Le cochon nain

     Les voisins ont déménagé sans prévenir, la maison s’est vidée brusquement, et un panneau « À vendre » accroché à la grille a commencé à se gondoler et à se décolorer lentement. Des acheteurs se sont présentés. Certains de nos nouveaux voisins potentiels venaient même nous parler pour savoir comment c’était de vivre ici. Ils voulaient sans doute vérifier que nous étions des gens normaux, ce qui est bien compréhensible, car beaucoup de choses dans la vie peuvent dépendre des voisins. 
     Il y a eu ensuite une longue période de calme. Finalement Kaire et Margus sont arrivés. Ils se sont tout de suite lancés dans des travaux de rénovation. Kaire a planté des tomates et de la vigne du côté ensoleillé de la maison. Nous allions regarder leurs plantations, nous faisons connaissance, nous leur proposions de l’aide et leur prêtions nos outils. Les soirs d’été, nous nous installions dehors pour bavarder, et nous sommes peu à peu devenus amis. Mais au bout du compte, il est apparu que ce n’était pas le cas. Toutefois nous ne le savions pas au début. On ne peut pas tout prévoir, on n’arrive pas à voir ce qui se passe au plus profond de l’âme humaine. On ne peut jamais imaginer ce qui s’y cache, ni ce qui risque de nous tomber dessus. Mais nous ne nous attendions vraiment pas à ce qu’ils prennent un cochon nain. Nous aussi, nous aimons les animaux, ce n’est pas le problème, mais quand nous passions des soirées entières à parler de la pluie et du beau temps, pourquoi ni Kaire ni Margus n’avaient-ils jamais mentionné leur projet de prendre un cochon ? Certes, ce n’était qu’un cochon nain, mais tout de même ! Il aurait été correct de nous demander notre accord. J’ai essayé de dissimuler ma surprise et ma déconvenue la première fois que j’ai vu leur cochon dans le jardin, je l’ai même caressé pour montrer que je n’avais rien contre lui, mais je leur ai fait remarquer avec beaucoup de précautions :
     « Il encore petit, mais il va grandir. » J’avais dit cela sans penser à mal, mais Margus est devenu très grave, et a rétorqué, sur la défensive : 
     « Nous allons tous grandir ! » Il a prononcé cette phrase sur un ton lourd de sens, d’une voix métallique, puis il a pris son porcelet dans ses bras avant de rentrer chez lui. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il voulait dire. 
     Nos relations avec les nouveaux voisins se sont distendues. Le cochon tournait en grognant dans le jardin, il couinait aussi parfois, mais il ne nous dérangeait pas. J’avais même commencé à regretter d’avoir fait cette remarque à son sujet, car après tout il était aussi un animal domestique, comme un chat ou un chien. Ce n’était pas sa faute s’il était né ainsi, s’il avait de tels gènes, de tels parents, une telle apparence et visiblement aussi un complexe d’infériorité, qui se manifesterait certainement s’il devait un jour rencontrer un vrai cochon. Mais dans un avenir proche, une telle menace n’était pas à craindre. 
     Un soir, avant l’heure du coucher, alors que je donnais son bain à notre fille, j’ai entendu par la fenêtre ouverte la voix de Kaire qui appelait dans son jardin :
     « Marelle ! Marelle ! »
     Que pouvait-elle bien vouloir à Marelle à cette heure tardive ? J’ai essuyé ma fille, je l’ai emmitouflée dans sa robe de chambre et l’ai installée sur le canapé devant la télévision. Je me suis approché de la fenêtre. J’allais crier quelque chose à Kaire, mais j’ai été alors frappé de stupéfaction. Kaire avait pris son cochon dans ses bras et revenait vers la maison en lui disant :
     « Ma petite Marelle, pourquoi te cacher, c’est l’heure d’aller se coucher… » 
     Je suis sorti en tremblant de tout mon corps. Je me suis planté devant la maison des voisins. Je ne sais pas si on m’a vu. Je ne sais pas combien de temps je suis resté là à trembler. Les losanges de la clôture grillagée commençaient à onduler devant mes yeux. Quelques semaines plus tôt, autour d’un verre de vin, nous nous étions demandé si nous avions vraiment besoin de cette clôture et avions envisagé de l’enlever. Heureusement qu’elle était finalement restée en place : elle me retenait, marquait désormais la frontière entre nous et eux. Ce vieux grillage de l’époque soviétique était un mur de Berlin. Il n’y avait aucune possibilité que nos relations puissent se réchauffer. Comment faire maintenant? Nous ne le savions pas. 
     Les jours suivants, j’ai tourné en rond comme un somnambule, ma tête martelée par une question : mais pourquoi diable avaient-ils donné le nom de notre fille à leur cochon ? Ma femme était elle aussi désemparée, elle se mettait parfois à sangloter en regardant notre fille, même si notre Marelle n’était qu’une fillette de deux ans totalement inconsciente des turbulences et des tempêtes qui planaient au-dessus de sa petite tête blonde. L’humiliation et la honte nous tourmentaient de plus en plus, comme si, en l’espace de quelques jours, nous avions vieilli de plusieurs années. Les sourcils froncés, accablés par le fardeau des soucis, nous tournions en rond, le visage gris, et nul ne pouvait nous aider ni alléger notre tourment. Chaque bruit provenant du jardin des voisins nous rongeait de l’intérieur. Le moindre bruissement, mouvement ou grognement nous mettait à rude épreuve. 
     Une semaine s’est écoulée, puis quelques jours. Nous dormions tout au plus deux ou trois heures par nuit. Nous avons compris alors que cela ne pouvait plus durer, que nous devions faire quelque chose. J’avais quelques idées. J’étais prêt à voler leur cochon, à emmener cette créature dans les profondeurs de la forêt, qui était le seul endroit convenable pour un animal : il pourrait faire connaissance avec les loups, les renards et les sangliers ! Mais Margu et Kaire avaient probablement deviné mes intentions, car ils ne laissaient jamais leur cochon tout seul dehors. L’un d’eux était toujours là pour vérifier que tout allait bien pour l’animal, et ils l’appelaient par son prénom ! Chaque fois, c’était comme si un coup de faux nous tranchait le cœur. Il y avait aussi d’autres options : empoisonner le cochon ou le tuer d’un coup de fusil. Je ne voulais pas me charger de cela moi-même. J’envisageais de passer un accord avec un ami chasseur qui se cacherait dans notre cabanon pour abattre l’animal au moment opportun avec son fusil équipé d’un silencieux. Dieu sait que je ne suis pas un homme violent. Je n’ai jamais levé la main sur une femme ou un enfant ou un animal. Mais Dieu sait aussi que nous avions été poussés dans nos derniers retranchements et que nous étions prêts à tout pour défendre et protéger notre famille. J’ai parlé à ma femme de l’idée d’assassiner le cochon, mais elle est si sensible qu’elle s’est mise à pleurer et crier et m’a demandé quelle sorte d’individu j’étais ! 
     « Bon, qu’est-ce qu’on fait alors ? » J’avais conscience que mes idées étaient vraiment bornées et tournaient à l’obsession. Mais j’ai écarté les bras en disant :
     « Il faut tout de même qu’on fasse quelque chose !
     — Mais c’est notre fille !
     — Qui ça !?
     — Marelle.
     — Quelle Marelle ? Le cochon ?
     — Je te parle de notre fille ! »
     Je reconnais que, quand je suis irrité, j’ai du mal à écouter et à suivre les raisonnements des autres.
     « J’ai l’impression que si nous faisons quelque chose à ce cochon, cela va changer le karma de notre Marelle, a expliqué ma femme.
     — Quel karma ? Comment cela pourrait-il le changer ? » ai-je explosé. Mais il y avait quelque chose dans la remarque de ma femme et j’ai commencé à prendre peur. Ce jour-là, notre discussion est restée en suspens. Toujours est-il que j’ai renoncé à l’idée d’assassiner le cochon, car va donc savoir ce qu’il en est exactement, peut-être que nous avons bel et bien un karma. Je ne souhaitais pas gâcher la vie de ma fille ni celle de mes petits-enfants. Nous ne savons pas grand-chose sur l’âme et sur l’au-delà. Nous faisons des suppositions, mais il peut s’avérer ensuite que tout est très différent. 
