Le cerceau doré

1.

     Jürgens sortit du cimetière. Il s’arrêta devant le portail, comme s’il ne savait pas bien où aller.
      À cette heure du soir, la rue était déserte. Il n’y avait aucun passant. Tout était silencieux. À peine entendait-on le léger bruissement de la pluie tombant sur les feuilles des arbres dans l’avenue clairsemée. Il faisait déjà sombre.
      Devant le portail, deux mendiants étaient assis. D’un côté une aveugle, un fichu autour de son visage jaune citron et deux trous profonds à la place des yeux. Et de l’autre côté, un vieux cul-de-jatte dans une sorte de cagette évoquant vaguement une auge dotée de petites roues. Les mains du vieillard touchaient le sol et portaient à leur extrémité des disques de bois avec des boucles en cuir, dont il s’aidait pour avancer.
      Jürgens glissa sa main dans sa poche, comme s’il voulait donner quelque chose aux mendiants. Mais il y trouva ses gants et commença à les enfiler. Ils étaient humides. Il approcha ses deux mains de son visage : ses gants sentaient le phénol. 
      Il sentait cette odeur partout. La pharmacie l’avait totalement contaminé. S’il avait eu une âme, elle aurait aussi eu ce parfum d’officine.
      À grand peine, il parvint à passer ses doigts maigres dans les gants. Il releva le col de son manteau et se mit en marche. Le sol était mouillé et boueux. Le rideau de pluie semblait plus dense qu’auparavant.
      De part et d’autre de l’avenue se trouvaient des maisonnettes, certaines avec un étage. Il faisait déjà bien sombre, mais aucune fenêtre n’était encore éclairée.
      Il passait parfois devant un magasin de pompes funèbres ou un tailleur de pierres tombales. Dans les vitrines on distinguait des cercueils d’enfant en bois clair, quelques glands argentés, des couronnes en fil de fer ou des angelots portant une palme.
      Les portes des boutiques étaient encore ouvertes, mais à l’intérieur il faisait sombre et on ne voyait pas une âme.
      Au tournant, Jürgens regarda en arrière : les deux mendiants étaient assis sous la pluie, immobiles. Le vieil homme était encore plus affalé sur ses avant-bras. On aurait dit un chien assis.
      Les trottoirs étaient pavés de grandes pierres rondes et Jürgens manquait de trébucher à chaque pas. C’était la seule chose qui lui remontait le moral.
      Il lui semblait qu’il était victime d’une injustice, qu’on l’avait attiré sans aucune raison dans ce coin misérable, où il n’avait plus rien à faire. 
      La mort de sa mère avait été un choc. Certes, cela faisait vingt ans qu’il n’habitait plus chez elle et il ne l’avait pas revue depuis sept ans. À peine avait-il eu le temps de penser à elle. Mais elle n’en était pas moins sa mère.
      Désormais, cela aussi était terminé. La mort avait tiré un trait noir sur son passé. 
      Il avait appris sa maladie bien trop tard. Il avait trouvé une brève lettre de sa sœur, la maison vide, et la tombe de sa mère. Il avait envoyé une carte postale à sa sœur, acheté une couronne pour la tombe, et avait l’intention de rester dans la maison jusqu’à ce que celle-ci fût vendue ou au moins louée pour un bon prix.
      Cette pensée lui permit de retrouver un peu d’équilibre dans ses sentiments. La mort avait beau être inévitable, elle l’angoissait. Il n’avait pas l’habitude d’avoir de telles pensées, et ne voulait pas s’y habituer. La vie était quand même quelque chose de tout à fait différent.
       Il tourna dans la rue qui descendait vers la ville. Un petit homme noir naviguait d’un trottoir à l’autre et allumait les réverbères à gaz avec une grande perche. On entendait une charrette bringuebaler dans le lointain. Et ce bruit acheva de réveiller Jürgens.
      Son propre destin et celui de sa sœur lui revinrent en mémoire : depuis vingt ans, l’un, du matin au soir, à se tenir derrière le comptoir de la pharmacie ou à respirer l’air vicié de l’officine, et l’autre, dans une petite ville de l’arrière-pays, aux côtés d’un mari alcoolique, toujours entourée d’un troupeau d’enfants en constant élargissement…  Telles étaient leurs vies.
      Ils échangeaient une ou deux fois dans l’année des lettres avec leur mère et entre eux. Lui annonçait qu’il avait été augmenté, sa sœur qu’elle avait encore eu un enfant, et leur mère, que tout allait comme d’ordinaire.
      Peut-être avaient-ils eu un jour d’autres attentes à l’égard de la vie. Mais celle-ci n’en avait pas tenu compte. Et finalement, Jürgens était bien d’accord avec la vie.
      Oh non, la vie n’était pas un jeu. Lui aussi, il avait commencé la sienne de façon bête. Il était un jour allé à la ville comme un provincial, s’était réjoui de son beau costume, avait folâtré avec les femmes.
      Mais grâce au Ciel, cela lui était bien vite passé. Il n’avait aucune passion, du moins aucune qui fût vicieuse.
      Les femmes, cela demandait de l’argent, de la santé et du temps. Pour sa part, il n’avait rien de superflu.
      Il avait bien vite remarqué la valeur de l’argent et du temps. Et sur son visage jaunâtre de phtisique, on ne trouvait nulle trace de la santé d’un coureur de jupons.
      Il avait alors compris ce qui était nécessaire à sa tranquillité. L’homme a des obligations, et ses obligations lui rapportent de l’argent. Tout le reste n’est que brassage de vent.
      Il s’était plongé dans la poussière de la pharmacie.
      À chaque fin de mois, il allait à la taverne le soir avec l’autre employé, ils se commandaient une bouteille et ils discutaient de quelque sujet qui les préoccupait tous les deux. Et une fois dans l’année, un dimanche après-midi, il accompagnait la famille de son patron dans les îles.
      Ils s’attablaient alors au restaurant, mangeaient des tartines et buvaient de la bière. Le patron aimait parler de ses années d’étude, tandis que sa femme somnolait sous les rayons du soleil printanier.
      Jürgens en profitait pour contempler leur fille. La trentaine passée, elle était maigre et sans grâce, le visage dur. Mais Jürgens s’en moquait.
      Lui-même ne valait pas mieux de ce point de vue. Son visage était jaune, ses cheveux, qu’il portait courts, grisonnaient sur ses tempes, et ses bras étaient squelettiques. Cependant, il espérait que la fille de son patron s’en moquait autant que lui.
      C’est qu’entre eux, il n’était pas question de sentiments. Ils voulaient simplement mettre de l’ordre dans leur vie, c’était tout, un peu plus d’ordre chaque jour. Car c’est là le but de l’existence humaine.
      À présent, Jürgens pensait qu’il était en train de faire un pas de plus en direction de son objectif.
      Il en était sûr : Amalie Karlovna l’attendait et faisait peut-être des rêves un peu secs, mais si naïfs, dans sa chambre étroite de jeune fille, entre la cage du perroquet et son piano anguleux. De même, il se disait que son beau-père l’attendait avec les livres de compte, une carafe de liqueur de cumin et des conseils d’ami. 
      Le destin avait pris soin de lui. Il n’était pas ingrat.
      Il s’engagea sur le pont de bois. Sur la rive du fleuve, en amont et en aval, des lumières isolées clignotaient. De l’autre côté de la rambarde, le flot de la rivière formait une masse noire. Au loin, on entendait le roulement obstiné de la charrette.
      Dans ce roulement, il reconnut sa ville.
      Oui, tout était comme avant : la même rivière, les mêmes rues et les mêmes murs de pierre autour des jardins et, au-dessus des murs, les cimes noires des arbres dans la nuit. Tout était comme avant !
      Sous la pluie, les lanternes faisaient l’effet de sphères de lumière floues. Les vitrines des boutiques étaient allumées. L’eau gouttait sur les enseignes fluettes. Quelques passants solitaires le dépassaient d’un pas hâtif, emmitouflés dans leurs habits. Mais rien ne troublait cette grande torpeur.
      Ainsi, ils sont ici chez eux, songea Jürgens, voilà un peuple resté sur le bas-côté du monde, malheureux et misérable. De l’argent, la seule chose qui ait de la valeur, ils n’ont pas su en produire. 
      Que valaient tous leurs idéaux et leurs rêves sans argent ! À quoi bon telle nation ou telle autre, si le peuple est bête, sale et pauvre !
      Oh non, on ne le tromperait pas avec ce genre de hochet. Adolf Ivanovitch Jürgens savait ce qu’il faisait. Il était suffisamment intelligent pour voir plus loin.
      Qu’avait-il à voir avec les nations ! En compagnie d’un Russe, il était russe, avec un Juif, juif, mais chez lui il parlait allemand. Parce que son patron était allemand.
      Un seul sentiment l’habitait : le regret d’être né lui aussi à cet endroit. Dans les premiers temps, cela lui avait mis beaucoup de bâtons dans les roues. C’était comme une maladie qui ne guérissait qu’après de longues années.
      Mais à présent, sa dernière attache s’en était allée. À présent, il voulait finir ce qu’il avait à faire ici, pour ne plus avoir à y penser. 
      Sa voie était ailleurs et non le long de ces palissades qui pourrissaient au bord des rues boueuses, et au bout desquelles clignotaient tristement des lampes à pétrole.
      Il s’arrêta dans une ruelle étroite et passa le portillon de la cour. La pluie tombait sans discontinuer. Il s’avança silencieusement sur les pavés envahis d’herbes folles.
      Au fond de la cour se dessinait une maison basse en bois. Aucune fenêtre n’était allumée.
      Au bout de la maison, on distinguait la silhouette d’un arbre nu. Les draps sur la corde à linge formaient des taches blanches dans l’obscurité.
      C’est là que Jürgens jouait quand il était petit. Au sol fleurissaient des plates-bandes. Au-dessus se déployaient des branches fournies. Un oiseau bigarré chantait sous le feuillage.
      Le jardin avait depuis longtemps été détruit, les plates-bandes piétinées, les arbres coupés. Seul le vieux pommier étendait encore ses épaules pourries. Des herbes jaunes poussaient autour de lui comme la paille d’un balai ébouriffé. 
      Jürgens s’arrêta un instant devant la maison. Mais il haussa les épaules avec mauvaise humeur.
      Son cœur n’était pas attaché à ces souches et à ces pavés. Même ce tas de vieux débris n’était là que pour l’aider à ordonner sa vie, rien de plus.
      Il entra par la porte ouverte et parvint dans la grande cuisine au plafond bas. Ses pas sourds résonnaient sur le sol en briques. Les mains tendues, il continua d’avancer à tâtons.
      Tout à coup, il entendit dans l’obscurité, presque à côté de son oreille, un horrible murmure, et des doigts glacés agrippèrent sa main.
      Jürgens se figea un instant d’effroi, et ses cheveux frémirent sur sa tête. Mais il comprit soudain : c’était la vieille servante Malle, qui travaillait déjà dans la maison à sa naissance. À présent, elle essayait de le réconforter avec ses mains décharnées, en marmonnant quelque chose de sa bouche édentée.
      Jürgens fut pris d’un frisson de dégoût et préféra passer dans la pièce suivante.
      Il alluma une bougie et remit sa veste trempée. La pièce n’était pas chauffée, et il pouvait  voir son souffle se changer en vapeur. Il leva la bougie. Tout était en désordre, tout était pourri.
      On voyait bien que la vieille Malle n’était plus capable de rien faire. Comme un grillon du foyer, elle était restée vivre dans la cuisine de cette maison abandonnée !
      Agacé, Jürgens fit quelques allers-retours dans la pièce.
      Il observa les murs couverts d’un papier peint défraîchi, les meubles mangés par les insectes, jeta un regard vers la salle à manger obscure, où l’on ne distinguait que la table ronde, semblable à un bouclier blanc. Tout cela éveillait en lui un sentiment de dégoût.
      Alors il se déshabilla.
      Il se coucha dans le lit et ferma les yeux. Sa tête aux cheveux lisses reposait sur l’oreiller, lourde comme une quille, ses bras maigres et décharnés étaient étendus le long de son corps sur le drap blanc. La bougie brûlait d’une flamme immobile.
      Jürgens s’aperçut subitement que les draps étaient humides.
      Il ouvrit les yeux, se redressa et sortit son carnet de la poche de sa veste. Il se remémora les dépenses du jour et commença à en faire la somme. Il remuait les lèvres et de temps en temps, appuyé sur son coude, notait un nombre.
      Puis, il laissa tomber la main qui tenait le cahier et s’abandonna à ses pensées.
      Il était trop fatigué et aurait plutôt dû dormir. La nouvelle soudaine, le trajet, les tâches à accomplir ici, tout cela l’avait épuisé. Il n’avait pas dormi depuis trois nuits. Il sentait ses membres fatigués et fiévreux. Ah, que sa tête était lourde, si lourde !
      À vrai dire, il n’aurait pas dû venir, songea-t-il. En ce moment, la vie lui en demandait déjà beaucoup. En plus, il était arrivé trop tard et n’avait rien pu faire.
      Il s’assoupissait parfois un instant, mais se réveillait aussitôt en sursaut. Il parvenait même à faire des rêves, mais ceux-ci étaient si imprécis qu’en se réveillant il ne se souvenait de rien.
      Certaines choses lui revenaient en mémoire si brusquement qu’il était pris d’angoisse. Mais il se  tranquillisait aussitôt : il avait déjà réglé cette affaire.
      Il se remit à évaluer la valeur de la maison et sa fièvre continua de monter. Ce tas de débris ne valait pas grand-chose, le terrain déjà un peu plus. Il essayait d’estimer ce qu’il en tirerait.
      Il se rappela soudain qu’il n’avait même pas vu toutes les pièces. Oui, ici c’était la salle à manger, le salon et la cuisine. Mais il se souvenait à présent très clairement qu’il y avait encore une petite pièce, pourvue de deux fenêtres étroites et d’une petite porte qui donnaient sur le jardin. C’est là qu’il vivait enfant.
      Il s’assit sur le lit et regarda le mur opposé. Il y avait eu une porte à cet endroit, il s’en souvenait. Mais à présent, la paroi était tout à fait lisse.
      Il bondit sur ses jambes, saisit le bougeoir et courut jusqu’au mur. Il compta ses pas, sonda la paroi avec les mains, et comprit : la porte avait été recouverte de papier peint.
      Alors, quelque chose lui revint par-delà les années, comme dans un rêve : sa mère lui avait écrit qu’elle avait du mal à joindre les deux bouts, elle avait transformé la chambre d’enfant en un logement indépendant qu’elle comptait louer ; mais à cause de l’humidité, cela n’intéressait personne.
      Il voulait revoir cette pièce dès aujourd’hui. Une étrange fièvre l’avait saisi, il fallait que ce soit maintenant !
      Il tournait en rond, indécis, quand il repensa à Malle. Il alla à la porte de la cuisine et lui demanda la clé.
      Pendant quelques instants, un grommellement incompréhensible se fit entendre. Puis une main tremblante émergea de la pénombre. Quand Jürgens s’empara de la clé, la main glaciale tenta de nouveau de caresser la sienne. Elle resta ensuite là, à pendre dans le vide.
      C’était une grande clé rouillée.
      En tâtonnant, Jürgens identifia la serrure et, d’un coup sec, fit passer la clé à travers le papier peint. La serrure grinça, le papier se déchira en longues bandes et la porte s’ouvrit.
      
      

2.

      Étrangement, aussitôt qu’il fut entré dans la pièce, Jürgens vit qu’elle était éclairée : un soleil lumineux passait par les fenêtres et par la porte ouverte. Il remit la bougie sur la table de la pièce qu’il venait de quitter et regarda autour de lui.
      La chambre était longue et étroite. Les murs étaient dissimulés sous un papier peint délavé. Aux fenêtres pendaient de vieux rideaux de tulle. Au-dessus des petits lits blancs étaient accrochées des images dans des cadres abîmés.
      Mais l’éclat aveuglant du soleil, qui se déversait à travers les branches et le tulle percé comme à travers un tamis, rendait au décor sa jeunesse et son éclat.
      Sa sœur Anna était assise sur le seuil, les jambes dans le jardin, une poupée dans les bras. Ses cheveux blonds étaient attachés en deux fines nattes nouées à leur extrémité par des rubans rouges.
      Ils regardèrent silencieusement la poupée allongée sur les genoux de la petite fille. Ses yeux bleus étaient grands ouverts et elle écartait ses bras roses.
      Puis ils sortirent dans le jardin.
      Le pommier était couvert de fleurs. Les pieds de cassis étaient couverts de baies noires. Sous le soleil matinal, de la vapeur d’eau s’élevait de la terre meuble. Des fleurs de pommier tombaient çà et là comme de la neige.
      Ils s’assirent sous l’arbre et se mirent à jouer.
      La poupée venait de se réveiller. Elle se nettoya le visage, se coiffa et accueillit des invités. D’abord vint la fourmi, puis la coccinelle, enfin l’escargot.
      La poupée s’assit sur un canapé de pissenlits, prit son café du matin dans une tasse en fleur de pommier en conversant avec ses hôtes.
      Ceux-ci rentrèrent ensuite chez eux : la fourmi détala la première, puis la coccinelle s’envola et l’escargot partit en glissant, les cornes dressées comme deux petits poings.
      Lassés de jouer, ils restèrent assis, silencieux.
      Un oiseau gazouillait doucement à l’abri d’une feuille. Cela sentait la terre. Tout était immobile, jusqu’aux rayons du soleil, qui brillaient entre les feuilles comme des fils dorés tissés par une araignée d’argent.
      Ils entendirent soudain un son étrange : dans la rue, un tintement clair s’approchait, comme si un musicien itinérant jouait d’un instrument.
      Ils perçurent ce bruit presque simultanément et relevèrent la tête pour écouter. Le tintement se rapprochait, s’interrompait parfois un instant, mais le son frêle s’élevait alors de nouveau, plus proche et plus clair.
      Ils se relevèrent d’un bond et se précipitèrent jusqu’au portail, mais le tintement s’éloignait déjà. Ils coururent dans la rue, et eurent le temps de voir un objet clair scintiller sous le soleil : une grande roue dorée, qui roulait sur les pavés en tressautant. Elle finit par disparaître à l’angle du jardin.
      Sans un mot, les enfants se lancèrent à sa poursuite.
      Ils coururent dans de petites avenues bordées de grands jardins. Les rues envahies d’herbes folles s’effacèrent, les champs apparurent, mais les enfants couraient toujours.
      Ils se tenaient par la main. Anna avait oublié qu’elle avait sa poupée avec elle, dont les cheveux flottaient au vent comme une poignée de filasse de lin .
      À toutes jambes ils suivaient le cerceau doré. Parfois ils ne l’entendaient plus, alors ils s’arrêtaient un instant et écoutaient, haletants.
      À certains moments, ils avaient l’impression d’entendre le son d’un triangle qu’un musicien ferait tinter avec une baguette en métal en allant de jardin en jardin, et ils attendaient de voir où il s’arrêterait pour faire danser un singe rouge à côté d’un orgue de barbarie.
      Parfois encore, il semblait que quelqu’un passait au loin avec des clochettes, et ils s’attendaient à voir arriver un chariot plein de chanteurs, avec leurs grelots, leurs foulards et leurs instruments.
      De temps en temps, ils croyaient même voir un gamin aux joues roses qui faisait rouler ce cerceau doré avec une baguette argentée. Ses cheveux flottants étaient coiffés d’un chapeau doré et il avait de petites ailes de part et d’autre de chaque pied, de sorte qu’il avançait comme en volant.
      La route sinuait, s’élevait et redescendait. On croisait des étendues verdoyantes, ici et là les teintes bleues d’un jeune bois de bouleaux. Un nuage blanc comme neige courait avec eux au-dessus d’une prairie fleurie.
      Ils finirent ainsi par rejoindre une nuée de gens sur la route. La poussière s’élevait sous leurs pas. Le soleil rougeoyait. Tous poursuivaient comme eux le cerceau doré. 
      Ils essayaient de bien se tenir l’un à l’autre dans la foule. Mais des gens haletants se pressèrent entre eux et des bras couverts de sueur les séparèrent. Ils ne se voyaient plus, mais couraient toujours sans s’arrêter.
      Plus la course durait, plus chacun redoublait de fureur dans ses efforts. Leur acharnement était contagieux, ils se bousculaient, tombaient par terre et les plus forts poursuivaient leur course, sans un regard vers l’arrière.
      Le petit garçon apercevait par éclairs le cerceau dans le nuage de poussière et entendait son tintement derrière le fracas des pas. Il lui semblait que sa vie roulait avec ce cerceau qui chantait dans le lointain.
      Par moments, il s’écartait des autres, coupait à travers champs, grimpait des pentes abruptes. Il se perdit alors dans une forêt, tout était silencieux, il n’entendait plus le tintement, le soleil brillait entre les cimes des arbres.
      Il s’élança de nouveau vers l’avant.
      Il piétinait des fleurs sans avoir le temps de les cueillir. Il sautait, assoiffé, au-dessus des sources, sans prendre un instant pour boire.
      Çà et là, le cerceau doré apparaissait à proximité. Il tenta brusquement de le saisir dans les buissons, mais se blessa les mains. Il entendit le grelot parmi les souches d’une coupe rase, sans arriver à le voir.
      Sur les feux éteints des bûcherons, il l’aperçut à nouveau au milieu de la cendre, sans parvenir à le toucher.
      Il abandonna l’obscurité de la forêt et retrouva les routes et la foule. La route se prolongeait dans un nuage de poussière sur un rivage élevé. En contrebas, scintillait un lac bleu. Des voiles blanches triangulaires brillaient sous le soleil. Mais lui, il courait.
      Parfois, le souvenir de sa maison, de sa mère et de sa sœur traversait encore son esprit, comme en songe. Il lui semblait qu’il était en route depuis une éternité. Que la vie devenait un rêve.
      À cet instant, le tintement du cerceau doré le réveilla. Il avait l’impression qu’il se rapprochait, qu’il l’attendait derrière le premier coude de la route. Il paraissait tout aussi épuisé que lui, se reposant sur une pierre au bord du chemin. Plus qu’un dernier effort, et il le rattraperait.
      Il ne se souciait pas de ses jambes écorchées. Il était à la limite de l’épuisement, mais il courait !
      Le jour déclinait. Il avait tourné dans la campagne à n’en plus finir. Les prés se teintaient de bleu. Il reprit la direction de la ville. Les fenêtres étaient allumées.
      Il entendait encore le cerceau tinter faiblement comme à travers un brouillard. Il n’y avait plus personne autour de lui. Il déambulait sous les grands arbres en courant à moitié. La rue était emplie d’une sorte de brume bleue. Une cloche sonna quelque part. Il éprouva une grande fatigue, le sentiment de courir depuis des années.
      Puis tout à coup, il lui sembla être de nouveau dans une rue familière. Oui, c’était là que se trouvait la maison de ses parents.
      Il arriva au portail et écouta : quelque part au loin, le cerceau tintait encore, mais ce tintement devint de plus en plus faible, sonna comme s’il était juste au-dessus de lui, trembla un instant, et s’éteignit alors en se fondant dans l’air.
      Il pénétra dans le jardin.
      À travers un haut bosquet qui poussait de l’autre côté de la rue, le soleil bas jetait une large vague de lumière. Le jardin entier était plein de cette lueur jaune.
      Il s’arrêta au milieu et regarda autour de lui.
      Il avait le sentiment que quelque chose avait changé au cours de la journée.
      L’herbe avait poussé, s’était affaissée et pourrissait par endroits. Les arbres qui, le matin même, fleurissaient étaient désormais chargés de pommes. Celles-ci tombaient parfois toutes seules, se fendaient et se décomposaient dans l’herbe touffue. Le jardin était envahi par une odeur de bois pourri et d’herbe fermentée.
      Tout était si étrange !
      La porte était toujours ouverte. Il entra. La pièce était vide. Mais ici aussi, à travers la dentelle des rideaux, se déversait une triste vague de lumière. Du jaune partout, trop de jaune !
      Et dans cette clarté jaune, tout respirait la tristesse et l’abandon. Le mobilier quelconque semblait d’un autre temps, les portraits sur les murs avaient pris de l’âge, pareils à des vivants.
      Il s’arrêta quelques instants. Un silence absolu. Tout était si répugnant ! Effrayé, il ouvrit en grand la porte de l’autre pièce et se précipita à l’intérieur.
      

3.

      La pièce était plongée dans l’obscurité. Il faisait un froid glacial, on se serait cru dans une tombe.
      Jürgens s’arrêta comme étourdi. C’est alors qu’il se souvint : il avait laissé la bougie sur la table. À tâtons il trouva le bougeoir, mais la chandelle avait entièrement brûlé et la cire s’était figée depuis longtemps.
      Il appela Malle, sans obtenir de réponse. Il appela une deuxième fois, une troisième, mais tout était silencieux.
      Marmonnant avec agacement, il se dirigea péniblement vers la cuisine. Sa tête se prit à plusieurs reprises dans des toiles d’araignée, il s’efforça de les écarter par des mouvements désordonnés des bras.
      Il parvint à la cuisine, mais même là il faisait froid, comme si depuis bien longtemps aucun feu n’avait été allumé dans le foyer. Une odeur de glaise s’élevait du poêle froid. L’étroit rectangle de la petite fenêtre rougeoyait doucement dans l’obscurité.
      Jürgens écouta. Il n’y avait pas un bruit. 
      Il s’approcha du lit à tâtons. Ses genoux heurtèrent la banquette, il tendit les mains et trouva des chiffons jetés en tas.
      Ses doigts touchèrent le cou d’un être humain, mais celui-ci était froid comme la glace. Il souleva les habits et plaça sa paume sur la poitrine de la vieille, mais elle ne bougeait pas.
      Elle était morte. On sentait déjà distinctement une odeur de cadavre.
      Sans s’attarder davantage ni penser à quoi que ce soit, Jürgens retourna dans sa chambre d’un pas chancelant.
      Seule l’ombre d’une pensée occupait son esprit : voilà à peine un instant, j’étais dans cette pièce, la vieille m’a donné la clé, je suis sorti un moment et maintenant que je reviens la bougie est consommée et la vieille est morte depuis longtemps.
      Il n’alla cependant pas au bout de sa réflexion et s’assit au bord du lit.
      De nouveau, la lueur d’une pensée traversa son cerveau : où ai-je été tout à l’heure — les pommiers en fleurs, les jeux de ma sœur, puis le tintement du cerceau doré, la poussière de la route, la brûlure du soleil, et enfin les pommes tombées de l’arbre, pourries, la pièce pleine d’une lumière jaune — où ai-je été tout à l’heure ?
      Mais avant d’avoir achevé sa réflexion, il s’affala sur le lit, tel qu’il était, à moitié habillé.
      Le voile gris du sommeil descendit sur lui.
      Même son sommeil était comme un fantôme qui flottait silencieusement au-dessus de lui et s’effarouchait de temps à autre. La pénombre floue était entrecoupée de rayons gris, des sphères duveteuses roulaient, d’épais coussins de plumes s’affaissaient sans bruit. Il s’enveloppa dans le sommeil comme dans un drap.
      Cependant, à travers ce voile de sommeil, il était en proie à une tristesse sans fin. Son cœur était sur le point d’éclater d’une douleur insondable. Il cacha ses yeux dans ses mains et des larmes se mirent à couler entre ses doigts.
      Un jour chétif se levait derrière la petite fenêtre. Il faisait presque aussi sombre que durant la nuit.
      Les meubles pourris lui apparurent dans la pénombre. Il voyait des habits et des tissus partout, il y avait là des costumes jetés à la hâte, des étoffes étalées, des tapis roulés — tous dormaient comme des créatures fantastiques roulées en boule sur la toile cirée qui couvrait le sol.
      Jürgens était assis sur le tas, la tête entre les mains.
      Tout était empli d’ombres. Elles affluaient sans discontinuer par la cour. Elles bougeaient la tête, saluaient de la main. Elles descendaient du ciel, comme par une échelle.
      Jürgens entendit leur appel. Il mit son manteau, enfonça son chapeau jusqu’aux yeux et sortit.
      C’était de nouveau le soir. Il pleuvait.
      Il déambula sans but dans les rues. Il erra longtemps parmi les arbres et les maisons, les lumières et les ombres. La ville lui semblait inconnue. Peut-être avait-il un jour rêvé de ces rues et de ces jardins. Puis il se retrouva de nouveau dans la cour, sous le pommier ébranché.
      Il resta longtemps debout, pensif.
      Il avait tout oublié. Oublié la ville et sa fiancée qui l’attendait. Oublié la raison de sa venue. Oublié qu’il devait partir d’ici.
      Il essayait de se souvenir de quelque chose d’autre. De quelque chose qui l’environnait encore en ce moment, une odeur, une simple voix… Comme dans un songe, il essayait de saisir les traits lointains et brumeux d’un autre songe.
      Il n’y avait plus de différence entre la nuit et le jour. La lumière était uniforme, les ombres ne changeaient pas, la pluie tombait à travers la pénombre, cela aussi, il était seulement en train de le rêver.
      Tout n’était encore qu’un songe. Plus rien n’était réel. Sa vie dans le réel appartenait au passé.
      La vie prenait des traits épouvantables, fantomatiques.
      Parfois le matin, Jürgens se retrouvait au marché. Il errait sans rien voir parmi les hommes et les animaux. Il entendait soudain à travers le vacarme de la foule le bruit d’une clochette et se précipitait vers elle. Mais il voyait alors des grelots au cou d’un cheval et s’éloignait tristement.
      Il finit par sortir de la ville. De part et d’autre de la route s’ouvraient des prairies. Une corneille était posée au sommet d’une botte de foin. Un vent léger soufflait entre les branches nues des arbres, comme dans un instrument de musique. Il écouta.
      Soudain, il vit quelque chose scintiller derrière les arbres. Il se mit à courir au hasard dans le pré. L’herbe était humide, il s’embourbait dans la terre pâteuse.
      Il se retrouva tout à coup devant un moulin. Ses pales tournaient lentement sous la pluie. Il suivit un moment du regard les toiles humides. Puis il reprit sa route.
      Il s’égara dans un bois. Les branches nues portaient d’étranges surprises. C’était une forêt pleine de possibilités inattendues. Il s’avança sur la pointe des pieds et écouta. Mais seule la pluie faisait bruisser les feuilles qui jonchaient le sol.
      Il se tourna vers la ville. En regardant en arrière, il vit qu’un chien noir au cou brillant le suivait à la trace. Il courut vers lui, mais le chien sauta dans les airs et disparut derrière la cime des arbres.
      À la tombée de la nuit, son chemin le mena sur les berges de la rivière. Il entendit au loin un tintement et se mit à courir dans cette direction. Mais en arrivant au port, il vit des bateliers tirer une lourde chaîne. Sous la pluie, la mauvaise peinture des mâts dégoulinait le long du bois.
      Il déambula dans les cours des maisonnettes qui bordaient la rivière. Sur les marches d’un escalier, deux petits garçons juifs jouaient avec un grelot. Ils avaient les cheveux bouclés, les yeux noirs et les lèvres rouge sombre.
      Jürgens voulut saisir le grelot. Mais à cet instant l’enfant le jeta en l’air et bondit à sa suite. L’autre garçon attrapa la clochette. Et Jürgens les vit disparaître derrière le toit de la maison, se lançant l’un à l’autre le grelot.
      Il se précipita dans la cour suivante pour arriver avant eux. Mais au milieu de cette cour, il vit avec stupeur une table, et sur la table un cochon sanguinolent. Un homme se tenait à côté, les manches relevées, un couteau dans la main.
      Toutefois, c’est le soir qui apporta le plus de surprises.
      Jürgens titubait le long des palissades, les branches des avenues faisaient dégouliner de l’eau dans son cou. Il s’égara dans le dédale des maisons.
      La cloche d’une église sonna, un réverbère éclairait un mur rouge, l’eau ruisselait sur une enseigne, à la fenêtre d’une pharmacie des lumières brillaient derrière des boules de verre, comme d’énormes yeux rouges, bleus et verts.
      Il croisa des personnages masqués : un Paillasse, un Arlequin, une Colombine, un Maure, un ramoneur et un joueur d’orgue de barbarie.
      Il entendit le son d’un tambourin et prit cette direction.
      Mais dans une petite rue, il se trouva face à un vieil homme terne qui lui jeta des confettis au visage, puis s’enfuit au loin en secouant son grand sac. La pluie détrempa les confettis. Jürgens resta pensif.
      Pas ça ! souffla-t-il, et il se remit en marche. Pas ça !
      Puis les ombres commencèrent à croître. Des hommes en manteau rouge jouaient au football. Des anneaux traversaient l’air. Jürgens lutta pour les suivre, sa tête explosait de douleur.
      Quels spectacles dans cette rue !
      Des militaires d’un pays inconnu marchaient au pas sous la pluie battante. Une charrette partit d’un côté, son cheval d’un autre. Des hommes grandissaient en un instant jusqu’à devenir immenses puis devenaient minuscules comme des insectes.
      Dans l’air, des ombres accompagnaient leurs mouvements. L’atmosphère était saturée de visions.
      Il voyait parfois un troupeau d’enfants qui s’étaient mis à le suivre. Ils désignaient Jürgens de leurs mains sales et criaient. Ils se mirent alors à lui jeter des pierres et de la boue. Il détala, les enfants à ses trousses.
      Il s’aperçut cependant que les enfants et lui couraient sur place, tandis que le paysage défilait à côté d’eux. Défilaient les arbres, les maisons, les charrettes et les églises. Une tour rouge passa devant eux et son toit vert flottait au vent !
      Il se mit à rire, et rit tant, que les larmes lui montèrent aux yeux. Les enfants s’arrêtèrent, étonnés, et disparurent au loin. Il resta seul au milieu de la rue.
      Il sentit alors une tristesse soudaine envahir son cœur. Il marchait la tête penchée et pleurait. Son cœur se brisait de douleur.
      Pas ça ! murmura-t-il en s’essuyant les yeux. Pas ça !
      Il essaya de se réveiller, mais n’y parvint pas.
      Il se souvenait encore confusément de la chambre d’enfant pleine de lumière, du jeu dans le jardin et de la poursuite du cerceau doré.
      Comme il aurait voulu retourner dans cette chambre ! Dans ce paradis ! Sous le pommier en fleurs !
      Il chercha la porte, mais ne la retrouva pas. Il savait qu’elle était cachée derrière les meubles et le papier peint. Il traîna donc les placards et le lit au centre de la pièce, sans résultat.
      Il entreprit alors d’arracher le papier peint. Çà et là, le mur était rongé par l’humidité et le papier se détachait par bandes entières. Ailleurs en revanche, il était encore solidement collé et Jürgens dut accomplir un travail précis et minutieux.
      Cela prit beaucoup de temps avant que les parois ne fussent parfaitement nues. Et malgré tout, la porte n’était pas plus visible !
      Il observa avec torpeur les murs qu’il avait saccagés. Par endroits la moisissure les rendait verts, ailleurs ils étaient noirs d’humidité. Sous certains pans du papier peint, de vieux journaux avaient été collés par-dessus l’enduit.
      Ils étaient jaunis par le temps et composés avec des caractères démodés. Il essaya de déchiffrer silencieusement, en tenant bien haut la bougie, ces articles d’autrefois et ces événements d’antan.
      Puis sa main qui tenait la bougie se mit à trembler.
      Il vit une croix noire, et en dessous, son propre nom. Il était mort. Au détour d’une colonne, un journaliste inconnu racontait sa vie en petits caractères.
      Tous ces espoirs que l’on avait placés en lui dans sa jeunesse ! Mais ces belles fleurs n’avaient jamais donné de fruit. C’était une vie ratée, une vie gâchée.
      Il s’était choisi des buts et un milieu différents de ces attentes. Il avait tué en lui toute créativité et toute activité. Il n’avait vécu que pour lui-même, et c’était comme s’il n’avait pas du tout vécu !
      Et la fin de sa vie avait été si horrible !
      Sa mère étant morte, il était retourné dans sa ville après une longue absence. Il avait ensuite vécu seul, étranger à tous, jusqu’à disparaître sans laisser de traces. On ne trouva son cadavre que bien plus tard, dans une tourbière proche de la ville.
      Paix à sa dépouille !
      Jürgens s’assit sur le plancher et posa la bougie à côté de lui. Son ombre s’allongeait, grande et noire sur le mur et le plafond. Il resta longtemps assis, le visage tendu vers le haut.
      Oui, peut-être, songea-t-il. Peut-être que le récit de ce vieux journal était exact et que c’est lui qui se trompait. Là était la vérité, lui-même n’était qu’un songe.
      Faut-il forcément qu’un rêve soit fait par quelqu’un ? Un rêve ne pourrait-il pas exister par lui-même, comme une idée dans un livre, quand son auteur est depuis longtemps redevenu poussière ? Les fantômes n’ont-ils pas une vie autonome, sans que personne ne les voie ni ne perçoive leur existence ?
      Tout lui parut soudain très clair.
      Un simple rêve, voilà ce qu’il était : un pur fantôme !
      Il n’était plus que le souvenir de lui-même, rien que l’idée de son existence. Il était un espoir qui ne s’accomplirait jamais, car celui qui le portait avait disparu. Sa souffrance n’était qu’un soupir qui flottait encore dans l’air, le frémissement d’une feuille quand le vent s’est tu depuis longtemps.
      Il se sentit devenir fin comme une ombre et léger comme un halo. Il lui suffisait à présent de le désirer pour changer de place et de forme. Il n’était plus qu’une perception, une pensée.
      Cette nuit-là, le ciel brillait d’une étrange lumière. Les nuages de pluie avaient des reflets jaunes, comme éclairés d’une lueur invisible. La terre était couverte d’un voile trouble.
      Jürgens avançait en silence dans les rues. Il traversa de nouveau la ville, descendit sur la berge de la rivière, s’arrêta sur le pont. Il regarda longtemps le flot.
      L’eau s’enfonçait continuellement dans l’obscurité. Cette matière informe symbolisait tout ce qui va et disparaît ici-bas : des myriades de gouttes d’eau sous l’éclat jaune des nuages.
      Une force inconnue portait Jürgens à travers les rues obscures. Il se retrouva devant le cimetière.
      Les grands battants en fer étaient fermés, mais les deux mendiants étaient assis devant le portail : l’aveugle et le cul-de-jatte dans son auge. Ils étaient là immobiles, la tête penchée, comme morts.
      Mais quand Jürgens passa devant eux, l’éclopé s’appuya sur ses mains, se pencha vers l’oreille de l’aveugle et chuchota d’une voix effrayante :
      « Cet homme est mort ! »
      Il l’avait complètement oublié. Il avait lu cela dans le journal et tout le reste le confirmait. Il ne pouvait plus y avoir le moindre doute, puisque même les autres humains le remarquaient.
      Il avança et tâcha de se remémorer sa vie. Peut-être que l’article ne lui avait pas rendu justice, que personne ne pouvait comprendre sa vie de l’intérieur. Mais les événements extérieurs avaient au moins été correctement restitués.
      Il avait encore un souvenir extrêmement vivace de sa mort.
      C’était une nuit humide, les nuages jaunes flottaient bas, les flaques d’eau semblaient phosphorescentes.
      Il était passé par toutes sortes d’émotions étranges, comme à présent. Une somme de vérités profondes s’était soudain dévoilée à lui. Et il était aussi fatigué que maintenant.
      Tout en se remémorant ce moment, il était arrivé à proximité des fosses à tourbe qui bordaient la rivière. Sous la clarté des nuages, il vit autour de lui les grands trous noirs rectangulaires. Entre eux s’élevaient, noires aussi, les pyramides formées par la tourbe excavée.
      Il s’avança entre deux fosses, sur une fine bande de terre qui devenait de plus en plus étroite. Elle tremblait sous ses pas comme une corde tendue à l’extrême, au point qu’il devait marcher les bras écartés de part et d’autre.
      Ah, il se souvenait encore parfaitement de tout cela !
      Tout était comme la première fois. La bande de terre vibrait de la même manière et il sentait l’odeur entêtante des gaz des marais et de la tourbe. Tout n’est donc que répétition !
      Soudain, la terre s’effondra sous ses pieds.
      Ses bras se débattirent dans l’air, ses doigts parvinrent à agripper la rive abrupte, mais elle s’effrita entre ses mains. Il tenta encore plusieurs fois de s’y retenir, en vain. Puis sa tête disparut sous l’eau. Ses bras maigres s’agitèrent encore quelques instants comme les branches nues d’un arbre, avant de disparaître à leur tour.
      Les nuages s’ouvrirent. La pleine lune, jaune et pâle, émergea au-dessus du paysage désolé. Dans cette clarté soudaine, deux bulles argentées remontèrent à la surface de l’eau noire comme du goudron.

1916

Traduit de l’estonien par Jules Bouton et Antoine Chalvin