Le même fleuve

(Extrait)

5.

      Malle était bien à la bibliothèque. Elle lisait des contes hongrois de Kolozsvári Grandpierre. Ils échangèrent un regard complice. Il s’installa devant son volume de Radhakrishnan et essaya de se plonger dans les idées de l’école de la mimamsa. Mais cela n’allait pas de soi. Il tint héroïquement une demi-heure, non sans jeter de temps à autre un coup d’œil du côté de Malle. Presque à chaque fois, Malle regardait au même moment dans sa direction et lui souriait. Il y avait quelque chose dans ce sourire qui faisait tomber sa peur des femmes, quelque chose de sororal et de maternel en même temps. Malle était jolie, mais sans sex-appeal incendiaire. Elle étudiait les langues finno-ougriennes et chantait dans un chœur féminin. Il leur était arrivé de se rencontrer à des concerts, et même d’y aller ensemble. Malle avait déjà vu ses poèmes, mais s’ils avaient quelque chose en commun, c’était davantage la musique que les lettres.
      Il se souvint qu’on projetait au cinéma un film français qu’il serait volontiers allé voir. Et plus volontiers encore avec Malle. Il tira un bloc du tiroir, en détacha une feuille et écrivit :
      Proposition de se rendre à la dernière séance au Saluut. Je me charge des billets et de la compagnie, si la proposition est agréée.
      Il plia le papier pour former une flèche, inscrivit dessus « Malle » et la lança vers la table voisine.
      La flèche revint par le même chemin et atterrit en pleine philosophie indienne. La réponse était simple et brève. Au-dessus de son propre message, dans le coin supérieur gauche, était écrit en travers :
      Vu la proposition. Accord. /signature/
      Le père de Malle dirigeait un sovkhoze.
      
      

6.

      Le film était un drame : l’action se passait dans les faubourgs de Paris, les personnages en étaient un apache qui avait la police à ses trousses, un de ses amis, à demi clochard, et la sœur de celui-ci, que l’apache séduisait. À la fin, le clochard tuait l’apache et la morale était sauve.
      Lorsque les lumières s’éteignirent dans la salle, il prit la main de Malle, qui ne la lui refusa pas. Elle avait des doigts froids, qui se réchauffèrent lentement sous ses caresses. Ils demeurèrent ainsi, main dans la main, jusqu’à la fin du film. Deux ou trois fois, il regarda furtivement du côté de la fille. La lumière reflétée par l’écran de cinéma jouait sur son visage, elle avait le nez pointu, et un front haut sur lequel était posée une boucle sombre. Cela donnait à son apparence quelque chose de classique. En cet instant, elle le faisait davantage penser à une déesse antique et sans âge qu’à une fille de dix-neuf ans en deuxième année d’université.
      Lorsque le film prit fin et qu’ils se dirigèrent vers la sortie avec la foule, Malle était redevenue Malle. Qu’il la raccompagnât chez elle allait de soi. Sans se consulter, ils prirent le chemin le plus long, qui passait par le sommet de la colline du Dôme. Derrière l’université, il glissa son bras sous celui de Malle. Ils gravirent ainsi la colline, soudain silencieux. Il serra le bras de la fille contre lui, et elle en fit autant. Parvenus sous le premier lampadaire, ils s’arrêtèrent comme d’un commun accord et se regardèrent les yeux dans les yeux, toujours silencieux, et ils sourirent. Quand ils reprirent la montée, il demanda à Malle si elle avait son propre jardin, une cour où elle avait pu jouer enfant. Malle répondit qu’elle avait eu un jardin quand elle était toute petite, mais qu’ensuite sa mère et son père s’étaient séparés et qu’elle avait déménagé avec sa mère pour une grande maison où il n’y avait pas de jardin. Il y avait toutefois un parc à proximité, et sa grand-mère allait tout le temps les promener là-bas, elle et son petit frère.
      Ils s’étaient donc promenés l’un comme l’autre dans l’enfance avec leur grand-mère, aux deux extrémités de l’Estonie, sans rien savoir l’un de l’autre. Il imaginait que la grand-mère de Malle pouvait avoir entendu parler de sa grand-mère à lui, ou au moins de son grand-père, car celui-ci avait vendu dans les écoles toutes sortes d’ustensiles pédagogiques : globes terrestres, manuels, squelettes, crayons, équerres et rapporteurs. Mais la grand-mère de Malle n’était pas institutrice, aussi n’avait-elle aucune raison de savoir quoi que ce soit de ces crayons, de ces squelettes ou de ces rapporteurs. Ni de cet ancien commerçant, qu’empêchaient aujourd’hui de dormir des démangeaisons dans sa main blessée et la peur de demeurer seul dans le noir.
      Il demanda à Malle si elle avait eu peur de se trouver seule dans le noir. Elle n’avait pas eu peur. Mais elle n’était pas beaucoup restée dans le noir, non plus — son petit frère et elle dormaient dans la même chambre et la grand-mère dans la chambre voisine, et la porte était toujours ouverte.
      La grand-mère de Malle vivait-elle encore ? Oui. Elle vivait toujours, elle ne sortait plus beaucoup, mais elle était toujours active, elle regardait la télévision et tricotait des chaussettes.
      Malle avait six mois de plus que lui. Tous deux avaient été élevés sans père, lui depuis sa naissance, Malle depuis l’école primaire. L’un comme l’autre avaient donc grandi parmi les femmes ; ils ne connaissaient pas grand chose du monde des hommes, de ce monde auquel appartenaient la guerre, la chasse, les remugles de tabac et de bière, les cartes et les gros mots.
      Il serra le bras de la fille en pensant à tout ce qu’ils avaient en commun. Il ressentait quelque chose qui pouvait être de la tendresse et de la compassion, mais aussi le désir d’être près du corps de Malle, de se rapprocher d’elle. Ce désir naissant avait été tout d’abord confus, il ne parvenait pas à imaginer comment tout cela pouvait se produire, mais le corps savait certaines choses sans avoir besoin de recourir à l’imagination. Il sentait la chaleur de l’autre, l’odeur de son corps et de ses cheveux, qui se mêlait aux senteurs printanières du parc.
      Ils atteignirent un gros buisson de lilas dont les grappes de fleurs commençaient déjà à éclore, et ils s’arrêtèrent là. Le lampadaire était loin.
      « On pourrait chercher un porte-bonheur, mais il fait trop noir, dit Malle. Tu aimes chercher des porte-bonheur sous le lilas ? »
      Une fois, enfant, dans un jardin de Tartu, il avait trouvé une fleur de lilas dont la corolle comportait douze pétales. Malle dit qu’il devait être quelqu’un de vraiment chanceux, et qu’elle n’avait jamais trouvé que quelques fleurs à cinq pétales, comme tout le monde.
      Ils se firent face. Il regardait Malle dans les yeux, que la pénombre rendait tout à fait noirs, et le lampadaire au loin s’y reflétait comme une petite étoile. Il enlaça la fille et ils s’embrassèrent. Cela vint simplement, naturellement, presque sans hésitation. Malle avait les lèvres très tendres et chaudes. Il avait lu que les femmes ferment les yeux en embrassant, tandis que les hommes les gardent ouverts, mais il n’en fut pas ainsi. Ses yeux se fermèrent comme d’eux-mêmes, et derrière ses paupières closes il vit des milliers d’étincelles incandescentes qui volaient en tous sens, comme un feu d’artifice interne et silencieux, qui attendait depuis longtemps au fond de lui et qui venait d’être libéré.
      Ils reprirent leur marche silencieuse. Il sentait que quelque chose les unissait maintenant, ils marchaient et peut-être respiraient au même rythme. Avaient-ils aussi les mêmes pensées ?
      « Tu lançais des étincelles, dit-il lorsqu’ils sortirent du parc et tournèrent dans la rue de l’internat.
      — C’est toi, répondit Malle. Je les ai vues, même les yeux fermés. »
      

7.

      Le lendemain, la matinée fut ensoleillée, mais vers midi le ciel se couvrit et le premier orage violent de la saison se produisit. Il savait qu’il était un peu amoureux, mais de façon surprenante cela ne le rendait pas étourdi. Au contraire, tout était clair et limpide, et ses sens plus affûtés qu’à l’ordinaire. Le plus étonnant, toutefois, était une insolite sensation d’équilibre, jamais ressentie jusqu’alors. Il se demanda si c’était là la paix de l’âme, la satisfaction. Cette dernière n’avait pas grand chose à voir avec le sexe. Au contact des lèvres chaudes et de la main froide de Malle, il semblait au contraire que tout désir, tout appétit l’eussent quitté.
      Quand il avait treize ans, on avait supprimé la séparation entre écoles de garçons et écoles de filles, et des filles avaient fait leur apparition dans sa classe. Toute sa vie s’en était trouvée changée. En classe il avait été de plus en plus souvent assis de travers sur son banc, échangeant avec les filles des billets futiles, il était tombé plusieurs fois amoureux. C’était à peu près à la même époque qu’il avait découvert la poésie et qu’il s’était mis à lire le groupe des Sorciers, Lermontov, Pouchkine, Eino Leino. Il ne pensait pas à grand chose d’autre qu’aux filles et à la poésie. Tout cela était exaltant, mais il avait vite compris que les filles ne pensaient pas à la poésie, qu’elles n’avaient d’intérêt que pour les garçons, les chanteurs à la mode et les vêtements. Il se rendit compte petit à petit qu’il ne savait pas parler aux filles. Il vivait dans un autre monde que celles avec qui il allait en classe. Son monde, ses livres, Mozart, Haendel, tout cela restait étranger pour les autres. De son côté, il ne comprenait pas comment on pouvait passer son temps à inscrire dans les albums de ses amies les paroles de chansons stupides, quand existaient Heiti Talvik, Lermontov, la poésie ! Une vague de protestation montait en lui. Il tentait même d’en parler, de lire aux filles du Talvik ou du Lermontov. Une seule d’entre elles s’était montrée intéressée ; elle s’appelait Olga, ses parents étaient des Estoniens vivant en Russie, des communistes. Dans l’album d’Olga, il recopia sa strophe préférée :
      Pégase, combien de temps encore
      Transporteras-tu ton merdier ?
      Ne vois-tu pas que tu adores
      En fait de poème, du fumier ?

      Il était moraliste, jeune et intransigeant, et il perdit petit à petit le contact avec les filles. Quant aux garçons, après sa découverte de la poésie et de la musique classique, il n’avait jamais pu s’en rapprocher. C’était une bifurcation. Il tourna le dos à la pêche, aux autos et aux maquettes d’avions qu’il fabriquait à la campagne, les découpant dans du bois avant de les passer à la peinture aluminium.
      Ses rares amis et ses camarades de classe avaient pris une autre direction, et dans leurs conversations étaient apparues, à côté des voitures, les femmes et l’alcool. L’alcool ne l’intéressait pas beaucoup, et les conversations sur les femmes lui causaient à la fois de la douleur et de l’irritation. C’étaient des histoires minables, dans lesquelles la femme ne valait que par ce qu’elle offrait à l’homme. Mais ce qu’elle offrait lui valait non pas la reconnaissance, mais plutôt le mépris. Le mépris et la colère qui transparaissaient dans les conversations de ces garçons l’effrayèrent. Il avait grandi au milieu des femmes, s’était fait à leur monde, et il ne savait pas s’opposer à elles, ne se sentait pas homme de cette façon-là, comme ses camarades.
      Il se demandait si ce n’était pas eux-mêmes que les hommes méprisaient et haïssaient ainsi dans les femmes, eux et ce désir vil qui les poussait à faire les coqs d’une manière qui par moments leur apparaissait comme stupide et dégradante, à courir après des femmes auxquelles ne les rattachait rien d’autre que ce désir brutal. Ainsi ces gars des faubourgs, hier encore libres comme l’air, protestaient-ils et partaient-ils en guerre contre un désir qui les soumettait et les humiliait, un désir qui avait soudain changé en femmes des gamines stupides dont les humeurs, les acquiescements et les rebuffades gouvernaient chaque jour davantage leur vie.
      Ils ne pouvaient pourtant pas avouer qu’ils couraient après les femmes, qu’ils étaient esclaves de leur désir. Il leur fallait se montrer, à eux-mêmes et plus encore aux autres, que c’était eux les maîtres, que c’était les filles qui couraient après eux, et qu’ils prendraient celle qu’ils auraient choisie. Qu’en vérité ils se moquaient bien des femmes. On ne parlait pas des désirs masculins mais des désirs féminins, que leur avidité rendait effrayants : une femme en chaleur était comme un vampire, qui pompait la force vitale des hommes. Mais il était excitant et consolant de se dire qu’une femme pouvait désirer un homme à un tel point, s’abaisser pour un homme, même si elle demeurait dangereuse.
      Il ne savait pas jouer à ce jeu d’hommes. Il y avait là-dedans quelque chose qui lui répugnait. Il n’arrivait pas à regarder la femme comme une créature à la fois inférieure et dangereuse. Il était incapable d’oublier les règles et les valeurs que lui avait inculquées le monde des femmes, et l’autorité de celles-ci était pour lui naturelle et évidente. Si quelque chose l’arrêtait, c’était plutôt de voir ces mêmes femmes, disposant de l’autorité, tolérer les hommes qui les désiraient et les méprisaient de cette façon. De voir comment elles adoptaient les règles d’un jeu visant à les assaillir et à les séduire, comme si elles étaient vraiment faibles, comme s’il était dans leur nature de s’abaisser devant les hommes et de se plier à leurs volontés.
      Il se rappelait le choc qu’il avait eu en découvrant que les filles lui préféraient des garçons qui étaient à leur aise dans ce jeu de l’insouciance, qui allaient fumer dans les toilettes de l’école et qui portaient sur eux les odeurs des soirées de débauche.
      Pourquoi donc en était-il ainsi ? Plus tard, il s’était mis à penser qu’en fait, aussi bien les garçons que les filles prenaient peur en voyant les changements qui se produisaient en eux. Ils avaient peur d’eux-mêmes, des modifications de leur corps, et peur de ceux vers qui ce corps les portait de manière si insolite et si irrépressible. Face à cette peur et à cette confusion, le jeu apparaissait comme quelque chose de sûr, il était dans sa médiocrité à la fois compréhensible et simple. Peut-être était-ce pour cela qu’on jouait, qu’on dansait, qu’on raccompagnait les filles chez elles, qu’on réclamait leurs baisers ou qu’on les emmenait au cinéma… Le jeu aidait les jeunes à se rapprocher les uns des autres.
      Peut-être avait-il tort d’être trop sérieux, de ne pas savoir jouer. De ne pas savoir jaser avec les filles dans les bals. Et des filles à qui il aurait pu parler de Mozart, de Lermontov ou de Talvik, il n’y en avait pas dans son entourage.
      S’il avait eu des goûts un peu plus matériels, il aurait pu devenir pour elles un ami apprécié. Il y avait des garçons comme cela, il en avait rencontré un à l’université. De petite taille, blond platine, on ne le voyait que dans la compagnie des filles ; à l’internat, il restait assis dans leur foyer à feuilleter des magazines de mode et à discuter les coupes dernier cri en matière de robes ou de coiffures. Lui n’était pas intéressé par la coupe des robes ni par les coiffures. Depuis l’enfance, il avait vu cela comme une partie de l’univers rituel des femmes, où les hommes n’étaient guère acceptés. On l’emmenait bien chez la couturière ou l’esthéticienne, mais ensuite on l’oubliait, et les femmes parlaient entre elles dans leur langue secrète, au vocabulaire mystérieux : « cordelières », « ganses », « fronces », « bustiers », « tailleurs », « essayages ». Il se sentait abandonné et humilié.
      Il en allait de même avec le monde des hommes. Celui-là aussi avait sa langue secrète et ses rituels. Il y avait la chasse, la taverne, le sauna, les femmes conquises. La chasse et la mise à mort des animaux lui répugnaient depuis l’enfance, la bière ne l’intéressait pas, et il n’avait pas la patience de demeurer assis dans le sauna. S’il avait trouvé sa place ailleurs, il n’aurait pas prêté garde au monde des hommes. Mais dans sa situation, il ne lui restait qu’à tâcher de vivre en lisière de l’univers masculin. Il ne pouvait pourtant pas non plus rester totalement seul. Peut-être y serait-il parvenu s’il n’y avait pas eu les femmes. Ce désir obscur et brûlant, qui par moments enflait si violemment et si intensément qu’il en devenait effrayant. À l’école, déjà, il y avait deux ou trois filles qu’il désirait de cette façon-là. Il avait même essayé de danser avec l’une ou l’autre, sans pourtant arriver bien loin. Il avait compris que lui-même et son désir (mais le devinaient-elles, et jusqu’à quel point ?) ne les intéressait pas. Il fallait sans doute pour les approcher passer par ce monde des hommes, savoir débiter des phrases faciles, avoir l’air décontracté et énergique, sentir un peu la bière. Talvik et Dostoïevski n’étaient ici d’aucune utilité.
      À l’université, ses approches avaient été repoussées à plus d’une reprise avec un certain étonnement : se pouvait-il donc que ce jeune homme si délicat et si poétique voulût la même chose que les autres ? Même en passant par le monde des hommes, l’accès aux femmes lui était fermé.
      Oui, même un garçon dans son genre, délicat et poète, voulait la même chose que les autres. Peut-être davantage encore qu’un viveur ayant déjà attiré jusque dans son lit, à l’internat, quelque fille croisée au bal de la maison de la culture Kalev.
      Il ne se rappelait pas comment cela avait commencé. Dans sa petite enfance, déjà, quelque chose de bizarre le tourmentait, ne le laissait pas en paix. Quelques images dans des livres, des histoires entendues, certains livres. Quand il n’y avait personne à la maison, il grimpait sur le divan, attrapait l’Encyclopédie estonienne et cherchait les illustrations correspondant aux articles « organes sexuels » ou « reproduction ». Mais ce n’était pas encore du désir, plutôt une curiosité inexplicable à l’égard de quelque chose qui, dans leur famille, était tabou.
      Le vrai désir était venu plus tard. Il s’en souvenait plus distinctement. À la campagne, chez sa grand-tante, il y avait quantité de vieux journaux qu’il lisait chaque été, des heures et des jours durant, au grenier. À un moment donné, il avait commencé à rechercher et à trouver ce qui éveillait et nourrissait son désir. Dans La Femme estonienne ou La Fermière, on donnait aux femmes des conseils sur la grossesse, les moyens de l’éviter, ou les divers tracas gynécologiques. Il avait compris ce qu’étaient la menstruation et ses troubles, les pertes blanches, ou les maladies vénériennes les plus connues à l’époque. C’était un côté des choses, la froide réalité gynécologique. On pouvait trouver l’autre côté dans la littérature, et même dans les vieux numéros de la revue Looming, rangée par années entières dans des caisses entreposées au grenier. Le mari de sa grand-tante avait été directeur d’école et promoteur de la tempérance. Au lieu d’alcool, il achetait des livres et s’abonnait à des revues. Il ne se rappelait plus le titre de ce récit de Karl Ast, paru dans Looming, dans lequel le désir brut était peint sans voiles. Cette brutalité l’excitait et l’attirait, en même temps qu’elle lui inspirait du recul. Mais en lisant la façon dont le personnage principal faisait son amante d’une jeune beauté juive, il avait senti une gêne toute physique, qui exigeait d’être soulagée de façon également physique. Personne ne lui avait enseigné la masturbation, hormis son propre corps jeune et inapaisé. Le souvenir ne l’avait jamais quitté de cette chaude soirée d’été dans le foin, dans les combles où il s’était réfugié avec une poignée de Looming et où il avait répandu sa première semence de mâle. Sur l’instant le soulagement était venu, mais avec lui la honte et la gêne. Heureusement, les revues de l’époque de la République estonienne étaient déjà passablement éclairées : on n’y lisait pas de récits terrifiants sur la façon dont l’onanisme pouvait entraîner un ramollissement du cerveau et d’autres horreurs. C’était toutefois quelque chose de honteux, quelque chose dont seuls parlaient les garçons vulgaires — et, même eux, de façon abstraite. On n’y faisait d’allusion directe qu’en racontant des blagues, et personne ne reconnaissait s’y livrer.
      Mais ce soulagement qu’il s’apportait lui-même ne l’avait pas aidé à se rapprocher des femmes, au contraire. Son attirance sexuelle le repoussait davantage dans l’ombre, le sexe devenait quelque chose d’encore plus secret, quelque chose dont il était inconvenant de parler à quiconque. Personne, de toute façon, n’en parlait à la maison, et il était impensable qu’il pût révéler aux filles avec qui il dansait ce qu’il ressentait, ce qu’il désirait, ce qu’il faisait en secret dans le foin ou dans les toilettes de leur appartement collectif. Face aux filles il fallait faire le coq, ce dont il était tout bonnement incapable. À quoi rimait donc d’assiéger une fille comme une citadelle médiévale, en armure, avec oriflammes et roulements de tambour ?
      Il devait bien exister une autre forme d’érotisme. Les garçons, tout autant que les livres, en parlaient. Il y avait les femmes dont il était question dans les blagues, il y avait les filles de joie, et il y avait bien entendu les femmes faciles. Celles-là, il n’était pas besoin de les séduire ni de les assaillir, elles étaient toujours prêtes, elles attendaient et recherchaient même les hommes, en particulier les jeunes et jolis garçons.
      Pourquoi n’avait-il donc jamais rencontré une femme de ce genre ? Existaient-elles pour de bon ou les trouvait-on seulement dans les racontars populaires, fruits de l’imagination des hommes et des garçons ? Ou n’y avait-il donc rien en lui qui pût plaire aux femmes ? Peut-être n’était-il au fond qu’un garçon ordinaire, aux prises avec la maladresse de la puberté, en qui germait et que tourmentait l’appétit sexuel, tout autant que le besoin de la proximité d’autrui ? Il ne réussissait pourtant pas à se défaire de son rêve d’une femme, belle, un peu plus âgée que lui cependant, qui l’invitait chez elle sous un prétexte quelconque, peut-être pour porter quelque chose, réparer un fusible ou accrocher un tableau au mur. La femme lui proposait du café, un verre de vin, ils prenaient place sur le sofa, la jupe de la femme se relevait en découvrant les genoux, il la regardait droit dans les yeux puis se mettait à lui caresser les cheveux. La femme s’y connaissait, elle le dévêtait d’une façon experte et… Il aimait faire ce rêve, même si la pénétration lui posait problème car il ne comprenait pas tout à fait comment s’y prendre, les images de vulves ouvertes qu’il avait pu voir ne lui ayant pas donné toutes les précisions souhaitables sur l’emplacement qu’il fallait atteindre. Pourquoi ce qui venait si naturellement et sans apprentissage aux chats, aux chiens, aux mouches ou aux libellules, devait-il être chez l’homme si compliqué ? Il se tracassait déjà en pensant à ce qui adviendrait quand il se retrouverait au lit avec une femme. Ce qui l’attendait était une sorte d’initiation, d’entrée dans l’âge d’homme. Il sentait qu’il ne serait pleinement homme, adulte, que du jour où il aurait connu la femme, pour parler comme la Bible. La virginité était un poids de plus en plus lourd à porter. Il aurait voulu rattraper les autres. Les garçons de Tallinn, en particulier, avaient en général déjà eu leur première expérience de mâle alors qu’ils allaient encore à l’école, et ils en parlaient comme un pêcheur de ses captures. Lui n’avait rien à raconter. Une fois qu’ils sortaient de la taverne et rentraient à l’internat — il lui arrivait d’y passer la nuit, chez des camarades —, la conversation avait porté sur les filles, celles avec qui « c’était possible », et ils étaient même allés frapper à une porte. Celle-ci ne s’était pas ouverte. Plus tard, il s’était dit qu’il avait peut-être échappé à une nouvelle expérience humiliante. Les refus que les filles opposaient à ses maladroites tentatives d’approche étaient peu de chose. Ce qu’il craignait vraiment, c’était le fiasco.
      Mais à présent, il y avait Malle. Malle avait quelque chose de maternel, de la douceur, de la chaleur. Il était amoureux, et cet amour l’avait, au moins pour un temps, libéré du fardeau honteux des tensions et des terreurs du sexe.
      Et puis il y avait le Maître, qui l’attendait chez lui, avec ses poèmes inédits. Cela aussi était une initiation, cela aussi l’émoustillait. C’était comme si Brigitte Bardot ou Gina Lollobrigida l’avaient invité pour une nuit.

Traduit de l’estonien par Jean Pascal Ollivry