     Mais nous devions tout de même faire quelque chose ! À bout de ressources, la tête douloureuse, les yeux gonflés, après le sixième verre de gin-tonic de la soirée, une idée est venue à l’esprit de ma femme :
     « Nous devrions peut-être leur parler ! » 
     Je ne m’attendais pas à cette proposition !
     « Comment ça? Dans quel but ?
     — Eh bien, nous leur expliquerons ce que nous ressentons, que cette histoire est injuste pour nous, et peut-être qu’ils lui donneront un autre nom.
     — D’accord, parlons-leur ! » 
     Sur le moment, j’ai été très heureux, et en même temps sceptique : cela aboutirait-il à quelque chose ? Mais en fait, cela n’a rien donné. La discussion s’est passée ainsi : 
     « Nous devrions parler de votre cochon, ai-je commencé, en essayant de conserver mon calme, mais je ne sais pas si j’y ai réussi. 
     — De Marelle ? » a répondu Kaire. À ce moment-là, je suis resté bloqué. Mais ma femme a poursuivi. Elle se comporte toujours de façon adéquate dans les discussions critiques et tendues.
     « Exactement. C’est un animal très sympathique. Ne vous méprenez pas, nous n’avons rien contre elle. Mais le problème est son nom.
     — Ah bon, mais pourquoi ? »
     Margus et Kaire ont échangé un regard d’incompréhension et se sont retournés vers nous. Est-il possible qu’ils n’aient pas compris de quoi il s’agissait ?
     « Comme notre fille s’appelle Marelle, pourriez-vous envisager de donner à votre cochon un autre nom ? »
     J’admirais ma femme d’être capable de faire preuve d’autant de politesse. Je l’aime tellement !
     « Quel autre nom ? » a rétorqué Margus, comme s’il ne savait pas qu’il existait beaucoup d’autres noms possibles. 
     Ma femme l’a aidé :
     « Par exemple Margit, Katrin ou Elisabeth. Il y a en fait beaucoup de jolis noms.
     — Certes, mais c’est Marelle qui est notre préféré ! » a répliqué Kaire et un silence pénible s’est installé. Ma femme devait compter dans sa tête. Moi je n’en pouvais déjà plus. Nous avions fait des efforts, mais tout glissait sur eux ! Pourtant je me suis dominé et n’ai pas pipé mot. Ma femme a poursuivi :
     « Voyez-vous, Marelle est notre fille et j’estime que ce n’est pas courtois de donner son nom à un cochon. »
     Kaire a réfléchi avant de répondre : 
     « Croyez bien que nous ne pensions pas à votre fille quand nous avons pris ce cochon. Mais quand nous l’avons vu, il était évident pour nous qu’elle avait le visage de Marelle.
     — Quoi ! ai-je aboyé.
     — Non, pas le visage de votre fille, mais celui de la Marelle de nos rêves.
     — De vos rêves ? Qu’est-ce vous racontez maintenant ? Quels rêves ? »
     En réaction à ma question, Margus s’est éloigné et a tourné son regard vers les profondeurs du jardin, car il devinait que quelque chose allait sortir de la bouche de Kaire à quoi il ne voulait pas s’associer, qu’il ne voulait pas entendre, ou ne voulait pas que nous entendions, mais que nous avons tout de même entendu :
     « Nous avions ce nom en tête depuis longtemps, depuis le jour où nous nous sommes rencontrés et avons commencé de rêver d’avoir un petit garçon ou une petite fille. Nous avons réfléchi aux noms qu’ils pourraient avoir : Paul si c’était un garçon et Marelle pour une fille. Nous avons tout essayé, mais en vain : nous n’avons pas pu avoir d’enfant.
     — Désolée », a compati ma femme, et les yeux de Kaire se sont embués de larmes.
     « Et quand nous l’avons rencontré à la foire de printemps, nous avons compris au premier coup d’œil qu’il était pour nous : il nous regardait de ses adorables petits yeux de porcelet et nous avons su que c’était Marelle. Notre enfant.
     — Ah bon, mais… » Je n’ai pas achevé ma phrase, car, quelle que soit la manière dont je l’aurais terminée, elle n’aurait pas été adéquate. Le sujet était délicat et il valait mieux laisser les femmes discuter.
     « En fait, tout est très simple. » Kaire nous a fixés d’un regard franc, dénué de mauvaises intentions, nous l’avons bien compris. « Vous, vous avez votre fille, et nous, nous avons notre Marelle. »
      Tout était clair et net, et même sympathique, mais il y avait quelque chose qui clochait et me turlupinait. 
     « Mais tout de même, ce n’est qu’un cochon. L’un est un animal et l’autre une personne. 
     — Évidemment, a reconnu Kaire, sans vraiment comprendre ce que je voulais dire ni ce que nous éprouvions. 
     — Chaque fois que vous appelez votre cochon, vous nous humiliez, notre fille et nous.
     — Mais nous ne vous humilions absolument pas ! »
      Margus s’est retourné :
     « Absolument pas !
     — Bon, je veux bien croire que vous ne le faites pas volontairement, mais nous nous sentons humiliés. Vous pourriez tout de même changer son nom, car nous étions ici avant vous, notre fille est plus âgée et elle s’est déjà habituée à son nom. »
     Ma femme m’a donné un coup de genou. Oui, il aurait mieux valu ne pas terminer cette phrase. À vrai dire, je n’aurais même jamais dû la commencer. Margus a sauté sur l’occasion : 
     « Le fait que vous habitiez ici depuis plus longtemps ne vous donne pas le droit de nous dire quel nom donner à notre enfant !
     — C’est vrai, a repris ma femme. La situation est vraiment très délicate et nous ne vous imposons rien, mais si vous pouviez faire preuve d’un peu d’empathie et vous mettre à notre place, vous comprendriez peut-être.
     — D’empathie! » a crié Kaire. Il n’y avait plus sur son visage la moindre trace de tristesse, ses yeux lançaient des éclairs. Je savais qu’elle était comme ça. « De quelle empathie devrions-nous faire preuve ?
     — Allez, ai-je dit en les séparant, je vais vous donner un exemple. Vous avez un super cochon nain, il circule dans l’herbe comme une vraie robot-tondeuse Husqvarna, mais passons. Supposons que je prenne un gros cochon, un verrat, puis un autre, une truie, qu’ils commencent à vivre ici, dans un enclos à côté de la clôture, et que je leur donne par pur hasard les noms de Margus et Kaire, car ils ont vraiment des têtes à s’appeler comme ça. Chaque jour, je les appellerais par leur nom : Kaire, engraisse bien ! Margus, tu as encore faim, mon bon gros verrat ! Je leur jetterais de la pâtée.L’automne venu, je les suspendrais par une corde au pommier et je les saignerais. Notre Margus et notre Kaire s’égosilleraient, pousseraient des hurlements déchirants… Ce n’est qu’une hypothèse évidemment. »
     Mon histoire nous a tous effrayés. J’ai essayé d’arranger un peu les choses :
     « Bon, ce n’est qu’un exemple, car naturellement je ne prendrai pas de cochon. »
     Margus s’est planté en face de moi, a plongé ses yeux dans les miens, et nous sommes restés ainsi un petit moment.
     Finalement il a dit :
     « Tu n’as vraiment pas besoin de prendre un cochon. »
     
     Ils ont déménagé subitement. La maison s’est vidée d’un coup, le jardin est devenu silencieux, et un panneau « À vendre » a commencé à se balancer dans le vent. Pourtant, savoir qu’il existe quelque part un cochon nommé Marelle continue à nous tracasser un peu. Peut-être suis-je moi aussi quelque part ? Et qu’adviendra-t-il de notre karma ?

Traduit de l’estonien par Françoise Sule et Antoine Chalvin