Le collet

     Émergeant des bosquets de bouleaux entre lesquels serpentait le sentier, l’homme arriva sur un vaste terrain découvert et constata que le chemin se séparait en une vingtaine de ramifications. Hésitant, il s’arrêta, mais se rendit bientôt compte que toutes ces pistes allaient dans la même direction. Ce n’étaient que des ornières parallèles, laissées par les véhicules qui traversaient la plaine. Chacun, ici, pouvait se damer un chemin où bon lui semblait. Par temps de pluie ou à la fonte des neiges, il était même impossible de faire autrement.
     Il s’engagea dans l’une de ces traces. La steppe désolée s’étendait à perte de vue. À l’horizon, se dessinaient d’autres bois de bouleaux et de trembles, derrière lesquels devait se trouver le village. L’uniformité du paysage n’était rompue que par les masses grises de buissons d’armoise isolés et par des mottes irrégulières de glaise séchée, soulevées au printemps par les chenilles des tracteurs et les roues des voitures qui avaient patiné dans la boue. Tout à coup, il aperçut devant lui une étrange installation.
     Il la scruta avec attention, essayant de deviner ce qui se dressait ainsi au milieu du désert. Il se rapprocha et distingua une sorte d’anneau encadré par des pieux. Il s’interrogea sur la fonction d’un tel dispositif et supposa d’abord qu’il s’agissait d’un piège, mais il comprit bien vite que l’engin était trop grand pour un animal.
     Cet attirail piquait sa curiosité. Il en était encore assez loin. S’il s’agissait vraiment d’un piège, comment expliquer sa présence au cœur d’une plaine nue? Le sentier qu’il barrait était bordé de dix-neuf autres qui permettaient de le contourner. Quel animal aurait été assez bête ou assez aveugle pour continuer sur ce chemin et se jeter tout droit dans le collet?
     Il examina attentivement le sol, à la recherche d’empreintes. Mais il ne découvrit rien d’autre que des marques de chenilles, de pneus et de bottes. Il traversa en diagonale la bande de terre couverte d’herbe rare qui le séparait de l’ornière la plus proche. Mais là non plus, rien de nouveau. Il inspecta ainsi presque tous les sentiers, sans découvrir sur aucun d’eux la moindre trace de patte, pas même sur celui où était installé le piège.
     Le mécanisme était pourtant là, et dix-neuf chemins libres permettaient de l’éviter. Cela l’intriguait au plus haut point. Pourquoi se dressait-il ainsi sur la steppe, à un endroit où l’on ne voyait aucune trace de bête sauvage? Il se dirigea vers l’installation pour l’étudier plus en détail. Qui avait eu l’idée absurde de construire un piège dans une ornière de tracteur en plein milieu d’un désert? Cela cachait probablement quelque chose. Pourquoi avait-on laissé libres les dix-neuf autres pistes? Qu’est-ce que cela pouvait signifier?
     La chaleur était si intense que l’air se troublait devant lui. Pendant qu’il marchait, des visions l’envahirent, surgies des contes de son enfance. Une araignée géante montait la garde à l’entrée d’une caverne remplie de trésors et posait des énigmes à ceux qui se prenaient dans sa toile. Le piège au milieu de la steppe était l’une de ces énigmes. Il n’avait d’un piège que l’apparence, et dissimulait en réalité un autre mystère.
     Les images défilaient devant ses yeux. Ce qui paraissait mal était bon et juste. La sagesse se révélait bêtise, susceptible de conduire au désastre. Tout n’était qu’un immense conte de fées. Celui qui regardait en arrière se transformait en statue de pierre. Partout dans les ténèbres de la nuit, et en particulier derrière votre dos, des démons se tenaient aux aguets. L’homme qui traverserait sans encombre le collet recevrait la main d’une princesse. Qui serait peut-être très douce. Pour la mériter, il fallait accomplir au moins trois exploits : faire paître l’élan sauvage une journée entière, veiller sur la pomme d’or pour que les oiseaux enchantés ne l’emportent pas et combattre victorieusement un géant. Ensuite, il ne restait plus qu’à franchir le nœud coulant. Le héros obtiendrait alors la main de la princesse et la moitié du royaume. Intéressant, non ? Certes, la charge de chef d’État est loin d’être facile et agréable. Quant aux femmes, ce sont le plus souvent des êtres cruels et malfaisants. Mais il n’est pas donné à tout le monde de recevoir la moitié d’un royaume et la fille d’un roi. Là est le secret. Plus les choses sont difficiles à obtenir, plus on éprouve l’envie de se les procurer. Car la difficulté est la même pour tous et chacun veut toujours faire mieux que ses semblables. Cette princesse, il pouvait donc bien l’accepter. Peut-être se révélerait-elle une personne agréable.
