Le motif des jours

       Les oiseaux criaient entre les HLM. Un gros oiseau aux longues ailes est apparu, volant à faible hauteur entre les immeubles. Aussitôt, les petits se sont tus et ont disparu. Le nouveau venu était étrangement gros. Je ne savais pas quel oiseau c’était. Je l’ai regardé longuement. Je ne pouvais pas penser : c’est un vautour, ou un aigle, car je ne savais pas quel oiseau c’était. Je ne connaissais pas son nom. Son vol ou son glissement lourd est resté gravé dans ma mémoire. Un gros oiseau sans nom. Car je savais que c’était un oiseau, et non un poisson ou un mammifère. Mais je ne connaissais pas son nom.
       Si on me montrait un type complètement insignifiant en me disant : « Regarde, il a cinq millions », je m’en souviendrais à cause des cinq millions. Et je pourrais dire plus tard : « J’ai vu un tel. Tu sais, il est complètement insignifiant. Et il a cinq millions. »
       Des trucs comme ça qui s’installent dans votre cerveau sous forme de souvenirs ou de rêves, il y en a de toutes sortes. Ce peut être des aigles, des hirondelles, des corneilles, des humains, des voitures ou des millions.
       
       Nous sommes une femme et un homme et un appartement et des objets dans l’appartement et une voiture et des emplois. Nous sommes ordinaires.
       Nous parlons peu parce que nous vivons ensemble depuis de nombreuses années et que nous sommes habitués l’un à l’autre.
       Nous pensons peu parce que nous vivons depuis de nombreuses années et que nos pensées sont usées.
       Parfois, pourtant, nous pensons à ce qui a été. Comme tout le monde. Parfois, pourtant, nous pensons aux choses que nous aimerions avoir et parfois même nous en parlons.
       
       J’ai trouvé un titre : « Le motif des jours ».
       Je l’ai caressé et bichonné pendant un moment. Il me plaisait, et peut-être que je me plaisais moi-même d’avoir trouvé un tel titre.
       Mais je ne me souviens plus de quoi ça devait être le titre. D’un récit, ou d’un tableau, ou d’un morceau de musique, ou d’un film. Ce n’était sans doute le titre de rien de précis, c’était juste un titre.
       Je l’ai traduit en anglais. The pattern of my days.
       
Puis j’ai réfléchi. Ce titre était un résumé émotionnel de toute me vie. Cela voulait dire que dans ma vie il y avait des jours comme ça, et puis aussi comme ça. Des jours mélancoliques où je ne faisais rien, et puis des jours d’activité. Des jours de pluie et des jours de neige et des jours de soleil et des jours de poussière. Au printemps et à l’automne et en été et en hiver. Et que tout cela était ma vie et que je l’acceptais et ne voulais rien d’autre.
       À la fois humble et fier. Personne. Ou plus précisément personne d’autre que moi, de façon unique, suffisante et complète. De sorte que ce personne était presque le plus grand quelqu’un qui puisse être pour moi. Mon moi le plus complet, séparé de tout le reste, à distance, mais qui ne niait pas le reste, non, qui le regardait simplement, et par là, y était tout de même lié indirectement. Mais il n’y tenait pas plus que ça, à ce reste. Pas le genre à construire une arche de Noé si le déluge arrivait. Ni à se mêler de quoi que ce soit. Comme un nom d’Indien. Par exemple : Celui-qui-a-peur-de-son-cheval. Ou comme un blason ou une devise de famille noble. Par exemple : Nul ne me blesse impunément.
       Le motif de mes jours. Logiquement, le titre aurait dû être suivi d’un acte. Un tableau, un film, un récit ou quelque chose d’autre. Mais bien sûr rien n’a suivi, comme toujours. Et au fond, peu importe. Parce que si quelque chose avait suivi, ce quelque chose aurait pris tout le contenu et toute la force symbolique de ce titre ou de cette devise et l’aurait changé en menue monnaie. Ç’aurait été comme d’expliquer des armoiries familiales au moyen d’une bande dessinée.
       
       Bon, mais en réalité, il n’est rien arrivé de mieux. Il m’est simplement sorti de l’esprit, il a disparu, pour revenir plus tard vidé de son contenu et de sa signification. Comme un objet rituel exposé dans une vitrine de musée. Un bibelot insignifiant.
       Il était apparu un jour dans ma tête et, après l’avoir gardé un certain temps, je voulais m’en débarrasser. Au début, il était beau et chargé de sens, il me plaisait, mais à force de tourner et de retourner dans mon cerveau, il était devenu comme un vieux jouet, juste des mots, comme le manifeste du parti communiste ou les dix commandements : n’importe qui aurait pu lui attribuer n’importe quelle signification. Comme un beau moment de la vie, qui, lorsqu’on l’a raconté deux ou trois fois à quelqu’un d’autre, est complètement oublié.
       Seules les paroles se répètent, mais la chose elle-même, on ne s’en souvient plus, et qui essaierait de s’en souvenir ? Même si on ne l’avait pas racontée, elle serait sortie de l’esprit de la même manière, mais elle existerait toujours quelque part. Non, non. Les deux existent toujours.
       Quand on tue un être humain, on ne tue pas la personne qu’il est à ce moment-là, parce qu’à ce moment-là il vit, ni ce qu’il a été ou ce qu’il a fait, car il l’a déjà été ou l’a déjà fait et cela subsiste de toute façon, ou du moins on ne le change pas. On ne tue que l’avenir, c’est-à-dire quelque chose dont on ne sait pas vraiment ce que ce c’est.
       Donc ce titre est d’abord mort dans ma pensée. Une fois mort, il a tourné et tourné encore un bon moment, puis il s’est effrité et est tombé quelque part sur le côté, comme le prénom d’un enfant à naître. Lorsque l’enfant naît, il donne au nom une nouvelle signification et personne ne se souvient plus de l’ancienne.
       Quelle signification pouvait avoir mon prénom pour ceux qui l’avaient choisi avant ma naissance, avant que je ne lui donne un contenu ?
       Bah, quelle importance ? Je voulais juste dire que tout se produit différemment de ce qu’on avait prévu.
       
       Le téléphone n’a pas sonné de toute la matinée. Et nous n’avons pas échangé un seul mot. Je n’ai pas téléphoné non plus.
       Je me lève et recommence à lire le journal que j’ai déjà lu hier soir entre deux disputes. Relire les mêmes articles me fait repenser à ces disputes.
       Tu es réveillée, mais tu gardes les yeux fermés. Tu ne te lèves pas, ne fais pas un geste. Je te regarde à la dérobée et je me demande soudain s’il faut ou non continuer à nous disputer, si l’emploi d’un ton amical signifierait ou non que je cède. Faudrait-il persévérer résolument dans la même ligne ou serait-ce idiot et infantile ? 
       Mais si j’adoptais un ton aimable et amical et qu’il apparaisse que tu as tout de même l’intention de poursuivre la dispute et de garder le silence ou de relancer la guerre des mots, je me retrouverais un peu idiot.
       Il vaut sans doute mieux attendre de voir quelle attitude tu vas adopter aujourd’hui. Est-ce que tu seras encore vexée ? Si oui, eh bien je peux l’être aussi. J’ai une raison suffisamment valable pour cela. C’était quoi déjà la raison ? Ah oui, c’est vrai, il y en avait plusieurs. Toi, par contre, tu n’avais pas vraiment de raison, à mon avis. Mais tu étais convaincue d’en avoir. Peu importe. Quand l’envie de se disputer disparaît, les raisons de la dispute n’ont plus d’importance. On peut être bon et gentil en dépit des meilleures raisons.
       Tu renifles et te retournes. Je te regarde du coin de l’œil. Il me semble que tu ne sais pas non plus si tu dois poursuivre ou non la dispute, ni si tu dois retarder encore le moment de me regarder, car un échange de regards révélera l’attitude que chacun a prise, le nombre de coups qu’il a joué entre temps mentalement. Tu ne sais pas si je veux poursuivre la dispute et tu as décidé d’attendre de voir quelle attitude je vais prendre. Que je fasse le premier pas. Et c’est exactement ce que j’attends de toi, moi aussi.
       
       Oui, je suis constitué principalement de mensonges. Lorsque Dieu a commencé à me façonner, il a pris de l’argile (était-ce vraiment de l’argile ?) et y a insufflé une âme : mon âme est donc le souffle de Dieu ou peut-être son âme, de sorte que nous avons une seule et même âme. Ensuite, il a pris dans une caisse tout un paquet de mensonges et les a fourrés à l’intérieur de moi. Il devait donc avoir quelque part une caisse de mensonges.
       Il est difficile de savoir s’il avait fabriqué lui-même cette caisse de mensonges ou s’il se l’était procurée autrement. Il s’était peut-être rendu compte qu’il manquait chez lui une caisse de mensonges et l’avait achetée en profitant d’une offre promotionnelle. Peut-être au diable ou au supermarché du diable.
       Quelqu’un avait inventé une théorie selon laquelle si Dieu était parfait, il devait contenir tout ce qui existe. Ainsi, Dieu n’était pas parfait tant qu’il ne m’avait pas créé. Quelque chose de possible n’avait pas encore été fait et il n’était pas un vrai dieu puisqu’il ne contenait pas tout. Mon existence était nécessaire pour qu’il puisse tout posséder et tout faire. Et il n’était pas non plus parfait tant qu’il ne possédait pas une caisse de mensonges.
       À vrai dire, Dieu ne sera pas un vrai dieu parfait tant que je n’aurai pas commis toutes les saloperies que je dois commettre au cours de ma vie, car elles peuvent exister, mais n’existent pas encore ; or, pour être parfait, Dieu a besoin que lui ou ses attributs possèdent tout ce qui peut exister. Pour la même raison, il devra un jour me tuer et vraisemblablement détruire le monde entier.
       En ce qui me concerne, il peut être Dieu autant qu’il veut, de mon côté je donne le meilleur de moi-même. Quand j’en ai le courage. D’ailleurs, à franchement parler (et même pas franchement), c’est étonnant qu’il l’ait lui, le courage. La perfection est-elle donc si importante qu’il faille s’occuper autant que ça de types comme moi ? Mais bon, quand on a créé quelque chose, il faut bien voir ensuite ce que ça devient.
       Voici comment j’ai découvert que je suis composé essentiellement de mensonges. Pendant des années, j’ai répété à tous ceux qui voulaient bien m’écouter que je ne remuais jamais le petit doigt sans que cela ait un sens, et comme aucun travail n’avait de sens, je ne le remuais pas du tout. Mais maintenant, cela fait déjà un bout de temps que je vais au boulot tous les matins de semaine et que je m’écrase le derrière sur une chaise de bureau dépourvue de sens.
       Je n’arrive pas à l’expliquer. Et je n’ai pas très envie de savoir. Si je le savais, ce ne serait sans doute pas très intéressant. Tous les autres font pareil. Ils ont des enfants, des femmes et des maisons, comme les autres, et s’ils n’ont pas un travail comme les autres, ça les angoisse. Ils se laissent angoisser un petit moment, puis un événement imprévu survient qui les ramène au travail. Le prétexte qu’ils invoquent alors, c’est l’argent.
       Mais je sais qu’un jour je remettrai les mains dans mes poches, je quitterai mon boulot et je ne travaillerai plus. Le travail ne devrait pas devenir une habitude, mais pour moi c’est déjà le cas.
       Et puis on est tellement surpris quand l’existence habituelle prend fin subitement, sans raison.
       Comme la vie elle-même. Comment ça ? On ne peut plus vivre ? Mais on a toujours pu jusqu’à présent ! Pourquoi personne ne m’a averti que la vie se terminerait un jour ?
       Ben oui, je voyais bien que les autres mouraient, mais personne ne m’a dit clairement que moi aussi je devrais mourir, et justement aujourd’hui. Pourquoi aujourd’hui ? On a envie de crier.
       Mais quand on est mort on ne peut plus crier cela, car il n’y a plus personne pour crier, plus de moi.
       
       Peu importe ce qu’on lit, l’important est que ça rentre. Journaux du jour, journaux d’hier, journaux d’il y a plusieurs années, journaux d’il y a un siècle.
       Demain, les journaux du jour ne seront plus les journaux du jour. Ils ne seront plus actuels, n’auront plus d’importance.
       À quoi bon lire des choses qui, demain, n’auront plus d’importance ? Demain, ce seront les journaux de demain qui seront importants. Ce sont ceux-là qu’il faudrait lire. Mais on ne peut pas : ils n’existent pas encore.
       On peut lire les livres parus cette année, les livres qui viennent juste de paraître, les livres qui se sont très bien vendus ces derniers mois en Amérique, Shakespeare, la Bible, l’annuaire du téléphone, et on peut aussi ne rien lire. Aucune différence. Ou plutôt, la différence est entre faire quelque chose qui procure du plaisir ou non, se forcer à faire quelque chose d’ennuyeux ou non. Mais rien ne change, on ne devient pas plus sage ni plus savant.
       Il y a encore quelques années, il était important d’avoir lu quelque chose. Est-ce que tu as lu ça ? Mais aujourd’hui… Est-ce que tu es allé dans ce nouveau café ? Est-ce que tu es allé dans ce pays ? Est-ce que tu as essayé ce sport, mangé ce truc, bu ce machin ? Et si on ne l’a pas fait, c’est comme si on était plus pauvre.
       On n’en est pas encore arrivé au stade où, quels que soient les trucs qu’on mange, qu’on boit, qu’on porte, les endroit où l’on va, on n’est ni plus riche ni plus pauvre. Mais si on en a envie, c’est autre chose. Shakespeare ou le vermouth. Ce qui suscite des pensées agréables ou une absence de pensées agréable.
       Mais les journaux essaient d’entretenir l’illusion qu’il y a du progrès, du changement, des événements, dont il est important d’être informé. Que les nouvelles d’aujourd’hui sont plus importantes que celles d’hier. On pourrait prendre par mégarde un journal d’il y a exactement un an et le lire en le prenant pour celui du jour. Meurtres, escroqueries, gains à la loterie, culture, politique. Et ça passe. On pourrait écrire un journal fictif plein de fausses nouvelles et ça passerait. On peut prendre un vrai journal et penser que ce n’est pas un journal fictif plein de fausses nouvelles, et ça passe aussi.
       
       Je ne sais pas quoi faire de moi-même. Mais je n’essaye pas non plus. Je ne me suis pas pris en main pour faire quelque chose de moi-même ou avec moi-même, pour créer quelque chose. Je n’ai rien entrepris, et je n’ai donc pas l’obligation de réaliser ce moi-même jusqu’au bout.
       Je ne sais pas qui m’a fourré ce moi dans la main. Quel qu’il soit, c’est lui qui doit en assumer la responsabilité. Cela ne me concerne pas. J’essaye au contraire, autant que je peux, de ne pas me prendre en main, car de toute façon il n’en sortirait rien de bon. Comme ça, au moins, je ne me sentirai pas mal parce que j’aurais entrepris quelque chose mais n’aurais rien fait de bien. Parce que j’aurais tourné et retourné entre mes mains quelque chose qui aurait fini par tomber. En réalité, ce n’est pas arrivé.
       De la même manière qu’on me l’a fourré dans la main sans aucune raison, on me l’arrachera un jour. Ce moi. Sans la moindre explication, sans la moindre justification.
       Bon, maintenant ce sujet a été étudié en détail, percé à jour, inventé. Je l’ai percé à jour. Qui ça ? Dieu ? Moi-même ? Et merde. C’est bon, maintenant que tu as réfléchi à ça, tu pourrais peut-être vivre un peu autrement. Oublier le souci de penser à toi, cesser de penser à toi, de te mêler de ta vie. Qui t’a autorisé à te mêler de ta propre vie ?
       Mais tu ne changes pas. Tout reste pareil. C’était juste une pensée parmi d’autres. Les pensées suivent leur chemin et la vie suit le sien. Est-ce que les pensées ne sont qu’une partie de la vie et ne lui sont pas supérieures ? Est-ce que les pensées peuvent changer la vie ou le sens de la vie ? Je ne sais pas et je ne pourrai jamais savoir. On ne peut jamais savoir ce qui se serait passé si les choses avaient été différentes. Qu’aurait-on fait alors ? Est-ce qu’on aurait fait comme ceci ou plutôt comme cela ? On ne sait pas.
       En plus, même si on m’a fourré ma vie dans la main sans explication, on ne m’a pas interdit d’en faire quelque chose. Et pourquoi je ne pourrais pas ? Je pourrais par exemple me couper en morceaux pour voir ce qu’il y a à l’intérieur et comment je fonctionne. Je ne saurais pas me reconstituer. Et puis après ? Il faut laisser ce boulot à un spécialiste.
       
       En marchant dans la rue, je regardais malgré moi les voitures et dans ma tête ont commencé malgré moi à tourner des rêves de voiture.
       Je me suis demandé un instant si je devais ou non m’empêcher de rêver de voitures. Mais je ne l’ai pas fait.
       Je ne sais pas s’il existe des gens qui ne pratiquent pas la masturbation mentale, qui ne rêvent pas. Ne pensent pas à la voiture qu’ils vont acheter, aux pays où ils vont voyager, à l’œuvre qu’ils vont créer, aux affaires qu’ils vont faire, aux femmes ou aux hommes qu’ils vont baiser, à la maison ou à l’appartement qu’ils vont acheter, à la philosophie qu’ils vont élaborer, à la montagne au sommet de laquelle ils vont grimper, à la carrière qu’ils vont faire.
       À chaque âge ses rêves, à chaque portefeuille les siens.
       À quoi pensais-je quand j’étais petit ? Aux petites voitures, au chewing-gum, à mon chien. Et encore plus petit, au morceau de verre que j’avais trouvé sur la plage et que j’avais perdu au même endroit, au ciment, avec lequel on pouvait faire des tas de chose qui durcissaient ensuite et dont j’avais réussi à voler un plein seau aux ouvriers. Mais plus tard, aux blue-jeans, aux filles, aux disques. Puis aux livres, aux filles, aux œuvres d’art (celles que j’allais créer). Puis aux femmes, aux motos, aux voitures.
       Et maintenant ? À trop de choses. Mais exactement de la même manière que quand je pensais, à quatre ans, à mon ciment. La différence, c’est qu’une Volvo neuve, un voyage en Amérique du Sud ou une œuvre géniale née sous mon pinceau sont plus difficiles à voler que le petit seau de ciment de quand j’avais quatre ans.
       D’un côté, mon sens de ce qui est accessible et de ce qui ne l’est pas est devenu plus réaliste, mais d’un autre côté je connais maintenant davantage de choses inaccessibles auxquelles je peux penser. Et même à quatre ans, le vol s’est mal terminé. On m’a emmené me laver les mains et on n’a pas laissé durcir mes pâtés (vraisemblablement des gâteaux) comme je l’aurais souhaité. On les a cassés.
       Je me demande si, quand on est Miss Estonie, on pense que l’on est l’objet des fantasmes sexuels de nombreux hommes. Probablement non. On ne le pense pas. On ne réfléchit pas. Heureusement. Une Volvo ou une Mercedes ne pensent pas non plus. Mais ceux qui les ont conçues ont manifestement pensé à mes rêves. Et ceux qui ont conçu Miss Estonie peut-être aussi. Je veux dire ceux qui ont conçu la miss, pas la personne.
       Oui, en matière de femmes, on a davantage tendance à rester fidèle à un modèle donné qu’en matière de voitures. Pourquoi ? On peut parfois rêver d’une femme très grande ou d’une femme très grosse. Mais notre censeur intérieur ne nous laisse pas y penser autant qu’à une voiture hors du commun.
       On dirait qu’aujourd’hui, arrivé à l’âge mûr et puant, l’évolution de mes rêves s’est arrêtée. Depuis déjà longtemps.
       Le rêve de voitures reste sans doute jusqu’à la mort, ou presque. Les voitures et les femmes. Les voitures ne peuvent pas être remplacées par les avions ou les bateaux, et les femmes ne peuvent pas être remplacée par les enfants, les hommes ou les animaux. Et on ne peut pas non plus remplacer l’Amérique du Sud par la Lune ou par Mars. La taille de la Terre est fixe.
       On pourra peut-être un jour faire des excursions au fond de l’océan Pacifique ou dans je ne sais quel autre endroit aujourd’hui inaccessible. En ce qui concerne les rêves de choses matérielles, nous sommes presque arrivés au bout.
       Il y a cent ans ou mille ans, les rêves de voyage étaient tout à fait autre chose. Mais maintenant, ils vont rester identiques pendant un bon bout de temps.
       Et avec Dieu aussi, nous avons presque touché le bout. C’est comme s’il n’existait pas. Ou s’il existe, il est de toute façon trop compliqué et insaisissable pour nous être accessible. De sorte qu’il n’est plus nécessaire de penser à lui. Il reste les voitures et les femmes. Mais à l’approche de la mort, elles aussi disparaissent. Que reste-t-il alors ? Les souvenirs ? Ou la rafale de vent et la feuille morte qui tombe, et le rayon de soleil, le reflet sur la vitre, tout le contingent et le provisoire ? Ou bien la mort ? Et Dieu qui revient ?
       Si nous sommes ce que nous mangeons et ce que nous convoitons, alors je suis une voiture et une femme. Je suis une Mercedes Benz et Miss Estonie.
       
       Pour se libérer de la souffrance, il faut se libérer du désir. Qu’est-ce que c’est que cette blague ? L’idée que je pourrais acheter une Porsche Carrera 911 me fait planer. Et la pensée qu’en réalité je ne l’achèterai pas ne me fait pas tomber dans la boue, car en fait je le sais depuis le début. Et parfois, il me semble même que l’idée d’une Porsche est préférable à la Porsche elle-même. On n’a pas besoin de la réparer, elle n’a jamais d’accident, personne ne peut la voler et on n’a pas besoin de payer pour se la procurer.
       Mais avoir la chose elle-même, ça peut être bien aussi.
       Surtout, peut-être, si on n’y a jamais pensé avant. Car la chose elle-même est toujours très inférieure à l’idée qu’on en avait. Il serait donc plus sûr de vivre uniquement dans le monde des choses. De se contenter de percevoir les objets environnants, sans penser à eux au préalable. Ne pas penser non plus à l’avenir radieux de l’humanité, ou d’un être humain en particulier – soi-même, ni à l’alimentation des enfants qui ont faim en Afrique.  Car ma pensée ne les nourrit pas et de toute façon je ne ferai rien. Et même si, pour changer, je commençais à m’occuper des enfants qui ont faim, je devrais délaisser les forêts tropicales, le trou dans la couche d’ozone ou le diable sait quoi encore.
       Percevoir le vent marin, le whisky, les voitures, les femmes, les hommes, les enfants, les dieux. Contrairement aux autres, Dieu n’est sans doute pas une chose, mais seulement une pensée. Mais c’est en cela même que réside sa choséité. Et comme il n’a pas d’autre mode d’être que dans la pensée, l’idée de Dieu est une chose aussi bien que le vent marin ou le whisky. L’idée du vent et le vent lui-même sont des choses distinctes et on peut les utiliser comme telles. Mais pas les lier.
       L’idée de toi et toi-même : deux choses différentes.
       L’idée de moi et moi-même : deux choses différentes.
       
       J’avais besoin d’aller aux chiottes.
       Je n’ai pas vu que la lumière des WC était déjà allumée et j’ai ouvert la porte. Tu étais assise à l’intérieur et tu m’as regardé. Tu n’avais pas pris la peine de pousser le verrou. Tu m’as regardé en souriant. « Tu veux venir ? » as-tu demandé, et la fin de ta question a été avalée par la contraction de tes muscles abdominaux.
       « Reste, reste », t’ai-je dit, mais je n’ai pas refermé la porte. Ton pipi s’est mis à couler avec un bruit de fontaine. Je n’ai pas refermé la porte. Je suis resté là et je t’ai regardée. Tu avais les orteils par terre et les talons en l’air et la culotte baissée et tu étais penchée en avant. J’ai songé que lorsque je suis assis au même endroit, j’ai les deux pieds solidement appuyés sur le plancher. Apparemment, tes jambes sont plus courtes et il doit être plus agréable pour toi de te contracter en appuyant tes orteils contre le plancher.
       « Tu fais caca aussi ?
       — Non.
       — Tu veux que je t’essuie ?
       — Non. »
       J’ai bien vu que tu voulais me dire de fermer la porte, mais tu ne l’as pas dit et je ne l’ai pas fermée.
       « Je serais prêt à t’essuyer. Tu crois que je ne saurais pas faire ou quoi ?
       — Je me débrouille toute seule.
       — Tu es sûre ?
       — …
       — Je m’en doute, que tu y arrives toute seule. C’était juste pour essayer. »
       Tu as déroulé un peu de papier et tu t’es essuyée. Puis en te relevant tu as remonté ta culotte. D’un geste rapide, tu as mis en place ta serviette périodique. Tu t’es penchée, tu as remonté ton pantalon, tu as poussé la chasse et tu es sortie.
       Je me suis écarté pour te laisser passer. Tu es allée dans le séjour. J’ai éteint la lumière des WC et je t’ai suivie. Tu étais là. Si familière, si étrangère. J’ai regardé dans le miroir et je me suis vu.
       Mon envie était passée.
       
       Je me suis réveillé, mais je ne voulais pas encore me lever. Je me suis tourné de l’autre côté. J’avais rêvé d’un problème indéfini et désagréable auquel je ne voulais plus penser. J’ai cherché une autre position pour que ce rêve s’arrête. Tu me tournais le dos. Je me suis rapproché. J’aurais voulu être en face de toi. J’ai mis la tête contre ta nuque et la main sur ton épaule. Je ne sais pas dans quelle mesure tu dormais ou tu étais réveillée, mais, avec ta main alourdie par le sommeil, tu as pris mon bras sur ton épaule et tu l’as passé autour de ton corps.
       J’éprouvais du plaisir à être en contact avec toi. Je ne serrais pas tout mon corps contre toi, pour ne pas transpirer. Comme tes cheveux me chatouillaient le visage, j’ai reculé un peu ma tête, mais mon bras est resté autour de toi.
       J’ai caressé avec l’un de mes doigts la partie de ton corps qui était à sa portée. Je n’ai pas compris si c’était ta main ou ta chatte. Tu me tenais toujours la main, si solidement que j’arrivais à peine à bouger mon doigt. Je suis resté longtemps allongé ainsi. Mais toujours un peu loin de toi, pour que tes cheveux ne me chatouillent pas. Mon bras tendu commençait à se fatiguer. Je l’ai retiré doucement, mais sûrement. Tu l’as laissé partir lentement.
       Je t’ai tourné le dos et j’ai mis ma main sous l’oreiller. Il y faisait frais. C’était une autre période. Nous n’avions pas baisé depuis longtemps, mais c’était agréable de se faire des câlins au lit. Des câlins sans sexe. Pas le courage de faire l’amour. Y penser avec nonchalance, oui, mais pas l’entreprendre pour de bon. Toucher, tenir le bras autour du corps, embrasser la nuque ou l’épaule ou n’importe quel autre endroit au hasard.
       Tous les jours étaient semblables. La routine. De longues périodes de sommeil. Ça ne donne pas tellement envie de baiser. Une vie de retraité. Mais c’était bon parfois de se câliner au lit tout doucement et de vivre tout doucement et d’être gentils l’un envers l’autre.
       Ça finirait bien par passer.
       
       À quoi tu ressembles ? Eh bien, à ça.
       Quelle est la couleur de tes yeux ? C’est bizarre, mais je ne sais pas, je ne me souviens pas. Si tu mourais, je ne saurais pas quelle était la couleur des yeux de ma femme. Et puis après ?
       
       La lecture des journaux m’avait tellement fatigué que je n’arrivais plus à rien faire d’autre que lire le journal et boire de la bière. Je buvais donc, et je lisais, et j’oubliais aussitôt ce que je venais de lire. J’avais encore la force de boire. Donc j’ai bu encore. J’ai regardé le mur d’en face et j’ai été content qu’il n’y ait là aucun putain de tableau. Le mur était couvert d’une tapisserie à motif, et ça, ça ne me plaisait pas. Même si le motif était pâle et pas trop voyant. J’aurais voulu un mur entièrement blanc.

       Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin