Le courant d’air

     Au coin de la rue Sütiste se dresse un long immeuble gris. À l’époque, les gens qui revenaient du magasin et voulaient se rendre à l’arrêt d’autobus étaient obligés de le contourner d’un côté ou de l’autre. Dans l’appartement numéro soixante-dix-neuf habitait, avec sa famille, un dénommé Saare. Il avait découvert récemment l’existence d’un poète qui, par une étrange coïncidence, portait exactement le même nom que sa bonne vieille rue.
     Saare travaillait à l’usine. Il prenait tous les matins le trolleybus, élevait son enfant unique, buvait modérément et vivait dans une relative monogamie. C’était un citoyen normalement heureux. Il jouissait d’une certaine aisance, mais devait économiser pour se procurer divers articles qui excédaient ses moyens immédiats. Il ne s’embarrassait pas de vues idéalistes sur l’existence. Par chance, il n’avait jamais eu besoin de faire preuve de bravoure.
     Un samedi matin, alors qu’il profitait, les yeux ouverts, de sa grasse matinée, il entendit de bruyants ahans sous la fenêtre du salon. Un moment plus tard, la porte du balcon s’ouvrit et un homme poilu fit son entrée dans la pièce. D’un air habitué, il traversa le séjour, puis pénétra dans la chambre où Saare et sa femme se prélassaient, bien au chaud dans leurs vêtements de nuit. Le nouveau venu prononça un mot incompréhensible. « Voilà un individu cultivé », pensa Saare en l’entendant. L’inconnu passa devant le lit, sortit sur l’autre balcon, côté cour, et sauta par-dessus la balustrade.
     « Qu’est-ce que c’était? » voulut demander Saare, mais il comprit que sa femme ne saurait pas répondre. Il se leva et commençait déjà à baisser son pantalon de pyjama lorsqu’un second quidam arriva par le même chemin. Il était si pressé qu’il ne parut pas remarquer les Saare, comme s’ils n’avaient été que des buissons de houx le long d’un sentier de forêt, pour parler poétiquement.
     Saare était en proie à une perplexité dont il ne saisissait pas la nature. Il pensa que le mieux était d’abord de s’habiller, et c’est ce qu’il entreprit de faire. Il finissait à peine de boutonner sa chemise lorsqu’une femme se hissa sur le balcon avec deux gros sacs à provisions. Elle en posa un à terre et ouvrit la porte, qu’elle ne prit pas la peine de refermer derrière elle. Son sac plein à craquer heurta une chaise. Elle laissa échapper un juron. Dès qu’elle la vit, Madame Saare, assise dans le lit conjugal, remonta précipitamment la couverture sur sa poitrine un peu pendante et poussa de petits cris indignés. L’autre lui jeta un regard noir : elle avait déjà suffisamment de problèmes avec ses sacs de victuailles. Elle ne referma pas non plus la seconde porte, afin de faciliter le passage à ceux qui viendraient après elle. Un air frais et printanier se répandit avec un léger bruissement dans l’appartement des Saare, où flottait encore une odeur de sommeil.
     Monsieur Saare sortit sur son balcon du rez-de-chaussée et découvrit, placé contre la balustrade, le vieil escalier en bois abandonné autrefois par des ouvriers et qui traînait depuis des années devant les fenêtres de la cave. Il venait apparemment de trouver une nouvelle utilité. Voilà donc ce qui faisait haleter ce courageux pionnier! Saare s’apprêtait à empoigner l’escalier pour le réduire en pièces, lorsqu’un homme s’y engagea en titubant, plongé dans une douce félicité par des vapeurs d’alcool matinales. Saare avait une certaine sympathie pour les buveurs. Il ne pouvait décemment jeter à terre quelqu’un qui avait déjà du mal à tenir sur ses jambes. L’ivrogne gravit les marches d’un pas chancelant, alla buter contre la table et trouva finalement la sortie. Il traversa la loggia et prit la direction de l’arrêt d’autobus. Dans l’herbe, des traces sombres marquaient déjà une ébauche de sentier, qui courait sur la large pelouse, passait sous les étendages et longeait le terrain de jeu, avant de rejoindre le chemin asphalté qui conduisait au magasin. Sur ce sentier s’engageaient continuellement des piétons pressés, soucieux d’économiser les moindres instants.
