Le nouveau Vieux-païen du Fond-de-l’enfer

(Extraits)

CHAPITRE IV

(Devant le pasteur, Jürka, le « Vieux-Païen », définit le programme de sa vie.)

Lorsque Jürka apprit que sa bonne femme était morte, il parla de l’affaire à Ants. Celui-ci était toujours de bon conseil, il donna à Jürka des planches et des clous, une scie et un rabot, pour qu’il puisse de sa propre main fabriquer un cercueil pour sa vieille. Ainsi donc, voilà Jürka et Juula, rentrant tranquillement ensemble, l’homme devant avec son fardeau, la femme sur ses talons. Et tout aurait pu continuer sans histoire, s’il n’était survenu une complication inattendue. Car, lorsque Jürka se présenta devant le pasteur pour lui annoncer la mort de sa vieille et demander qu’on sonne le glas et tout et tout, le pasteur sortit de gros livres, les uns après les autres, chercha et marmonna à plusieurs reprises :

– N’existe pas, n’existe pas.

– Comment, n’existe pas ? finit par dire Jürka. Je lui ai même fait un cercueil.

– Eh oui, mon cher fils, le cercueil existe, mais l’âme n’existe pas, dit le pasteur.

Jürka s’assit, les yeux fixés au plancher. Le pasteur ne comprenait pas de quoi il s’agissait, et pourquoi cet homme semblait tellement abattu. Il ajouta pour commentaire :

– Ta vieille n’existe pas, et toi non plus…

– Mais je suis ici, dit Jürka en se levant.

– Toi, tu es ici, mais il n’y a pas d’âme, dit le pasteur en souriant.

– Où est-ce qu’elle est, mon âme ? demanda Jürka tout étonné.

– Quelque part ailleurs, dans un autre registre. Mais, mon fils, qui es-tu donc ? Je ne me rappelle pas t’avoir vu auparavant.

– Je suis venu à l’église plusieurs fois.

– Mais, mon cher fils, as-tu été à la Sainte Table ?

Non, Jürka n’avait pas profité de cette occasion.

– D’où sors-tu, mon cher fils ?

– Du Fond-de-l’Enfer.

– Ahaa, dit le pasteur lentement. C’est ça. Maintenant, je commence à comprendre.

Mais Jürka, lui, ne comprenait rien. Il regardait le pasteur avec ahurissement.

– L’ancien propriétaire, on l’appelait « le Vieux Païen ». Mais toi ? continua le Pasteur, en souriant.

– L’ancien, on l’a appelé ainsi, moi, je le suis, répondit Jürka.

– Ah bon, c’est toi, mon fils, qui es le vrai diable ?

– C’est moi, le vrai, affirma Jürka.

Le pasteur se mit à rire et il riait de bon cœur, mais Jürka n’arrivait pas à comprendre pourquoi il riait. Pourtant, par politesse, il essaya de rire aussi. Lorsque le pasteur entendit ce rire puissant qui résonnait comme sortant du fond d’un tonneau, il redevint sérieux et le regarda comme s’il voyait vraiment devant lui le Diable vivant.

Après avoir examiné Jürka un bon moment, le pasteur demanda:

– Si tu es vraiment le Diable, pourquoi es-tu venu sur la terre ?

– Le ciel l’a voulu.

– Ah oui. Pourquoi donc ?

– Pour que je me sanctifie.

– Si tu veux te sanctifier, mon cher fils, tu ne dois pas croire que tu es le Diable.

– Mais puisque je le suis.

– Le Diable ne peut pas se sanctifier, mon fils.

– Mais s’il est homme ?

– S’il est homme, il doit croire qu’il est vraiment homme.

– Mais si je suis le Diable…

– Il faut que tu croies l’impossible, alors, tu te sanctifieras.

– Je crois que j’y arriverai, autrement, les gens ne viendront pas en enfer.

Cette fois-ci le pasteur ne comprit plus rien du tout, et il demanda avec intérêt :

– Comment cela, mon fils ?

– Saint Pierre l’a dit.

– Qu’est-ce qu’il a dit, saint Pierre ?

– Saint Pierre a dit : l’homme est pécheur, il ne peut pas se sanctifier. Il est tellement pécheur qu’il n’y arrivera pas. Il veut, mais il ne peut pas. Peut-être qu’il ne le veut même pas. Le ciel veut maintenant savoir s’il veut ou s’il ne veut pas. S’il le peut ou s’il ne le peut pas. C’est pour cela que Pierre m’a dit lorsque je suis allé chercher mes âmes : « C’est fini. Si tu en veux encore, transforme-toi en homme, va sur la terre et essaie de te sanctifier. Si tu le peux, l’homme le peut aussi, s’il le veut. Mais, si tu ne peux pas, l’homme non plus ne le peut pas, même s’il le voulait. Et s’il le peut, et s’il ne le veut pas, nous allons te l’envoyer en enfer, et s’il ne peut pas, bien qu’il le veuille, il viendra au ciel, et toi, tu n’auras plus rien du tout. C’est ce que saint Pierre m’a dit. Je suis donc venu sur terre pour me sanctifier.

L’explication de Jürka rendit le pasteur tout à fait muet pour un bon moment.


CHAPITRE IX

(L’affaire du Crédit Agricole montre bien la mentalité de Ants : avec la somme accordée à Jürka pour des travaux de drainage, il se fait construire une nouvelle maison.)

En discutant ainsi, Ants et Jürka mirent au point un plan astucieux : avec l’emprunt pour travaux de drainage, on construira une maison avec local commercial, située à un carrefour où la circulation est dense. Pour que personne ne puisse accuser Jürka d’avoir mal utilisé cet emprunt, on mit la maison au nom de Ants. L’affaire paraissait tout à fait crédible et vraisemblable, car la maison fut construite sur le terrain de Ants, et Ants était un homme riche et intelligent. Mais, comme la somme empruntée n’était pas suffisante pour la construction d’une telle maison, car Ants la voulait grande, il fallait bien que Ants lui-même y investisse, bon gré mal gré, de l’argent personnel. On ne pouvait tout de même pas arrêter à mi-chemin une telle opération.

– Moi aussi, j’emprunte, expliqua Ants à Jürka. De sorte que toute ta maison sera construite avec de l’argent emprunté, et moi, je n’aurai comme bénéfice que le simple fait que cette maison est à mon nom.

Mais, une fois la construction achevée, la maison commençait à être habitée et Jürka espérait encaisser les loyers. Or, il apparut que c’était Ants qui mettait les premiers loyers dans sa poche.

– Mais, comment ça ? dit Jürka, étonné, la maison est à moi.

– Mais, justement, parce que la maison est à toi, expliqua Ants. Ce serait le contraire si la maison était à moi. Mais elle ne l’est pas. Car cette maison t’appartient vraiment, mais tu n’avais pas assez d’argent pour terminer la construction, de sorte que c’était moi qui devais te procurer la somme qui manquait et que je devais emprunter, sinon, la maison serait restée inachevée, et toi, tu aurais perdu ton emprunt de drainage. Mais, maintenant on me réclame cet argent que j’ai mis dans ta maison. D’où pourrais-je sortir cet argent, et pourquoi devrais-je le sortir de quelque part, puisqu’il est placé dans ta maison ? C’est ta maison qui a reçu cet argent et c’est elle qui doit rembourser et le capital et les intérêts. Vu ?

Bien entendu, Jürka comprenait bien la chose : si une maison prend de l’argent, c’est à elle de le rendre.

– Mais qui va rembourser l’emprunt du Crédit Agricole ? demanda-t-il.

– Toujours la maison, qui d’autre, expliqua Ants. Seulement, il faut bien comprendre que c’est d’abord moi qui dois récupérer mon argent et les intérêts et, ensuite, ce sera ton tour, car la maison est à toi, tu en es le propriétaire, par conséquent, tu peux attendre. C’est facile pour un propriétaire d’attendre, car il a toujours sa maison, tandis que moi, je n’ai rien.

Et Jürka attendit des mois et des années, mais ce que la maison rapportait n’arrivait jamais jusqu’à lui, car il manquait toujours quelque chose à Ants, et ce qui en restait, devait être employé pour payer des réparations.


CHAPITRE XVIII

(Ants essaie d’introduire chez Jürka sa servante Mall. Cette scène illustre bien l’analyse psychologique de Tammsaare.)

Riia [la petite fille de Jürka] devait prendre son chat noir et s’installer dans le lit de Mall qui semblait vouloir remplacer sa mère. Mais Mall avait vraiment cette idée derrière la tête. Au milieu de la nuit, elle laissa l’enfant et le chat et alla rejoindre Jürka, et elle le fit d’une façon si peu discrète que Jürka était obligé de l’entendre et de le sentir.

– L’enfant remue, ne me laisse pas dormir. Je viens ici pour être tranquille. Car, toi, je pense que toi tu n’embêtes plus personne. Ne fais pas attention à moi, je m’installe comme ça derrière ton dos…

– M-mh ! fit Jürka. On avait l’impression qu’il continuait à dormir, mais tout à coup, il se leva.

– Où vas-tu? demanda Mall.

– Où veux-tu qu’on aille quand on se lève la nuit ? répondit Jürka et il sortit.

Mall attendit avec impatience le retour de Jürka, mais ce retour lui causa une vive déception, car Jürka ne retourna plus à son lit où était maintenant Mall, mais il grimpa sur l’autre couche, là où avait été Mall et où dormait l’enfant avec son chat.

Alors, la fille ne supporta plus le lit de Jürka. Elle retourna rapidement à sa place initiale et dit :

– Là, on se fait dévorer. Je me demande si ce sont des puces ou des punaises.

– Probablement les deux, répondit Jürka.

– Tu me laisses reprendre ma place ?

– Pourquoi pas ?

Sur ces mots, Jürka se leva, prit avec lui l’enfant et le chat et retourna dans son lit en disant:

– Comme ça, on sera tranquille.

– Comment peux-tu avec cet enfant et ce chat…

Jürka coupa la parole à Mall :

– Mais si c’est mon enfant et mon chat…

Il se réinstalla dans son lit.

Au bout d’un moment, on entendit la voix plaintive de Mall :

– Tu me les a apportées ici, tes bestioles.

– Sûrement pas, se défendit Jürka. Pas moi. C’est à cause de l’enfant qu’elles voyagent, ces salopes. La peau des vieux comme moi et toi ne les intéresse pas.

Ces paroles sèches firent leur effet : Mall en eut d’abord les larmes aux yeux, ensuite elle se mit en colère. Pensez donc, aux yeux de Jürka elle était si vieille que même une punaise ne voulait plus d’elle ! Mall en avait déjà vu de toutes les couleurs, elle avait entendu toutes sortes de choses à son sujet, mais cela dépassait les bornes. Pour cette nuit, toutefois, et même pour plus tard, l’incident eut une influence bénéfique sur le sommeil. Car, à quoi bon s’énerver et faire des projets, si l’on n’est pas désiré, même pas par une punaise. Et Jürka avait dit cela d’une façon si naturelle que Mall elle-même commençait à y croire. Mais la haine pour Jürka gonflait quand même cette âme fanée, parce qu’il lui avait fait découvrir, par des paroles très simples, une vérité capitale de sa vie.

Traduit de l’estonien par Fanny de Sivers