Le monument

Roman traduit de l’estonien par Jean Cathala

« Tout en me promenant dans le bois de M. le Princej’ai tendu des collets dans les passées ; tout
en me couchant au bord des pièces d’eau de Son Altesse, j’ai glissé des lignes dans les étangs. »

Alexandre Dumas, Les trois mousquetaires.

1

J’allumai une cigarette, me collai béatement la nuque au dossier du fauteuil et fermai les yeux. Je me souviens d’avoir articulé à mi-voix :

– Et Jéhovah, ayant élu Jacob, l’éleva au-dessus des autres. Gloire au Puissant Jéhovah ! Amen.

La cigarette avait un goût exquis, voire un peu enivrant : pendant les deux heures que les frotteurs de parquet occupaient les lieux, je m’étais entêté comme un gosse à refréner mon envie de fumer, pour ne savourer qu’enfin seul l’ainsi-soit-il de la première bouffée dans mon appartement neuf.

J’éteignis le lampadaire. Le reflet d’une réclame colorait les stores : un coup en rouge bordeaux, le coup d’après en vert pomme. Comme dans un film. Ces couleurs, somme toute, n’étaient pas plus moches de servir une cause dépourvue de poésie : nous inviter, pauvres têtes de linottes, à déposer gentiment nos sous à la Caisse d’épargne.

Comme sur commande, une musique de danse en sourdine me parvenait à travers le plancher. Un miroitement d’accords au piano esquissa des horizons tendres. Un saxophone mi-flemmard, mi-blasé roucoula la valse lente où il est question de lagune assoupie. Des ronds de fumée grimpaient au plafond pour se dissoudre dans la pénombre… Rouge bordeaux… Vert pomme… Entre mes paupières mi-closes, j’admirais ce jeu de couleurs avec la volupté du chat au coin du feu. Quel dommage que mes lointains ancêtres, trop absorbés par la rude besogne d’évoluer vers l’homo sapiens, aient négligé l’art de ronronner…

Oui, ça en a tout l’air : je suis arrivé ! Finis, les concours, et même avec quelque succès. J’ai conquis le droit de me relaxer les jarrets. Déclamons ! Adieu, monde étudiant des dortoirs aux lits de fer boiteux qui grincent ! Adieu, relents de friture ! Adieu, aigre ascétisme des lavabos aux planchers gluants ! Adieu aussi, thurne triplace des dernières années et salades de pommes de terre à bas prix ! Vous eûtes votre charme, mais comme vous êtes encore plus charmants, vus de loin, en ce jour où je prends mon départ pour le Grand steeple, avec une cote du tonnerre !

Résumons :

j’ai trente ans (on ne m’en donnerait pas plus de vingt-cinq),

mon diplôme de sculpteur,

le titre d’architecte agrégé,

ma carte du parti (depuis trois ans),

et un appartement neuf dans la Maison des Artistes qu’on vient de construire ;

grâce au Ciel, je suis célibataire ;

enfin, surtout, je n’ai pas emménagé en ces lieux pour seulement faire grimper au plafond de jolis ronds multicolores : derrière ces murs, je vais vivre et œuvrer. Reprenons le beau style de l’Ère du Réveil : en ce logis, j’accueillerai deux hôtes attendus ; ils s’appellent Honneur et Célébrité.

Bien sûr, « Grand steeple » et « hôtes attendus » font assez demeuré. Mais, quand on est parvenu à la cime, c’est si humain, cette stupide envie de pseudo-classique, genre : le front dans les nues, je regarde à mes pieds, ou autre chose…

Le labeur de titan qu’un déménagement représente faisait sentir ses effets : je m’endormis, le sourire aux lèvres.

La nuit était bien tombée quand je me réveillai. Le cadran lumineux de la pendule avait des moustaches en qui marquaient dix heures dix. Je rallumai pour contempler mon empire.

Pour le moment, il avait l’air plutôt sous-développé : ça manquait de meubles. Solitaire sur son mur, le Billet doux de Fragonard me regardait toutefois d’un œil amusé qui me rendit courage. Cela vous réchauffait le cœur, et je me réjouis d’avoir emporté avec moi cette petite Française. Elle aussi, au dortoir, avait eu la vie dure, épinglée, en permanence, à la tête de mon lit, où ce portrait d’une coquetterie si rococo – une reproduction, bien entendu ! – m’avait fait tourner moi-même en ridicule par de jeunes rapins enragés, incapables de comprendre ce qu’une créature humaine plus ou moins douée de raison pouvait bien déchiffrer dans ce monceau de fanfreluches. Au-dessus de leurs lits, à eux, s’étiolaient des galaxies aux honnêtes mais éloquents rapports en noir et rouge, ou des entrelacs déchaînés, de ces passions, sans doute, qui, dans les vers blancs des jeunes poètes, s’écrivent en majuscules, un genre de peinture, en somme, qui m’a toujours beaucoup amusé : c’est agressif comme ces poissardes sur le retour, si impressionnantes, au premier contact, pour le non-initié, mais qui, pour peu qu’on ait de la patience, s’épuisent vite, après quoi, leur claquoir refermé, elles vous prennent un air tellement idiot. Ma demoiselle du beau monde était autrement périlleuse : qu’est-ce qu’il n’y avait pas, derrière ce sourire, qu’on eût cru d’abord d’innocente flirteuse ! Étrange idée, jeune homme, chez un artiste soviétique, que ces goûts Louis XV ! C’est pourtant vrai : j’aurais dû épingler en rabiot quelques œuvres dans notre chère manière nordique. De l’authentique avant toute chose, et, pour cela, préfère l’austère…

Il me revint que je n’avais pas dîné. Je me changeai en un tournemain, pour aller me mettre quelque chose sous la dent.

Les rues du vieux Tallinn baignant dans le crépuscule m’inspiraient un sentiment mélangé. J’avais résolu depuis belle lurette de ne pas m’en laisser imposer par les notions du type la-ville-de-tes-jeunes-ans : à l’ère du rationalisme il faut gérer sa vie affective raisonnablement. Je n’en éprouvais pas moins l’impression, à arrière-goût de réglisse, du fils prodigue réintégrant le domicile à Papa. Après tout, pensai-je, tant pis si je dégringole jusqu’au maniérisme ! Et j’aspirais avidement cet air marin remonté de la nuit des temps.

Après sept ans passés surtout à Moscou, je retrouvais un charme à ce gothique nu de basse époque, sur lequel le blanc-bec que j’avais été croyait jadis bon d’ironiser. Ces courtines pataudes et, en même temps, si vraies, me rappelaient… Quoi ? Je n’en savais fichtre rien ! Le fait est, pourtant, qu’elles me rendaient lyrique. Je me souvenais du poème de Betti Alver, où le Diable, assis au banc des cancres, a la barbe sale devant un cahier souillé de taches d’encre.

À la porte du Gloria, un écriteau annonçait : Plus de places libres. Trois jeunes gens en plein désarroi faisaient le pied de grue sur le perron. Ils étaient à l’âge où l’on ne peut se croire un homme qu’à condition de n’y jamais penser (N.B. : c’est peut-être aussi une recette contre le vieillissement) et, selon toute apparence, avalent lu de loin l’avis, mais, pour se donner du courage, feignaient de n’en être pas concernés. Obéissant au seul instinct, ils auraient sans doute attaqué de front et emporté la citadelle de vive force. Le malheur est qu’aux portes des restaurants, même entièrement vitrées, la loi de Newton sur le rapport entre masse, vitesse et force vive cesse de s’appliquer.

Je ralentis le pas pour réfléchir. C’était un samedi : il ne devait pas manquer d’écriteaux identiques à l’entrée de bien d’autres établissements. J’arborai mon faciès le plus impassible, passai devant les trois pauvres diables, et le portier entrouvrit le battant en m’annonçant :

– Vos amis vous attendent.

Les jeunots levèrent le siège, et la nuit les engloutit. Ils me faisaient tellement pitié, ces enfants trompés, que j’en aurais pleuré sur moi-même.

Pourquoi m’avait-on laissé entrer, et pas eux ? La mise n’y était pour rien : le portier savait de reste que ce trio de moutards fermement résolus à ne se soûler qu’au Gloria l’aurait gratifié d’un pourboire autrement plus sérieux que le mien. Pourtant, le fait était là… À croire que ma méditation à domicile dans tout ce vert et tout ce rouge m’avait conféré un air d’efficacité qui impressionnait jusqu’à un vrai portier.

Les portiers de restaurant m’inclinent toujours à l’idéalisme. Je les crois doués d’un sixième sens. Parfois, je me vois assis, tout grelottant, au bas bout d’une longue table où je passe en Jugement Dernier, et le président du tribunal – le Tout-Puissant en personne – me darde un regard de portier, de Dieu le Père des portiers, qui suffit à me faire comprendre la vanité des plaidoyers interminables où nous sommes passés maîtres, car la procédure céleste ne perd pas son temps. J’espère, par parenthèse, qu’Il ne me traitera pas en hérétique pour me Le représenter ainsi : après tout, c’est Son image qui a servi de prototype pour les têtes de juges d’ici-bas, et ils ne m’ont jamais inspiré grand respect.

Je montai l’escalier. En haut, il restait encore deux tables vides. M’étant rappelé, une fois de plus, la réclame en lettres rouges puis vertes, je songeai en souriant qu’il serait bon d’inscrire au firmament, en caractères de feu : À la porte de mes restaurants, laissez toute espérance.

J’apaisai ma fringale avec une côtelette de poulet à la Kiev, un plat dans mes goûts : médiocrement épicé. Rien ne pressant, je commandai ensuite une cafetière-maison et contemplai le décor.

Nous savons arranger nos restaurants avec goût. Les musiciens peints aux murs jouaient des mélodies muettes sur des instruments modérément archaïques et modernes modérément. Quant à la façon dont le public pompait le schnaps sous leurs yeux, c’était toujours la même, et il y a peu de chance que cette tradition se modifie : en ce point, nous sommes très conservateurs.

J’aperçus, assez près, une longue tablée, composée surtout de femmes : quelque administration célébrant un anniversaire. De temps en temps, aux autres tables, des mâles se levaient, un tantinet éméchés, rectifiaient l’appareil de leur élégance et, mettant le cap sur cette société, tentaient d’en séduire, pour un tour de danse, l’excès de population féminine. C’était amusant, le vain effort de leurs muscles faciaux pour arborer le masque qui, suivant le tempérament, la culture, etc. de chacun, devait représenter le comble du charme viril. Les femmes n’ont que trop tendance à accuser le sexe fort de négliger son apparence. Pareil spectacle, pensai-je, les aurait obligées à rectifier ce jugement téméraire.

La moitié de ces dames me faisait face. La plupart atteignaient l’ultime étape de la force de l’âge. Leurs toilettes autant que leur zèle à paraître en goguette et leurs petits verres à peu près intacts dénotaient d’excellentes mères de famille, de celles qui raconteraient demain : « Ce qu’on s’est amusé ! Formidable ! Mais Une telle a une conduite impossible ! »

Trois étaient d’âge plus tendre. Assises côte à côte, elles ne se ressemblaient pas du tout. Celle de gauche, une jolie brune, de type vaguement italien – et le sachant –, ne venait se rasseoir qu’entre deux danses : ce genre de femme est très demandé dans les restaurants. Celle de droite, une blonde au visage volontairement marmoréen, avec une ligne très Simone Signoret, dansait presque aussi souvent. Ses paupières passées au crayon mauve attiraient tout particulièrement les officiers. Elle collait à son partenaire en dansant, mais avec un regard absent qui lui conférait une incontestable présence.

Pour ma part, je m’intéressais surtout à celle du milieu, une frêle jeune fille, qui allait au maximum sur ses dix-neuf ans. Je venais de l’observer d’un regard assez appuyé, sans constater de réaction particulière, quand j’eus soudain une illumination : elle détestait les hommes ! Absolument ! Elle avait de petites nattes belliqueuses et touchantes, une robe de coupe monacale et un minois charmant – un peu de belette –, pas du tout fait pour exprimer le mépris, mais dont elle ne se servait, hélas, qu’à cette fin ! Il émanait de ce petit bout de femme un dégoût en coordonnées verticales autant qu’horizontales. Une créature vraiment d’avenir ; appelée, peut-être, à finir cosmonaute. À trois reprises, elle avait craché son refus à la face d’un sexe mâle égoïste, ventru, abruti et débauché. Par malheur, les mâles avaient compris, et ce Fouquier-Tinville dans la fleur de l’âge attendait vainement une quatrième victime. Dans son impatience, elle me dédia même un clin d’œil. Mais personne ne s’approchait plus. D’ici la fin de la soirée le couperet affûté avec tant de zèle allait se rouiller lamentablement.

Pour un tour de valse avec cette Artémis, j’aurais vraiment donné cher, savourant par avance la philippique que j’allais essuyer. Mais c’était du domaine du rêve. J’invitai la blonde.

C’est facile de généraliser à distance sur le compte des humains. Étudiant, j’avais vécu sept ans en anachorète, sauf – mais est-ce que ça compte ? – deux mois plus tôt, quelques distractions qui obligeaient mes envieux copains à me céder la thurne pour s’en aller coucher à deux dans le même lit. Célibataire indépendant, je sentais s’en aller en fumée le mépris qu’en aristocrate de l’esprit j’avais voué aux joies de la chair.

On a tort, en effet, de juger primitifs les instincts primaires du mâle : après la première danse, ma partenaire me parut d’une rare culture, un trésor caché de qualités et une danseuse du tonnerre. La fouine misogame pouvait toujours nous observer d’un regard écœuré : elle ne m’intéressait plus.

Le reflet d’une réclame sur le plafond d’un appartement à vous et le Billet doux de Fragonard ont réellement des effets toniques. Il me suffit d’y penser pour acquérir un toupet de champion de boxe à l’aube de sa gloire et la loquacité d’un critique littéraire. Ce fut presque sans effort sur moi-même que j’invitai ma partenaire à étrenner mon nouveau logis. Comme de juste, elle commença par décliner l’offre, mais, à la troisième danse, elle acceptait. Quand le Noorte Hääl publie des articles du genre : Imbi a-t-elle justement agi ? ou Comment Lea a sombré dans l’inconduite,ça ne suscite pas encore l’écho espéré dans toutes les consciences.

Je priai donc le garçon de m’empaqueter une bouteille de pernod et une boîte de chocolats. Bien entendu, ce salaud à sourire de hyène m’apporta une boîte hors de prix. Je le priai de la remplacer par ce qu’ils avaient de moins cher. Histoire qu’il se rende compte – et la blonde aussi – que je n’étais pas tombé de la dernière pluie.

Nous partîmes, escortés par les regards réprobateurs de toutes ces dames. Elles la connaissaient maintenant, la collègue dont on dirait demain qu’elle a une conduite impossible.

2

Ma blonde invitée partit un peu avant huit heures, laissant derrière elle une odeur de Nuit Blanche (le parfum moscovite : 74 kopecks le flacon). Je piquai du nez dans l’oreiller, m’imbibai les poumons de ce relent douceâtre et rattrapai mon arriéré de sommeil.

Réveillé à dix heures et demie, frais comme une rose, je résolus de saluer ce premier matin dans mon nouvel appartement par un peu de gymnastique, occupation qu’en règle générale je préfère remettre à des lendemains meilleurs. Fier de cette preuve d’énergie, j’allai me rafraîchir ensuite sous la douche et savourer enfin les voluptés d’un bain où je tirai des plans pour ma journée.

Une visite au vieux Toonelt s’imposait. La veille, cette ruine professorale (ainsi se définit l’intéressé lui-même) m’avait arrêté en pleine rue pour m’intimer l’ordre de passer le voir. Dans quel dessein ? Voulait-il me proposer du travail ? Toonelt était, de toute façon, quelqu’un avec qui je devrais rester en bons termes. J’irais donc chez ce classique en chair et en os, héros de tant d’histoires drôles. Dans un certain sens, ce serait même notre première vraie rencontre. En première année, à l’Institut des beaux-arts de Tallinn, je n’étais qu’un pauvre môme. Une chance m’étant offerte de filer à Moscou, où il y avait ce qu’on appelle « une place républicaine » pour l’Estonie, je cessai d’être son élève et quittai ma ville natale pour sept ans. Toonelt, je ne devais plus le retrouver que par hasard – à des sessions scientifiques ou des expositions –, mais jamais seul à seul… Donc, lui faire bonne impression. Pour mon avenir. Sans reculer, au besoin, devant la lèche. Mais du genre raffiné : quand la lèche devient l’art de s’accommoder à tous.

C’est Kant qui a dit, je crois, que comprendre c’est se conformer. N’est-il pas curieux, méditais-je tout en frétillant des orteils, n’est-il pas vraiment curieux qu’une humanité, à qui il a fallu des millénaires pour transformer la faculté d’adaptation en activité supérieure de l’entendement, traite avec un tel mépris ceux qui ont appris à hurler avec les loups ? Comme si un comportement fondé sur la connaissance d’autrui, l’imagination et le goût du risque ne valait pas les autres formes de la lutte pour la vie ! Une créature, à tous autres égards douée de raison, serait-elle donc tenue de dévorer son rival, d’en digérer jusqu’aux poils du nez et aux boutons de manchettes, plutôt que de s’employer à réussir par des moyens philanthropiques et doux, tels qu’épancher son cœur à bon escient, se pâmer d’enthousiasme ou battre une coulpe tout ce qu’il y a de sincère ? Il faut être un crétin fini pour ne point tirer parti des faiblesses humaines. Nous ne sommes tout de même pas entrés dans l’ère du communisme ! Sans compter qu’on se peut plier aux circonstances dans les plus nobles desseins. C’est un sport, une technique, toute une science.

Autant qu’il m’en souvient, c’est à peu près en ces termes que commençait le Manuel des rapports du Moi avec l’Autre que j’écrivis dans ma jeunesse. Il vient en effet un âge où l’on s’assigne pour mission d’éclairer les humains au flambeau de sa propre littérature. Selon leur tempérament, les uns traiteront des femmes (après un baiser reçu sous un porche ou, le plus souvent, une paire de gifles), d’autres de l’espace-temps et autres notions obscures ; moi, ce qui m’enchante, c’est d’avoir choisi un sujet moins éculé.

J’avais divisé mon art de plaire en genres, avec la cuistrerie d’un petit philosophe ou d’un grand comptable. Je distinguais, par exemple, l’« accommodation heuristique », où le Moi s’adapte en recherchant les faiblesses de l’Autre, de l’« accommodation déboussolante » destinée à susciter chez l’Autre – à toutes fins utiles – une sous-évaluation du Moi. Dans l’« accommodation en miroir », il fallait que l’Autre vît le Moi jusqu’au tréfonds du cœur, mais en se rendant compte que c’était fait exprès, de façon que le Moi et l’Autre, également intelligents par hypothèse, s’appréciassent mutuellement à leur valeur. On trouvait encore l’« accommodation ludique » (pour passer le temps), l’« accommodation-sport », à pratiquer pour acquérir la technique. Bref, plus de vingt catégories, chacune faisant l’objet d’un chapitre à part, avec une foule d’exemples à l’appui.

J’étais si fier de la conclusion que je la sais encore par cœur :

« Nous croyons avoir ainsi démontré que le conformisme actif, arme à la fois pratique et invisible, d’une part se peut toujours mettre en œuvre et, d’autre part, se révèle d’une efficacité supérieure à toutes les autres armes (thermonucléaire, bactériologique, etc.). Encore que ce point ne concerne pas la philosophie, je voudrais rappeler que les virtuoses du tout-à-tous ne doivent jamais oublier les principes élevés de l’éthique. Leur effort doit toujours tendre à ce que la vie sur notre planète devienne sans cesse plus belle et plus heureuse. »

Oh ! que c’était joli !

J’avais même en chantier un manuel-annexe de travaux pratiques. Mais, de plus en plus convaincu qu’il ne faut jamais sacrifier à la gloire posthume celle qu’on peut acquérir de son vivant, j’envoyai mon brouillon dormir dans un tiroir.

Péché de jeunesse, bien sûr ! Ce ne fut quand même pas du temps perdu : j’allais passer de la théorie à la pratique.

M’arrachant à mon bain, je poussai la porte de la penderie pour étudier ma garde-robe. Elle aussi était encore passablement sous-développée. Une visite de cette importance requérait le complet noir habillé, et j’en possédais un. Mais Toonelt, c’était sûr, s’esclafferait à me voir sur mon trente et un. Alors ? Me présenter en tenue de travail ? Avec des taches de terre glaise ? Trop limpide ! J’aurais l’air du lamentable lèche-bottes.

J’arrêtai mon choix sur le complet habillé, glissai dans la poche de poitrine un mouchoir qui n’était plus immaculé et me regardai dans la glace : j’avais tout du garçon d’honneur ! J’écrasai un peu les épaulettes du veston pour faire godailler les emmanchures – ça donnait une allure moins endimanchée – enfilai un pardessus de cheviotte grise et me mis en route. Que Toonelt, après tout, ricane à s’en fendre la pipe. Tant pis ! Ça, c’était justement, dans mon art de faire la cour, la variété dite « gratuite », la plus philanthropique de toutes.

Devant l’impressionnante porte de chêne, j’eus le plaisir de me sentir un peu ému : après tout, le monsieur qui habitait là-derrière, je n’atteindrais son rang – et avec de la chance – que dans une vingtaine d’années.

Je frappai.

– Entre donc ! Je te fais peur ? me rugit en pleine figure un géant à peu près nu. Il mesurait bien un mètre quatre-vingt-dix. De la sueur perlait sur la noire toison de ses pectoraux d’ours. L’haltère qu’il tenait à la main s’en alla choir dans un coin obscur, sur un paillasson qui étouffa le choc. Une formidable patte rugueuse se saisit de ma main, devenue soudain minuscule, Seigneur, c’était Samson en personne, en même temps qu’un pilier inébranlable du Temple, ce monument de la sculpture estonienne qui se dressait devant moi !

– Tu vois, je faisais un peu de gymnastique. Histoire de ne pas me prendre pour une ruine.

Pas mal, la ruine ! pensai-je. Sans un fil blanc dans les cheveux, et plus solide à elle seule que trois bonshommes dans mon genre.

– Et Sacha ? Stcherbakov ? Il va bien, là-bas ?

Je répondis que le Professeur Alexandre Stcherbakov semblait en fort bonne santé,qu’il m’avait chargé de ses meilleurs souvenirs, et que, du reste… Les mots ne sortaient pas. Un accueil aussi viril me laissait pantois.

– Brave garçon, ce Sacha. Un brave garçon qui sculpte comme de la merde.

Des yeux d’un vert chatoyant – comme aux hiboux – me jaugeaient cordialement de la tête aux pieds. Un rire farceur éclaira soudain la broussaille des sourcils. Ma tenue n° 1 ne suscita pas la moindre raillerie. Cet homme-là vous perçait à jour, sensation fort désagréable.

– Ose dire que c’est pas vrai !

Je n’osai pas.

– Bien sûr que si ! Un type qui ne s’exerce pas aux haltères, qui n’a jamais tiré à la carabine, qui ne va même pas à la pêche, comment veux-tu que ça soit un sculpteur ?

Sa poitrine velue fut secouée d’un rire énorme. Il enchaîna :

– Je vais me mettre quelque chose sur le dos. Autrement, vous raconteriez encore que je suis un sauvage… Lis quelque chose en attendant.

Il tira un cordon de tenture, dévoilant un échafaudage de rayons, tout un mur garni de livres, de revues et d’albums jusqu’au plafond. Un gros bouquin atterrit sur la table :

– Je l’ai déniché hier…

C’était une publication en français. J’assure aux autres que je le parle couramment. Je préférai avouer à Toonelt qu’en cette langue-là je comprends surtout les illustrations.

– J’en ai une autre, annonça-t-il.

C’était la même : en italien ! Je me tins coi… Des griffons… Des sphinx… Des centaures… Ils ressemblaient tous au maître de maison.

En se rhabillant, Toonelt me laissait le temps de reprendre mes esprits. Quel bonhomme ! Sous son regard, on se sent un insecte épinglé. Quant à jouer au plus fin, inutile ! Le mieux, c’est de paraître intimidé ; pour ça, du reste, pas besoin de se forcer. Et puis, du moment qu’il aime recevoir les gens dans une tenue pareille, c’est peut-être le résultat qu’il cherche.

Au bout d’un moment, il me cria de derrière la porte :

– Arrive ici !

Je pénétrai dans une petite pièce mal éclairée. Des stores épais obturaient les fenêtres. Une lampe de table démodée rougeoyait vaguement. Carré dans un fauteuil à haut dossier de bois sculpté, Toonelt empoigna un thermos et versa du café fumant dans des tasses minuscules. Sa robe de chambre violette lui donnait un air de sage et malin vizir. Quand mes yeux se furent habitués à l’obscurité, je distinguai, aux murs, des oiseaux empaillés. Leurs yeux de verre avaient des reflets mystérieux, commes’ils feignaient d’être morts pour mieux m’écouter. On se serait cru au royaume d’un enchanteur. Il me revint des vers d’Atta Troll, et l’association d’idées m’amusa :

Était-ce des êtres humains
Que les charmes d’un magicien
Réduirent à l’état si triste
De pièces pour naturaliste ?…

Le café, d’ailleurs, était succulent : aromatique et fort. Toonelt m’observait sans rien dire, et je retrouvais des impressions de lycéen convoqué chez le proviseur. De minuscules ivoires garnissaient la tablette de la cheminée. Dans cette pièce, tout semblait contredire les haltères. Je ne pus m’empêcher de repenser aux sculptures de ce curieux personnage. Il y a bien des dizaines d’années – et ce fut pareil, hélas, autour de 1950 –, on les qualifiait de pseudo-populaires. « Cette grossièreté rustique n’est que le masque d’un émigré de l’intérieur demeuré post-impressionniste »écrivit en son temps un critique d’art forcené, qui n’était pourtant pas un imbécile. C’était l’époque où il eût mieux valu se faire traiter de récidiviste que d’impressionniste. Mais Toonelt avait de la défense : il était déjà communiste pendant les années vingt et, le pire, c’est qu’un des proches du Tout-Puissant lui avait commandé trois statues de jardin…

Quand un critique moscovite? bête comme sespieds, lui, mais qui avait alors un nom s’avisa d’élever la voix à l’Institut des Beaux-Arts, Toonelt lui riva net son clou. En ces termes, paraît-il :

– Le Kremlin ne s’est jamais adressé à moi par l’intermédiaire des balayeurs. Le balayeur du Kremlin n’a qu’à s’adresser au balayeur de l’Institut. Vu ?

Un télégramme au libellé identique fut expédié à l’acquéreur moscovite des statues de jardin. Les amateurs s’aiguisaient déjà les canines ; ils furent déçus : rien n’arriva à Toonelt.

– Vous voilà bien silencieux… Ce sont encore mes haltères qui vous impressionnent ? (Malgré le retour au « vous » la question était sardonique.) Drôle de monde, les artistes : essayez de vous maintenir en forme, et onouvre des yeux commedes assiettes à soupe. N’importe qui peut se soûler à mort, faire à quatre pattes le tour du Théâtre dramatique, s’offrir trois femmes légitimes ou teindre sa barbe en vert, personne n’y prêtera attention. Mais si je bois du yaourt ou que je fasse de la gymnastique dans mon jardin, tout le monde va raconter que le professeur travaille du chapeau, ou qu’il veut en mettre pleine la vue… Changeons de sujet : quels sont vos plans ?

J’avouai n’en avoir pas encore de bien précis ; des idées, bien sûr, des sujets, mais le temps m’avait manqué pour vraiment réfléchir :

– On m’a promis un poste pour la rentrée : à l’Institut des beaux-arts. À ce moment-là, je verrai…

Toonelt m’interrompit :

– Eh bien, moi, j’ai une petite proposition pour vous. On va ériger en banlieue sur l’ossuaire un monument aux victimes du fascisme. Ils m’ont demandé de m’en occuper. Impossible : trop de choses en chantier. J’ai mis un temps fou à convaincre ces plésiosaures, mais j’ai fini par obtenir qu’ils passent commande à Saarma. Ain est tout jeune – il n’y a guère qu’un an qu’il a terminé ses études – mais pas bête, et il a un de ces ta1ents… D’ailleurs, vous le connaissez ?

Je fis signe que oui. Au vrai, je ne savais à peu près rien d’Ain Saarma. C’est tout juste si j’avais entendu ce nom-là.

– Nous avons causé, lui et moi. Notre idée, c’est que ce serait parfait que vous vous associez à lui… Architecte agrégé, qu’est-ce que vous voulez, c’est un titre !

Un sourire intraduisible accompagnait la dernière phrase : un mélange de gentillesse, d’estime et de franche rigolade. Quand je parle à un ancien, j’ai toujours l’impression que chaque année qui nous sépare, c’est ma chance à la tombola. Mais ?savoir sourire ainsi, ça vaut quarante chances, et même plus !

J’ouvrais la bouche pour répondre. Il m’arrêta à la première syllabe :

– Ne vous pressez pas de donner votre accord. Au moins pour une raison : vous pouvez vous faire un ennemi sérieux. En la personne d’un cher confrère qui se mettrait volontiers sur les rangs. Au point de vue artistique, il ne compte guère, mais sous tous les autres rapports, il a du poids, le nommé Magnus Tee…

– Magnus Tee ? m’exclamai-je. Si je le connais ! Nous l’avions surnommé : Dieu de Colère.

Les lourdes paupières un peu flasques se soulevèrent, et deux yeux se braquèrent sur moi, deux grosses lampes vert sombre à la flamme immobile. Il semblait un vieux dompteur grincheux qui s’apprête à vous dire : « N’ayez pas peur de ce cobra : parfaitement inoffensif ! Il a déjà tué deux personnes, dont mon fils cadet, mais, vous verrez, il est très maniable. »

– Notez, poursuivait Toonelt, que c’était un bon sculpteur. Mais depuis qu’on a envoyé à la ferraille les élans en bronze doré et les porteuses de gerbes qui encombraient nos croisements de routes, ses œuvres ne trouvent plus d’admirateurs. Alors il essaye de faire autre chose. (C’était si impitoyable que je n’avais même pas envie de rire. Lui non plus, d’ailleurs, ne souriait pas : il se grattait la racine du nez avec un index prodigieux.) Bref, réfléchissez.

Je voulais l’assurer que le Dieu de Colère ne m’impressionnait pas, qu’au contraire, cette circonstance me serait une raison de plus d’accepter, mais Toonelt se pencha sur la tablette de la cheminée, et la pièce s’emplit de chants d’oiseaux : des cui-cui, des trou-lou-lou et des tara-ta-ta, entremêlés d’appels gutturaux.

– Vous reconnaissez ?

Je ne reconnaissais rigoureusement rien : le seul oiseau dont j’ai jamais identifié la voix – et encore ! – c’est le coucou.

Il sourit :

– Un renardeau qui ne reconnaît pas les oiseaux à leur chant, c’est proprement impensable !

Les chouettes sur leur mur m’observaient aussi d’un œil extra-lucide. Pas de doute : elles faisaient le mort !

Quand le magnétophone fut au bout de son ruban, Toonelt se leva :

Bref, réfléchissez bien : la jeunesse n’a pas le droit de se tromper. Si vous acceptez, allez causer avec Saarma… Ah ! encore une chose… Toujours à propos de Magnus Tee. Ain a eu des ennuis – question femmes, comme on dit –, et depuis cette histoire, Tee n’en finit pas de déblatérer sur sa physionomie morale, comme on dit aussi. Il m’a d’ailleurs téléphoné ce matin à votre sujet : ayant vu une jeune femme sortir de chez vous à l’aurore, il voulait savoir si vous alliez l’épouser bientôt. Oui, voilà ce que c’est, Magnus Tee. Et il habite au-dessus de chez vous !

Un peu penché en avant, il avait le sourire d’un Vulcain sans malice, mais le bout des doigts cramponnés au bord de la table était passé du rouge au blanc.

Dans l’antichambre, je retrouvai l’éternel Toonelt :

– Elle fait trente kilos, m’expliqua-t-il en montrant l’haltère. Tu veux ? Je t’en offre une de quinze.

Là-dessus, il me malaxa l’épaule avec amitié, et je fus littéralement flanqué à la porte.

Rentré chez moi, je sifflais comme un gosse ou, si vous préférez, comme un pinson de concours : le pinson du magnétophone de Toonelt. Décliner son offre ? Jamais de la vie ! Quant à Magnus Tee, j’ouvrirais l’œil. En pareil cas, une visite de politesse arrange toujours les choses. Ces fabricants de bronzes d’art pour carrefours sont, au fond, des âmes simples, faciles à amadouer pour peu qu’on leur fasse raconter leur jeunesse en écoutant, la bouche en cœur. Méthode également recommandable : aller leur montrer des esquisses ; le premier jet, bien entendu…

Après ma conversation avec Toonelt, le procédé me répugnait vaguement. Je me contenterais de la prudence, Après tout, l’affaire s’emmanchait bien. Et même rudement bien !

J’entrai au Salon des Beaux-Arts, la « Sacristie de Saint-Jean », comme on dit, à cause du voisinage de l’église, et je trouvais presque du charme à ce hideux édifice piqué au beau milieu de la place de la Victoire, comme une verrue au creux d’une main. Le nu énorme, peint en vert Véronèse, que je contemplai dans la salle des expositions, m’attendrit : notre art national rappelle tellement la manière énergique de l’homme des cavernes. Et quel laconisme chez ces peintres du dimanche ! Des sentiments de deux cents tonnes, ils arrivent à les exprimer en trois mots. Il y en a même à qui un seul suffit ; et au nominatif !

J’étais vraiment d’humeur charmante.

3

Femmes, je vous aime. Sans vous, la vie serait impossible. Sans vous, qui nous renseignerait ? Quel représentant de l’autre sexe serait capable de passer une heure devant une tasse de café et une barquette aux fraises pour vous entretenir d’Ain Saarma et de son épouse ? Comme vient de le faire, tout bonnement, voire avec enthousiasme, une amie de mon enfance, une certaine Anne, dont les principes – comme les jambes – semblent d’inébranlables piliers. Sans qu’il m’en coûte plus d’une phrase : « Je crois que je vais travailler avec Ain. »

Il fut un temps où Anne s’acharnait à entrer aux Beaux-Arts. Le résultat n’ayant pas répondu à l’effort, elle est devenue tout naturellement un grand critique. Elle tient la rubrique culturelle dans un quotidien, écrit de mélancoliques comptes rendus d’expositions, appelle les peintres par leur prénom et en parle avec une tendresse compatissante : « C’est un créateur », dit-elle. Les critiques ont une façon extraordinaire de prononcer cette phrase. Ils y mettent le mépris de l’échalas pour le petit pois qui ne sait pas grimper vers le soleil sans se tortiller lamentablement. À cet indulgent mépris se mêle d’ailleurs un arôme de vague tristesse métaphysique devant l’injustice du destin : pourquoi les petits pois ne poussent-ils jamais au bon endroit, sur un bâton ?

Quoi qu’il en fût, j’étais au fond fort reconnaissant à Anne pour ce briefing. J’avais appris qu’on tient Saarma pour un garçon de talent, et qu’il le mérite. Désormais, je le savais porté sur les boissons fortes, non qu’il se soûle fréquemment, mais parce qu’à chaque cuite il cause des scandales qui le conduisent au poste, si bien que, deux mois plus tôt, il avait attrapé un blâme à valeur de dernier avertissement. Magnus Tee avait même exigé qu’on l’exclût de l’Union des peintres, et le vote eût été acquis si Toonelt ne s’était pas donné un mal fou pour tirer le gars d’affaire.

Ain, de surcroît, ne savait pas vivre : ne s’était-il pas laissé embobiner par un ex-modèle, la maîtresse de l’architecte Koomets, une fille à la tête froide, aux dents longues, « et même pas jolie » !… La dernière phrase ne m’étonnait guère : je connais Anne ! Si peu que je les fréquente, ces futures vieilles filles m’expliquent régulièrement que les jolies femmes intelligentes n’ont aucun succès auprès des hommes, lesquels comme d’un commun accord n’épousent que d’abominables laiderons.

Bonne note prise du rapport de l’amie de ma jeunesse, je m’efforçai de l’oublier aussitôt. J’allais devenir l’intime du ménage Saarma, et, en règle générale, mieux vaut n’en pas trop savoir sur les gens ni les choses. Dans mon enfance, on me faisait prendre une potion à l’hémoglobine. Je la buvais avec délices, et il fallait voir les joues que j’avais ! Jusqu’au jour où j’appris avec quoi on la fabriquait.

En fin d’après-midi, j’allai rendre visite aux Saarma : vingt-quatre marches seulement à gravir ; nous habitons le même immeuble.

Eva Saarma était petite, assez jolie, avec une grande bouche sensuelle et des mains incapables de se tenir tranquilles pendant la conversation : en fin de pensée seulement, elles s’immobilisaient dans une pose théâtrale, pour se remettre à gigoter dès la phrase suivante, laquelle débutait généralement par : « Nous sommes d’avis, Ain et moi… » Elle portait un tailleur gris un tantinet trop sobre pour souligner son bon goût. Oh ! pas une sotte ! Mais quelque chose m’empêchait de sympathiser : ni les racontars d’Anne ni cette élocution péremptoire où chaque phrase vous était servie comme chez le bijoutier, en vous montrant le poinçon ; non, ce qui me gênait, c’était un souvenir de mes dix-sept ans.

Un souvenir, hélas, qui aurait pu être polisson !

Je passais l’été dans un camp de vacances au bord du lac Peipsi. La cheftaine avait une trentaine d’années et ressemblait fort à Eva. C’était la discipline incarnée : des horaires – gymnastique et repas – réglés à la minute ; et en fin d’après-midi, les « loisirs culturels organisés ». Quant à la voix, deux registres : optimiste à cent pour cent, ruisselant de cordialité vomitive (« Je vous ai réservé une surprise : des devinettes sur la littérature russe classique ») ou bien glacial, impitoyable comme un scalpel « Voore, vous aviez trois minutes de retard à l’appel »), l’un et l’autre qui m’épouvantaient également et avaient transformé le camp (pourtant pas un camp scolaire : j’étais le plus jeune, parmi une bande d’adultes) en une caserne modèle.

Le dernier soir, il y eut le feu de Saint-Jean, et les grands s’achetèrent un tonneau de bière de campagne. Bien que ces loisirs fussent plus biturels que culturels, notre cerbère ne nous fit pas la morale : le tonneau était petit, et les consommateurs nombreux. Mais, pour me venger de la cheftaine, je résolus de me soûler. À quoi je parvins sans peine : j’étais bourré avant de m’en être aperçu. L’horrible femme piqua une colère affreuse. Elle accusa mes aînés de détournement de mineur (détail à retenir !) et m’arracha de force à leur société. Elle logeait dans une maisonnette de bois en bordure du camp, m’y enferma à clef, alla rejoindre les autres, et je m’endormis comme une bûche. Jusque vers deux heures du matin : la dame était rentrée ; elle se déshabillait au clair de lune.

Ensuite, elle ne me laissa pas refermer l’œil de la nuit…

À huit heures du matin (au lieu de sept, puisque c’était fête), crevant de sommeil et agile comme un sac, j’étais à ma place dans le rang, pour la leçon de gymnastique. La voix de scalpel égrenait des ordres : « Talons joints ! Flexion du buste ! Extension ! Flexion ! Une-deux-trois ! Levez la jambe gauche ! Talons joints ! Une-deux-trois ! Voore, cambrez les reins ! Une-deux-trois ! » Et pas un regard de gratitude !

À dix heures, l’autocar me ramenait à la maison. J’étais vert, les secousses me donnaient la nausée, et les femmes me semblaient d’incompréhensibles monstres. Je n’ai plus jamais servi de denrée de consommation mais, aujourd’hui encore, il me suffit d’évoquer cette première nuit d’amour pour en ressentir l’outrage : on ne supporte pas d’être traité par les femmes comme on les traite soi-même.

J’ai appris que cette personne était devenue quelqu’un dans les services de tourisme. (Je n’ai rien contre les gens arrivés ; c’est l’arrivisme-standard qui me répugne…) Et le parler d’Eva comme ses manières, ce mélange d’à-tu-et-à-toi et de style monitrice pour jardins d’enfants me rappelait justement le ragoût dont j’avais jadis attrapé une indigestion.

Elle émettait sur les jeunes artistes des jugements sans réplique :

– Des impuissants qui ne marchent qu’au cognac ! Au premier petit verre, ils vous claironnent leurs plans géniaux. Au second, ils font des têtes de Vierge Marie en couches. Au troisième, le Saint-Esprit les illumine (pause à effet : les bras figés comme deux blocs de pierre) : ils ont enfin trouvé la touche de pinceau cherchée si longtemps, qui fera de leur œuvre un chef-d’œuvre ; pour un peu, ils iraient de ce pas la terminer. Et le quatrième petit verre avalé, ils s’en vont, en effet, mais aux waters, où d’affreuses nausées les tiendront enfermés plus d’un quart d’heure. Ce qui ne les empêchera pas, le lendemain, de remettre le disque avec la gueule de bois : en avant, les clairons ! en avant, le Saint-Esprit ! et en avant au petit endroit !

Dans la bouche d’Eva, ce couplet ne manquait pas de comique, surtout après les informations que je venais de recueillir auprès d’Anne. À moins que ce ne fût, de la part de « Dame Saarma » (comme il est recommandé de dire aujourd’hui), une allusion à but pédagogique ? Là, c’était perdre son temps : je me soûle fort modérément, et Ain n’écoutait même pas. Non qu’il pensât à autre chose : simplement, il regardait sa femme avec un air d’extase stupéfiant chez un mari : le gosse de la campagne découvrant les chevaux de bois. Vraiment curieux, ce garçon. C’était même rare de rencontrer un être aussi mal fichu ou, plutôt, aussi falot : le buste court, le cou aussi et, sur ce cou, une tête énorme, un globe terrestre à cheveux jaunes, rares et coupés court (ordre, sans doute, de Madame), avec, sur fond rose, un épi comique au sommet. Un cordon bleu ciel, qui dépassait sous le revers du pantalon, acheva de me convaincre : le gars était parfait. Un artiste, d’ailleurs, a tout avantage à pareille dégaine : qu’il lui sorte des mains quelque chose d’un peu correct, et on le gratifiera d’un « vache talent ». Ceux qui n’y connaissent rien seront encore plus catégoriques : « Quel phénomène ! » vont-ils dévotieusement chuchoter, comme si le talent était une variété de tumeur maligne ou, au moins, une consciencieuse succube qui se dépense, chaque nuit, pour tourmenter sa victime.

En tout cas, Saarma devait avoir un talent du tonnerre : Toonelt ne se laisse pas rouler. Et puis, est-ce qu’il y a tant de gens qui se voient proposer une commande aussi sérieuse à leur sortie des Beaux-Arts ?

Qu’est-ce qu’il avait donc fait ? Ça m’intéressait drôlement. À Moscou, j’avais pas mal perdu le contact avec la vie artistique d’ici. Je m’étais bien abonné à Sirp, mais avec toutes ces expositions étrangères, tant de revues qu’il faut connaître et, chaque soir, des discussions à perdre haleine, le loisir ou, plutôt, le goût me manquait pour lire un journal estonien : c’était si loin et tellement province !

Eva dévidait toujours sa harangue :

– Dumas a écrit trois cents romans, Haydn plus d’une centaine de symphonies.