     C’étaient là des visions bien étranges. Il secoua la tête pour les chasser. Parvenu devant le piège, il en fit le tour pour l’examiner. Au centre trônait le collet menaçant, avec ses deux nœuds coulants. De part et d’autre, à deux ou trois mètres de distance, se dressaient de solides poteaux. De minces câbles d’acier en partaient et traversaient de puissants ressorts qu’ils reliaient au collet. Il mesura du regard la largeur de la boucle. S’il le désirait, il pourrait aisément la traverser sans la toucher. Comment des hommes — ou le diable sait qui, mais très probablement des hommes — avaient-ils pu installer en pleine steppe cet étrange dispositif? À quoi pouvait-il servir? Car enfin, les choses inutiles n’existent pas, c’est bien connu. Celui qui franchirait la boucle n’obtiendrait probablement pas la main d’une princesse. Il recevrait autre chose, mais quoi? Le front plissé, il tournait autour du piège. Cette affaire était décidément loin d’être claire.
     Il posa prudemment un doigt sur le câble métallique, qui se révéla tendu de manière idéale. Mais son geste ne déclencha rien. Il examina les environs. Personne en vue. Alors, il se mit à quatre pattes face au collet, de telle sorte qu’aucune partie de son corps ne traversât le plan de la boucle. Il était là, à croupetons dans une ornière sèche de tracteur, et devant lui bâillait le piège menaçant. Il plissa les yeux et avança une main, les nerfs tendus, prêt à la retirer à la première alerte. Sa main arriva au centre de la boucle. Rien ne s’était produit.
     À la pensée qui lui vint ensuite, il blêmit. Que se passerait-il s’il sautait d’un coup à travers le nœud coulant? Une excitation sauvage fit vibrer tout son être. L’idée était séduisante, et malgré la peur qu’elle lui inspirait, il eut envie de la réaliser. Il mesura précisément sa position par rapport au collet, prit appui sur ses mains, souleva ses genoux au-dessus du sol, se pencha en avant et s’élança avec une brusque impulsion des jambes. Il passa adroitement de l’autre côté, en effleurant très légèrement la boucle. Les câbles qui la reliaient aux poteaux bourdonnèrent de façon presque imperceptible. Mais ce fut tout. Il avait traversé le piège sans qu’il se referme. Personne ne vint lui proposer la main de la princesse. Ce n’était d’ailleurs pas nécessaire, car le conte de fées lui était déjà sorti de l’esprit. Son intérêt pour l’aspect technique et la fonction du dispositif avait aussi disparu, remplacé par une incompréhensible ardeur sportive. Il s’enhardit : il fit le tour de l’installation et se mit à quatre pattes en travers de la boucle. Le câble fatidique se trouvait maintenant au niveau de sa cage thoracique. Il tourna la tête d’un côté et de l’autre, considérant les poteaux d’un air supérieur, voire moqueur. Son corps était tendu par l’émotion. Mais les dernières parcelles de peur disparurent bien vite. Agenouillé, il se mit à taper des pieds comme un enfant turbulent. Cette fois encore, il ne se passa rien. Le sol résonna faiblement, mais les câbles ne frémirent pas.
     Des deux mains, il commença à battre le sol de l’autre côté de la boucle, tel un gamin stupide, sous l’effet de quelque pulsion puérile. Il tapait furieusement des pieds et des mains et braillait en lui-même une ronde enfantine.
     Soudain, sa paume frappa violemment une aspérité de l’ornière. On entendit un déclic. Au même instant, les deux ressorts s’enroulèrent avec un bruit sec et le nœud coulant se resserra autour de son corps. Il fut pris de panique. Son visage devint blanc comme un linge. Le déclencheur était dissimulé sous la motte de boue.
     Ainsi, ce n’était qu’un piège. Le câble lui entaillait légèrement la poitrine. Il tenta de se libérer en s’aidant de ses mains. Les ressorts puissants ne cédèrent pas. Il put certes respirer plus librement, mais ses doigts étaient meurtris. Ses bras n’étaient pas assez longs pour atteindre les poteaux ou les ressorts. Il gesticula et se tortilla dans tous les sens, ce qui ne fit qu’accroître sa douleur. Il était bel et bien prisonnier, mais ne parvenait pas à en comprendre la raison. Se retrouver seul au milieu de la steppe, pris dans un collet, cela lui paraissait complètement absurde. Et aucune araignée géante pour venir lui poser des énigmes! Si encore il avait fait cela pour obtenir la main d’une princesse! Mais pourquoi, au juste, l’avait-il fait? Pour satisfaire une curiosité stupide? Pour le plaisir du risque? Sous l’emprise de quelque impulsion ou d’une soif d’émotions fortes?
     Tout cela était probablement nécessaire, pensait-il, recru de fatigue. Car il n’y a rien de gratuit ou d’inutile ici-bas. Pas même un piège dans la steppe, sur un chemin parallèle à dix-neuf autres. S’il existe, c’est pour que quelqu’un s’y faufile.
     C’est ainsi que l’homme fut pris dans le collet, et il s’y trouve peut-être encore aujourd’hui, si le conducteur d’un tracteur ou d’une voiture ne l’en a pas délivré au passage.
     Cette dernière hypothèse est d’ailleurs la plus vraisemblable. Ne serait-ce que parce que le bien doit l’emporter sur le mal et que les histoires doivent avoir une fin heureuse.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin