas question que l’on se prélassât à la maison le dimanche à l’heure du sermon. Seuls les plus petits restaient à la maison. Le bel Armin se mettait en chemin lentement pour échapper à la cohue du parvis, il s’asseyait dans un coin à l’arrière du balcon une demi-heure avant le début du sermon et attendait pieusement. Alors se déversaient dans l’église les gens de la commune et du village, par la sacristie arrivait le pasteur, qui bénissait le peuple, et le service com­mençait.
     Mais pour une raison quelconque, il arrivait toujours qu’à côté d’Armin venait s’asseoir une personne du beau sexe. Une petite fille jeunette, une demoiselle en âge de se marier, une veuve ou parfois même une épouse respectable, dont le mari jugeait préférable de se rendre à la taverne qu’à l’église. Et quand on commençait à lire le Notre Père, la femme assise à côté d’Armin remarquait soudain que le regard bleu orage d’Armin portait en soi la même promesse de paradis, ce rivage céleste, douloureux et éternellement attirant, que le crucifié sur le retable. Elle remarquait aussi que le porteur de paradis à ses côtés n’était pas une promesse lointaine, froide et éternelle, mais tout à fait chaude et apeurée, faite d’os et de chair. Alors, dans sa confusion, cette vertueuse femme songeait qu’à présent, pour l’action de grâces, elle devrait plutôt se tourner vers ce chaud autel aux yeux d’un bleu d’orage, se donnant à lui corps et âme. Et en vérité elle ne se réveillait de cette confusion que quand la malédiction de ce désir qui brûlait dans son âme avait trouvé la paix, quand elle ouvrait les yeux pour se voir juchée sur une verge on ne peut plus terrestre, le vagin plein d’une chaude semence. Honteuse et pleine de rage, elle s’écartait vivement du bel Armin et se glissait plus loin en toute hâte, craintive et livide. Mais à quoi bon — la chose était faite, la saveur du paradis était goûtée.
     Cela se reproduisit de dimanche en dimanche, jusqu’à ce que la chose fût découverte par le biais d’une laideronne, qui se mit publiquement à appeler Armin Jésus-Christ et voulut se pendre à sa croix pour ensuite, le troisième jour, monter au ciel avec le messie. Personne évidemment ne souffrit un tel sacrilège. Et les hommes moins que quiconque. À grand renfort d’injures et de coup, le bel Armin fut jeté hors de la congrégation, on le menaça, s’il devait encore montrer son visage dans l’église et rendre folles leurs filles et femmes vertueuses, de le pendre sur place à un sapin derrière l’église et de livrer son corps aux mâchoires des chiens.
     C’est ainsi que cessèrent les visites d’Armin à l’église. Priidik Hansuoja fut certes fâché envers son fils pendant quelque temps, mais quand il vit que le garçon souffrait de ses actes, il lui pardon­na, lui ordonnant dans la suite de lire la bible à la maison. Et chaque dimanche, quand toute la famille se rendait à l’église, Armin devait prendre tout seul un chapitre entier, l’apprendre par cœur et en rendre ensuite compte à son père adoptif. Mais pour le reste, Armin continua de vivre comme avant. Il aidait Priidik à réparer les chaussures à la cordonnerie, coupait du foin pour les jeunes veaux, et quand le soir il lui restait du temps, il déambulait derrière le village le long des routes et landes poussiéreuses. Là-bas, allongé sur le dos parmi l’achillée et le trèfle, le regard au ciel, il était simplement quelqu’un qui regarde filer les nuages, ensommeillé, sans connaître son nom ni son visage. Là-bas, au milieu de l’oubli, il était chez lui.
     Mais cette période heureuse n’était pas donnée à Armin pour longtemps. Car qui a été élu doit souffrir et porter sa croix de jour comme de nuit. Le fait est que petit à petit Priidik Hansuoja se vit confier de plus en plus de commandes. Or on lui amenait toujours à réparer des chaussures élégantes, appartenant à des femmes, et la plupart des commandes venaient de la commune, de femmes plus raffinées. Cela signifiait un bon salaire et une existence assurée. La seule exigence des porteuses de ces élégantes chaussures était que celles-ci devaient être rapportées par Armin. Priidik Hansuoja pressentait bien une arrière-pensée derrière ces commandes, mais comme la famille était grande et que la maison avait besoin d’une dépendance, il s’efforça de fermer les yeux sur ce point, envoyant Armin toujours plus fréquemment sur la route de la commune avec le carton à chaussures. Et il arriva souvent qu’une habitante fit entrer Armin avec les chaussures et le renvoya une heure plus tard, cheveux en bataille et vêtements froissés, portant de nouvelles chaussures à réparer et cinquante couronnes en poche.
     Et ainsi s’accrut peu à peu la fortune de la famille Hansuoja, Priidik agrandit son atelier de cordonnerie, s’acheta un cheval et quelques veaux et commença doucement à bercer l’idée de construire une nouvelle maison. Et ainsi, l’automne devint hiver, l’hiver devint printemps et le printemps été. Mais le bel Armin continuait de parcourir les sept kilomètres du sentier de Kolgata qui séparait le village d’Illaus de la commune de Karksi, distribuait ses chaussures, offrait aux femmes par sa divine beauté une sainte table très charnelle et ne cessait de se lier plus étroitement au destin. La solitude, la peur et la beauté avaient mêlé en lui leurs racines et cela le rendait encore plus beau. Si bien qu’à la fin tout cela ne tint même plus dans son corps et dut remplir également l’espace qui l’environnait, l’air, la lumière et le vent. Les gens autour de lui devenaient encore plus nerveux, on le guettait sur la route du village à la commune pour le voir ne serait-ce qu’une fois, de loin, pour voir l’air dans lequel il évoluait. Les filles se mirent à errer dans le village avec un visage lunatique en tenant des propos incongrus, et quand elles n’espionnaient pas Armin, leur regard se perdait quelque part dans le lointain, là où la forêt s’unissait au ciel et où les cimes des sapins dessinaient des motifs contre les nuages rougeoyants. Et soudain les anciens non plus ne connurent plus la paix. Il se trouvait toujours quelque vieille ou quelque vieillard pour attendre Armin à un tournant entre Illaus et Karksi, et quand elle voyait le garçon qui rentrait avec son carton à chaussures, elle courait à sa rencontre, l’agrippait par la poitrine et enfonçait son regard dans les yeux d’Armin ou bien, en réalité, plus loin encore, quelque part au-delà des yeux bleu orage. Elle regardait avec attention et minutie, comme pour compter les étoiles dans le ciel. Et quand elle y avait vu ce qu’elle voulait y voir, des fils partis mourir à la guerre, un ancien foyer ou la mer, au bord de laquelle elle voulait se tenir une dernière fois avant sa mort — quand elle avait vu tout ce qu’elle voulait, elle se détachait de la poitrine d’Armin, souriait toute seule et se dépêchait de reprendre sa route.
     Et il y eut une nuit où Armin fut réveillé parce que quelqu’un dansait sur son membre de chair, et quand en ouvrant les yeux il vit que c’était une de ses sœurs de sang, qui s’était débarrassée de tous ses vêtements et de sa pudeur et était, avec ses yeux révulsés et ses lèvres mordues jusqu’au sang par l’effet d’une passion torturante, sur le point de ne faire qu’un avec lui, il repoussa avec horreur la pauvre démente loin de soi et s’enferma en tremblant dans l’arrière-salle, où au moins l’on ne pouvait le surprendre dans son sommeil.
     Oui, la situation devenait passablement insensée au village d’Illaus. Et pour faire en sorte que prissent fin cette vie insensée et cette confusion, les hommes les plus sérieux se réunirent un soir et décidèrent qu’il fallait marier le bel Armin. Autrement, personne ne répondra plus de ses actes. Pour cette raison précise, la femme que l’on choisira à Armin doit dépasser son mari par la force et par le sens des responsabilités, doit surveiller tous ses pas et ses sorties, et en même temps être une gentille femme.
     Mais où en trouver une pareille ?
     On examina et passa en revue toutes les jeunes filles mariables que l’on connût autour d’Illaus ou Karksi, et il y avait parmi elles pléthore d’excellentes filles, mais une comme celle qu’il fallait à Armin, on n’en connaissait mie.
     Finalement, alors que la chose paraissait absolument sans espoir, un homme songea tout d’un coup à la fille du sellier, Maret, qui habitait près de la frontière lettone, juste à côté du village de Penuja. Elle y vivait seule, dans une grande maison construite par son père, au milieu des sapins et des collines. Cet homme expliqua ensuite d’un air joyeux que Maret, par son visage et son extérieur, tenait largement de l’ourse, et qu’elle avait de la force pour trois hommes, quand elle allait soulever des sacs de grains au moulin de Penuja. Ça, il l’avait vu de ses propres yeux. Et elle avait son genre de beauté, avec de grands yeux bruns de prédatrice paraît-il, oui, cette Maret, et un lourd chignon et des dents blanches de bonne rieuse.
     « Alors vraiment elle n’est pas laide, ah ça non, continua l’homme, et elle n’est pas pauvre non plus. Jaan Laasik l’emploie toute seule comme aide au moulin, la fille y trime comme trois hommes et a un bon salaire. Simplement, elle n’est pas causante et pas sociable, ça c’est sûr, et pour je ne sais quelle raison les hommes en ont peur, sans doute parce que tout chez elle est trop gros… »
     Oui, il ne peut guère y avoir de meilleur choix, jugèrent à présent les autres villageois, et l’on alla donc prestement chercher Maret derrière Penuja, on lui fit rencontrer la famille Hansuoja et on lui expliqua de quoi il s’agissait. La Maret était réticente, ça oui, elle disait qu’elle n’avait pas si tôt l’intention de convoler, mais quand elle vit Armin, déconcertée, elle resta soudain coite, et dit : « Allez ça va, on va faire comme ça ». Priidik Hansuoja n’avait rien lui non plus contre l’idée de ce couple, après tout son fils adoptif avait déjà rapporté une belle quantité d’argent à la maison, et il savait aussi que ses filles étaient toutes secrètement amoureuses d’Armin. Le seul à qui l’on ne demanda pas son avis fut Armin. Car pour lui c’était une décision de justice.
     C’est ainsi qu’à la joie des hommes mariés et au désespoir des jeunes filles, Maret et Armin furent mis en couple dès la fin de la semaine suivante. À l’église, comme il se doit. Le peuple s’amusa à voir que la fille du sellier faisait une tête de plus et était deux fois plus large que le fils du cordonnier, et pourtant ils allaient bien ensemble, peut-être parce qu’à chacun d’entre eux quelque chose avait été donné en excès. Et après un assez chiche festin de mariage, Maret emporta le bel Armin loin d’Illaus, dans sa grande et solitaire demeure au milieu des sapins et des collines.
     Et bizarrement, il arriva vraiment que la fille du sellier et le bel Armin commencèrent d’éprouver là-bas l’un envers l’autre quelque chose que l’on ne peut sans doute pas appeler amour, mais plutôt passion déréglée et autodestructrice. Maret languissait après la beauté d’Armin comme un animal, comme un prédateur devant la gueule duquel on a jeté une proie de trop grand prix. Et peut-être que c’était ce qui plaisait à Armin chez sa femme, cet éclat carnas­sier dans les yeux de Maret, cet immense corps bestial inassouvi, dans le giron duquel  il pouvait désormais jeter sa beauté indécente, fière et sans borne. Les deux premières semaines, ils ne firent pas grand-chose de bon hors du lit d’amour, et leurs nuits et leurs jours étaient bruyants et douloureux, pleins d’épuisement, de fringale et d’un amour mauvais.
     Si bien qu’à la fin, force fut à Jaan Laasik de venir voir Maret chez elle, car le travail de meunier devait être fait et les sacs de farine devaient être soulevés. Maret réfléchit alors, avec son enten­dement de sauvageonne, que pendant qu’elle serait au moulin Armin s’enfuirait certainement, et elle l’attacha donc au pied du lit avec une chaîne à vache. Elle lui apporta là-bas de la nourriture et un pot de chambre, lui caressa tendrement la tête, et partit ensuite au travail à travers la forêt bruissante.
     C’est ainsi que passèrent les premières semaines de mariage. Le Bel Armin se terrait/morfondait des journées entières dans la chambre, enchaîné au lit, feuilletait une bible ou regardait l’ombre se déplacer lentement vers le soir, dans ses yeux l’air de quelqu’un qui s’est soumis au destin. Au crépuscule, Maret arrivait du mou­lin, ses seins se balançant comme des barriques de vin, fari­neuse et rigoleuse, pleine d’une folle passion pour Armin.
     Cela ne pouvait pas durer bien longtemps comme ça. Au bout de quelques mois, Armin commença à s’avachir de plus en plus, il n’avait même plus la force, au lit, de répondre à la passion de Maret, il était assis dans la chambre comme une nuit de pleine lune au beau milieu du jour. Car vraiment, tout en Maret était trop gros, son amour et son désir animal — Armin ne trouvait plus en lui-même de place pour cela. Il se contentait de fixer sa femme d’un regard brillant et apeuré quand elle s’approchait de lui, il ne répon­dait plus au moindre contact, à la moindre caresse. Maret en était furieuse. Elle, la fille unique du sellier, avait tout obtenu en ce monde grâce à la force de son corps. Tout ce qu’elle voulait. Et voilà que devant elle gît ce garçon maigre, ses yeux comme un délicat azur céleste avant l’aube, et qui refuse de faire l’amour avec elle. Non, ce n’est pas permis une chose pareille, tout simplement pas permis. Elle doit aussi se rendre maîtresse de l’horizon infini de ce regard, de cette tristesse douloureuse, de cette aspiration vers le diable sait quoi.
     Oui, elle doit faire sienne la moindre petite goutte de cette futile beauté face à laquelle, avec sa vigueur d’ourse, elle tend à avoir le dessous, elle doit la sentir dans sa chair et dans ses os.
     Mais Armin gisait comme un chiffon entre ses mains pleines de passion. Et Maret fut saisie en prenant soudain conscience qu’au cours de leurs interminables nuits d’amour, elle ne s’était pas rapprochée d’un pas de la beauté d’Armin, que celle-ci flottait tou­jours loin d’elle, à plusieurs journées de distance, loin des sapins et des collines d’ici.
     Et savoir cela l’emplit d’une grande douleur bestiale.
     Elle porta cette douleur en elle plusieurs jours, abattit au moulin autant de labeur que plusieurs hommes, mais quand la douleur s’enfla et devint, comme tout le reste, trop grosse, cela la rendit enra­gée et un soir, revenant du moulin, sans bien se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle saisit dans la grange un grand couteau à cochon, alla dans la chambre et trancha le bras de son mari endormi. C’est seulement quand la pièce fut pleine des cris et des pleurs d’Armin que la douleur de Maret trouva enfin l’apaisement. Avec beaucoup de hâte et de sérieux, dans une sorte de demi-som­meil, elle referma la blessure d’Armin avec un drap de lit, versa dans la bouche de son mari une rasade d’eau-de-vie et l’enveloppa dans les couvertures. Puis elle alla à la cuisine, alluma sous la mar­mite, plongea dans l’eau le bras tranché et le fit cuire. Elle y ajouta aussi des pommes de terre, fit une salade et mit la table pour son souper.
     Avec tendresse et amour, les dents blanches de Maret arra­chaient de l’os les morceaux de viande, avec tendresse et amour elle les mâchait et les avalait. Puis elle retourna dans la chambre, caressa la tête d’Armin pris de délire et de fièvre, et deux grosses larmes claires coulèrent le long de ses joues.
     « Tu vas voir, tout ira encore bien, chuchota-t-elle à son mari, tout ira encore bien. »
     Mais la blessure d’Armin se mit à pourrir de plus en plus, quelque effort qu’elle fît pour la soigner, et cette torturante et loin­taine beauté en lui et dans l’air autour de lui s’effaçait — s’effaçait toujours davantage. Et dans les yeux bleu orage d’Armin apparut un nouvel éclat, plein d’une lumière encore plus lointaine qu’avant, il n’y avait plus en eux de souffrance ni de douleur, pas même de reproche. Désormais ils regardaient quelque part ailleurs, au loin. Alors Maret sentit qu’elle restait toujours plus en arrière, loin d’Armin, et à nouveau la douleur et la rage montèrent dans son âme.
     Et quand un soir elle revint du travail à travers une pluie légère, fatiguée, elle remarqua qu’il y avait au-dessus de sa maison un double arc-en-ciel et courut joyeusement à l’intérieur pour inviter Armin à venir le regarder. Mais dans la chambre, elle découvrit que son mari était tout à fait froid et immobile. La plaie pourris­sante avait fait son travail. Au même moment, Maret remarqua, effrayée, que les yeux grand ouverts d’Armin étaient comme avant pleins d’une vie étincelante — pleins d’un éternel appel vers l’endroit où la forêt s’unit au ciel, où perle la brume matinale et où la grand-route fait un nouveau tournant. C’était si attirant, tout près et pourtant si loin, que Maret, pleine d’un désespoir torturant et du désir de se voir encore une fois ne faire qu’un avec Armin, ne put se défendre d’enfoncer ses ongles dans les yeux de son mari, de les arracher du crâne et de se les fourrer dans la bouche. Et elle mangea et rit, mangea et rit de bonheur, sentant les yeux bleu orage de son mari se déliter entre ses dents, se mêler à sa salive, les sentant glisser en bas de son œsophage, disparaître dans le gouffre doux et obscur de ses entrailles. Ensuite, comme elle trouvait son amour toujours affamé, elle prit le couteau à cochon et dépeça soigneusement le cadavre d’Armin. Après avoir séparé les intestins et les déchets, elle fit ramollir la chair et les os de son mari dans la marmite pendant vingt-quatre heures, de sorte que toute la maison fut enveloppée d’un lourd nuage de graisse et de vapeur.
     C’est seulement au cours de ces quatre ou cinq jours qui s’écoulèrent dans l’ingestion lente et jouissive du bel Armin que Maret sentit qu’elle avait enfin rattrapé son mari. Qu’elle avait finalement atteint l’endroit où la forêt s’unit au ciel, où règnent une paix bienheureuse et un éternel amour céleste…

Traduit de l’estonien par Martin Carayol