Rien que d’y penser, il y a de quoi rougir ! À croire qu’à notre siècle, Athéna, au lieu d’un casque, tient un verre de whisky, et que l’Eros moderne – sauf votre respect – a des pastilles aphrodisiaques dans sa poche… Impuissance, neurasthénie, scepticisme…

Et les Vestales de notre époque, qui entretiennent leur feu sacré au radiateur électrique, en nous accablant de sermons-fleuves sur notre peu de virilité ? J’avais la phrase sur le bout de la langue ; je préférai renvoyer la balle :

– Très juste ! On manque de force, de naturel ! Je ne me flatte pas de les posséder, mais, au moins, je les révère. C’est un credo qui m’a valu bien des rebuffades. Au dortoir, j’avais épinglé à la tête de mon lit des galaxies évanescentes et des passions majuscules. À l’huile, bien entendu. Ces galaxies agonisant en noir et rouge pouvaient sembler naïves…

– Mais c’est charmant, la naïveté !

Tu parles ! J’enchaînai :

– Oui, charmant. Et ma fierté, c’est d’avoir abhorré le maniérisme dès mes années d’étudiant. Car nous avions, à Moscou, des snobs qui donnaient dans le rococo, des adorateurs de Fragonard et autres ci-devant, qui exhibaient aux murs des bouquets de fleurs émergeant de robes à falbalas. N’est-ce pas indécent pour un artiste de notre siècle ? Sincérité et dépouillement d’abord !

– Je suis si contente de savoir que vous allez travailler avec Ain ! Une chance, hein ?

Je confirmai avec feu :

– Une chance extraordinaire !

Ain fit écho :

– Une chance…

Eva mit le point final :

– Une vraie chance !

Elle se stabilisa avec infiniment d’expression, et je sentis grimper le fou rire en songeant à ce personnage (de Tammsaare, je crois) qui ne sait que répéter : « Juste ! Très juste ! Que c’est juste ! »

– Je vous laisse, annonça triomphalement Eva. Croquez quelques œuvres d’art en amuse-gueule, pendant que je tâche d’organiser un petit café pour vous rincer le gosier.

C’était sans doute un dicton du folklore conjugal. Elle me donna un album de photographies et disparut de l’horizon.

– C’est des travaux d’école, grommela Saarma.

Il se passa la main dans les cheveux, avec pour seul résultat de les faire rebiquer encore plus frénétiquement. Je tournai quelques pages. Et, dès les premières photos, je tombai en arrêt.

À chaque époque, il y a renouvellement des formes. Suffit-il à fournir un dénominateur commun pour l’époque en question ? C’est là un autre problème. Généralement, ça ne suffit pas, mais, en puisant dans l’arsenal des procédés, on passe sans peine pour avoir du talent dans les milieux plus ou moins informés. Ces questions de mode m’ont toujours intéressé ; comme disait l’autre : « même Néizviestny m’est connu ! » Ce qui caractérise la plupart des jeunes sculpteurs à la mode d’aujourd’hui, c’est un parti pris décoratif, la rudesse voulue de la facture, une sorte de néo-cubisme. Or Saarma m’avait tout l’air étranger à ce courant, avec lequel, pour des raisons faciles à comprendre, je tenais au contraire à garder le contact. Les visages que je voyais dans l’album étalent fermés, hostiles, glacés. Plus le moindre effet décoratif : une sorte d’intériorisation.

J’arrivai enfin à la sculpture de son concours de sortie. Cela s’appelait : le Tueur de veaux.

Un veau de quelques mois, aux pattes grêles, attaché par des cordes ; à côté, un adolescent frêle, botté, l’air d’un pauvre gosse, mais le couteau à la main, impitoyable de résolution. Le veau est sous-alimenté ; sa laine feutrée paraît galeuse. Le gars ne doit pas manger à sa faim ; ses cheveux semblent d’un teigneux… Étrange sujet, et conception étrange ! L’auteur donne l’impression d’être tombé dans tous les pièges. On jurerait que c’est bourré de fautes. Et, pourtant – ça se voit d’emblée –, la moindre correction démolirait tout. L’œuvre cesserait d’exister…

Je ne pus m’empêcher de regarder Saarma. Ce mal fichu à la brosse récalcitrante comprenait-il quelle chose étonnante était sortie de ses mains ? Il se leva, balbutia : « Je vais l’aider à apporter les tasses », se retourna sur le pas de la porte pour me lancer avec un merveilleux sourire : « Je ne peux pas supporter qu’on regarde ça devant moi », ravala aussitôt son accès de sincérité, grogna : « Qu’est-ce qu’elle fiche depuis si longtemps à la cuisine ? » et s’éclipsa.

En sculpture, la photographie trahit toujours. Tout de même… Ce machin-là, à première vue, ça tenait du réalisme le plus mesquin : le réalisme du pauvre ! Mais, là-dessous, il circulait du sang. Plusieurs étages d’artères ! Je pensais aux Indépendants de Laxness. Un peu la même ambiance, mais avec quoi encore ? Quoi ?… Ma pensée s’embrouillait. Une fraction de seconde, j’en arrivais à me dire que Saarma, son gamin et le veau (parfaitement : le veau !) devaient être les initiés d’un secret dont je soupçonnais seulement l’existence… De la Chose en soi ? Seigneur ! Je n’allais tout de même pas dérailler ?

Autant que je pouvais m’en rendre compte, il y avait là une sorte de protestation douloureuse contre un on-ne-sait-quoi de formidable et d’éternel. Quant à le définir, ça dépassait les mots. En tout cas, une œuvre puissante ! Je ressentais même une pointe de jalousie : et si j’avais fait fausse route, en me lançant dans les ellipses à la mode ?

Le premier sursaut d’enthousiasme passé, le souci l’emporta. Je me remis à feuilleter l’album. N’était-ce pas bien risqué de m’attaquer à une grosse commande en compagnie d’un garçon pareil et, surtout, face à des fondeurs d’élans dorés ? Ce style vaguement étriqué et vaguement macabre pouvait passer dans une exposition, il était même excellent, mais un monument, un grand machin dont les croquis, avant d’être approuvés, sont épluchés à des tas d’échelons, c’était une bien autre affaire. Il fallait s’adapter au goût des masses : un rien d’effet décoratif, quelques gouttes d’émotion, et de l’esprit combatif à la pelle… Ce qui n’était pas du tout le genre de Saarma. Je revoyais ses grands yeux bleus de fanatique un peu naïf, sa bille d’entêté, je me rappelais les potins d’Anne, et mon inquiétude faisait boule de neige : le gars ne transigerait jamais ! À quoi avait donc pensé Toonelt ? Entendu : ce géant a toujours foncé dans le tas, mais, moi, j’aime pas…

Et puis nos registres étaient parfaitement désaccordés. En cuisine, déjà, on rate la sauce en s’y mettant à deux. Pour un monument, qu’est-ce qui pourrait bien sortir de notre collaboration ? Comment, d’abord, nous répartirions-nous la tâche ?

Saarma arrivait avec les tasses à café et du saumon fumé.

– Vachement réussi, dis-je, ton truc au veau.

Je ne sais quoi me retenait de pousser plus loin l’éloge. Il parut trouver la litote à son goût :

– Tu comprends, je suis de la campagne… C’est venu tout seul…

Eva fit son entrée, et elle n’avait pas franchi le seuil qu’il plut des bêtises :

– Je parie que vous préférez cette horreur sanguinaire à ma charmante personne taillée en marbre blanc ? Tous les mêmes, ces hommes ! La galanterie s’est bien perdue.

Je répliquai par un madrigal déjà fatigué il y a quelques siècles :

– Cela tient à ce que l’original vaut mieux que toutes les reproductions. Une spontanéité calibrée au millimètre accueillit mon compliment :

– Tu entends, Ain ? Prends-en de la graine. C’est le premier sculpteur bien élevé que je rencontre ! Pour votre récompense, je vous verserai le café de ma propre main et vous le sucrerai de même. Nos jeunes sont presque tous passés par l’école de Toonelt : ils manient le compliment comme un ciseau de maçon. À propos de Toonelt, vous connaissez l’histoire de son mariage ?

Je l’ignorais et me préparai à l’entendre. Par politesse, toutefois, je cherchai, dans l’album, le buste d’Eva et feignis de tomber en contemplation. Au vrai, c’était faiblard. Il y manquait ce qui faisait du Tueur de veaux un chef-d’œuvre ; et faute de cela, Saarma devenait médiocre : presque un amateur.

– C’était l’époque où Toonelt préparait ses célèbres Ramasseuses de pommes de terre. Vous connaissez : les deux bonnes femmes qui se baissent –, et il n’arrivait pas à trouver de modèle pour la plus jeune. Dieu sait pourtant s’il avait cherché partout, et puis, un beau jour, au café, chez Kultas, il tombe sur sa future Charlotte – vous n’êtes peut-être pas au courant, mais tous les sculpteurs surnomment leur femme Charlotte, moi aussi, on m’appelle comme ça –, et alors mon Toonelt va droit à la table où était cette personne, qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam, il l’emmène dans un coin et il lui explique : « J’ai besoin de vous. » La fille est épatée. Elle veut savoir pourquoi. L’autre continue : « Ça n’est pas de vous, au fond, que j’ai tellement besoin, mais il me faut votre ligne de dos avec la chute des reins. » L’histoire ne dit pas la réaction de la fille (arrêt brusque, comme en scène, des bras d’Eva) ni les moyens que Toonelt employa pour la convaincre, mais elle accepta de poser, après quoi, le travail achevé, il y alla de sa demande en mariage. En ces termes : « Maintenant, je n’ai plus besoin de ce que je vous avais dit, mais, si vous êtes d’accord, j’aimerais bien les garder pour mon usage personnel. » Pas mal, hein ?

C’est la première fois que j’entendais l’histoire mais, connaissant Toonelt, j’y croyais sans peine.

– Et Ain, répliquai-je, comment a-t-il sollicité la main de sa Charlotte ?

– Il l’a invitée dans sa garçonnière, et elle n’en est plus ressortie.

?Eva avait un rire désagréable, un de ces rires dont on dit, pour simplifier, que les yeux ne suivent pas le mouvement. Ce n’était pas tout à fait ça. Chez Eva, les yeux riaient aussi, mais on avait le sentiment d’un rire automatique, déclenché par un mécanisme interne, une sorte d’ordinateur indéréglable. Selon l’expression enfantine, elle ne riait pas « pour de vrai ». De même que les oiseaux empaillés de Toonelt ?n’étaient pas morts pour de vrai.

La veille j’avais retrouvé la dame qui avait été mon professeur principal jusqu’au bac. Nous étions restés un quart d’heure au café, à siroter notre « expresso », à sourire du tréfonds de l’âme et à évoquer le si bon temps de l’école. Mais je revoyais sans cesse le rat crevé qu’à cette belle époque j’avais subrepticement glissé dans le sac à main de notre seconde maman, je croyais même en sentir encore le fumet, et elle aussi, j’en aurais juré !

De même, en ce moment, la conversation était-elle contrainte. À ceci près – le ciel en est témoin – que je n’avais pas la moindre intention d’introduire jamais un rat, même métaphorique, dans le métaphorique sac à main de cette famille.

Eva dut sentir aussi qu’un ange allait passer. Saarma convoqué à la cuisine et chapitré en conséquence, elle revint m’annoncer qu’il avait un télégramme à expédier d’urgence. En fait, il ne restait plus une goutte d’alcool dans la maison.

Je restai seul à seul avec Eva et, curieusement, nous nous sentîmes moins guindés. Assez de mondanités ! pensai-je. Si nous continuons à nous faire risette, on va attraper, tous les deux, une crampe de l’orbiculaire, les adieux seront un soulagement, et ça ne nous empêchera pas de prendre rendez-vous pour un jour prochain, sous prétexte qu’on a passé une merveilleuse soirée… J’eus une illumination :

– Ain a un talent fou ! déclarai-je tout à trac. Pour tout vous dire, c’est même ce qui m’inquiète un peu…

?Je marquai une pause – le long regard d’Eva m’amusait fort – avant de poursuivre :

– C’est vrai, je vous assure ! L’ennui, c’est qu’avec un talent pareil, on manque souvent de souplesse. Même quand il le faudrait. Un monument, ce n’est pas une sculpture de Salon. Pour une commande de ce genre, Saarma devrait modifier sensiblement sa manière : plus d’effet décoratif, d’émotion, d’esprit combatif…

– Vous voulez dire : plus de blablabla ?

Malgré le ton cassant, elle accusait le coup.

– Autant que possible, sans blablabla, mais autant que possible en évitant que cette première grosse commande ne soit aussi la dernière ! Sans compter qu’à mon avis, le genre monument, c’est tout ce qu’il y a de vieux jeu. Dans cent ans, on n’en fera plus : les gens auront compris que c’est insensé, du vulgaire manque de tact, que de gueuler sur une place publique les sentiments les plus intimes du cœur ! Encore n’est-ce qu’un aspect du problème ! Car il en existe un autre : nous aurons un concurrent, Magnus Tee…

– Magnus Tee ?

La moue était de mépris, mais on avait la puce à l’oreille.

?– …et un concurrent avec qui nous devons compter, dans un travail de cet ordre, car plus la maquette sortira de l’ordinaire, et plus on la discutera, ce qui est tout profit pour lui.

– C’est ignoble, ignoble, de mélanger l’art à cette basse politique ! L’art doit être libre…

Ce fut proclamé sans conviction aucune : je parlais en ami, avec un air de débiter des vérités premières, et elle ne savait plus que penser. Je m’empressai de l’éclairer :

– Dans notre pays, l’art m’a l’air assez libre. Le Tueur de veaux, par exemple, bien qu’étranger à toute politique et, de surcroît, travail de fin d’études, n’en a pas moins trouvé acquéreur. (Ce détail, je le tenais d’Anne.) Mais une sculpture de Salon, je le répète, n’a rien d’un monument. Le monument, c’est une commande de l’État, et, très naturellement, l’État pense en fonction du public de masse. Un monument doit être d’utilité publique au maximum. Il le faut simple et accessible. C’est pareil dans tous les pays aujourd’hui et, sans doute, ça le restera.

L’art « de parti », le problème de Berlin et le culte de la personnalité sontpour moi des sujets en or. Dans une discussion avec des non-initiés, ils vous offrent riche matière à briller, et on les peut utiliser comme le couvert du soldat : le côté fourchette pour piquer la viande, et le côté cuillère pour plonger dans la sauce.

Je sais dire, par exemple : « Je ne suis pas de ces gens qui repoussent en bloc les années où Staline fut au pouvoir. C’est tout de même pendant ces années-là qu’on a construit le socialisme ! »

Mais aussi : « Tout phénomène doit être considéré dans son ensemble et ses relations réciproques. Je ne suis pas de ces gens qui vous raconteront que l’accroissement de la production de charbon ou une nouvelle marque de machine agricole peuvent justifier des vies brisées ou inutilement anéanties ! »

– Jusqu’à présent, murmura Eva, on a très bien accueilli tout ce qu’a fait Ain.

– Et ça continuera ! Si nous nous tirons de ce monument à notre honneur, ce serait une grande chose : toutes nos recherches passées et futures s’en trouveront justifiées. Car il y a encore un aspect à envisager : jusqu’à présent, nous étions, Ain et moi, des débutants au sens le plus strict ; on nous traitait comme des enfants. Et un enfant peut mettre les pieds sur le canapé ou même sur la table : il se fera un peu réprimander, mais on s’en amusera. Alors qu’en nous confiant cette commande, on nous proclame des adultes, avec cette conséquence que, désormais, on se montrera impitoyable à notre égard : si nous ne répondons pas à l’attente, toutes nos peccadilles de jadis nous seront rappelées, y compris les traces de semelles sur le velours de Lyon ou la nappe de lin.

Les mots venaient tout seuls, les phrases coulaient comme de source, Eva semblait suspendue à mes lèvres. Dépouillée de sonstrict uniforme d’amabilité mondaine, elle laissait voir et jouer d’autres ressorts standard. J’avais devant moi l’Eva dont je soupçonnais seulement l’existence : le type même de la femme qui ne vit que pour arriver (arriver, par exemple, à l’honneur de couper le ruban à un vernissage), et le plus tôt possible, avant la vieillesse et les pattes d’oie, la prête-à-tout-pour-parvenir. Nous nous entendrions à merveille, je le sentais, et elle me parut aussitôt infiniment plus attirante, même physiquement, car on est toujours beau dans son vrai rôle, de chef d’orchestre ou de savetier. Devant une femme pareille, inutile de se gêner. Avec ses amies, au café, elle défendrait farouchement toutes les expériences de son époux, mais intéressée seulement, dans l’œuvre de Saarma, par la promesse d’une célébrité-éclair. Il existe, paraît-il, des poissons-pilotes : ils aident les gros à trouver leur nourriture, et ça leur permet de bien vivre. Gracieux poisson-pilote, Eva venait d’ingurgiter un précieux tuyau, elle tâchait d’en digérer toute la substance. Il y avait de la stupeur dans son regard (« Comment n’y avais-je pas pensé toute seule ? Eh bien, il aurait pu en arriver de belles ! »), et j’avais grandi d’un coup dans sonestime. Sans doute pouvais-je même compter qu’elle me payerait de retour : les filles d’Eve ont appris qu’il vaut mieux rendre le bien pour le bien, et c’est pourquoi, au fond, elles sont loyales en affaires. Beaucoup plus loyales qu’on ne le raconte !

– Merci, dit-elle avec une simplicité qui me toucha. Ain et moi, on en recausera pour que je lui explique la situation. Mais vous, je vous en prie : guidez-le !

– J’essayerai. Mais qu’il me guide aussi.

Désormais assuré de la bonne conduite de Saarma, je pouvais redevenir galamment inoffensif. Mais, à l’instant où je me croyais – et avec la volupté qu’on devine ! – au faîte de la réussite, il me fallut avaler une horrible couleuvre. Eva disait :

– Je n’ai aucun doute : vous vous en tirerez admirablement. D’ailleurs, c’est tellement plus simple ce que vous avez à faire ! Un piédestal, ça ne pose pas de problèmes. Surtout pour vous, qui avez publié un article là-dessus ; c’était même, je crois, votre sujet de thèse ? Et les deux bas-reliefs, vous les réussirez très bien. Dans le bas-relief, on est toujours plus libre, et puis c’est plus conventionnel. Non ? À mon avis…

Le saumon dont on m’avait régalé remonta dans mon œsophage. Toonelt avait donc réparti les rôles à l’avance ? Sans que j’en sache rien ? Qu’Eva, au moins, ne s’en doute pas ! Qu’elle ne s’en doute à aucun prix ! Sinon ma position serait stupide… Pour détourner l’attention, je piquai une nouvelle tranche de saumon et la fis choir sur mon complet. On me rassura aussitôt :

– Ça ne tache pas : il est fumé à froid.

Toute ma collaboration se bornerait donc à imaginer un socle pour faire valoir la statue de ce croquant ? À garnir de cresson son bifteck ? Toonelt ne me jugeait bon qu’à ça ? Moi qui arrivais de Moscou, on me chargeait de dessiner des piédestaux pour un môme ? C’était bien la peine d’avoir joué au bon Samaritain avec sa femme !

Si je ne changeais pas immédiatement de sujet, Eva, avec son intuition féminine, allait lire dans mes tristes pensées. M’inspirant du danseur de corde en train de perdre l’équilibre et qui se fend la pipe jusqu’aux oreilles pour persuader le public que c’est dans le programme, j’entrepris l’éloge des tons pastels si apaisants du tapis accroché au mur et m’enquis de l’endroit où l’on pouvait se procurer le pareil. Au vrai, il était de la couleur exacte du caca de nouveau-né.

Par bonheur, mon martyre fut bref. Le télégramme urgent avait été expédié à une vitesse record : Saarma rentrait avec une bouteille de trois-étoiles arménien sous le bras.

Nous trinquâmes à nos succès. J’échangeai avec Eva une œillade de conspirateur. Elle sortit pour nous laisser causer d’affaires. Mais de quoi pouvions-nous bien causer ? Toonelt avait tout décidé. À Saarma la statue. À moi le socle avec les bas-reliefs latéraux ; j’y traduirais les souffrances de la nation.

En dépit des objurgations de Saarma, je ne m’incrustai pas. J’avais eu d’ailleurs assez de temps pour constater qu’il y avait du vrai dans les cancans d’Anne : ce brave Saarma avait la descente en pente raide ; il ne mit qu’un quart d’heure à s’envoyer un quart de litre et en devint beaucoup plus loquace. Mais je n’avais aucune envie d’écouter.

Dans l’escalier, il me parut que cette autre descente avait quelque chose de symbolique.

Je m’écroulai sur mon canapé, le moral à zéro.

Les yeux fermés, je revoyais le Tueur de veaux. Tout le temps. Impossible d’en chasser l’image. Et je ne cessai de le comparer à mon propre travail de fin d’études, des Forgerons à l’œuvre qui ornent aujourd’hui le parc d’une de nos plus grandes usines d’automobiles. Nul doute que j’aie le tempérament plus artiste, l’esprit plus fin. Les biceps de mes Forgerons chantent un hymne. Mais un hymne à quoi ? À quoi, nom de Dieu, le chantent-ils, cet hymne ? Et si c’était seulement à mes connaissances en anatomie ? Ça en avait tout l’air… Et alors ?… Pas très consolant ! J’avais beau réfléchir, tout bien peser, à côté de ce mouflet au couteau, mes tapeurs d’enclume n’existaient pas. Où était le hic ? Samson, qui t’a coupé les cheveux ?

Ce serait ça, le tempérament national ? Difficile à croire ! Le « substrat estonien », j’y ai pourtant assez réfléchi pour épuiser le problème.

Notre poésie populaire, c’est flasque et ça s’effiloche : de la ficelle mouillée. Nos mélodies titubent de la quinte à la quarte et ont le coloris d’un rêve de manant. Nos danses dorment debout. Notre humour rappelle l’escrime à la massue. Quant aux nourritures terrestres… Les Arméniens ont le chachlyk, les Hongrois le paprika, les Français une cuisine du tonnerre. Reste aux Estoniens le kaerakile, le kama et le sült, autrement dit du brouet d’avoine, de la farine de pois et de la gélatine de tibias. Misère et eau bouillie ! Et ça n’est pas seulement l’estomac que ça concerne : notre physionomie nationale a des flocons d’avoine plein la gueule.

J’avais trouvé une explication à tout cela. La physique nous enseigne que les couches superficielles se forment aux dépens de l’énergie interne. Il en va à peu près de même pour l’énergie d’une nation. Pendant des siècles, nous avons dépensé ce potentiel à nous conserver l’existence. N’est-ce pas tragique ? Quel sens y a-t-il à exister pour exister ? À qui peut bien servir un lambeau de terre bêtement obstiné à survivre entre deux grandes puissances ? Nous aurions mieux fait de devenir allemands ou russes !

Le rapport avec le Tueur de veaux me demeurait obscur, mais il devait y en avoir un. À Moscou, j’avais appliqué tout mon effort à me débarrasser du particularisme estonien. M’étais-je trompé ?

Des pensées amères se bousculaient sous mon crâne.

Je suis membre du parti. Toonelt aussi. Pas Saarma. Pourquoi lui avoir confié le premier rôle ? Et pourquoi entrer au parti, si ça ne sert à rien ? Cela se serait-il passé sous Staline ? Ma décision d’adhérer, je l’avais pourtant drôlement pesée !

Je n’ai jamais ressenti la nécessité d’une cuirasse idéologique : les armures rendent les reins moins souples et ralentissent les mouvements. Quant au communisme, ça me laisse froid. Les biens ne doivent pas être distribués selon les besoins, mais d’après les moyens. Or le nombre de ceux qui souhaiteront s’égaler à moi est beaucoup plus considérable que le nombre de ceux à qui j’entends m’égaler. Que me rapporterait l’égalité ?

C’est un aspect du problème. Il y en a un autre. Et essentiel. L’histoire nous enseigne que nul ne peut demeurer apolitique en un temps où les tours d’ivoire s’écroulent, quand l’évolution ne dépend plus de l’individu, mais de la collectivité. Inutile d’invoquer les biographies d’Einstein, de Brecht ou de Feuchtwanger pour illustrer ce précepte : on dispose d’exemples beaucoup plus proches. Il faut donc appartenir à un camp ou à un autre, ne serait-ce que pour sa propre sauvegarde. Quel camp choisir ?

Mon père combattit du côté des Allemands, et mon oncle dans l’armée soviétique. Deux linguistes, deux frères qui portaient sur des faces identiques des lunettes aux verres identiquement épais. L’un et l’autre ne comprirent identiquement rien à la guerre : d’après leurs lettres à la famille, ils se livraient à des observations d’un intérêt prodigieux sur l’argot des soldats. Ni l’un ni l’autre ne sont revenus de la guerre pour poursuivre leurs chères études.

Si l’un n’était pas mon père et l’autre mon oncle, je dirais que la destinée a un sens certain de l’humour. Seulement, je ne porte pas de hublots sur le nez, moi ! Dans la comédie de l’univers, c’est le sujet qui m’intéresse, et non pas le parler des personnages : je veux savoir comment l’histoire finira. Dès le lycée, j’avais cherché la réponse : chez Marx, chez Spengler, chez Coudenhove-Kalergi et chez Lénine. J’en ai conclu qu’il fallait m’inscrire au parti communiste.

Jusqu’à aujourd’hui je ne me suis pas repenti de ce choix : il m’a laissé les coudées franches. J’ai appris qu’on peut remplacer les actes par des mots et qu’il n’est pas indispensable d’enfiler une armure ; on n’a qu’à la mettre sur le pommeau de la selle : ça fait bouclier, et on garde la facilité de manœuvre… Mais pourquoi ce bouclier ne m’a-t-il pas protégé de Saarma ? Pourquoi ?…

Cette méditation devenait répugnante. L’armure, le bouclier, la période stalinienne… Étais-je une lavette, un demeuré ? Tout de même pas !

J’allai prendre une douche avant de me coucher. Après tout, un socle et des bas-reliefs, ce n’était quand même pas une tâche honteuse. Et puis on vous les payait bien…

J’ai quand même mis un temps fou à fermer l’œil.

4

Le lendemain matin, un jeune homme grimpe à pas lents l’escalier de la Maison des artistes. Sur la porte de l’appartement 8, une plaque de cuivre annonce:

MAGNUS TEE,

Sculpteur

Sven Voore s’arrête. Il examine le palier et sourit. Au fond d’une niche, le buste d’un militaire braque sur lui un œil de plâtre poussiéreux. Le militaire est triste. Sans doute parce qu’un chat jaune s’est perché sur les insignes de grade de sa patte d’épaule droite. Pour oublier le matou, le guerrier de plâtre se remémore la caserne. À la caserne, on marche au pas, on salue ses supérieurs en claquant des talons et, dans la cour, des écriteaux de fer à l’alignement clament en lettres bleues des poèmes exaltants, du genre:

Le fusil veut être graissé,
Soigné,
Et aimé.

Le chat jaune bâille : l’air blasé d’un voyou de bonne famille dépourvu d’idéal.

Sven Voore appuie sur le bouton de sonnette. Bruit de bottes dans le corridor. La porte s’ouvre sur Magnus Tee qui vocifère:

– Ah ! la jeunesse ! Nos lendemains !

C’est vrai qu’il a des bottes ! (Sven ricane: « Même chez lui ! »). On jurerait un général de cavalerie, du cadre de réserve, un dimanche matin.

– Par ici, par ici! Voisins d’immeuble ? Quelles nouvelles ? (Magnus Tee n’aime pas les verbes: il les remplace par des gestes.) Des idées? Des esquisses ? Des problèmes ?

Il prend le jeune homme par l’épaule et le conduit jusqu’au canapé. Un canapé spartiate: sous le poids de nos lendemains, il ne grince même pas. Magnus Tee se choisit une chaise, s’y installe à un mètre du visiteur et le dévisage avec un de ces airs porte-de-prison qui vous coupent définitivement l’envie d’ouvrir la bouche.

– Je m’excuse de vous déranger, je sais à quel point chaque minute de votre temps est précieuse. . .

Tout en entonnant le couplet de rigueur, Sven Voore dédie à Magnus Tee le regard d’un lézard nouveau-né pour un ichtyosaure.

– Avec la jeunesse, toujours le temps: vieille garde, jeune garde…

Sven Voore doit avoir trouvé le bon angle d’attaque: la face de pleine lune du Dieu de Colère, avec ses rouges, ses mauves, ses bruns et toute la gamme, s’est mise en branle. Bajoues et double menton semblent tout pantois d’obéir à un ordre inhabituel: « Pour sourire, alignement! » Au même instant, les jambes s’étirent dans un long craquement des bottes, mais Sven Voore a l’impression que le bruit émane des entrailles du Maître. Jeune et vieille gardes se taisent à l’unisson. Un spectateur pourrait les croire bouleversés.

– À vrai dire, je me suis permis de vous déranger pour demander un conseil… J’arrive de Moscou…

– Moscou, capitale de notre Patrie…, éructe le camarade Tee, tandis qu’une mite effarée s’envole et tournoie.

– Exactement ! J’arrive de Moscou, la belle capitale de notre grande Patrie (on jurerait un énoncé d’analyse grammaticale), et cela me pose un problème… (Sven baisse les yeux; sourire timide.) Le professeur Toonelt m’a proposé de faire le socle du monument d’Ain Saarma. J’ai donné mon accord, mais je ne sais pas s’il aurait fallu…

Le Maître fait écho avec une cordialité très Frankenstein:

– Ain Saarma, jeune sculpteur.

– Exactement ! Un jeune sculpteur, très doué, mais (un effort pour ravaler sa salive) j’ai regardé ses œuvres, et il m’a paru qu’elles étaient…, sous beaucoup de rapports… très… discutables.

– Très discutables. (L’écho est si content qu’une flamme de vie tremblote dans sa prunelle. Pour s’éteindre aussitôt. Reste seulement le souci pédagogique d’un camarade d’âge mûr.)

– J’ai l’impression qu’il manque aux sculptures de Saarma l’affirmation de la vie, l’optimisme, l’essor et l’aspiration juvénile. Le monument est un genre élevé, il dure des millénaires, il appartient au peuple entier. C’est une arme idéologique, et je ne suis pas sûr qu’Ain Saarma soit suffisamment mûr pour une telle tâche. Il me semble que nos conceptions divergent, s’agissant des buts de l’art… Voilà pourquoi je voulais vous demander: ai-je agi justement?

Genre élevé, arme idéologique et buts de l’art opèrent sur le camarade Tee comme une piqûre de caféine. Il se lève, va plonger dans le buffet et en rapporte une assiette de gâteaux secs. « Ils doivent puer la naphtaline », pense Voore, qui ne s’en sert pas moins, mais mord avec précaution. Erreur: c’est du biscuit qui fond dans la bouche.

Tout en grignotant, il a la surprise de constater que Magnus Tee l’observe d’un œil presque paternel. Du coup, il picore un second biscuit, puis un troisième, un quatrième, et écoute distraitement. Tiens? Voilà que l’autre emploie des verbes, maintenant ! Très peu au début, et les phrases assoiffées les épongent aussitôt comme une terre desséchée aux premières gouttes de la pluie. Peu à peu, toutefois, ce langage racorni s’humanise. Sven se rappelle une chanson bien connue: « Et les déserts se couvriront de fleurs… « C’est même si curieux, cette transformation de la Nature, qu’il observe plus qu’il n’écoute. Des bribes de mots l’informent cependant que Magnus Tee raconte avec beaucoup de flamme ses années d’études à la Faculté ouvrière.

Comme ces gens-là sont faciles à manier! médite Sven Voore. Ce type n’est pas un salaud, encore moins un charlatan et sûrement pas un égoïste. Mais son boulot, ce sont les blâmes et les exclusions. Soudain la jeune garde comprend: Magnus Tee, c’est tout simplement un jardinier consciencieux qui a vieilli; il répand son fumier sur les plates-bandes et arrache soigneusement les mauvaises herbes; malheureusement sa vue baisse… Non, de la part des jeunes, c’est impardonnable de le laisser choir ! Il faudrait organiser une permanence pour les visites chez lui, en veillant à ce que personne ne sèche son tour; on irait lui montrer des esquisses (au besoin, datant de l’école); pour les fêtes nationales, on lui offrirait des fleurs rouges. Et si ce vétéran s’avise de commettre une statue, au lieu de s’esclaffer, qu’on l’installe n’importe où, pas en ville, bien sûr, mais, tenez, dans un camp de pionniers, avec la fanfare municipale et un orphéon mixte de retraités pour l’inauguration: chansons anciennes et batteries de tambour… Ces égards ne serviront guère la sculpture, mais ils serviront aux sculpteurs. Magnus, c’est le type idéal pour soutirer des crédits à Moscou, au Fonds des Arts… Étourderie ! Intolérable étourderie que de n’y avoir pas songé!

Magnus Tee s’épanche. Il en est aux portraits de famille. Ses deux fils: officiers l’un et l’autre, ce qui va de soi. Victor a été tué à la guerre; Igor enseigne la fortification à l’École de guerre.

Autre photo: une créature timide, frêle et souriante. Tanioucha, la femme de Magnus. Sven apprend qu’elle est morte en mettant au monde le professeur de fortification. Et pense (ce ne sont pas des choses à dire!) que c’est le type de femme pour mourir en couches. Elle a de beaux yeux, humides et gris, mais, après tout, peut-être étaient-ils bleu nattier.

Autre photo: Magnus avec Tania. Elle arrive à peine à l’épaule de son mari. Lequel a le poing droit appuyé à la fonte du pistolet et, du bras gauche, étreint son épouse, qui tient une formidable gerbe de fleurs des champs. Déployé derrière eux, flotte au vent un mot d’ordre en russe, datant sûrement de la guerre civile, car c’est l’ancienne orthographe. Mélancolique, cette image. Sven Voore commence à éprouver de la compassion pour le camarade Tee.

Le Dieu de Colère montre ensuite ses esquisses. Classées par jour, et ça fait froid dans le dos: cet ermite travaillerait-il vingt-quatre heures sur vingt-quatre?

On en revient au monument. Selon Magnus Tee, Sven Voore a parfaitement le droit de faire un socle pour Saarma. Ce serait même magnifique qu’il en profitât pour influencer ce Saarma, pour le guider, pour lui inculquer qu’un monument, c’est… c’est… C’est une arme idéologique par excellence.

Sven Voore commence à comprendre pourquoi Magnus Tee a résolu de concourir. C’est même curieux que Toonelt n’ait pas vu cela. Le bonhomme n’agit ni par amour-propre ni par intérêt: par devoir seulement; pour défendre notre art soviétique ! Car lui, il sait l’air que doit avoir un monument comme il faut… Tant pis si son projet doit finir au panier! Tant pis si l’on repousse l’évidence! Il aura accompli sa mission, agi selon sa conscience, et le jury aura le choix.

Le monologue intérieur plafonne… Pauvre Magnus Tee, pauvre Dieu de Colère, pauvre vieille Ford aux lignes de fiacre… Pas même une Ford: quelque anguleux prototype de notre industrie nationale! On peut encore y rouler, malgré le tintamarre. En regardant les Tchaïka et les Volga qui vous doublent, bagnoles confortables, avec radio de bord et sièges moelleux, qui ne font pas ce boucan de tonnerre de Zeus. À chaque bolide qui vous dépasse, on ne voit plus, devant soi, que des trombes de poussière: la vitesse, ça jette toujours de la poudre aux yeux. On éternue. Vos phares antiques échouent contre ce rideau. On se dit qu’il faudrait sauver le monde. En attendant, on fait du trente à l’heure et des embouteillages…

Voilà où tu en es arrivé, vétéran chenu, pense Voore. Vieillir n’est pas facile. Tout le monde ne sait pas vieillir comme Toonelt. Il faudrait que j’apprenne, tant qu’il n’est pas trop tard…

En partant, il doit promettre de revenir bientôt. Magnus Tee y croit: il a enfin découvert un jeune qui comprend l’existence. À l’instant des adieux, il n’a plus l’air d’un Dieu de Colère. Ce serait plutôt Moïse, le bonhomme des Tables de la Loi, celui dont, paraît-il, la figure répandait de la lumière.

5

Tous les matins, à neuf heures, deux personnages taciturnes prenaient le chemin de l’atelier. Taciturnes et sinistres.

Je ne sais dans quelle imagination farfelue est née la légende qui poétise le métier d’artiste. Il n’est beau que dans les mauvais films. Il me souvient d’un Beethoven idyllique composant avec frénésie, au clair d’une lune difforme, la sonate du même nom. Ce serait magnifique, si c’était vrai!

Créer, c’est chercher : douloureusement, interminablement. Les instants de bonheur — quand on a trouvé — se chiffrent en fractions de secondes. Passe encore, quand on souffre pour son propre compte ! Mais assister au martyre du voisin devient rigoureusement intolérable!

J’avais pourtant surmonté l’outrage que m’avait infligé Toonelt en distribuant la besogne par avance. C’est travailler dans le même atelier que Saarma qui détruisait mon système nerveux. M’étant acheté pour vingt-cinq copecks un fume-cigarette à filtre, je liquidais mes deux paquets de Chipka en vingt-quatre heures. Et, tout en me carbonisant les bronches, je m’attendrissais au souvenir des vertes prairies moscovites où j’avais gambadé comme un poulain. Là-bas aussi, on bossait. Mais rien de comparable à cet enfer !

Le matin, à l’atelier, quel délice c’était! Costia, Sibérien cossard et pourri de talent, commençait sa journée de travail par la pause du déjeuner: une bonne heure. Après quoi, toujours avec un calme de philosophe, il soufflait dans ses sachets de sandwiches, désormais vides, pour les faire péter sur le crâne de quelque grand penseur russe en plâtre. Quand Ludmilla aux nattes de jais – la seule fille de notre groupe – se baissait pour puiser de l’argile dans la caisse, nous reluquions le creux de ses genoux gainés de soie en ravalant notre salive avec un bel ensemble… Même la femme de charge, Tata Frossia, volcan crachant le feu pour la moindre boulette de glaise découverte sur le plancher, oui, même cette furie, revue dans le souvenir, me paraissait une tendre mère: il y a toujours des lampions roses pour illuminer le passé.

Mais dans la brumeuse Maarjamaa (drôle d’idée d’avoir jadis appelé l’Estonie « Terre de Marie » !) il me fallait travailler avec un insulaire tournant en rond, telle une poule à qui on a caché son œuf, avec un air si malheureux que ça vous retournait le cœur. Et pas moyen d’échapper à cette situation: nous étions, l’un et l’autre, de ces derniers Mohicans du secteur privé qui n’ont même pas la ressource d’aller se plaindre, pas le moindre directeur ou contremaître à vitupérer.

Vrai, Saarma n’avait pas le travail facile. Même l’ébauchage, dont la plupart des sculpteurs s’acquittent avec la virtuosité du bon ouvrier, lui était un supplice: l’outil refusait d’obéir. C’était affreux.

Il avait modelé au moins vingt variantes. Elles retournaient toutes à la caisse. (Et in pulverem reverteris !) Il ne savait pas encore, m’avoua-t-il, où il voulait en venir et, à le voir travailler, je redoutais qu’il ne le sût jamais. Oh! bien sûr, tous les demi-squelettes qui sortaient de ses mains – enfants, vieillards, mères avec nourrissons, hommes au poings crispés – qu’il les fit debout, agenouillés, voire à plat ventre, n’étaient pas d’une folle originalité! Mais j’aurais parié que chacune de ces ébauches aurait pu donner quelque chose, à condition de la travailler encore.

Dans un sujet pareil, est-ce qu’on peut trouver quelque chose de personnel? De génération en génération, l’humanité a consacré une bonne moitié des monuments qu’elle fabrique à éterniser ses mauvaises actions. Un Ain Saarma n’allait tout de même pas introduire là-dedans une idée neuve. En existe-t-il, d’ailleurs, qui soient encore vierges? J’en doute. Au temps déjà du vieux Salomon, on s’était rendu compte qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

C’est ce que je m’acharnais à lui expliquer. Il acquiesçait avec un reniflement convaincu (« Oui, tu dois avoir raison… »), après quoi il recommençait avec une obstination inchangée. J’en venais, parfois, à croire qu’il le faisait exprès, pour me rendre fou, hypothèse évidemment absurde. Deux hannetons prisonniers du même bocal, c’est assurément une situation où la logique vous est d’un maigre secours. Un jour, peut-être, quelque Gay-Lussac de la psychologie calculera le rapport entre la logique, la pression mentale et la température des sentiments. En attendant, notre pression grimpait en flèche.

À Moscou, j’étais habitué à bavarder à l’atelier: se dégourdir la langue n’a jamais nui au travail manuel. On se racontait des anecdotes, on tâchait de faire rougir Ludmilla, on parlait en somme pour ne rien dire. Saarma ne soufflait pas mot. En recourant à la provocation la plus éhontée, j’en tirais tout au plus un: « Peut-être bien que oui. » Tous les trois quarts d’heure – là, il était d’une exactitude de chronomètre – il reculait jusqu’à la porte, soufflait trois fois sur le bout de ses doigts, n’oubliait pas de renifler et se remettait immédiatement à l’œuvre. C’étaient les seules occasions qu’on avait de l’entendre.

La sagesse des nations assure que là où le péril est le plus grand, le secours est le plus proche. Ce fut précisément le jour où je me sentais devenir fou que le dégel survint.

Qu’on excuse la comparaison, mais mon imagination a tout de la chienne des rues. Elle perd des heures à errer, le ventre vide, les jarrets flageolants et le crâne teigneux, dans les quartiers crépusculaires de la mémoire, sans repos, ni jour ni nuit, jusqu’à ce qu’arrive ce qui devait arriver: elle se fait engrosser.

Il suffit de deux belles journées à la suite et les soucis s’envolent. Dettes, obligations, échéances, on n’y pense plus. Dans la rue, on oubliera de saluer des « classiques vivants » et même leurs femmes, ce qui est plus grave. On se surprendra à sourire bêtement. Ces jours-là, on offre un spectacle assez comique. Dont on a conscience. Mais ça ne vous arrête pas. Bien mieux: on en est tout fier. L’ennui, c’est qu’ils ne durent guère, ces instants de bonheur: le croquis terminé, tout va s’évanouir. Le lendemain matin, vous regardez l’enfant de vos œuvres: la montagne a accouché d’une souris! En bonne mère, toutefois, on ne jette pas ce mal-venu à la poubelle. À force de lui donner le sein et des biberons oùl’on a mis le meilleur de soi-même, tout en lui administrant des reconstituants, le rose finit par lui venir aux joues.

Ce n’était pas encore le moment de penser vraiment mes bas-reliefs: la raison exigeait d’attendre ce que Saarma imaginerait. Faute d’autre occupation, je m’y attaquai pourtant. Ne nous étions-nous pas mis d’accord sur l’essentiel? Saarma montrait un martyr (ou deux), moi, la colère du peuple et ses souffrances. Ça laisse une certaine marge.

Comme d’usage, la première semaine se passa à merveille. Après quoi, je refis la constatation classique (la montagne et la souris): le peuple de mon bas-relief se payait souverainement ma physionomie ! De honte, je guignais Saarma du coin de l’œil : quelle consolation c’eût été si, de rage impuissante, il avait lancé son ébauchoir à l’autre bout de l’atelier! Voir autrui tomber dans le trou où vous venez de choir est d’un tel réconfort… C’est même, je pense, la raison pour laquelle les poissons pêchés à la nasse ont l’air d’abord de prendre l’aventure avec tant de philosophie.

Ain n’était encore arrivé à rien, mais son comportement avait changé: des gestes plus sûrs, et même – je n’en croyais pas mes oreilles – il sifflotait!

Qu’est-ce qui pouvait l’avoir à ce point décontracté? Il y avait un mystère là-dessous! Car Saarma modelait des membres: des jambes, des bras, des cuisses, des mains… Ça le mènerait à quoi? Quel besoin avait-il de se remettre aux exercices du programme de première année? Il avait même amené à l’atelier de vieilles planches anatomiques… S’il était enfin sur le chemin d’une idée, d’accord! Mais il n’en avait pas l’air. Ce qui ne l’empêchait pas de plonger dans cet étal grouillant avec une frénésie de cannibale. Spectacle assez horrible.

Je le questionnai ; il arbora une mine de Pythie :

– Je sais pas encore, mais je crois que je vais savoir.

J’eus toutefois un dédommagement. Après un coup d’œil à mes bas-reliefs en gestation, il grommela :

– Mais tu vas les avoir finis ! Tu sais y faire, toi…

Ça ne paraissait pourtant pas l’inquiéter. À sa place, j’aurais mis les bouchées doubles. Lui, il sifflotait !

La confiance en soi mérite toujours le respect: je me souvins de son Tueur de veaux. Il fallait tout de même voir clair dans le bonhomme. À tout prix.

6

Ce soir-là, nous étions allés nous promener. Mes bas-reliefs prenaient tournure. Saarma était retombé dans le doute. Il marchait, tête basse, silencieux, avec une sorte de rage. Je pressentais vaguement que c’était le jour où je le ferais parler.

L’obscurité rend toujours plus naturel : sachant que les autres agissent de même, on profite des ténèbres pour se débarrasser des poses du jour. Il y a des femmes qui ne peuvent faire l’amour que la nuit, et des hommes qui l’attendent pour devenir sincères.

Nous avions laissé derrière nous les illuminations du centre. On entrait dans les sombres ruelles de Kalamaja, ce quartier où la ville va au-devant de la mer. J’avais déjà pas mal parlé : de ma jeunesse, de la vie à Moscou, voire d’aventures féminines. Je voulais qu’il parlât, lui aussi. J’avais même quelque peu émoussé mon langage.

Pas seulement à dessein: ce compagnon taciturne, ces vieilles rues de faubourg et le soir brumeux d’avril ne portaient guère à plaisanter.

Ain écoutait. En shootant parfois dans une motte de terre gelée. Un jeu de gosse… Puis:

– J’ai rien à raconter, moi. Je suis un îlien: de Saaremaa. Mon père et mon grand-père sculptaient déjà de petites choses au couteau. On m’en a offert un grand – lame courbe et manche en os – pour mon entrée à l’école… J’ai commencé à découper des bouts de bois: pour me distraire. Des fois, ça rapportait, à l’époque: un Allemand, un officier, m’a payé un kilo de beurre pour une statuette de diable; le dedans, c’était tout purée de pommes de terre, mais il ne devait pas le savoir. Il a envoyé ?mon diable à sa femme, en Allemagne: pour eux, hein, l’Estonie, c’était de l’exotisme. J’ai continué… Le reste est venu tout seul…

On le sentait navré de n’avoir rien d’autre à dire.

– Mais ta manière, ce côté archaïque, cette gaucherie de primitif, d’où les tiens-tu? La question était tellement du style interview que j’en eus aussitôt honte. Et moi qui voulais être naturel!

– Parole d’honneur, j’en sais rien! J’ai essayé de travailler autrement, de faire dans le moderne: loupé! Tu trouves que c’est très gauche, ce que je fais?

– C’est gauche, mais c’est fort. Ça existe! Ça va avec ton tempérament.

De nouveau, le fil cassa. Je sentais qu’avec ce type de propos, je n’arriverais à rien. L’idée me vint alors d’essayer ma vieille théorie de « l’homme-nature ».

Sur dix personnes qui, quoique adultes, n’en fabriquent pas moins des théories sur la nature humaine, il y a neuf et demi d’abrutis (un sur dix, par conséquent, n’est qu’un demi-abruti). Si convaincu que je sois de cette vérité pénible, je n’en retire aucun profit: moi aussi, j’appartiens à la ridicule corporation des chercheurs du mouvement perpétuel. N’empêche que, dans mes œuvres complètes et contradictoires, il en est une qui, dans la pratique, donne parfois un semblant de résultat; c’est ma théorie de l’homme-nature.

Beaucoup d’entre nous – je ne dirais pas la plupart, mais beaucoup plus qu’on ne pourrait s’yattendre – s’efforcent de paraître autres qu’ils ne sont.

Un exemple… Je connais un tendre, une nature presque féminine. Doué d’une voix de haute-contre, il n’use que du registre de poitrine. Il évite comme la peste les flambées d’enthousiasme. En toute occasion, vous le verrez vêtu d’un chandail fatigué et chaussé de brodequins de ski. Dans sa jeunesse, il adorait le ballet; il n’estime plus que le moto-cross.

À dissimuler des défauts parfois réels mais, le plus souvent, imaginaires, on se sent quelque peu pharisien. Aussi, en présence de gens qui ne cachent ni leurs lacunes ni leurs tares, mais en font parade, résistons-nous mal à une sorte d’admiration. Comment, par exemple, rester indifférent devant un phénomène qui vous avoue: « Au fond, je n’ai pas à me plaindre de l’existence. Évidemment, je dégoûte les femmes, mais ça se supporte très bien. Ce qui m’ennuie beaucoup plus, c’est que je suis très bête. »

Les gens qui poussent la sincérité à ce point, nous les disons simples d’esprit. Pour nous consoler de n’être pas comme eux. Car il est à peu près impossible de leur nuire. Détail utile à connaître.

À Moscou, un jour qu’avec mon ami Roman (le dessinateur: un rouquin maigre) nous avions décidé – l’un et l’autre dans une dèche noire – d’arroser une fin d’examen, nous entrâmes au restaurant Praga. Je choisis le maître d’hôtel qui paraissait le plus inaccessible, le plus féroce, je le pris à part et lui confiai qu’il me restait exactement douze roubles, mais que je voulais en conserver quatre, car les grands magasins du GOUM venaient de recevoir d’excellents stylos chinois et qu’il m’en fallait acheter un. Il me regarda comme s’il avait affaire à un fou. Sans me laisser impressionner, je lui expliquai que ces stylos avaient des plumes extraordinaires, positivement inusables, et qu’il ferait bien – c’était un conseil d’ami – de s’en procurer un, à condition, bien entendu, que ses moyens le lui permissent. Tout cela sur le mode non point pleurard, mais de la plus franche cordialité, en copain de toujours. Le résultat fut stupéfiant: le type était devenu mon ami! Nous fîmes ensemble le calcul pour que l’addition n’excédât point sept roubles cinquante. Il avait suggéré huit roubles, mais je rectifiai aussitôt: « Il me faut cinquante copecks pour le portier: leur salaire est très bas… » Le dîner qu’on nous servit, on ne l’aurait pas eu pour dix roubles par tête! Des vins du Caucase, et des consommés madrilènes qui n’existaient qu’à la carte. Il y avait même des langoustines. Je n’en avais jamais mangé avant, et je ne devais plus en retrouver après.

Par la suite, j’ai très souvent joué l’homme-nature et, le plus souvent, avec succès. Jouer, d’ailleurs, n’est pas le mot juste. Dès qu’on a insufflé une âme et injecté un minimum de sang à l’homunculus-modèle, il vit de sa vie propre et l’on y croit d’emblée. C’est beaucoup plus qu’un rôle…

Je commençai donc en ces termes:

– Sais-tu, Ain, qu’en ta présence, je me sens un peu diminué?… J’en viens à me demander si j’ai suivi ma vraie vocation…

Il me lança un regard de surprise. J’enchaînai:

– J’ai l’impression qu’un vrai sculpteur doit te ressembler. Tu n’as pas seulement de la terre aux semelles: tu y es enfoncé jusqu’au genou, tu as les veines mêmes de la glèbe pour racines. En t’écoutant, je crois entendre la Nature parler. Moi, j’ai tout de la plume au vent: une plume pourrie de civilisation. Et, le pire, c’est que je cultive ça: avec mes pull-overs jacquard et mes nœuds-papillons… C’est risible, je le sais – et mon seul espoir, c’est que les autres sachent que je le sais –, seulement, enlève-moi ces attributs, et je ne serai que néant… J’aurais peut-être dû choisir une autre voie. À l’école, les maths m’attiraient; j’avais même abordé la géométrie infinitésimale. Pourquoi me suis-je lancé dans la sculpture? Difficile à expliquer…

Il marchait à mon pas. Bon signe! Vous êtes-vous demandé pourquoi, à la caserne, on passe des heures à instruire la troupe dans cette science?

– …Je ne me croyais pas fait pour devenir un savant. Les savants, je les voyais personnes graves et ignorant les passions. Je ne savais pas encore que, dans ce monde-là aussi, il y a de tout, que Teller écrivait des sonnets, qu’Oppenheimer courait les filles et qu’Heisenberg avait une âme d’aventurier. Sculpteur, je le suis devenu presque par hasard. Pas comme toi: toi, impossible de te représenter autrement qu’aux prises avec une motte de glaise ou la gouge en main…

Il m’interrompit:

– Sans blague? Eh bien, figure-toi que je devais devenir marin! Dieu sait si je l’aimais, la sculpture, mais je pensais que les artistes étaient des types d’une espèce à part… Je les voyais avec des pulls jacquard et des nœuds-papillons. (Il sourit.) Comme toi! Encore aujourd’hui, l’artiste-né, dans mon idée, c’est toi, pas moi. Après ma septième, j’ai voulu entrer à l’école d’hydrographie. J’ai échoué: les maths! Après ça, j’avais trop honte de retourner à Saaremaa. Je me suis cherché du boulot. Quelqu’un a vu mes petits bonshommes et m’a conseillé d’entrer aux Beaux-Arts. Je suis parti pour Tartu, et voilà…

Nous entrions dans la rue des Cordes, un endroit – comme tout ce quartier de Kalamaja – qui m’a toujours paru sinistre. Depuis mon enfance. Quand je ne savais pas encore que c’était la rue, autrefois, des valets du bourreau.

Oh! il y a belle lurette que je ne crois plus aux revenants, mais il me semble que certains lieux ont une âme. Je ne me rappelle plus où j’ai lu que, sur les vieilles cartes marines, il y avait des signes pour marquer les endroits à éviter. Pas à cause des récifs, mais parce que les mutineries à bord éclataient régulièrement dans ces endroits-là. Même avec les équipages les plus tranquilles! Le rationalisme du siècle dernier a fait justice de ces fables ridicules. On a refait les cartes. Mais voilà qu’aujourd’hui on reparle de champ magnétique des nerfs et de télépathie. Une blague, peut-être, mais qui sait? Le futur modèle de l’univers peut fort bien intégrer les revenants, à titre d’énergie résiduelle. Peut-être même les fera-t-on travailler. À y bien réfléchir, ils nous manquent, ces capricieux visiteurs du soir.

Il commençait à neiger: de gros flocons difformes et humides qui collaient au visage et aux vêtements. Dans les vieilles maisons de bois, des lumières s’allumaient, jaunes lueurs fourbues au travers des carreaux.

Quelqu’un ouvrit un vasistas. Des pleurs de bébé s’en échappèrent. Laids et déchirants. Il n’y a que les tout-petits pour pleurer franc jeu; eux, c’est rare qu’ils trichent. Et ces cris, la neige silencieuse, les fenêtres lasses, tout donnait une impression d’irréel. Saarma semblait pensif. Il dit:

– C’est le Diable qui m’a fait sculpteur.

Je n’en croyais pas mes oreilles:

– Le Diable?

– Oui…

Inutile, je le sentais, de poser d’autre question: s’il devait parler, ça viendrait tout seul. Mais il parlerait. J’en étais sûr. Mon homunculus-modèle, ce faux bonhomme si vrai, provoque toujours la confession.

– C’est à cause du Diable que tout a commencé. J’avais cinq ans, ou six, je ne me rappelle plus. Je m’étais réveillé dans la nuit. Mes frères et sœurs dormaient. Mon père aussi. Ma mère était assise devant la porte grande ouverte qui séparait le logis de l’étable. Elle tricotait, 1e nez dans ses aiguilles: Krõõt ne se décidait pas à vêler. Elle était vieille, notre vache. Les douleurs avaient pourtant commencé l’avant-veille: de la chambre, on l’entendait panteler. Moi, je regardais le plafond. La lampe à pétrole l’éclairait vaguement, et c’était plein d’ombres dansantes. J’allais me rendormir, quand j’ai entendu marcher. Très loin. Des pas lourds, monotones, avec une longue pause entre chacun. Sûrement des pas d’une longueur… J’ai compris tout de suite: c’était le Diable! Le Diable qui se promenait sur le rebord de la Terre.

« Je m’enfonçai la tête dans l’oreiller, mais le bruit devenait formidable. Alors j’ai fermé les yeux à bloc et, là, je l’ai vu. Il était en gibus, avec des bottes de pêcheur, et il marchait drôlement – à pas de loup – en tournant autour de la Terre. La Terre ressemblait à une assiette (j’avais entendu raconter qu’elle est ronde). Notre village de pêcheurs se trouvait juste au centre. Et Lui, avec ses grandes bottes, il se rapprochait à chaque tour.

« Plus grand, j’ai compris: c’était tout simplement mon pouls, le sang que j’entendais battre à mes tempes. J’allais me lever pour tout raconter à ma mère, quand Krõõt a commencé à vêler. Ma mère s’est précipitée pour l’aider. Mais Krõõt avait rampé jusqu’à la porte. J’ai vu une tête suppliante se couler dans notre chambre : elle cherchait – tu te rends compte? – la compagnie des hommes! La langue pendait; elle avait des yeux étonnants, tout violets… Pendant que le Diable nous arrivait dessus!… Le secours des hommes est venu trop tard: elle a mis bas un veau mort, à peu près sans poils. Ensuite, elle est devenue stérile et il a fallu l’abattre… Après, tout s’est mêlé pour moi dans un cauchemar énorme: le veau qui avait l’air en cire, l’œil violet de Krõõt, le Diable et le sentiment que tout était de ma faute, parce que le veau aurait survécu si je ne l’avais pas vu, Lui ! J’en ai parlé à ma mère. Elle m’a expliqué que j’avais fait un mauvais rêve. Mais j’étais sûr que ce n’était pas un rêve. Comment ma mère pouvait-elle croire à un rêve? Alors je me suis dit que j’étais le seul qui entende le Diable, comme Krõõt, que ma mère n’avait pas pu aider non plus.

« Chaque soir, je priais le bon Dieu d’écarter le Diable, d’empêcher qu’il arrive jusque chez nous; et c’est vrai que les pas ne se rapprochaient plus… Et puis j’ai essayé de sculpter dans des bouts de bois ce que j’avais vu. Mais ce qui me sortait des mains était plutôt rigolo qu’effrayant. Or, le Diable de ma vision, il faisait peur!… Je recommençais tout le temps. C’est un de ces diables que m’a acheté l’officier de la Wehrmacht. Et c’est aussi un de mes diables qui m’a fait recevoir aux Beaux-Arts. Après Tartu, où j’ai eu mon diplôme avec mention très bien, je suis entré dans la classe de Toonelt, à Tallinn… Tu vois: je suis devenu sculpteur grâce au Diable… »

Nous avions atteint le bord de la mer. Le vent était tombé. Les flocons se faisaient plus rares. L’eau noire avait des reflets huileux. Des blocs de glace sale frangeaient la côte. Une bouée clignait de l’œil, puis une autre. Deux longues langues écarlates léchèrent la mer, et la gueule des phares les ravala. Nous écoutions respirer les vagues.

– À toi, maintenant: raconte, dit Saarma.

Il avait réintégré sa coquille. Au point d’en paraître rapetissé dans son pardessus godaillant, sous le chapeau un rien trop juste. Et je constatai que je n’avais rien à raconter, que je n’avais jamais rien eu à raconter. Comme je l’enviais ! Le soleil regardé à travers les paupières mi-closes ou bien les yeux fermés, des odeurs et des couleurs qui m’avaient retenu un instant, un vieux grenier, oui, avec des jouets couverts de poussière, c’est tout ce qui m’avait appartenu! Comme c’était vide et abstrait au prix des souvenirs d’Ain ! Sans chair ni sang: rien que de la lymphe… Ah! Manuel des rapports du Moi avec l’Autre! Ah ! théorie de l’homme-nature !

Je me défilai:

– Un autre jour, veux-tu? Ton histoire m’a trop impressionné.

Nous rebroussâmes chemin. Je tournai le dos aux phares du large.

Seigneur, qu’il était nature, lui ! Montrait-il donc la même confiance à tous ? Non : ma jalousie, il fallait que j’en finisse avec elle ! Un homme pareil, je ne lui ferai jamais de mal! Je le protégerai…

Je l’observai du coin de l’œil, pauvre bougre chétif avec une grosse tête en boule et, dedans, des pensées si étonnantes…

J’aurais voulu qu’il pût lire dans mon regard le souhait que je formais de tout mon cœur : soyons amis !

7

Au début de mai, je tenais mes bas-reliefs. Définitivement ! À mon avis, Saarma n’avait pas avancé d’un cheveu. Semblable au bon Dieu de Jean Effel, il peinait à longueur de journée sur les pièces détachées d’un Adam à créer. C’étaient les mains qui semblaient le préoccuper surtout, depuis quelque temps. Ça faisait mal de le voir, mais comment lui venir en aide ? L’échéance approchait: nous étions convenus de présenter nos croquis avant la morte saison à l’Union des peintres ; sinon, il faudrait, cet été, se serrer la ceinture, alors que, le contrat conclu, c’était vingt-cinq pour cent d’avance qui nous tombaient dans la poche. Le soir, pour passer le temps, je jetais sur le papier des projets de statues. Après tout, Ain pourrait en tirer parti. Mais qui le sait ? J’avais peut-être des vues déjà plus ambitieuses.

Un de ces soirs que je travaillais d’arrache-pied, on sonna à ma porte. C’était lui.

– Je me sentais patraque, m’expliqua-t-il, j’ai passé la journée au lit, et ça y est.

– Quoi ?

– Tu vas voir.

Je le suivis au fond de la pièce. En proie à un sale pressentiment : il tenait à la main un grand rouleau de papier.

– Regarde-moi ça !

Le ton triomphateur allait si mal à ce garçon que ce fut lui que je regardai d’abord : une gueule épanouie ! Le gosse qui vient de réciter sans fautes son compliment devant l’arbre de Noël et reçoit pour étrennes la paire de patins tant désirée !

Je lui pris le rouleau des mains. Impossible d’abord de rien comprendre : des épaules, une tête renversée en arrière et deux mains, deux mains énormes, hors de toute proportion, occupant la feuille entière…

– Des mains ?

– Exactement !

Silence. Puis :

– Tu vois le cadre ? La plaine, une petite colline, un mamelon plutôt, et, là-dessus, sans bas-reliefs, sans tous ces cons de socles, une dalle de granit avec ça qui en sort. Hein ?

Il piétinait d’impatience, comme prêt à s’envoler.

Et, soudain, je vis : des épaules contractées, cherchant appui sur les bords rugueux d’une tombe ; une tête renversée à rompre le cou pour conserver l’équilibre ; et des mains interminables, des mains contre nature, des mains de fantôme happant le vide…

Des mains qui étaient un cri.

C’était donc pour cela que, depuis des semaines, il s’échinait sur des exercices d’anatomie !

Une armée de fourmis remontait le long de ma colonne vertébrale. Des mains qui étaient un cri ? Une menace, oui ! Pour moi, une sacrée menace !

– Mais les bas-reliefs ?

– Quels bas-reliefs ? Oh ! oui… Il en faut pas, des bas-reliefs. Ça aura bien plus de gueule sans eux. Pas de problème !

Je ne trouvai rien à répondre. Il s’assombrit :

– Tu vois pas que ça sera mieux sans bas-reliefs ? Rien que la plaine, la petite butte, et ces deux mains.

Je continuais à me taire.

?– Évidemment, t’auras travaillé pour rien… C’est à ça que tu penses ? À cause du fric ?

Cette pensée parut le troubler, mais pas longtemps :

?– Le fric, on le partagera : moitié-moitié. C’est jamais une question, le fric : on partage, et tout est dit.

– Mais tu pouvais le dire !

Ces horribles mains me tenaillaient la gorge.

– Je pouvais… Il aurait fallu que j’y pense !

– Tu n’y avais pas pensé ? Depuis un mois que tu modèles des bras et des mains ?

– Je te jure ! Les mains, je sentais seulement qu’il y avait une idée à en tirer…

Elles me disaient quelque chose… Mais, jusqu’à ce soir, je savais pas qu’elles me donneraient la solution. C’est venu d’un coup, tu sais.

– J’aimerais à le croire.

J’avais distillé la phrase avec une vacherie qui me paraissait évidente, mais Ain n’était pas d’humeur à analyser les nuances :

– Je suis content que tu me croies, dit-il. Tu te représentes si ça en jette, un jus ? Pas de chiqué ! Pour les nobles draperies, retour au magasin des accessoires ! Deux mains, et rien que ça ! …Sven, allons boire ! Au club ! On n’y coupe pas, tous les deux, d’une cuite grandiose. Ça m’a coûté deux mois de souffrance, mais j’ai trouvé. Quand le diable y serait, je me soûle, ce soir, dans les règles !

Je ne l’avais jamais vu ainsi : des fossettes rigolardes aux joues, le cheveu en bataille, l’air de l’heureux mauvais génie qu’un enchanteur a enfermé mille ans dans un tibia, et qui retrouve enfin la liberté.

– Tu sais, ce soir, impossible !

– Viens donc ! Tu avais un engagement ?

– Vrai, c’est impossible. Je… (Une envie folle de lui cracher le paquet à la face ! Mais ça ne sortait pas.) J’attends quelqu’un. Je passerai peut-être au club plus tard.

– Ton quelqu’un, envoie-le se faire farcir ailleurs ! D’accord ? (Il tortillait un bouton de mon veston, à croire qu’il allait l’arracher.) Viens de toute façon. Je te réserverai une place, et je commanderai le menu d’avance. À dix heures, tu en auras fini avec ton quelqu’un ? J’expliquerai au gérant qu’on ne nous mette pas à la porte avant deux heures du matin.

– Invite plutôt Eva.

– Eva ? Tu en as de bonnes ! Eva, ce soir, je m’en balance ! Les femmes, c’est jamais ce qui manque ! Eva, j’en aurai besoin demain matin : pour l’engueulade traditionnelle, devoir de toute épouse légitime… Je t’attends, et tâche de ne pas être en retard.

La porte claqua.

Seul, je me préparai du thé vert, très fort.

En remplissant mon verre, je regardai mes mains, comme celles d’un autre: des mains tremblantes aux longs doigts blêmes et aux ongles minutieusement curés. Tout ce que je possédais, elles l’avaient tiré de la glaise ! Tout ce que je possédais… D’autres mains avaient réduit à néant leur effort, et c’est ce qui leur donnait cette hideuse tremblote. Il avait dit: « Sans bas-reliefs, sans tous ces cons de socles. »

Le thé avait un goût âcre. Il soûlait un peu.

Jamais encore je n’avais buté contre un vrai obstacle : tous s’étaient laissé tourner.

Et voilà que sonnait mon glas ! On repoussait mon œuvre, ni plus ni moins qu’une mèche tombée sur l’œil. Ça allait de soi ! Dire que j’avais été vexé qu’on me chargeât seulement de disposer le cresson autour du bifteck ! Mais on n’en voulait même plus, de ma salade ! On l’expulsait de l’assiette. Ça allait de soi !

J’allumai le plafonnier : il fallait que je me regarde dans la glace. J’avais de la suie sur le nez ! Où avais-je bien pu la ramasser ? Rien d’étonnant, d’ailleurs : les tragédies, ça arrive toujours là où traîne une peau de banane ; et quand ton meilleur ami vient d’emmener ta femme au restaurant, tandis qu’à un coin de rue tu déplores ton destin, c’est ce moment que le vent choisit pour t’arracher ton chapeau et l’envoyer rouler dans les flaques. Il y a là une loi de la Nature.

J’essuyai mon nez d’un doigt hésitant et me passai la main dans les cheveux. Je les ai abondants et ondulés, mais avec un début de calvitie, encore facile d’ailleurs à masquer, n’empêche que… Je plongeais dans un trou sinistre. Quelque chose me disait que si je cédais un millimètre de terrain, je ne cesserais plus de battre en retraite. M’accrocher à tout prix ! Pour rester dans le champ ! Si je m’en laisse écarter d’un rien, c’est pour l’éternité que je me perds dans la masse anonyme…

Je me reversai du thé.

Quelle certitude émanait de Saarma ! La certitude des vainqueurs. Qu’il y eût des fautes dans son croquis, il s’en contrefichait : il avait trouvé, lui… Comment est-ce qu’il disait ? « Le fric, on le partagera : moitié-moitié »… En attendant, il fait son plein de cognac au club. Gueule de raie ! Et ça n’a même pas appris que la fourchette se tient de la main gauche… Dire que je me suis fait avoir par un individu pareil !… « C’est jamais une question, le fric… » Et ça ne la sera pas, la question !

Je revoyais son esquisse. Ces deux mains, le cri de ces deux mains, oui, ça vous secouait. Mille fois plus qu’avec des inscriptions sur des plaques, des bas-reliefs et ce qu’il appelait « ces cons de socles ». Mais elles pouvaient aussi paraître d’un art bien primitif, ces mains, bien pacifistes, d’un humanisme bien abstrait… Où allais-je pêcher ces clichés de bas aloi ? C’était le vocabulaire de Magnus Tee… Le monument aux déportés du Père-Lachaise surgit dans ma mémoire. Peut-être qu’on pourrait accuser Ain de plagiat ? Non : ça ne tenait pas debout ! Le Pierre le Grand de Falconet, à Leningrad, ne se trouve pas diminué du fait qu’il existe de célèbres statues équestres qui lui ressemblent comme deux gouttes d’eau ; c’est le propre de la sculpture, ces réminiscences ! Et puis les mains du Père-Lachaise sont enchaînées ; le truc de Saarma part d’une vision, d’un état d’âme, d’une façon – comment dire ? – de renifler le réel, qui n’a absolument rien à voir avec ça.

Il me fallait revoir son croquis. Sur-le-champ. Je ne sais qui a noté que ce qui distingue des autres souffrances les affres de la jalousie, c’est qu’on recherche toutes les occasions de les raviver. Mais je pense qu’il existe d’autres douleurs qui présentent cette particularité.

Je résolus de monter chez Eva. Il devait avoir laissé l’esquisse sur une table. Je roulai le projet de monument que j’avais dessiné – pour l’aider, croyais-je, mais, maintenant, je me rendais compte que ce n’était pas le vrai but – et grimpai l’escalier quatre à quatre, peut-être même huit à huit…

– Ain est sorti pour prendre l’air…

Eva était en robe de chambre. Ma visite l’ahurissait quelque peu. Informée du motif, elle alla fouiller dans les papiers de son époux et me montra une feuille grand format. Je l’aurais reconnue à cent mètres.

– C’est ça ?

– Exactement ! Fameux, hein ? Vous êtes tombée sur un mari qui a une imagination du tonnerre ! Et de l’Idée !

Elle m’observait du coin de l’œil et, inaccoutumée à juger par elle-même, préféra acquiescer. Discrètement, bien entendu, comme il convient quand on est la dame du monsieur :

– Ça a dû lui venir aujourd’hui : il était tout chose.

Je restai vague:

– Quel garçon doué !

– Mais entrez donc, ne restez pas dans le vestibule.

– Il est tellement tard… Entendu, mais seulement pour un instant… Vous ne craignez pas (j’arborai mon plus séduisant sourire de conspirateur) qu’Ain ait des soupçons bien injustifiés s’il nous surprend tête à tête à pareille heure ?

– Je vous cacherai dans la penderie.

– Avec vos robes ? Que d’honneur ! Ça doit sentir si bon…

– Le premier sculpteur bien élevé que je rencontre ! roucoula-t-elle. Je vous l’avais dit le premier jour.

Je n’avais vraiment aucune envie de cette Eva, trop fille d’Ève, mais un petit flirt verbal me rendrait peut-être mon équilibre. Tout plutôt que la solitude !

– Et nous allons arroser vos exploits, avant que l’histoire de l’art ne s’en empare : il nous reste justement un fond de bouteille…

Elle l’avait dit sur un ton d’ironie cordiale, une ironie miniaturisée qui n’était presque plus railleuse. J’en fus pourtant blessé. Il s’agissait, bien sûr, du travail de Saarma, et, bien sûr, j’en aurais volontiers fait des gorges chaudes. (L’ennui, c’est qu’il n’y avait aucune raison à cela !) Mais, venant d’Eva, je trouvais la plaisanterie saumâtre.

– Rien qu’un petit verre, répondis-je.

– Évidemment ! Vous connaissez l’histoire du petit verre, de l’inspecteur et des deux directeurs?

?L’histoire en question datait de la jeunesse de Mathusalem. J’interrompis au premier mot :

– C’étaient de petits tempéraments. Quand j’habitais Moscou, le directeur d’un atelier de décoration se fit convoquer pour pochardise au comité du parti, où il lui fut demandé si, après un petit verre, on était capable de travailler convenablement. « Certainement ! » répond l’autre. « Et après deux petits verres ? » – » C’est la dose exacte pour un travailleur. » – » Et après un demi-litre ? lui lance-t-on triomphalement. D’après nosrenseignements, c’est ce que vous avez bu au cours d’une journée de travail ! » L’autre : « Évidemment, on travaille mal… » Il réfléchit une seconde, puis : « Mais pour diriger, faut voir comme ça aide ! »…

Je regardai mes mains: elles reposaient sur la table, apaisées et dignes.

?– Eva… (Je marquai une pause, accompagnée d’un regard grave.) Je suis très préoccupé, Eva. Ce que je craignais est arrivé. Regardez vous-même… (Je lui tendis le croquis d’Ain.) Vous voyez ces mains ? C’est bouleversant, une présence folle, mais vous vous représentez ce que va raconter le jury ? Primitivisme, humanisme abstrait et ainsi de suite… J’entends d’ici Sa Majesté le Camarade Tee : « Ces jeunes gens ont voulu faire la nique à notre art militant. Je dis : la nique ! Regardez plutôt ce geste du bras ! » Épargnez-moi la suite. Vous me répliquerez que de pareilles gaudrioles, il ne se les permet que devant une tasse de café ? Certes ! À la tribune, il soignera la forme, mais sans changer le fond.

– La nique ? balbutia Eva. Vous croyez vraiment ? Dans ce cas… Il faudrait peut-être en parler à Toonelt.

Visiblement, j’avais touché au bon endroit.

– À Toonelt ? Jamais de la vie !

– Pourquoi donc ?

?– Pourquoi ? Mais parce que Toonelt, j’en donnerai ma tête à couper, va se pâmer devant cette esquisse ! Toonelt joue bille en tête. Il va s’acharner à faire passer le projet, et nous serons fichus.

– Vous en êtes sûr ?

– Sûr de quoi ? Que Toonelt nous soutiendra jusqu’au bout ? Même pas ! Même Toonelt peut se rendre compte qu’il n’arrivera pas à emporter l’adhésion des autres.

– En somme, vous trouvez que le croquis ne convient pas ?

– En somme, oui. Et c’est vachement dommage. Pour une exposition, ça pourrait aller…

– Vous l’avez dit à Ain ?

Je baissai les yeux :

– Pas encore : il avait l’air si content ! Exactement le pauvre diable de diable qu’on vient de délivrer du tibia où il avait passé mille ans. Demain, je lui expliquerai. Au besoin, je lui montrerai ma variante. Comme solution de. secours. Avec son tour de main, il la mettra au point en deux coups de cuillère à pot. Mais deux coups, pas plus ! Sinon, Tee va nous coiffer sur le poteau, et nous resterons sans un.

– Vous avez préparé une variante ?

– Évidemment ! J’en avais besoin pour mes bas-reliefs. Oh ! ce n’est qu’un premier jet, mais je fais confiance à Saarma pour le croquis définitif… S’il est d’accord, bien entendu…

Je fis la bouche en cul de poule modeste : il fallait qu’Eva demandât elle-même à regarder mon esquisse.

– Faites donc voir. Si c’est permis…

– Et comment ! Tant que vous voudrez ! Mais, je vous préviens : c’est un brouillon, seulement les grandes lignes.

Elle s’empara dudit brouillon pour l’étaler sur la table, à côté du croquis de son époux. La comparaison ne devait guère l’enchanter : le jour et la nuit. Ces mains qui étaient un cri, Ain les avait tracées à la diable, d’un seul coup de crayon, sur du papier à dessin pour écoliers, de surcroît bien froissé et tout couvert de taches. Moi, pour agenouiller mon guerrier blessé, j’avais choisi du Whatman qualité supérieure. Et comme je dessinais à mes moments perdus, il ne manquait pas une hachure. C’est mon faible : j’adore le léché. Avouons-le sans honte : je m’amuse, le soir, à des exercices de calligraphie. Ce dont témoignaient les pleins, les déliés et les fioritures au tire-ligne du titre en bâtardes coulées, alors que l’esquisse de Saarma s’ornait seulement d’un « Ah ! ah! » puéril et titubant en pattes de cigogne rachitique, à croire que le crayon, gagné par le feu de l’inspiration, n’obéissait plus à son maître, bref, un griffonnage lamentable au prix de mon aristocratique page d’écriture.

Que pouvait bien en penser Eva ? Sans doute sombrait-elle dans le désarroi, car ayant bafouillé un « Comme c’est intéressant ! » ou quelque autre sottise, elle fila à la cuisine sous un prétexte qui m’échappe encore. J’en profitai pour comparer aussi les deux variantes, et n’y trouvai non plus aucun motif à réjouissance : ces gladiateurs trébuchants, une ville sur trois, au moins, en est affligée.

La sonnerie du téléphone m’arracha à cette réflexion.

– C’est sûrement Ain ! criai-je à Eva. Je réponds ?

Je décrochai sans attendre la permission. Je ne sais quel instinct tenta de me retenir, mais un autre l’emporta. Mon « Allô » fut toutefois presque murmuré.

– Eva Saarma ? s’enquit une voix rocailleuse.

Une voix masculine, mais pas celle d’Ain… Il fallait répondre qu’elle arrive. Mais l’autre enchaîna, et la curiosité me fit taire.

– Ici, le portier du Club des artistes… Vous m’aviez demandé de vous appeler au cas… Il est chez nous, votre mari. Il se tient encore bien : juste un peu parti. Peut-être bien un peu trop, surtout avec ce qu’il a commandé comme boissons. À cause, il paraît, qu’il attend quelqu’un, mais y a encore personne. Vous pourriez peut-être l’envoyer prendre ? Il a déjà eu des mots avec un poète, un jeune, en pull à fleurs. Alors j’ai préféré vous dire. Pardon-excuse, comme de bien entendu.

– Merci infiniment ! De tout cœur ! Nous arrivons !

J’avais parlé d’une voix éteinte, dans l’espoir qu’on me prît pour Eva.

La conversation était terminée. Une seconde, je perçus une lointaine rumeur, comme de minuscules aiguilles électriques me chatouillant le tympan, et, aussitôt, je crus voir le club…

Malm, écrivain pour enfants : teint livide, que les lentilles des lunettes rehaussent de reflets comiquement douloureux ; il en est déjà à proclamer qu’il va chercher son violon… À la table voisine, une jeune personne à la face ronde le dévisage avec la tendresse de la jeune Berbère contemplant son chameau… Un architecte débutant va de table en table : marinière aux manches retroussées ; minois puéril irradiant une énergie de parade… Un quidam vient de grimper sur le podium de l’orchestre ; il s’immobilise pour attirer l’attention et entame une harangue ; ça s’arrête à : « Bien chers amis ». Ain est à une table de coin : visage cramoisi et toupet en bataille ; il boit en m’attendant, ce qui le met d’humeur bagarreuse. Il a le droit de s’amuser, non ? Finies, les tristes journées taciturnes en quête d’une idée ; il la tient, son idée !

Il la tient, et moi, j’ai travaillé pour des prunes !

Hé ! qu’il se soûle, qu’il se bourre à mort, qu’il fasse un esclandre à sensation ! Si seulement il pouvait finir sa nuit au poste !

Je souffre comme un damné.

– C’était Ain ?

Comme la dernière fois, Eva apporte du saumon.

– Non : vous êtes priée d’envoyer immédiatement un camion à la gare de marchandises de Kopli, où trois mille boîtes de pâtés vous attendent. C’est du pâté de cervelle.

– Comment ?

– Du pâté de cervelle. Consommateurs, essayez notre pâté : nous avons des cervelles de première qualité !

Eva a enfin compris :

– C’était un faux numéro ?

– J’ai répondu qu’on avait volé trois roues au camion et que le chauffeur s’était soûlé comme un âne pour l’anniversaire de belle-maman.

– Seigneur, mais si…

– Et puis après ? N’aurions-nous pas assez de cervelle à nous deux ? Buvons plutôt à la santé de ce viscère. Vivent les mayonnaises de cervelles quand c’est du mouton intellectuel en conserve ! Prosit…

Eva sourit :

– Prosit ! Je ne vous savais pas si farceur.

8

Si farceur ! J’aurais dit, moi : si crétin ! Comment n’y avais-je pas songé ? On pouvait retéléphoner dans une demi-heure. Et on allait retéléphoner. Sûr comme deux et deux font quatre ! Quand l’autre aurait vidé tout le carafon, il en commanderait un deuxième. Le portier s’affolerait. Il voudrait savoir pourquoi on ne vole pas au secours d’un pochard en péril ! Qu’est-ce que j’expliquerais, alors, à Eva ? Je m’étais flanqué dans un joli pétrin !

Me lever et filer ? Solution stupide. Avant une heure on saura que ce Sven Voore débarqué de Moscou cumule les titres d’industriel de la statue et de chevalier d’industrie. Eva aura tous les droits de piquer une sainte colère. Ce que je peux être andouille, à mes moments perdus !

– Dites, Eva, vous n’êtes jamais venue chez moi ? Faisons-y donc un saut : vous donnerez de précieux conseils d’installation à un célibataire désarmé, et je vous en remercierai en nature : sous les espèces d’une boîte de crabe.

Elle paraissait hésitante. J’ouvris les écluses :

– Je vous en supplie, venez donc ! Je vous montrerai nos croquis, vous aurez du thé de Chine, nous écouterons du Jaan Rääts, du Hindemith. J’ai même enregistré du Palestrina au magnétophone… Vous avez peur ? Oh ! nous avons tout le temps de cultiver les Muses : il n’est pas tellement tard, et je crois que votre mari voulait passer chez Toonelt… (Le moulin à paroles, dans ces cas-là, il n’y a rien de tel !) En un mot, l’ami de la maison, ce soir, déborde d’initiative… Vous trouvez que c’est incorrect ? contraire aux bonnes mœurs ? Mais bien sûr ! On m’a élevé dans toutes les règles de la morale germano-balte, aux termes de laquelle la visite d’une dame, à pareille heure, est plus que suspecte. Le code moral des bâtisseurs du communisme assure au reste exactement la même chose.

Je l’avais presque convaincue. Et c’était bien naturel : elle n’avait encore rien dit de nos croquis. Peut-être redoutait-elle que je présente le mien pour faire concurrence à Saarma ? Il fallait forcer sa décision :

– Seigneur ! m’exclamai-je. J’ai oublié de fermer le gaz ! Vite, je vous en conjure ! Je me levai d’un bond, raflai les croquis et me ruai vers la porte.

…Pourvu qu’elle se presse ! pensais-je tout en arpentant mon studio. Ce tourment fut bref. Elle arriva, presque sur mes talons. En m’expliquant que c’était pour une seconde : elle ne s’était même pas changée. Je lui versai du thé et tirai du buffet une bouteille de cognac à demi pleine. L’essentiel, maintenant, c’était de la chambrer aussi longtemps que possible. J’emplis deux petits verres avec mon philtre d’or et fis marcher le pick-up.

J’ai une collection de disques et d’enregistrements à tout casser : mon père aimait le classique, et j’ai acheté tout ce qu’on peut se procurer en fait de moderne. J’avais retrouvé mon assiette. Saarma et ses mains implorantes me laissaient désormais de glace : une affaire que je réglerais en cinq secs ! Nos verres vidés d’un trait, il n’y avait plus qu’à laisser opérer la musique : un hautbois ricanant à pleine gueule ; une clarinette et un basson qui s’échinent à lui rendre la pareille, le Quintette pour instruments à vent de Hindemith, dont j’adore la sécheresse sarcastique de l’allegro…

?Il y eut un assez long silence. Puis Eva prit les croquis sur la table, se fit une tête de parfaite Égérie et prononça son verdict :

– Pour tout vous dire, je préfère l’idée d’Ain. Mais la vôtre est excellente, et c’est la vôtre, bien entendu, qui passera… Vous pourriez même concourir pour votre propre compte… Ain et moi, nous ne nous en formaliserions pas… L’amitié, c’est très bien, mais les affaires, n’est-ce pas, sont les affaires…

Elle me dardait un de ces regards de franchise dont on comprend d’emblée l’effort qu’ils coûtent:

– Eva, vous n’avez pas honte ? m’exclamai-je. M’attribuer une pensée pareille !

Je l’avais peut-être dit trop vite, sur un ton trop ferme et d’un air trop offensé : mieux eût valu laisser planer un doute.

– Pourquoi pas ? Vous avez travaillé, dépensé de la peine, et l’art vit d’émulation. Vous avez bien le droit de présenter un projet à vous.

Le regard était devenu inquisiteur… Je répliquai :

– L’émulation n’est pas la foire d’empoigne. Ne me croyez pas de ces gens qui marcheraient sur père et mère pour un copeck. Sans compter que votre mari a trouvé une idée vraiment bouleversante : rien ne prouve que la balance pencherait en ma faveur si chacun de nous présentait sa variante. Ce que je ne ferai jamais ! Je parle par pure hypothèse. Nous ne sommes plus au temps du culte, et les œuvres de talent, aujourd’hui, trouvent toujours à se placer !

Je me contredisais froidement : c’est la thèse opposée que je venais de soutenir. Eva en parut si bouleversée que j’ajoutai, en apportant un soin fou à curer d’un bout d’allumette mes ongles pourtant impeccables :

– L’art a sa morale. Je l’ai toujours respectée.

Le silence qui s’ensuivit fut si interminable que je redoutai d’avoir trop mis le paquet. Il convenait de déplacer un peu le centre de gravité :

– Eva, vous pouvez en être sûre : ce à quoi vous pensez n’arrivera pas. Du moins, si Saarma accepte ma variante et, de son côté, l’améliore (je pris ma figure de funérailles), car il y a loin du papier à la maquette, et encore plus loin de la maquette à la statue. Mais je ne vous cacherai pas ce qui me préoccupe. Si Ain se cramponne à son idée, s’il refuse de modifier sa variante, j’aurai énormément travaillé pour rien. Mon croquis vaut ce qu’il vaut, mais j’aurai tous mes bas-reliefs à recommencer : ils ne collent pas avec le nouveau projet d’Ain ; je les avais préparés en fonction de sa première variante…

Ce coup-là, j’avais réussi à l’inquiéter. Pourvu seulement qu’elle ne doutât pas de la sincérité de mon argumentation ! J’enchaînai aussitôt :

– Après tout, tant pis ! Je les referai. Au besoin, j’y renoncerai. Je ne vous aurais jamais montré mon ébauche s’il y avait la moindre chance que le projet de votre mari passe. Mais je ne la présenterai pas au jury. Vous savez pourquoi ? Eh bien parce que… Parce qu’ensuite, je ne pourrais plus vous regarder dans les yeux…

Pause en point d’orgue pour accrocher mon public. J’ajoute : « Ni Ain non plus. » Je me lève d’un bloc. J’annonce fébrilement : « Je vais ouvrir la boîte de crabe ; mettez un disque en attendant. » Et je m’éclipse à la cuisine.

Après tout, je venais de faire à Eva une déclaration d’amour. Oh ! d’amour transi !

Du moins était-elle sûre désormais d’avoir affaire à un brave couillon sans danger.

– Je vais vous aider ! me cria-t-elle.?.

– Jamais de la vie ! Vous ne savez pas de quoi a l’air une cuisine de célibataire, répliquai-je en refermant la porte sur moi.

Je pris la boîte de crabe dans l’armoire et entrepris de l’ouvrir. Mais l’outil était vieux et sa pointe hors d’état de trouer le couvercle. Un gros cendrier de cuivre traînait sur la table. Je m’en servis comme d’un marteau. Avec tant de fureur que la boîte m’échappa, tandis que la lame allait se planter dans ma paume. Un beau caillot, et qui ne cessait de grossir, s’y forma aussitôt. Je ne peux pas supporter la vue du sang ; surtout du mien. Je me plaçai la main sous le robinet ouvert. Ça picotait dur, mais sans arrêter l’hémorragie. Allais-je me trouver mal ? Je m’affalai sur le tabouret, comme un sac, parfaitement dégoûté de moi-même, et une détresse sans nom, lame de fond livide, croula sur mes épaules. Absurdité sans nom ! Jamais Eva ne me croirait. De toute façon, il faudrait montrer à Toonelt le projet d’Ain. De toute façon, c’est celui qu’on choisirait. De toute façon, je serais le dindon de la farce. Dieu, que j’étais à plaindre !… Je me revoyais, devant la glace, en train de m’essuyer le nez. J’en aurais hurlé de pitié pour mon destin. Oh ! il me le payerait, le Saarma ! Tout ça, c’était sa faute…

En quatrième, je m’étais fait rosser. Par deux types de la classe mis en retenue avec un zéro de conduite. Sous prétexte que je les avais cafardés. Ils m’avaient kidnappé à la nuit tombante et transporté dans la buanderie. Le plus grand me serrait le crâne au creux de son bras. Inoubliable, l’odeur de cette manche sale et puante qui me collait au nez ! Je croyais que les veines de mon cou allaient éclater… Après, ils se sont mis à deux pour me boxer le nez jusqu’au sang. Et le plus petit m’a craché à la figure : je m’en souviendrai jusqu’au dernier soupir. Mais sitôt qu’ils m’ont eu lâché, j’ai grimpé à l’étage au-dessus, et le môme – il me tournait le dos, n’est-ce pas –, j’y ai lancé une pierre en visant la tête…

Pourquoi cet affreux souvenir remontait-il ? Effondré sur ma sellette, le visage enfoui dans le rond de mes bras, je commençai à sangloter. À bouche fermée. Faute de trouver leur issue normale, ces vocalises du désespoir se transformèrent en glouglous aussi peu mélodieux qu’affligeants. Je perçus vaguement ce lamento nasal, et une colère aveugle me secoua : j’aurais voulu mordre, trépigner, faire voler des assiettes à soupe et en mastiquer les débris. Je me sentais condamné sans recours.

En cherchant mon mouchoir, ma main ramena un papier chiffonné. Les lettres en étaient effacées. On pouvait toutefois déchiffrer encore: Téléphoner à Magnus Tee.

Depuis quand ce pense-bête traînait-il dans ma poche ? À quel propos devais-je téléphoner à ce personnage ? Je n’eus pas le temps de me poser de questions. Les lettres dansaient dans la brume, telle une ronde de gnomes bancals :

…TÉLÉPHONER À MAGNUS TEE…TÉLÉPHONER À MAGNUS TEE

J’en oubliai la brûlure de ma plaie. Je me levai d’un bond : le Saint-Esprit venait de descendre en moi. Triple idiot que j’étais ! Comment n’avais-je pas pensé plut tôt à Magnus ? Le croquis de Saarma ne serait sûrement pas de son goût. Pour impressionner le public rien ne valait cet ancêtre des pistolets à mèche. Je saurais le charger. Avec n’importe quoi : du sel, des plombs ou une balle dum-dum. Et grimper dans un arbre avant que le coup parte… Au lieu de me ronger les sangs dans une cuisine, j’aurais dû, depuis belle lurette, grimper à l’appartement n° 8 et, tout en grignotant les petits fours du monsieur, verser des pleurs sur le malencontreux projet d’un garçon si talentueux qu’on se demande comment il a pu commettre pareille bévue..

Rien n’était perdu encore. Heureusement, rien n’était encore perdu !

En catimini, je file par la porte donnant directement dans l’antichambre et j’écoute. La musique joue à pleins tuyaux, mais deux précautions valent mieux qu’une.

Dégringolons plutôt l’escalier : juste devant la maison, il y a un téléphone public.

Quatre… Zéro… Zéro… Trois… Et six…

Là-bas, ça sonne. Huit fois. Et on décroche. Une voix pas commode:

– Savez l’heure qu’il est ?

– Je m’excuse infiniment… Ici, Sven Voore.

– Le camarade Voore ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

Le ton est quand même plus aimable.

– Pardonnez-moi mon incorrection… À pareille heure, je sais… En effet, ça neva pas… Ain Saarma vient de me montrer son brouillon de projet… Quelque peine que j’éprouve à le constater… Je vous avoue… Bref, c’est manqué. J’ai essayé de le lui faire entendre… Aussi clairement que possible… Il ne veut rien savoir. Il m’assure que les temps ont changé…

– Comment ? Les temps ont changé ? (La voix, en tout cas, avait changé que c’en était plaisir.) Ça représente quoi, ce projet ?

– Deux mains. Rien que deux mains. Deux mains qui sortent tristement de terre. Un très bon monument funéraire, peut-être, pour la tombe d’un surréaliste, mais… Je m’avoue incapable de comprendre ce que deux mains passivement résignées peuvent bien symboliser sur la sépulture de héros tombés au champ d’honneur, sur la sépulture d’êtres qui ont lutté jusqu’à la dernière goutte de leur sang. Si encore ces mains tenaient un fusil, un enfant, une étoile rouge… Mais telles qu’elles se présentent actuellement, c’est du primitivisme et du pacifisme… À mon avis, en tout cas… Nous avons failli nous disputer… J’aimerais mieux que vous regardiez le croquis vous-même. Je peux me tromper. En tout cas, l’un de nous deux, lui ou moi, se trompe sûrement. J’ai ce croquis chez moi. Peut-être me permettrez-vous de vous l’apporter ? J’ai tant besoin d’un conseil !

– Et Saarma ? Où il est ?

– Au club… pour fêter… Mais Eva Saarma est justement chez moi. Peut-être préféreriez-vous passer vous-même ? Au fond, ce serait le mieux qu’on discute le croquis en présence de sa femme. (J’improvisais sur le mode geignard.) Lui, n’est-ce pas, il est tellement sûr de soi, tellement obstiné…

– En ce moment même, j’ai une œuvre sur la sellette, et il me faut encore la penser : la statue en pied d’une jeune et éminente vachère d’avant-garde, ouvrière de choc du travail communiste (toutes ces explications sur le ton paternaliste du boss), et je cherche un angle neuf, plus frais… Je passerai chez vous dans un petit moment : une demi-heure ou trois quarts d’heure. Ça vous va ?

– Bien entendu ! Je vous attends. La statue d’une vachère, dites-vous ? Comme ça doit être intéressant ! Vous me permettriez de venir demain ? Je suis tellement curieux de voir cela.

Flatté, le boss grommela un acquiescement indistinct.

– Encore une chose, ajoutai-je d’une voix peu sûre. Quand vous viendrez, n’ayez pas l’air que je vous aie déjà parlé du croquis… Eva Saarma pourrait s’imaginer des choses… Vous connaissez les femmes. Ayez l’air de passer par hasard… Ce serait peut-être le mieux…

Ma suggestion se révélait hasardeuse. C’était ce personnage à principes qui pouvait s’en imaginer, des choses ! Je me repentais déjà d’avoir trop parlé. Sait-on jamais ce qui peut surgir dans ces cervelles en pomme de terre ?

Au bout du fil, il y eut un meuglement méditatif qui me parut d’abord redoutable mais s’acheva en rire presque humain :

– Ah ! jeunesse, jeunesse ! Et le courage civique ? Toujours des gants, alors ? Entendu : je jouerai le jeu.

Il paraissait enchanté de se montrer perspicace.

– Merci. Je vous attends.

Il raccrocha.

Une demi-heure ou trois quarts d’heure ? Quand j’en avais besoin sur-le-champ !… Et si ces trois quarts d’heure duraient le double ? J’étais hors de moi. Arriverais-je seulement à retenir Eva tout ce temps ? Parce qu’il fallait qu’elle entendît l’oracle de ses propres oreilles. Si cet inquisiteur à l’âme de nourrisson pouvait au moins se rendre compte qu’il s’agit du bien de la cause, qu’il faut descendre chez moi illico, et non pas peloter de la glaise ! Ah ! bon Dieu de misère !

– Qu’est-ce que vous avez bien pu faire tout ce temps à la cuisine ?

– Rien… Je me suis coupé avec l’ouvre-boîte. Pas grave !

– Oh ! ces créateurs ! (Eva exécuta un rond de bras fort émouvant.) Ain est tout pareil. Vous avez de la gaze ?

Elle me pansa la main. On se rassit. Elle piquait dans l’assiette de crabe la chair rose des pinces et y plantait avidement de petites dents pointues. De toute évidence, elle avait décidé que j’étais resté à la cuisine pour recouvrer mes esprits à la suite d’une déclaration d’amour sans espoir. « Je ne pourrai plus vous regarder dans les yeux », ça y sautait, aux siens, que c’était le semi-aveu d’un timide, qualité qu’elle n’attendait pas de moi, et dont la découverte lui rendait son sang-froid. Au vrai, c’est moi qui avais besoin de reconquérir le mien, et je me lançai :

– Savez-vous bien qu’à la cuisine il m’est venu une idée géniale ? Oh ! il ne faut pas fonder sur elle trop d’espoirs, mais on ne perdrait rien à la suivre, à mon avis du moins : je trouve qu’il serait très astucieux de montrer d’abord le croquis d’Ain…

Je me levai, pris sur le buffet une statuette de porcelaine et la fis sauter au creux de ma main :

– Vous ne voyez pas à qui ? À Sa Majesté Magnus Tee !

Elle paraissait hypnotisée par les sauts périlleux de la statuette :

– À quoi bon ? répliqua-t-elle. C’est tellement risqué !

– Peut-être que oui, mais peut-être que non… De toute façon, Magnus sera touché jusqu’au fond du cœur si c’est à lui, le premier, que nous soumettons le projet en sollicitant ses conseils. Après cela, il lui sera beaucoup plus difficile de l’éreinter en bloc : il conseillera d’améliorer ceci, de développer cela, et nous aurons déjà cause gagnée. Sans compter que je suis en fort bons termes avec lui : l’autre jour, j’ai été lui rendre visite dans sa bauge, et il m’a servi un sermon sur « les tâches élevées qui se posent à notre art ». On peut même préparer d’avance une petite maquette… Par ailleurs, c’est sûr à cent pour cent que nous n’arriverons pas à éviter l’étape Magnus : il aura son mot à dire, et ce qu’il dit garde, hélas, quelque poids. S’agissant du croquis d’Ain, il ne faut pas compter sur le temps pour amadouer le Dieu de Colère : c’est aujourd’hui ou jamais. Essayons donc ! Qu’est-ce que ça coûte !…

– Votre raisonnement parait assez logique.

?– C’est votre mari qui m’inquiète : j’ai grand-peur qu’il repousse du pied les conseils de Magnus. Ce garçon est trop honnête pour notre époque. Magnus, bien sûr, va conseiller des âneries… Ah ! si c’était vous, Eva, l’auteur du projet ! L’affaire était dans le sac : on se serait mis d’accord depuis longtemps…

Je la regardai avec le sourire de l’écolier imbattable pour copier en composition.

Elle se taisait, absorbée par ses calculs. Je conclus:

– De toute façon, ça vaut la peine d’y réfléchir. Préparez donc Ain à l’éventualité d’un petit pèlerinage chez Tee, demain ou après-demain.

– Ça vaut la peine d’y réfléchir, murmura-t-elle.

Je tirai de la discothèque une nouvelle provision de musique. Que nous écoutâmes… Je rechutais dans le doute. J’avais bien amené l’entrée en scène de Magnus. S’imposait-elle ? Les actions de ce birbe dégringolaient en flèche. Nous étions en pleine renaissance artistique. Les gens recommençaient à se faire confiance les uns aux autres. La chasse aux fantômes avait passé de mode. Et si Magnus avait cessé d’être l’allié adéquat ? Si, le moment, au contraire, était venu de risquer ? Une montre qui retarde ne vaut pas mieux qu’une montre qui avance.

Avais-je eu raison de lui téléphoner ? C’était peut-être la gaffe… Pour masquer mon angoisse, je bavardai comme une nichée de pies borgnes… Les magasins regorgeaient maintenant de crabe et de caviar ? Preuve qu’on ne couperait pas à une guerre. Hindemith et Bach présentaient un trait commun : la polyphonie (notion plutôt brumeuse dans mon esprit). Le Louis XV redevenait à la mode, chez les snobs d’Occident : nos pieds de chaises ne tarderaient guère à se cambrer… Et je causais, je causais, je causais. C’est si affreux, d’attendre en silence !

On frappa à la porte d’entrée.

Le temps avait filé plus vite que je ne croyais.

9

– J’ai bien failli y casser sa sale gueule… Un jeune écrivain, tu te rends compte ?

Ain Saarma ! Un pied sur le seuil et la langue pâteuse… Il est déjà dans le vestibule et enlève son pardessus.

– Prends ça : on va se l’envoyer…

Il me confie une bouteille enveloppée de papier rose.

– Je t’ai attendu ! Oh ! ce que je t’ai attendu !… Ça m’a donné une idée : te débarrasser de ton quelqu’un, puisque t’arrives pas à t’en décoller. Fais-moi confiance qu’il va pas s’incruster…

Ricanement qui se veut malin. Vain effort pour cligner de l’œil. La bouche s’arrondit en bouton de veste :

– Sauf si c’est une dame… Elle nous tiendra compagnie… T’as rien contre ?

Il exhalait une écœurante odeur d’alcool. J’avais la tête prodigieusement vide : un ballon rouge prêt à s’envoler. Il montra la bouteille que je balançais bêtement à bout de bras :

– En attendant, fous-la à la cuisine, c’est pas pressé. Puis, d’un pas résolu et titubant, il pénétra dans le studio.

La grande scène commençait.

– Toi ?

Raide comme un piquet, il s’accrocha au chambranle. Je me faufilai entre l’autre jambage et lui, pour me placer auprès d’Eva : le réflexe du monsieur qui flaire le gros scandale.

– Qu’est-ce que tu fous là ?

– Et toi ? (Le sourire de l’innocence ; elle n’a pas encore remarqué qu’il est soûl.) Nous tirions justement des plans avec Sven.

– Ah ! vous tiriez des plans !

Sa voix était merveilleusement sifflante. Il se tourna vers moi:

– C’était Eva, ton quelqu’un ?

Je n’eus pas le loisir de répondre. Il braquait sur Eva le regard stupide et souriant du gosse dont le jouet vient de se casser, puis sa bouche se contracta, le sourire se dilua, et le visage parut s’affaisser.

La porte faisait un trou noir derrière lui : une trappe ouverte sur le néant. Minuscule par comparaison, il avait l’air d’arriver d’un autre monde, d’un univers irréel. Eva s’était enfin rendue compte de son état, et ce comble de malchance l’achevait :

– Nous tirions des plans, répéta-t-elle en me lançant un regard S.O.S.

– Les pauvres ! Je les empêche de tirer… leurs plans. Triste !

Il se tourna vers moi :

– Fallait prévenir !

– Ain, cesse de dire des bêtises…

Je l’avais presque murmuré. Or ce qui l’aurait calmé net, c’est un rire énorme ou une bourrade dans les côtes. Mais j’avais soudain envie de ne pas trop le rassurer. S’il y tenait, qu’il se croie cocu ! Ça me regardait ?

– Tu es ivre, dit Eva.

Le ton était sévère, mais la bouche tremblait. Il y avait de quoi : en peignoir, chez moi, à une heure pareille ! Crier : « Coucou ! » comme à cache-cache eût été fort déplacé.

– Je suis bourré… Et puis après ? On s’amuse comme on peut. Hein, Sven ? Elle t’a satisfait, ma femme ? (La fièvre ravivait son regard ; il avait des boutons d’acné avec des pointes jaunes à la commissure des lèvres.) Dis, elle se met guère en frais pour toi… Sa robe de chambre coccinelle, chez nous, c’est seulement pour me cuire des crêpes… À moins qu’elle vienne pas pour la première fois… Là, alors, bien sûr… Elle a soigné ses dessous, au moins ?… Question linge, je sais de quoi je cause, mais je te dirai pas…

Il éclata d’un rire gargouillant, à croire qu’il avait la bouche pleine d’eau, s’écroula dans un fauteuil et commença à se contorsionner, la tête se balançant comiquement d’une épaule sur l’autre.

Est-ce qu’il devenait dingue ? J’observai Eva qui torturait son mouchoir. Elle se leva et fit un pas…

– Ain, mon chéri, qu’est-ce qui te prend ? Tu te fais des idées insensées !

Il brailla :

– Fous le camp ! J’ai pas besoin de toi !

Il braquait sur nous le regard farouche du rat acculé. Du moins n’avait-il plus ce rire qui vous tordait les entrailles. Je retrouvai un peu de sang-froid. La scène, d’ailleurs, dépassait les bornes. Je dis assez fermement :

– Tu m’as l’air d’avoir trop bu, vieux. Qu’est-ce que c’est, ces façons d’insulter ta femme ?

Sans m’écouter, il enchaîna d’une voix qui se cassait :

– Tu l’auras, ton divorce ! Je retiens pas les gens, moi…

Quelle agréable sensation que de constater qu’on est seul à garder son calme ! Je me passai la main dans les cheveux et pus même sourire :

– Ain, tu te rends compte des sottises que tu dis ?

Eva me dédia un regard de gratitude (j’aimais qu’elle pût constater à quel point, moi, je savais me tenir) et cambra les reins :

– Tu es incapable de comprendre qu’un homme et une femme puissent rester en tête à tête sans…

– Toi, on te connaît ! Qu’est-ce que tu pouvais faire d’autre, avec lui ? Vous aviez des sujets de conversation ?

Les mots giclaient comme d’une mitrailleuse. C’était même incroyable que cet endormi pût les cracher à pareille vitesse. Quelque chose me disait pourtant qu’on avait dépassé le pire. Eva dut aussi comprendre que la crise d’hystérie entrait dans la phase de rémission. Poisson-pilote, elle avait pénétré dans mon aquarium avec des intentions louables ; l’indignation l’emporta dans son cœur. Elle prit sur la table le croquis d’Ain :

– Oui ! Et le voilà, notre sujet de conversation ! Pendant que tu te pochardais !

– Qu’est-ce que tu y comprends ? On t’a permis de flanquer ton nez dans mon travail ?… Et lui ? Cette espèce d’affairiste ? C’est moi qui peux lui apprendre ! Et j’y apprendrai…

– Ça suffit, vieux ! N’aie pas peur : tu ne me vexes pas ; tu ne sais même pas ce que tu dis. Mais, vrai, je ne te croyais pas si jaloux.

De fait, je ne l’aurais pas cru. Tout être humain a sa faiblesse, son point sensible, son côté risible. Moche comme il était, Ain devait penser qu’aucune autre femme ne consentirait jamais à l’aimer. Pauvre bougre ! Il commençait à m’inspirer une compassion ironique…

Mais il n’écoutait rien. Le regard vide, la pensée, sûrement, à cent lieues d’ici, il lança soudain à Eva :

– Je vois ! Et même très bien ! Tu te rappelles, ce que tu m’avais proposé, quand tu as plaqué Kõõmets ? Tu te rappelles, ce que tu avais apporté pour me montrer ? Elle se répète, l’histoire ! Sauf que moi, j’ai pas profité de l’occasion. Je suis pas une ordure, moi !

L’atmosphère s’était brusquement épaissie : à couper au couteau. J’observai Eva ; pétrifiée, les ongles griffant les paumes, le teint couleur de cendre, et, là-dessus, un rouge à lèvres capucine, aussi macabre que la fleur du même nom dans une bouche de macchabée. Quant à Ain, la face triomphante de l’affreux Jojo, si content d’avoir enfin fait mordre la poussière à sa femme, qu’on s’attendait à le voir sauter sur un pied en braillant : « Bisque-bisque-rage ! »

Juste en cet instant, on toussota discrètement sur le mur : c’était la pendule que j’ai héritée de ma tante, un vieux cartel de bonne famille suisse, qui commençait à retarder passablement, mais sans pareil pour la sonnerie : vous servant ce chef-d’œuvre de l’acoustique avec le chic d’un roquentin débitant des madrigaux. On en eut confirmation illico : chaque bim-bam avait le moelleux d’un œuf de Pâques en chocolat.

Nous l’écoutâmes sans souffler mot. Comme si la règle du jeu exigeait un entracte. Tous les hommes se ressemblent sur un point : ils choient du drame au mélodrame. Exactement comme les jeunes écrivains de théâtre. Regardez-vous, quand vous vous fâchez : vous prenez modèle sur les navets de l’écran.

Au onzième coup, je regardai Eva. Qui déclara :

– Tu déconnes.

Crûment, d’une voix éraillée, comme une fille de la rue. Elle avait même changé de figure : une face carrée, laide, absolument pas féminine. Et tout ce qui nous entourait semblait s’être également contracté. J’avais l’impression que les angles de la table et des chaises étaient devenus si aigus qu’il aurait suffi d’un rien pour s’y abîmer.

– …Vous voyez, Sven, le genre d’individu qu’il me faut supporter ?

Il jaillit du fauteuil un ricanement farouche. Les traits d’Eva s’amollirent. Sa jolie bouche se tordit de douleur puis se tirebouchonna drôlement comme une cosse de pois qui éclate.

– …Je n’en peux plus !

Elle porta la main à ses yeux et marcha silencieusement vers la porte. Je la soutins aux épaules. Il émanait d’elle une odeur douceâtre de femme qui pleure. À ces moments-là, elles sentent toutes le vieux foin mouillé.

– Tu es tranquille maintenant que tu l’as fait pleurer ? lançai-je à Ain quand je l’eus raccompagnée.

J’étais furieux et débordant de compassion : Eva avait un dos si touchant, un dos d’enfant où l’on pouvait palper chaque vertèbre, et qui vous donnait envie de mettre au lit, pour le consoler, ce pauvre être éploré. Confrère, tes craintes pourraient bientôt avoir un objet !

Ain ne répondit pas : il avait la tête dans ses mains, et les épaules secouées de convulsions. Je bus le fond de mon verre et arpentai nerveusement le tapis :

– Cesse ce mélo, et va demander pardon à ta femme.

– Toi… Ça te regarde pas !

Je l’observai, et en éprouvai un dégoût mêlé de pitié.

À Moscou une décoratrice entre deux âges s’était prise de béguin pour moi. Avec beaucoup de discrétion : je ne me doutais de rien. Plutôt moche – le genre pot à tabac –, elle avait de l’esprit, phénomène fréquent chez les femmes laides, et c’était un bon copain. On sortait souvent. Dans mon idée, c’était un flirt sans conséquence. Elle – mais je m’en suis aperçu trop tard – le prenait au sérieux. Notre liaison parvenue à son terme inévitable, je constatai pour la première fois à quelles extrémités un être humain peut se trouver amené par cette abstraction poétique qu’on baptise amour. En quelques minutes, cette femme intelligente, aimant à rire et qui savait boire, se métamorphosa en une chose suante, bavante (appelez ça du naturalisme, mais c’est la vérité pure !) et éructant des sons qui imitaient à s’y méprendre une baignoire achevant de se vidanger. J’éprouvais de la compassion. Mais sans compatir vraiment : c’était un autre être. Il y a de ces spectacles qui vous retournent le cœur.

– …Finis donc, vieux ! Quand nous y repenserons demain, nous en rirons bien tous les trois…

– Bas les pattes, saloperie !

Ses yeux pleuraient de haine. Les boutons d’acné avaient crevé à la commissure des lèvres. Je soupirai d’impuissance :

– Bien sûr : je perds mon temps. Bourré comme tu es…

– C’est pas vrai !… J’suis pas plus soûl que toi. À vous deux, vous avez presque vidé la bouteille.

Il s’efforça de braquer un regard froid. Et y réussit presque. Sans doute la scène de ménage l’avait-elle dégrisé. À son arrivée, d’ailleurs, il n’était pas soûl à rouler. L’affaire n’en était que plus stupide. D’une stupidité…

J’entrepris une nouvelle tentative :

– Écoute, Ain, ta femme est sûrement en train de pleurer. Tu ne veux vraiment pas aller la consoler ?

Il se leva. Je voulus le raccompagner. Il me repoussa d’une bourrade et fila à la cuisine. Je l’entendis s’ébrouer sous le robinet. Alors, quoi ? Ça n’était pas encore fini ? Je n’aurais peut-être pas dû lui conseiller de rentrer chez lui ? De lui-même, il l’aurait fait ; maintenant, il allait s’incruster. Exprès ! Oh ! le cochon ! De nouveau, la rage me prenait. Allait-il me les casser longtemps encore ? Je n’avais plus qu’à le flanquer à la porte…

Déjà, il rentrait dans le studio. L’eau froide s’était révélée salubre : il avait presque figure humaine. Mais pourquoi, diable, ne s’en allait-il pas ? Fallait-il croire qu’il voulait que j’explose ? Dans ce cas, il me prenait pour un autre. J’arborai un sourire infiniment compréhensif :

– Ta première action raisonnable de la soirée : l’eau froide, c’est souverain. Rappelle-toi la chanson : Pour rester en bonne santé, lavez-vous sous le robinet…

Pour toute réponse, il meugla. Situation désormais limpide : c’était mon sang-froid qui l’excitait, le ton protecteur, amical. Eh bien, râle, mon garçon.

?– Ne bâtis pas de romans-feuilletons, ajoutai-je. Nous étions réellement en train de discuter ton croquis. Après ton départ, j’y ai réfléchi un bon moment. Eh bien non : sous cette forme-là, ça ne passera jamais. Tu sais les statues dont on a truffé la ville : ne serait-ce que devant le théâtre Estonia. Venant de Magnus Tee – hypothèse impensable ! – l’idée aurait peut-être une petite chance de passer. Mais, venant de toi…

– Ça passera ! Et comment !

Il m’avait coupé net la parole, tira sur son épi cabré et sourit avec condescendance.

– Ça passera. Pas d’hésitation ! Qu’est-ce que tu lui reproches, au juste, à mon idée ?… J’ai bien l’impression que ta frousse, elle a une autre raison…

Qui m’expliquera la coexistence pacifique, dans une même cervelle, du chaos intégral et de cette indéniable logique ? L’effort, toutefois, lui faisait le coin de l’œil écarlate. Je répliquai :

– Tu meurs d’envie de te disputer avec moi ? Je dois te prévenir que tu n’y réussiras pas. Tu fais des caprices de sale môme, et je ne te prends pas au sérieux.

Je constatai que j’étais en train d’enrouler le bout de ma cravate autour de mon index. Pour que mes mains ne me trahissent pas, je les enfonçai dans mes poches.

– Ça passera, et faudra voir comment ! répéta Ain d’un air souverainement détaché.

Puis, s’étant saisi de la statuette de porcelaine avec laquelle j’avais jonglé, il se l’appliqua à la tempe.

– Admettons… Tu crois vraiment ton croquis acceptable pour Magnus Tee et ses pareils ? Mais c’est tellement facile de le taxer de pacifisme, de formalisme, d’humanisme abstrait, de manque d’esprit combatif, de tout ce qu’on voudra ! Compte aussi avec le fait que Magnus sévit dans pas mal de commissions…

– Le Magnus, je m’en balance ! À la ferraille, ton Magnus !

Nom de Dieu, ce qu’il était sûr de lui !

– Peut-être qu’il finira à la ferraille mais, d’ici là, il s’arrangera pour refiler un fusil à ton lutteur d’outre-tombe, ou une étoile à cinq branches !

Ain ne daigna pas m’entendre :

– Magnus Tee, à la ferraille ! Et qu’il s’amène pas avec ses conseils, ou je l’expédie se faire voir ailleurs.

La statuette de porcelaine rebondissait à présent dans sa main. Il marqua une pause, puis :

– Toi aussi, tu finiras à la ferraille. Un jour ou l’autre, mais comptes-y !

– Très touché ! Mais tu me ferais plaisir en remettant ce bibelot à sa place : c’est un cadeau.

La colère me remontait à la gorge : une vraie boule de feu. Exactement le résultat qu’il cherchait : que je ne me connaisse plus. Je le savais. Mais je n’étais déjà plus tout à fait le maître de mes réactions. Ça ne lui avait probablement pas échappé. Il enfonça la banderille :

– Dans le même sac, et à la ferraille ! Et ça sera pas honnête. Magnus, c’est seulement un imbécile. Toi, tu es un intrigant. Tu passes par les femmes…

Je sentis un voile noir m’obturer la rétine. Non sans plaisir ! Enfin, j’allais le vider par la peau du cou, lui et ses mains qui étaient un cri ! Je tournai la tête. Instinctivement. Pour regarder par-dessus mon épaule.

Avec un adorable sourire de polissonnerie voluptueuse, la demoiselle du beau monde glissait le billet doux dans son bouquet. Je retrouvai mon calme instantanément : un apaisement haineux, l’impavidité de la pierre. La boule de feu se coagula en lingot d’acier, que son poids fit redescendre :

– Par les femmes ! Pourquoi pas ? À toutes leurs autres qualités – que j’apprécie –, elles joignent au moins le bon sens, un bon sens très supérieur à celui de leurs fiers époux.

Et je lui éclatai de rire au nez. Ce qui parut agir. J’avais repris les rênes en mains. Par l’effet de ce salutaire principe que tout être humain a sa faiblesse, son point sensible, etc… Et parce qu’un détail, aussi, me revenait à la mémoire. Je regardai la pendule : depuis mon dernier coup de téléphone, près d’une heure s’était écoulée.

J’enchaînai :

– Hé oui, cher ami et confrère, la vie n’est pas simple. Et ça m’étonnerait qu’une outrecuidance pareille te mène loin. (Je ris encore pour mieux piquer.) Quand le chat n’y est pas, les souris dansent : ça n’est pas encore dans nos moyens d’envoyer Magnus se faire voir où tu penses.

Je remplis les deux petits verres et lui en fourrai un dans la main, brutalement :

– …Ce n’est pas très joli de ma part de t’offrir du cognac, mais au degré de soûlographie que tu as atteint, un de plus ou de moins... Prosit !

Il contempla longuement le liquide avant de l’avaler d’un trait. J’allai resserrer la bouteille et les verres dans le buffet.

On sonna àla porte.

– Maintenant, dis-je froidement, tu pourrais quand même aller consoler ta femme !

10

– Vous ? Quelle bonne surprise ! J’ai justement chez moi Ain Saarma. Avec le croquis du monument. Il voulait tellement vous le montrer…

Je parlais d’une voix de stentor. Magnus franchit mon seuil :

– Vous le dites par politesse : depuis quand les œufs viennent-ils demander conseil aux poules ?

Il devait trouver le mot bien spirituel, car sa gueule s’ouvrit aimablement, exhibant deux rangées d’incisives à l’éclat insupportable – de ces dents qu’on assure taillées dans des couvercles de boites de conserves –, mais, à peine le rire s’était-il échappé de ce porche sinistre, que le battant se referma illico, comme sur un coffre-fort à l’épreuve du feu et de la balle.

Les habitudes scolaires sont plus fortes que tout. À cette entrée tonitruante, Saarma se leva d’un bond. Ce que je soulignai en lui dardant, derrière le dos du boss, un clin d’œil sardonique. Ledit boss, d’ailleurs, semblait d’humeur charmante : il s’approcha d’Ain et lui tendit une main si cordiale que l’autre ne put faire autrement que de la serrer. Malgré les lumières tamisées, Magnus constata tout de suite qu’Ain ne respirait ni l’enthousiasme ni le feu sacré. Il s’assombrit en un clin d’œil.

– Votre statue avance ? Nous pourrons la voir bientôt ? demandai-je, feignant l’intérêt fou, pour mettre le comble aux fureurs de Saarma.

– Pas mal, merci. Reste à parachever… (Il tourna le dos à mon hôte.) Mon vénéré maître Ivan Zakharytch disait toujours : « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. » Immortelle formulation !

De ces sommets philosophiques, le camarade Tee se laissa choir dans un fauteuil.

Si noblement que je vis sauter le troisième bouton de sa veste d’appartement rouge betterave.

– Vous offrirai-je une tasse de café ?

– Je ne puis me le permettre. Vraiment pas ! Question de santé. Jamais le soir.

Évidemment ! C’est tout l’art soviétique estonien qu’une gorgée de ce breuvage eût mis à mal en sa personne, au moment où un si bel avenir attendait la dondon en glaise de l’appartement 8 !…

Saarma roulait son esquisse. Je me précipitai :

– Ain, ne fais pas le timide ! Tu rêvais d’avoir l’opinion du camarade Tee.

Il n’eut pas le temps de réagir : le croquis reposait déjà sur les genoux de Magnus.

– Je…

Là aussi, je coupai court :

– Tu veux prendre des notes ? Voilà du papier et un crayon. Inscris bien tout : autrement, tu vas oublier !

Long regard d’Ain. À peu près indescriptible. Magnus, cependant, contemple les mains qui étaient un cri. Puis grogne :

– Hum… Voui… Dessin négligé… très négligé… C’est quoi, ça ? Il y a quelque chose d’écrit…

Ce grêle et joyeux Ah ! ah! hypnotisait l’éminent camarade. Je m’empressai d’expliquer : « Le feu de l’inspiration…, l’enthousiasme créateur… » Sans lâcher Ain des yeux. Il faisait peine à voir : cramponné des deux mains à la table, comme si c’était un tapis volant à la minute du décollage ; à bout de patience ; un instant de plus, et… Mais je ne pouvais pas non plus continuer dans ce style. Au téléphone, j’avais joué l’ami scrupuleux. Même un Magnus finirait par s’étonner de mon comportement. Sans plus souffler mot, je regardai avec un large sourire ces doigts au bord de la crampe et poussai la statuette de porcelaine, avec un air de suggérer : « Casse-la donc, vieux : ça soulage ».

Magnus se cura l’oreille puis, lentement, d’un seul bloc, se tourna vers Saarma.

– Sous le rapport du contenu…, du contenu… Vous avez voulu dire quoi, camarade Saarma ?

Ain ne répondit pas. Magnus ressortit ses crocs blindés. Pour un tout autre sourire : celui du monsieur qui n’y comprend strictement rien. Le camarade boss attendait qu’on l’éclaire ! C’était tragique, ce sourire de couperet dans une face en box-calf.

Ain se taisait toujours. Je pris un air grave :

– Tu vois, vieux : ton credo échappe aussi au camarade Tee. Comme à moi-même.

– Dommage… Dommage… Au meilleur des cas, un monument pareil susciterait exclusivement des pensées tristes. Avons-nous que faire de pensées tristes ? Nous n’avons que faire de pensées tristes ! Les héros sont tombés, soit ! Mais grâce à eux, vous et moi, nous vivons une vie de bonheur, nous édifions l’édifice gigantique (textuel !) du communisme. (De toute évidence, Magnus avait travaillé le texte du verdict avant d’avoir vu l’œuvre ; sinon, les mots n’auraient pas si joliment coulé du robinet.) La mort des héros, ce n’est pas seulement une mort, mais aussi une étape…

Il achoppa un quart de seconde ; la péroraison n’en fut que plus grandiose :

– Jeunes gens, il faut voir toute chose dans son mouvement, dialectiquement ! Je confirmai :

– Le camarade Tee a raison : dialectiquement !!!

Ain sursauta :

– Si je leur faisais brandir une matraque, ça serait pas plus dialectique ?

Il se voulait ironique, mais c’était seulement méchant. L’ineffable Magnus prit la suggestion au sérieux :

– Pas une matraque : un fusil ! des grenades !!

Chaque mot accompagné du geste, tout le corps penché en avant…

Dieu du ciel ! Je n’avais plus qu’une pensée : serrer les dents. Le fou rire rentré me convulsait les épaules. De la sueur perlait à mon front. Je les voyais, ces mains, avec des grenades dedans : en forme de bouteilles ; pour un sujet de concours intitulé Scène de soûlographie dans un caniveau... Un hoquet m’échappa, que je parvins à travestir en quinte de toux. Magnus Tee était réellement impayable !

Mais Ain ne pouvait plus se contenir. Il se leva d’un bond. Son rire sarcastique déchira le silence respectueux. Magnus amorça une marche arrière :

– Des grenades, non, bien sûr… J’improvise… C’est métaphorique…

Et, d’un seul coup, lui aussi, il sauta hors de ses gonds.

– …De quoi ?… Vous riez de quoi ?… Gamin !

Ses joues avaient pris le ton betterave de la veste d’appartement. Saarma riait toujours. Oh ! ce qu’il riait ! Comme tout à l’heure : sa grosse bille roulant d’une épaule à l’autre. Avec des cassures dans le rire ; presque un rire de dément. Plus question, pour lui, de les contrôler, ses réflexes !

– Silence ! rugit le Dieu de Colère.

– Tu perds la tête ? braillai-je à mon tour. Dieu, quelle honte !… Camarade Tee, je vous apporte un verre d’eau.

– À la ferraille ! Tous à la ferraille ! clamait Ain. À la ferraille, vous et votre dialectique, votre arrivisme d’alcôve, vos cadavres en mouvement et vos héros morts qui sont une étape… Vous et l’art, ça fait deux !

Il empoigna son croquis et se rua vers la porte. Je l’attrapai aux épaules en m’y cramponnant de toutes mes forces.

– Tes excuses ! Tes excuses immédiatement, ou c’est fini entre nous… Je ne travaille plus avec toi si tu ne demandes pas pardon à la minute…

Il en fallait, des muscles, pour maintenir ce petit bonhomme ensauvagé ! Une giclée humide m’atteignit en pleine figure ; je n’y prêtai pas attention. J’avais presque réussi à soulever de terre ce fardeau gigotant. Magnus jaillit de son fauteuil pour me prêter main forte. Une douleur fulgurante me traversa la rotule. Je lâchai prise. Ain s’écarta d’un pas et déchira son croquis en hurlant :

– Faites-le tout seuls ! Faites-le tout seuls ! Je ne me déshonorerai pas !

Il se rua, en flageolant, sur le palier. Je sentis ma rotule faiblir. Affectant une souffrance atroce, je tombai sur l’autre genou.

– Une prise de jiu-jitsu ? Dites la vérité ! Ne me cachez rien !

Il était tout content, Magnus Tee. Je me relevai avec son aide :

– Je n’en sais rien, murmurai-je.

11

Je connais Ain Saarma comme un bon camarade et un jeune sculpteur doué. Notre collaboration fut intéressante, et je regrette sincèrement qu’elle ait si mal fini. Pour ma part, je suis prêt à pardonner : quand cet être naturellement sensible et aisément irritable s’est jeté sur moi, il se trouvait, de surcroît, en état d’ébriété.

En ce qui concerne le manque de maturité idéologique d’Ain Saarma, il me serait certes bien difficile de contredire le jugement du camarade Tee qui m’a précédé à cette tribune. Seul, en effet, ce manque de maturité politique peut expliquer les appréciations irréfléchies de Saarma à l’adresse de notre art soviétique en général et du camarade Tee en particulier. Je ne vois pas d’autre raison, car Ain Saarma est la bonté et la délicatesse même. Aussi ne poserai-je même pas la question de savoir si nous pouvons lui confier, ou à ses pareils, une tâche aussi responsable que l’édification d’un monument aux victimes du fascisme. Au cours, d’ailleurs, de cette malencontreuse soirée, Saarma a renoncé de son plein gré à œuvrer à ce monument. Il a même été jusqu’à déchirer démonstrativement son projet, à cause de la juste critique dont il venait d’être l’objet.

Quelques mots, maintenant, sur ce projet même…

C’était un projet fort intéressant, encore que, dans mon opinion, il fût entaché aussi de défauts sérieux. Car il ne suffit pas, aujourd’hui, qu’un tel monument serve les buts d’un humanisme abstrait ni d’un pacifisme passif : il doit encore appeler à la lutte ! Le fascisme ennemi de l’homme ne relève-t-il pas la tête en Allemagne occidentale ? Des déchets extrémistes de la société ne se ruent-ils pas au pouvoir en Amérique ? Étant donné que, dès le début de notre collaboration, je ne pouvais souscrire à plusieurs des conceptions d’Ain Saarma, j’ai dû, à mon corps défendant, méditer une variante personnelle. Je l’ai récemment soumise au camarade Magnus Tee, et il m’est agréable de constater qu’il l’a approuvée en principe. Le camarade Tee a bien voulu consentir à me venir en aide pour en éliminer certaines insuffisances et accepter ainsi d’en devenir le coauteur. Me voici, par là, délivré d’un grand souci.

J’en reviens au cas d’Ain Saarma. Je voudrais que tous vos cœurs se pénétrassent de la nécessité de ne pas nous montrer d’une sévérité excessive. Rappelons-nous les paroles de Vladimir Ilitch Lénine : le talent est rare, il faut ménager les talents… Noble et sage précepte ! Si Ain Saarma n’a pas daigné se présenter aujourd’hui devant nous, j’estime que la cause n’en est pas l’outrecuidance, mais la honte. À moins que… L’entêtement est un trait de caractère typique des populations du littoral. C’est là un défaut qui appelle une réprobation décisive, mais, avouons-le honnêtement, qui attire aussi la sympathie. Les types d’îliens obstinés que nous présente notre littérature ne sont-ils pas chers à nos cœurs ? Ne dit-on pas : têtu comme le genièvre de Saaremaa ? Ain s’est retiré sur son île natale. Qu’il y réfléchisse sur ses erreurs ! Qu’il revienne à lui !

Qu’ajouter en conclusion ? Simplement ceci : comprendre, c’est déjà pardonner. Je voterai contre l’exclusion d’Ain Saarma de l’Union des artistes.

Ainsi parla Sven Voore, trois jours plus tard, en réunion à huis clos.

Le monument est prêt. Il se dresse sur la fosse commune. La nuit, des projecteurs l’illuminent.

On apporte des brassées de fleurs au guerrier tombé – mais seulement sur un genou –, dont les poings fermés, au bout de longs bras de spectre, appellent à la justice et crient vengeance, tandis que, du ciel d’hiver, les flocons tombent lentement. Le soir de l’inauguration, je suis revenu pour regarder. Sur le socle est gravée une inscription discrète :

MAGNUS TEE SVEN VOORE ANNO MCMLX…

Un athlétique vieillard en pelisse noire examinait le monument. Il s’est approché. J’ai reconnu le professeur Toonelt.

– Intéressant… Très intéressant…, m’a-t-il dit.

J’ai demandé modestement :

– Vous le trouvez réussi ?

– C’est vous que je regardais, jeune homme.

– Moi ?

– Pour savoir si vous avez la conscience tranquille.

Il avait parlé calmement, sans élever la voix. Ses yeux de chouette étaient baignés de lumière. Il m’a tourné le dos et il est parti. Sous la neige, en relevant son col d’astrakan.

1965