     Le maître de maison avait conscience des maux de l’époque : la télévision, les compétitions sportives, les héros du travail, le mécontentement salarial, la course au confort et au bien-être, l’enthousiasme, et l’obsession de la vitesse qui a fait son nid dans l’âme humaine. La compréhension chrétienne est passée de mode, se disait-il. Les esprits sont dominés par de nouveaux préceptes, du genre : la vie se mérite par la lutte. Nos contemporains veulent se battre en toutes circonstances. Cela suppose qu’ils se heurtent à des forces hostiles dès qu’ils remuent le petit doigt. Il est difficile de survivre dans un monde aussi cruel, mais les philosophes font de nécessité vertu.
     Il convient de signaler, à l’honneur de Saare, qu’il n’avait entendu parler qu’une seule fois d’un certain Allah, dans une histoire drôle qu’il avait d’ailleurs oubliée. Mais il n’avait pas besoin de prophète pour avoir des principes. Un sentiment d’héroïsme lui gonfla la poitrine : il devait vivre avec son temps et se battre lui aussi, partir en guerre contre cette humanité pressée qui éprouvait le besoin d’aller plus vite du magasin à l’arrêt d’autobus. Oui, il devait lutter au nom de sa famille, pour sa tranquillité domestique, pour le respect des droits de l’homme.
     Profitant d’un moment de répit, il saisit l’escalier et l’abattit sur le gazon. Il contemplait son œuvre par-dessus la balustrade lorsque se présenta le citoyen suivant, poussé par son instinct social à emprunter de confiance le sentier ouvert par ses semblables. Il considéra avec étonnement l’escalier couché et comprit que ce n’était pas là sa position normale. L’occasion lui était donnée de contribuer, sans effort excessif, à la marche de l’humanité vers un avenir meilleur et une vie plus agréable. Il posa donc son sac, empoigna l’escalier et le redressa.
     — Eh bien, aide-moi ! Ne reste pas comme ça à me regarder! cria-t-il à Saare. Celui-ci, toujours debout sur le balcon, eut à peine le temps d’ouvrir la bouche pour protester que deux mains apparurent à côté de lui, s’emparèrent de l’escalier et le remirent en place d’un geste ferme.
     Saare tourna la tête vers son nouvel ennemi. Celui-là voulait aller au plus vite de l’arrêt de bus au magasin et avait découvert avec plaisir le chemin qui venait de se former. Il n’arrivait pas seul. Le bus avait apparemment déposé une foule de passagers. Ils avaient traversé l’appartement et descendaient l’escalier d’un air satisfait. Ceux qui voulaient monter attendaient leur tour en souriant. Ils participaient à une action commune; ils se sentaient solidaires. Saare avait beau apprécier l’esprit collectif, il ne pouvait les considérer autrement que comme des gêneurs.
     Il se fraya un chemin entre les intrus, traversa ses deux pièces et sortit sur la loggia. De ce côté aussi, un escalier en bois était apparu; quand il n’est pas seul, l’homme est redoutablement inventif et trouve toujours les moyens d’atteindre son but. Les Européens savent fort bien se préoccuper du genre humain. C’est plus facile que de s’entendre avec son voisin.
     — Quels diables d’individus êtes-vous donc pour vous introduire dans l’appartement d’autrui ! cria Saare. Mais celui qu’il apostrophait fit mine de ne pas comprendre. Saare interpella les suivants dans les mêmes termes, sans obtenir de meilleur résultat. L’un d’eux haussa les épaules : il n’était pas le premier à passer par là et ne serait pas le dernier. Un autre ébaucha timidement un sourire et demanda : « Comment? Comment? ». Un troisième se fâcha d’être ainsi dérangé.
     Le collectivisme moderne n’a pas que des bons côtés, pensait Saare. La responsabilité individuelle et les principes moraux sont réduits au minimum. Il suffit de savoir que les autres se permettent quelque chose, fût-ce la pire des bassesses, pour se sentir en droit de les imiter. Comment un être humain trouverait-il la force morale de se dire : « Moi je me comporte comme un homme du dix-huitième siècle, je n’agis pas ainsi »? Pour être à la mode, c’est le vingtième siècle qu’il faut invoquer : personne ne veut avoir l’air hors du coup ni rester à la traîne.
     Les paroles de Saare demeuraient sans effet. Pas besoin d’être un génie pour comprendre ce qui n’allait pas : il lui manquait l’idée forte capable d’ôter aux passants leur manie de la précipitation.
     Sa femme était encore assise dans leur lit, la couverture remontée sur la poitrine, les cheveux en désordre. Face à ce flot humain qui traversait la chambre, elle n’avait pas eu la force de se lever pour faire sa toilette. Lorsqu’il posa les yeux sur elle, il repensa à tous les bons moments qu’ils avaient eus ensemble et comprit qu’elle avait encore besoin de sa protection. Il résolut de se battre jusqu’au bout. Il allait mettre un terme à cette circulation, ou du moins, tenter de la bloquer par n’importe quel moyen. Il voulait pouvoir se dire qu’il avait tout essayé.
     Pendant que Saare, sur l’un des balcons, faisait barrage avec sa poitrine, ceux qui voulaient traverser en sens inverse surgissaient derrière lui et tapaient sur son épaule pour qu’il s’écarte. Il ne pouvait pas laisser cette foule s’agglutiner dans son appartement. Elle aurait piétiné impitoyablement les tapis et les meubles qu’il avait eu tant de mal à se procurer. Sous la pression des circonstances, il comprit qu’il serait utile d’approfondir d’abord sa connaissance du phénomène, afin de trouver la méthode adéquate pour le combattre.
     Il poussa la table, roula le tapis et exhuma du placard situé entre la cuisine et le vestibule un vieux chemin de toile dont ils n’avaient plus l’usage. Il le déplia d’un balcon à l’autre. Pendant cette période où il ne pouvait empêcher l’inévitable, la peinture du plancher, achetée au marché noir, serait ainsi protégée.
     Cet acte avait certes légalisé la circulation. Mais il tenait à présent un petit bout des rênes : la zone autorisée était clairement délimitée. Chez lui au moins, Saare avait le droit de dicter leur conduite aux étrangers.
     Pendant qu’il défendait avec sa poitrine le côté magasin, sa femme, profitant de ce que la fréquence des bus avait diminué, trouva la force de se lever, d’enfiler sa blouse et de fourrer les draps dans le placard qui jouxtait le lit.
     Le problème qui se posait maintenant aux Saare était de savoir comment organiser leur existence. Leur appartement comprenait encore une cuisine, un vestibule et la chambre de leur unique enfant, qui disposait d’une entrée séparée. Dans le pire des cas, ils pourraient transporter dans cette pièce leur lit et la table et s’y réfugier tous les trois. Avant d’obtenir ce logement, ils avaient bien habité dans un studio minuscule. Peut-être le destin voulait-il leur montrer leur véritable place, leur signifier qu’ils ne devaient pas trop s’étendre sur cette terre.
     Mais tous deux étaient animés d’une détermination héroïque. Ils décidèrent de ne pas battre en retraite. Car enfin, c’était leur foyer! S’ils ne parvenaient pas à interrompre ce flot humain, du moins avaient-ils l’intention de l’ignorer, de vivre leur vie sans se soucier des étrangers, sans avoir avec eux le moindre contact. Il fallait évidemment protéger le plancher, car ils espéraient bien recouvrer un jour la jouissance exclusive de leur appartement. Quand et comment, ils n’en avaient encore aucune idée, mais ils ne perdaient pas l’espoir.
     Ils firent donc comme si de rien n’était. Ils n’adressaient plus la parole aux passants, prenaient leurs repas aux heures habituelles et poursuivaient tranquillement leurs douces conversations familiales. Le soir, ils préparaient leur lit et se câlinaient tendrement, sans se laisser troubler par les promeneurs attardés qui traversaient la pièce. Madame Saare faisait preuve d’une grande fermeté d’âme. Il lui arrivait cependant de perdre patience. Elle se lamentait alors amèrement sur son sort. August réfrénait mâlement ses sentiments et exerçait sur son épouse une influence apaisante.
     Pendant la journée, ils travaillaient à l’extérieur, aussi Monsieur Saare ne pouvait-il se consacrer pleinement à la lutte contre les intrus. En partant, ils fermaient à clef la porte du vestibule et laissaient le courant d’air humain souffler librement dans leurs deux pièces principales.
     De temps à autre, Saare avait des idées et les mettait en pratique. Il crut remarquer que les humains vouaient un certain respect aux interdictions écrites, en particulier aux panneaux de circulation. Un soir, à la faveur de l’obscurité, il alla décrocher au bord de la route une pancarte « Traversée interdite » et la cloua contre son balcon. Il se rendit compte très vite que l’écriteau n’avait pas d’effet sur les piétons. Les gens trop pressés ne savaient apparemment plus lire.
     Le destin leur avait épargné les passages de véhicules. Un petit garçon avait bien essayé de traverser la pièce en poussant une bicyclette, mais Saare se trouvait par hasard à la maison. Comme il était le plus fort, il avait jeté le vélo par-dessus la balustrade. Le gamin s’était mis à pleurer sur son guidon tordu. Saare était resté de marbre. Une autre fois, un homme avait voulu traverser avec une brouette, mais il était tombé de l’escalier avec son engin. Il n’y avait pas eu de nouvelle tentative.
     Les Saare avaient ainsi pu voir que le destin ne s’acharnait pas systématiquement contre eux, mais attribuait à chacun sa croix.
     Une vie plus riche sous tous rapports avait commencé pour Monsieur Saare. Pendant la journée, debout derrière sa machine, il imaginait des solutions pour interrompre le flot humain : faire disparaître le sentier sur la pelouse, afin de ne pas attirer ceux qui ne connaissaient pas encore le raccourci, ou garnir le rebord de son balcon de pointes acérées. Parfois, il se laissait aller à de longues rêveries, et son tour fonctionnait à vide.
     Lorsqu’on déchargea devant l’immeuble plusieurs bennes de terre noire destinée à l’amélioration du sol sablonneux, Saare s’arma d’une pelle et en recouvrit le sentier. Les passants ne voulaient pas s’engager sur le terreau boueux et furent très contrariés de devoir ouvrir un second sentier. Le premier se voyait maintenant de loin. Saare regrettait de ne pas avoir plutôt construit deux ou trois barrages bien longs et bien larges qui leur auraient donné plus de fil à retordre. Mais il ne restait plus de terre et on n’en apporta pas davantage. Peut-être était-ce mieux ainsi, car l’appartement aurait vite été couvert de boue.
     Saare creusa en travers du chemin un profond fossé. Mais les gens le contournaient. Bientôt, un pont apparut au dessus du trou.
     Il acheta alors un bout de grillage et le fixa nuitamment sur toute la hauteur de sa loggia. Avant cela, il lui fallut percer dans les murs des rangées de petits trous, dans lesquels il enfonça des taquets de bois, car on ne pouvait pas planter des clous dans les chevilles ordinaires. Il consacra une soirée à forer, faisant vrombir la perceuse qu’il avait empruntée à l’usine et se couvrant de plâtre de la tête aux pieds. Des voisins vinrent se plaindre du bruit, mais au matin, le grillage était posé. Les premiers arrivants repartirent en jurant. Saare observait la scène depuis son lit et son visage s’éclaira d’un sourire. Un moment plus tard, un homme se présenta sur l’autre balcon. Il traversa les deux pièces et déboucha sur la loggia. Saare riait sous cape. L’homme regarda autour de lui comme s’il cherchait quelque chose. Il haussa les épaules et s’apprêtait déjà à faire demi-tour lorsqu’il aperçut la boîte à outils, oubliée par le maître de maison. Il fouilla à l’intérieur et en extirpa une cisaille. Le gaillard n’avait rien d’un paresseux : il sectionna hardiment les fils métalliques et découpa une ouverture suffisamment large pour que l’on puisse s’y faufiler. Saare voulut l’en empêcher, mais avant qu’il ait le temps de s’habiller, l’inconnu avait déjà accompli son forfait et s’en était allé. Il avait posé la cisaille sur le bord du balcon, pour permettre aux suivants d’élargir le passage.
     Saare s’était donné beaucoup de mal pour installer sa clôture, aussi essaya-t-il de la réparer. Il se procura du fil de fer — ou, plus exactement, en chipa à l’usine — et consacra sa nuit à refermer l’ouverture avec des fils entrecroisés. Il dissimula ensuite la boîte à outils derrière le placard de la cuisine.
     Mais le lendemain, lorsqu’il revint du travail, il ne restait plus la moindre trace de sa réparation. Un représentant de l’administration vint lui tenir un long discours, selon lequel il fallait débarrasser les balcons de ces grillages qui enlaidissaient l’immeuble. Lorsque Saare se plaignit des intrusions dans son foyer, l’autre lui répondit que les initiatives des masses populaires ne relevaient pas de sa compétence. Après quoi, il monta l’escalier, traversa l’appartement et disparut en direction du magasin. Saare enleva le grillage. Il ne voulait pas récolter une amende, ni se laisser entraîner dans un procès contre des représentants de l’ordre qu’il trouvait par ailleurs tout à fait sympathiques.
     Un dimanche, il organisa un autodafé. Il déploya beaucoup d’efforts pour réduire les escaliers en morceaux. Puis il les brûla cérémonieusement sur la pelouse, derrière l’immeuble. Madame Saare, accoudée à la balustrade, roucoula avec admiration :
     — Toi, August, tu as toujours de l’énergie !
     Mais déjà, les passagers qui descendaient du bus contournaient le feu et escaladaient la balustrade. C’était autrement plus dur que de monter un escalier! Les vieux et les faibles n’y arrivaient pas et préféraient contourner l’immeuble.
     Il était plus facile de grimper sur l’autre balcon. Un gros malabar avait fracassé la rambarde et les plaques en fibrociment, de sorte qu’il suffisait de s’agripper aux barreaux restants pour se hisser sur la dalle, assez proche du sol.
     Une fois de plus, August Saare fut bien obligé de reconnaître que les bonnes choses avaient aussi de mauvais côtés. Cette pensée, en principe source d’équilibre, mais en l’occurrence plutôt déprimante, le mit de fort méchante humeur. Le soir venu, il fut incapable de supporter le caquetage de son épouse, qui énumérait les diverses instances auprès desquelles ils devaient porter plainte pour que des mesures efficaces soient prises et que leur appartement redevienne leur forteresse. Il cria :
     — Cesse donc un peu ce vain bavardage ! Tu sais bien que c’est une affaire privée, cela ne concerne personne. Je n’irai me prosterner nulle part. Celui qui se noie doit se sauver tout seul.
     Le lendemain, ils découvrirent qu’on avait empilé devant leur balcon de gros blocs de pierre qui formaient des marches. Saare n’était pas assez fort pour les déplacer. Mais il avait retrouvé son énergie. Il recommença à ourdir des plans contre l’humanité, pour lui faire payer son absence d’égards envers certains de ses membres.
     Il complotait, mais il avait perdu l’espoir d’enrayer un jour la fatalité. Un rêve cependant leur restait : les passages finiraient par cesser. Le magasin brûlerait, on déplacerait l’arrêt d’autobus, le genre humain périrait dans une catastrophe…
     Le manque de perspectives ne l’empêchait pas d’agir. Là résidait désormais le sens de son existence. Jamais ses journées n’avaient été aussi remplies. Chaque instant était occupé par une multitude d’idées, de projets, de rêves, de désirs, et par les actions qu’il entreprenait pour les réaliser. Il se demandait parfois comment les gens dont l’appartement n’était traversé par personne s’accommodaient de leur vie sans but. Leurs journées étaient vides. Ils n’avaient pas de grand dessein, n’aspiraient à rien. Ce n’étaient, comparés à lui, que de bien pauvres diables.
     Mais peut-être faisait-il simplement contre mauvaise fortune bon cœur. Lorsque sa femme inséra une annonce dans le journal pour proposer un échange, il ne put convaincre aucun candidat du grand avantage de son logement. Même ceux qui souffraient le plus de la solitude n’étaient jamais assez sociables pour accepter de voir défiler chez eux de nouveaux visages. Ils croisaient déjà leurs semblables dans le tramway, au travail ou au magasin. Leur appartement devait être un refuge, une de ces innombrables cellules de pierre où les individus se retranchent dans leur singularité, séparés par des cloisons standard en béton.
     August Saare se demandait ce qu’ils pouvaient bien en savoir : ils n’avaient même pas essayé! Ils en jugeaient d’après leurs expériences antérieures, se retranchaient passivement derrière l’idée que leur foyer devait être leur domaine exclusif. Ils n’avaient pas eu l’occasion de s’habituer à une situation différente. Les Saare aussi, au début, s’étaient sentis gênés. Mais ils avaient fait preuve de bon sens. Ils s’étaient parfaitement adaptés et trouvaient à présent que cela aussi pouvait être une manière de vivre.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin