Le mariage de mademoiselle U.

      En vieillissant, il nous arrive d’avoir honte de nos amours de jeunesse, de même sans doute qu’elles ont un peu honte de nous. Une attirance invisible nous empêche pourtant de répondre par le silence lorsqu’elles nous adressent la parole, sauf peut-être lorsque nos souvenirs sont encore trop douloureux.
      Il y a deux ou trois semaines de cela, j’ai reçu une invitation au mariage de Mlle U., qui, lorsque j’étais enfant, avait habité pendant quelque temps dans le même immeuble que moi. Notre différence d’âge était suffisamment importante pour que nous n’ayons jamais été intéressés par les mêmes jeux, mais, chaque fois que je la croisais dans l’escalier, une vague de chaleur me parcourait et je me surprenais à suivre d’un regard attendri ses longs cheveux blonds, le nœud rose qui les ornait et la robe à dentelles au col toujours impeccablement blanc qu’elle avait l’habitude de porter lorsqu’elle jouait dans la cour. Parfois, après l’avoir rencontrée, je pouvais passer des heures à rêver dans ma petite chambre, en proie à des désirs vagues, dévoré par l’espoir de pouvoir un jour me consacrer à protéger cette fragile créature contre les longues ombres de la vie. Il n’y avait pas dans mes pensées le moindre soupçon d’intérêt personnel ni de honte. Si je n’en parlais à personne, c’était seulement de peur que l’on se moque de cette étrange affection qui avait pour moi tant d’importance.
      Plus tard, nous nous perdîmes du vue, mais lorsque je la revis brièvement, il y a environ un an, dans un contexte professionnel, et que je lui rappelai les moments partagés de notre enfance, je me souviens d’avoir été très étonné d’apprendre que mon visage lui avait donné de moi, à l’époque, l’image d’un garçon noble et courageux, ce qui était d’autant plus étrange que je n’ai jamais été très fort physiquement. Je lui laissai ma carte en lui disant que ce serait sympathique de dîner ensemble et d’évoquer le bon vieux temps. Elle me répondit qu’elle était sur le point de déménager et promit de m’appeler une fois que ce serait fait pour me donner sa nouvelle adresse. Nous savions parfaitement l’un et l’autre qu’elle n’en ferait rien, mais en nous séparant nous échangeâmes un sourire sincère, et peut-être se demanda-t-elle, elle aussi, cet après-midi-là, un peu rêveuse, quel cours aurait pu prendre sa vie si nos chemins ne s’étaient pas séparés aussi précocement.
      Comment expliquer autrement cette invitation à son mariage, que je trouvai un jour sur mon bureau, de surcroît avec beaucoup de retard, c’est-à-dire vers le milieu de la matinée du jour où devait avoir lieu la cérémonie (je m’étais réveillé plus tard que d’habitude, car j’avais travaillé la veille au soir jusqu’à une heure avancée).
      Après avoir ouvert l’enveloppe, je réfléchis un moment. J’aurais pu, bien sûr, décliner poliment l’invitation, mais pour quelque raison j’eus envie de faire la connaissance de l’homme qu’elle avait choisi pour mari, peut-être pour vérifier qu’il pourrait s’occuper avec suffisamment d’attention de cette jeune personne si fragile, car je me représentais encore U. sous les traits de la petite fille que je chérissais jadis dans mes pensées passionnées mais innocentes, comme si mes souvenirs étaient toujours fixés sur ces instants et comme si moi-même, malgré mon apparence d’homme beaucoup plus âgé, j’étais resté le garçon d’autrefois. 
      La noce était d’un ennui indescriptible, comme c’est généralement le cas dans notre pays. Je ne connaissais presque aucun des invités, et ceux-ci se sentaient probablement aussi mal à l’aise que moi, serrés sur des sièges étroits autour de la table chargée de mets peu appétissants. La plupart d’entre eux essayaient de s’insuffler un peu de vie en ingurgitant de grandes quantités de vodka, mais sans résultat notable. Les conversations autour de la table se réduisaient à de brèves invitations à lever nos verres en l’honneur des jeunes mariés, prononcées par des voix de plus en plus pâteuses. De temps à autre venaient les appuyer des exhortations accompagnées des gloussements de grosses jeunes filles rougeaudes : « Un baiser ! Un baiser ! »
      Tout en mangeant, je regardais le marié assis au bout de la table à côté de sa femme, sans comprendre ce que U. pouvait bien lui trouver. Il était nettement plus âgé que nous. Son crâne commençait à se dégarnir, mais, au lieu de s’y résigner, il avait peigné ses cheveux clairsemés des côtés sur le dessus de sa tête. Il lui manquait une dent de devant, défaut qu’il aurait tout de même pu, pour le jour de son mariage, dissimuler par une prothèse. Son costume paraissait usé, comme s’il le portait depuis des années, et les boutons de sa veste ne fermaient plus, à cause de son ventre qui bombait sous sa cravate. Bien qu’il ne touchât point à l’alcool, son regard était un peu trouble et égaré. Peut-être avait-il un peu trop bu la veille au soir, pour son enterrement de vie de garçon ? Ou peut-être la nervosité l’avait-elle simplement empêché de dormir ?
      Tant que dura le banquet, je n’eus évidemment pas l’occasion de discuter seul à seul avec la mariée, et lorsque que je l’avais félicitée en arrivant, je n’avais prononcé que des phrases banales, car nous étions environnés d’oreilles étrangères. Mais une fois que les convives les plus enthousiastes eurent suffisamment goûté aux plaisirs du repas, on mit de la musique, d’abord un peu plaintive, puis de plus en plus rythmée, et la compagnie quitta la table pour se transporter jusqu’au milieu de la salle. Tout le monde fut bientôt tellement mélangé que ceux qui avaient quelque chose à se dire purent trouver l’occasion de le faire.
      Je parvins à me retrouver comme par hasard à côté de la mariée. Nous étions dans un coin de la salle, les gens passaient devant nous en toute hâte, et je pus lui parler tranquillement.
      Ma question est sans doute un peu inconvenante, dis-je, mais pourquoi l’as-tu épousé ?
      Si tu étais un ami proche ou un membre de ma famille, répondit-elle, j’essaierais d’inventer une explication plus satisfaisante. Mais à toi je peux le dire : je ne sais plus. Quand il m’a demandée en mariage, il y a environ six mois, il me semblait encore jeune, spirituel et élégant, un véritable gentleman, le rêve de toute jeune fille. Mais maintenant… je ne comprends vraiment pas ce qui lui est arrivé. Il y a quelques jours encore, il me paraissait tout à fait différent. Je devais être très amoureuse, je n’arrive pas à l’expliquer autrement.
      Tu n’y as donc pas été contrainte par les circonstances, constatai-je avec soulagement.
      Non, répondit-elle en riant, cela me paraît étrange à moi aussi, mais je l’ai épousé par amour. Ce qui est vrai aussi, c’est qu’en ce moment j’ai peur de ce que sera le quotidien avec lui.
      On ne me l’a même pas vraiment présenté, dis-je en haussant un peu la voix, car la musique était déjà insupportablement forte. Quand je vous ai félicités tout à l’heure, j’ai marmonné mon nom, mais il ne l’a sans doute pas retenu, et même si par hasard tu lui as parlé de moi auparavant, il ne fait certainement pas le rapprochement entre mon nom et mon visage.
      C’est une chose que nous pouvons régler assez facilement, dit-elle. Si tu veux bien attendre un instant ici, je vais te le chercher tout de suite et vous pourrez bavarder.
      Elle s’éloigna de moi dans la foule des convives en cherchant son mari, mais, avant d’avoir pu atteindre son but, elle fut contrainte de jouer son rôle de maîtresse de maison à l’égard de quelqu’un d’autre. Je fus emporté à mon tour par le flot des invités, de sorte que, même si elle était revenue avec son mari à l’endroit convenu, elle ne m’y aurait pas trouvé.
      Au petit matin — les mariages finissent rarement avant —, j’eus toutefois la possibilité de discuter avec le marié, et je compris que, malgré tout ce qui nous séparait, nous avions indirectement quelque chose en commun, notamment un intérêt pour la littérature. 
      Quand j’étais jeune, me confia-t-il lorsque nous eûmes identifié la concordance partielle de nos goûts, j’aimais beaucoup les romans de chevalerie. Et il n’y avait aucun écrivain que je détestais davantage que Cervantes, qui avait infligé à don Quichotte tant de souffrances inutiles.
      Pourtant, objectai-je, plusieurs spécialistes affirment que Cervantes avait en réalité de la sympathie pour son chevalier errant.
      Drôle de sympathie ! insista-t-il. Le faire battre à mort et dévaliser à longueur de pages par toutes sortes de gredins ! Il est évident que, dès le début, son objectif était de tourner en ridicule les âmes nobles cramponnées à de vieilles fictions comme l’honneur et la honte et qui refusaient d’accepter la bassesse de leur époque.
      Mais, dis-je, don Quichotte, qui mène une vie pleine et entière dans le monde de l’esprit, fût-il artificiel, est tout de même poétiquement bien supérieur à son créateur. Cervantes peut le battre et le ridiculiser autant qu’il veut, il ne peut en venir à bout.
      C’est vrai, acquiesça mon interlocuteur. Après quoi nous restâmes quelques instants sans rien dire.
      Vous savez, me dit-il alors, cette partie de mon mariage où je discute avec vous est celle qui me plaît le plus. Je l’attends toujours avec une grande impatience.
      Je ne comprenais pas.
      Mais nous ne nous sommes jamais rencontrés, lui dis-je.
      Il rit.
      Vous et moi… Certes, vous me rencontrez pour la première fois, mais moi je vous ai déjà vu à maintes reprises.
      Peut-être pourriez-vous m’expliquer ? demandai-je.
      Quand vous quitterez cette salle, vous rentrerez chez vous, vous irez vous coucher, puis vous vous réveillerez demain matin et vous poursuivrez votre vie habituelle. Mais pas moi. Pour une raison inexplicable, je suis devenu prisonnier de cette journée. Peut-être parce que j’aimais ma fiancée trop passionnément et que je désirais ce moment comme si c’était la fin du temps, le début de l’éternité.
      J’avoue que je ne suis pas sûr de très bien vous comprendre, lui dis-je, un peu mal à l’aise.
      Quand j’irai me coucher, m’expliqua-t-il, c’est-à-dire dans quelques heures, je ne me réveillerai pas demain, comme vous, mais de nouveau ce matin. Et tous les événements de la journée se répéteront à l’identique : j’irai chercher ma fiancée, nous nous rendrons à la mairie, on nous unira de nouveau en prononçant exactement les mêmes paroles — oh ! je connais déjà ce texte par cœur, depuis le temps ! Mais comme je mange chaque soir davantage au banquet, mon alliance sera bientôt trop petite pour mon doigt ; même le matin, j’ai de plus en plus de mal à l’enlever. Et ainsi de suite, jusqu’à la nuit de noces qui se répète elle aussi chaque fois avec une précision diabolique.
      Cela doit être terriblement fatigant, compatis-je.
      Fatigant ! s’exclama-t-il. C’est absolument insupportable ! J’ai même songé à me donner la mort, mais j’en ai été empêché jusqu’à aujourd’hui par l’espoir de parvenir un jour à sortir de ce cercle infernal.
      Nous discutâmes encore un moment, puis, comme il était vraiment très tard, je pris congé.
      À demain, me dit-il d’un air triste, après m’avoir demandé de ne parler de tout cela à personne, surtout pas à sa femme. Je lui promis évidemment de n’en rien faire, car je le comprenais fort bien.
      
      Le lendemain, je m’éveillai de nouveau relativement tard. Sur mon bureau, je trouvai l’enveloppe qui contenait l’invitation de la veille. De la veille ? Elle n’était pas ouverte.
      À contrecœur, je l’envoyai sans la lire dans la corbeille à papier. 

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin